Cour constitutionnelle
Arrêt n° 176/2023
du 21 décembre 2023
Numéro du rôle : 7878
En cause : le recours en annulation des articles 94 et 146 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 », introduit par la SA « APK Infra West » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 19 octobre 2022 et parvenue au greffe le 21 octobre 2022, un recours en annulation des articles 94 et 146 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 » (publiée au Moniteur belge du 20 avril 2022) a été introduit par la SA « APK Infra West », la SA « BESIX Unitec », la SA « RENOTEC », la SA « Société pour
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le développement des réseaux d’assainissement et d’eau potable » (SODRAEP) (actuellement :
la SA « ARGEA »), la SA « Verbraeken Infra » et la SA « Visser & Smit Hanab », assistées et représentées par Me E. Lemmens, avocat au barreau de Liège-Huy.
Des mémoires et mémoires en réplique ont été introduits par :
- le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, assisté et représenté par Me M. Chomé, Me S. Depré et Me J. Van Vyve, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me E. Jacubowitz et Me C. Caillet, avocats au barreau de Bruxelles.
Les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 20 septembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 4 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
À la suite de la demande des parties requérantes à être entendues, la Cour, par ordonnance du 4 octobre 2023, a fixé l’audience au 8 novembre 2023.
À l’audience publique du 8 novembre 2023 :
- ont comparu :
. Me E. Kiehl et Me Y. Hachlaf, avocats au barreau de Liège-Huy, loco Me E. Lemmens, pour les parties requérantes;
. Me M. Chomé, pour le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale;
. Me C. Caillet et Me S. Hancart, avocat au barreau de Bruxelles, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. Les parties requérantes justifient leur intérêt à agir par le fait qu’elles sont des entreprises actives dans le secteur de la construction et des travaux d’infrastructure. Ces activités peuvent donner lieu à une application des articles 94 et 146, attaqués, de l’ordonnance du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 » (ci-après :
l’ordonnance du 17 mars 2022), qui prévoient des amendes d’un montant maximum égal à 10 % du chiffre d’affaires annuel de la personne morale, pour la destruction ou la dégradation, par défaut de précaution, des infrastructures électriques et gazières. Eu égard au chiffre d’affaires annuel des parties requérantes, les dispositions attaquées sont en outre de nature à aggraver fortement le montant des amendes pénales qui peuvent leur être infligées.
A.2. La Région de Bruxelles-Capitale et le Conseil des ministres ne contestent pas l’intérêt à agir des parties requérantes.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.3.1. Les parties requérantes prennent un premier moyen de la violation de l’article 6, § 1er, VII, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980) et du principe de proportionnalité, et de l’excès de pouvoir.
L’article 94 de l’ordonnance du 17 mars 2022 insère un nouveau paragraphe dans l’article 31 de l’ordonnance du 19 juillet 2001 « relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-
après : l’ordonnance du 19 juillet 2001), tandis que l’article 146 de l’ordonnance du 17 mars 2022 insère un nouveau paragraphe dans l’article 23 de l’ordonnance du 1er avril 2004 « relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-après : l’ordonnance du 1er avril 2004).
A.3.2. Les parties requérantes font tout d’abord valoir que les dispositions attaquées punissent, notamment, la destruction et la dégradation involontaires des infrastructures de production d’électricité et de gaz, alors que la compétence en matière de production d’énergie est réservée à l’autorité fédérale.
A.3.3. Elles soutiennent également que l’article 146 de l’ordonnance du 17 mars 2022, qui concerne le marché du gaz, en ce qu’il punit la destruction ou la dégradation involontaires des infrastructures de « transport régional », empiète sur les compétences de l’autorité fédérale, dès lors que le « transport régional » n’est pas défini dans l’ordonnance et qu’il peut donc inclure les pipelines et les grosses conduites de gaz naturel, qui relèvent de la compétence de l’autorité fédérale.
A.3.4. En outre, les parties requérantes estiment que la Région de Bruxelles-Capitale empiète sur les compétences de l’autorité fédérale, en ce que les dispositions attaquées prévoient des sanctions pénales à l’encontre de ceux qui ont empêché ou entravé la transmission de l’électricité ou du gaz sur les réseaux.
En ce qui concerne la législation relative au marché de l’électricité, elles font valoir que le terme « réseau »
employé à l’article 94 de l’ordonnance du 17 mars 2022 doit être compris au sens de la définition de ce terme établie à l’article 2, 9°, de l’ordonnance du 19 juillet 2001. Cette définition vise l’ensemble des réseaux de transport d’électricité, et pas uniquement le réseau de transport régional et le réseau de distribution. Il s’ensuit que l’article 94 de l’ordonnance du 17 mars 2022 porte sur une matière qui relève de la compétence de l’autorité fédérale.
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En ce qui concerne la législation relative au marché du gaz, les parties requérantes considèrent que, même si l’ordonnance du 1er avril 2004 ne définit pas le terme « réseau », le législateur régional a voulu donner à l’infraction concernant les réseaux de gaz la même portée qu’à l’infraction concernant les réseaux d’électricité, de sorte que le grief qu’elles formulent à l’égard de l’article 94 de l’ordonnance du 17 mars 2022 est transposable à l’article 146 de cette ordonnance.
A.3.5. Enfin, les parties requérantes soutiennent que tout dommage causé aux infrastructures de transport relevant de la compétence fédérale a nécessairement pour conséquence d’entraver ou d’empêcher la transmission d’électricité ou de gaz sur les réseaux de transport locaux ou sur le réseau de distribution, de sorte que ce dommage peut causer préjudice aux autres régions.
Elles en concluent que les compétences de l’autorité fédérale et celles des régions sont à ce point imbriquées que la Région de Bruxelles-Capitale aurait dû coopérer avec l’autorité fédérale et avec les autres régions pour instaurer des sanctions pénales en vue de punir les atteintes aux infrastructures de transport d’énergie.
A.3.6. Les parties requérantes estiment qu’une annulation partielle reviendrait à modifier les éléments constitutifs de l’infraction, alors qu’il revient exclusivement au législateur de déterminer la politique répressive qu’il entend mener. Il s’ensuit que les dispositions attaquées doivent être annulées dans leur ensemble.
A.4.1. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale rappelle que les régions sont compétentes en ce qui concerne les sources nouvelles d’énergie, à l’exception de celles qui sont liées à l’énergie nucléaire. À ce titre, elles sont compétentes en ce qui concerne la production d’énergie issue de ces sources nouvelles d’énergie, en particulier la production d’énergie renouvelable. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale invite dès lors la Cour à conférer une interprétation conciliante à la référence aux « infrastructures de production » que font les dispositions attaquées, de manière à considérer que seules sont visées les infrastructures pour lesquelles les régions sont compétentes. Cette interprétation trouve appui dans un passage des travaux préparatoires dans lequel la Région met en exergue le fait que l’ordonnance du 17 mars 2022 concerne uniquement les aspects de la politique énergétique pour lesquels les régions sont compétentes, y compris les sources nouvelles d’énergie. Il dresse également un parallèle avec les décrets wallons applicables, respectivement, au marché de l’électricité et au marché du gaz, qui comprennent des dispositions rédigées de manière analogue.
De surcroît, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe que la section de législation du Conseil d’État n’a pas soulevé d’objection au sujet de la constitutionnalité des dispositions attaquées.
A.4.2. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir que, contrairement à ce qu’affirment les parties requérantes, l’expression « transport régional » n’apparaît pas dans l’article 146 de l’ordonnance du 17 mars 2022. Contrairement au marché de l’électricité, sur lequel les infrastructures de « transport régional » sont, en fonction de la tension, distinguées des infrastructures de « transport », lesquelles relèvent de la compétence de l’autorité fédérale, dans le domaine du gaz, le transport relève intégralement de la compétence de l’autorité fédérale, de sorte que la notion de « transport régional » n’existe pas. Par conséquent, les griefs soulevés par les parties requérantes à cet égard ne sont pas pertinents.
A.4.3. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale soutient que les dispositions attaquées, en visant les personnes qui empêchent ou entravent la transmission d’électricité et de gaz sur « les réseaux », n’empiètent pas sur les compétences de l’autorité fédérale. Le terme « réseau » doit être compris au regard du reste des dispositions attaquées. Il se réfère donc au réseau de transport régional d’électricité et aux réseaux de distribution de l’électricité et du gaz.
A.4.4. Enfin, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que la critique selon laquelle la Région de Bruxelles-Capitale ne se serait pas concertée avec l’autorité fédérale et les autres régions avant d’adopter les dispositions attaquées est inexacte. Il observe que la Région s’est concertée avec les autres autorités dans le cadre du Groupe de concertation État-Régions pour l’Énergie (ci-après : « CONCERE ») qui a été mis en place conformément à l’accord de coopération entre l’autorité fédérale, la Région wallonne, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale du 18 décembre 1991 « relatif à la coordination des activités liées à l’énergie » (ci-
après : l’accord de coopération du 18 décembre 1991). Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme que les projets de dispositions ont été communiqués aux entités intéressées et à l’autorité fédérale, et que celles-ci n’ont pas soulevé d’objection.
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A.5.1. Le Conseil des ministres considère qu’il convient d’annuler partiellement les dispositions attaquées, pour violation des articles 6, § 1er, VII, et 11 de la loi spéciale du 8 août 1980 et de l’article 143, § 1er, de la Constitution, en ce qu’elles portent sur les infrastructures de production d’énergie et sur la transmission d’électricité sur les réseaux.
A.5.2. À titre principal, le Conseil des ministres estime que les dispositions attaquées ne sont pas conformes aux articles 6, § 1er, VII, et 11 de la loi spéciale du 8 août 1980 en ce qu’elles visent les infrastructures de production, dès lors que la matière de la production d’énergie relève de la compétence de l’autorité fédérale. S’il est vrai que les régions sont compétentes en matière de sources nouvelles d’énergie, il n’en demeure pas moins que les dispositions attaquées ne distinguent pas les infrastructures de production de l’énergie issue de ces sources et les autres infrastructures de production, de sorte que la Région de Bruxelles-Capitale empiète sur les compétences de l’autorité fédérale.
De surcroît, l’article 94 de l’ordonnance du 17 mars 2022, qui insère un paragraphe dans l’article 31 de l’ordonnance du 19 juillet 2001, n’est pas conforme aux articles 6, § 1er, VII, et 11 de la loi spéciale du 8 août 1980, en ce qu’il vise la transmission de l’électricité sur « les réseaux ». Dès lors que l’article 2, 9°, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 définit le terme « réseau » en référence tant au « transport régional » d’électricité qu’au « transport » d’électricité, ce dernier relevant de la compétence de l’autorité fédérale, la Région de Bruxelles-
Capitale, en adoptant la disposition attaquée, a excédé les compétences qui lui étaient attribuées.
A.5.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que, si la Cour devait juger que le législateur régional bruxellois a pu viser dans les dispositions attaquées les infrastructures de production d’électricité et de gaz, il résulterait du principe de l’exclusivité des compétences que l’autorité fédérale ne pourrait pas ériger le même comportement en infraction. Il estime que les dispositions attaquées abrogent implicitement les dispositions fédérales applicables à la dégradation d’infrastructures de production d’électricité et de gaz. Il s’ensuit qu’une concertation avec l’autorité fédérale s’imposait, afin de ne pas porter atteinte au principe de la loyauté fédérale contenu dans l’article 143, § 1er, de la Constitution.
A.6.1. Les parties requérantes répondent que le passage des travaux préparatoires que cite le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale est un simple préambule et qu’il ne concerne pas les dispositions attaquées.
Les parties requérantes affirment que le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale tord le sens des termes « transport », « production » et « réseau ». Si les ordonnances qui ont été modifiées par l’ordonnance du 17 mars 2022 contiennent des définitions de ces termes, c’est à celles-ci qu’il faut se référer, et non à d’autres sources.
A.6.2. Les parties requérantes estiment que, même s’il est exact que la liste des matières devant faire l’objet d’une concertation en vertu de l’article 1er de l’accord de coopération du 18 décembre 1991 n’est pas exhaustive, cette disposition ne prévoit pas que l’exercice des compétences accessoires en matière pénale doit faire l’objet d’une discussion dans le cadre du CONCERE.
Elles observent également qu’il ne ressort pas de l’échange de courriers que produit le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale que la question des sanctions pénales aurait été évoquée durant la concertation qui a eu lieu. Elles en veulent pour preuve le fait que le Conseil des ministres sollicite l’annulation partielle des dispositions attaquées.
A.6.3. Enfin, les parties requérantes font valoir que les travaux préparatoires des décrets wallons applicables, respectivement, au marché de l’électricité et au marché du gaz ne sont pas pertinents pour l’interprétation des dispositions attaquées.
A.7. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique qu’il a régulièrement informé le groupe d’experts du CONCERE de l’avancée des travaux d’élaboration de l’ordonnance du 17 mars 2022. L’avant-projet d’ordonnance a été transmis à ce groupe d’experts le 18 décembre 2020. Le projet d’ordonnance lui a été transmis le 9 février 2022. Ces projets n’ont fait l’objet d’aucune observation de la part de l’autorité fédérale. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime qu’on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir pris l’initiative de lancer un débat sur des dispositions qui semblaient, à première vue, ne poser aucune difficulté.
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A.8.1. Le Conseil des ministres réplique que l’interprétation que fait le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale des dispositions attaquées ne ressort ni du texte des dispositions attaquées ni des travaux préparatoires. En outre, le passage des travaux préparatoires dans lequel la Région de Bruxelles-Capitale délimite ses compétences en matière d’énergie porte uniquement sur la question de la transposition des directives européennes applicables et non sur les dispositions attaquées. À cela s’ajoute que la simple mention, dans les travaux préparatoires, des règles répartitrices de compétences ne suffit pas à délivrer aux dispositions attaquées un brevet de constitutionnalité.
À l’instar des parties requérantes, le Conseil des ministres estime que les passages des travaux préparatoires des décrets wallons qui sont applicables, respectivement, au marché de l’électricité et au marché du gaz ne sont pas pertinents pour l’interprétation des dispositions attaquées. Il observe que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la constitutionnalité de la législation wallonne.
A.8.2. En ce qui concerne la concertation avec l’autorité fédérale, le Conseil des ministres soutient que les courriers électroniques que dépose le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale ne permettent pas de conclure qu’une concertation a eu lieu, dès lors qu’ils se bornent à la transmission des projets d’ordonnance.
Les discussions au sein du CONCERE n’ont pas porté sur les dispositions attaquées, dès lors que ses missions ne concernent pas les compétences pénales accessoires. En outre, l’ordonnance attaquée n’a pas été évoquée durant les réunions plénières du CONCERE.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.9. Les parties requérantes prennent un deuxième moyen de la violation de l’article 14 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Elles observent que les dispositions attaquées prévoient que les personnes morales peuvent se voir infliger une amende d’au maximum 10 % de leur chiffre d’affaires annuel.
Selon les parties requérantes, les termes « chiffre d’affaires » ne sont pas définis dans les dispositions attaquées, qui ne renvoient pas davantage à une définition présente dans une autre législation.
En outre, sous l’angle temporel, les dispositions attaquées ne précisent pas de quelle année il faut tenir compte pour déterminer le chiffre d’affaires. S’il s’agit de l’année en cours au moment de la commission de l’infraction, l’exigence de prévisibilité n’est pas respectée, étant donné que le chiffre d’affaires n’est pas encore connu. S’il s’agit du chiffre d’affaires de l’année antérieure, la peine maximale pourrait être impossible à supporter, dès lors que le chiffre d’affaires pourrait avoir baissé fortement l’année suivante.
A.10. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe que l’expression « chiffre d’affaires annuel » doit recevoir son sens usuel. Il s’agit d’une notion courante. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-
Capitale renvoie à la jurisprudence de la Cour relative à l’interprétation des notions courantes. Il souligne que les sanctions pénales sont d’autant plus prévisibles que les dispositions attaquées sont destinées à des professionnels qui peuvent disposer d’une bonne information quant à l’opportunité de leur comportement.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale rappelle également que cette expression est utilisée dans plusieurs législations nationales et européennes, notamment dans des législations applicables au secteur de l’énergie, et dans la réglementation des marchés publics.
Il fait valoir qu’il est évident que le chiffre d’affaires annuel concerné est celui de l’année qui précède celle de la commission de l’infraction, puisque le chiffre d’affaires de l’année en cours n’est pas encore connu.
A.11. Les parties requérantes répondent que les législations auxquelles se réfère le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale contiennent des définitions différentes de l’expression « chiffre d’affaires », de sorte qu’il n’existe pas de sens courant de cette notion. Ces définitions sont, en outre, plus précises quant à la période d’activité concernée.
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En ce qui concerne le troisième moyen
A.12. Les parties requérantes prennent un troisième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec le principe de la liberté d’entreprendre et avec l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980.
Le moyen se subdivise en cinq branches.
A.13.1.1. Dans une première branche, les parties requérantes observent que la liberté d’entreprendre est un principe général de l’ordre juridique belge, qui vise à permettre à tout agent économique d’exercer librement son activité.
A.13.1.2. Elles estiment que les dispositions attaquées portent une atteinte discriminatoire à la liberté d’entreprendre. Elles font valoir que le quantum de la peine est excessivement sévère en comparaison avec les peines qui étaient prévues par la législation antérieure et avec les peines prévues à l’article 41bis, § 1er, du Code pénal pour les infractions commises par les personnes morales.
Elles relèvent que, pour certaines d’entre elles, l’amende pourrait s’élever à plusieurs millions d’euros. Le risque d’encourir de telles peines aura une incidence sur la politique de l’entreprise, de sorte que la liberté d’entreprendre est restreinte.
A.13.1.3. Les parties requérantes considèrent que les dispositions attaquées produisent des effets disproportionnés, dès lors qu’elles portent sur des actes involontaires dont l’auteur ne tire aucun bénéfice.
Les parties requérantes soutiennent que les dispositions attaquées sont discriminatoires à leur égard, étant donné qu’en raison de leurs activités, elles ont déjà intérêt à tout mettre en œuvre pour éviter la commission des infractions visées dans les dispositions attaquées. En effet, la plupart des travaux en voirie sont réalisés dans le cadre de marchés publics, de sorte que les entreprises concernées seront sanctionnées en application de la législation et de la réglementation relatives aux marchés publics. À cela s’ajoute la mise en cause de la responsabilité extracontractuelle des entreprises, les amendes forfaitaires prévues par le Code pénal et le risque de peines d’emprisonnement qui pèse sur les personnes physiques qui agissent en tant qu’organe ou en tant que préposé de la personne morale. Les parties requérantes en concluent que l’objectif poursuivi par le législateur peut être atteint sans qu’il soit nécessaire d’ajouter les dispositions attaquées au cadre juridique existant.
A.13.2. En ce qui concerne la première branche, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale soutient que le caractère involontaire de l’infraction n’a pas de lien avec la proportionnalité des mesures attaquées.
Selon lui, pour déterminer si une mesure est proportionnée, il convient de se demander si d’autres mesures moins restrictives auraient permis d’atteindre le but recherché. Dès lors que la Région de Bruxelles-Capitale a estimé que les accidents résultant des travaux réalisés à proximité des infrastructures d’électricité et de gaz mettaient en danger l’intégrité des réseaux d’énergie, il était nécessaire de sanctionner les responsables de ces travaux afin d’atteindre l’objectif poursuivi par le législateur, à savoir garantir la sécurité d’alimentation en énergie.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale considère qu’il est erroné d’affirmer que les entreprises du secteur de la construction ont déjà tout intérêt à éviter de porter atteinte aux infrastructures de gaz et d’électricité.
En effet, c’est en raison du fait que le législateur régional bruxellois a constaté que les sanctions existantes n’étaient pas suffisamment dissuasives qu’il a estimé nécessaire de prendre les mesures attaquées. Avant l’adoption de l’ordonnance du 17 mars 2022, le gestionnaire de réseau avait à plusieurs reprises attiré l’attention du Gouvernement sur la recrudescence des accidents.
A.13.3. Les parties requérantes répondent qu’elles ne contestent pas la nécessité de sanctionner les auteurs d’atteintes involontaires aux infrastructures d’énergie, dès lors qu’une telle incrimination existait déjà avant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées. Les parties requérantes estiment, en revanche, que les dispositions attaquées produisent des effets disproportionnés, étant donné qu’elles peuvent avoir pour conséquence que certaines sociétés subiront des amendes d’un montant supérieur de plusieurs milliers de fois aux amendes qui étaient prévues dans le régime antérieur. En outre, le nombre réduit d’accidents évoqué par le gestionnaire de réseau ne justifie pas la fixation du montant des amendes à un tel niveau.
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A.14.1.1. Dans une deuxième branche, les parties requérantes soutiennent que les dispositions attaquées font naître une discrimination entre les personnes morales et les personnes physiques. Lorsqu’une personne physique est l’auteur d’une des infractions visées aux dispositions attaquées, elle encourt une peine de prison de huit jours à six mois et une amende de 500 euros à 5 000 euros, ou l’une de ces peines seulement, tandis qu’une personne morale encourt une amende d’un montant pouvant aller jusqu’à 10 % de son chiffre d’affaires annuel.
A.14.1.2. Les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées sont justifiées par la volonté de garantir la sécurité d’approvisionnement en énergie. Rien n’explique pour quelle raison les amendes infligées aux personnes physiques ne sont pas exprimées en pourcentage de leur chiffre d’affaires, dès lors qu’elles peuvent aussi exercer des activités économiques à titre lucratif.
Les parties requérantes estiment que le montant de l’amende doit varier en fonction de la gravité du manquement et non en fonction du chiffre d’affaires.
Enfin, elles rappellent que, pour certaines d’entre elles, l’amende pourrait s’élever à plusieurs millions d’euros.
A.14.2. En ce qui concerne la deuxième branche, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir que la situation des personnes physiques n’est pas comparable à celle des personnes morales. Dès lors qu’elles sont constituées sous forme de société, les personnes morales se trouvent dans une situation économique plus avantageuse que les personnes physiques. En outre, elles disposent d’un patrimoine propre distinct de celui de leurs membres. La situation de l’entrepreneur personne physique, qui ne bénéficie pas d’une séparation entre son patrimoine privé et son patrimoine professionnel, est plus risquée.
Le législateur n’a pas souhaité sanctionner de la même façon les personnes physiques, dès lors qu’elles se trouvent dans une situation économique moins avantageuse.
A.14.3. Les parties requérantes observent qu’une société à responsabilité limitée peut être constituée par un seul associé sans que sa situation économique soit meilleure que celle d’une personne physique. De surcroît, si le chiffre d’affaires d’une personne physique est moindre, l’amende infligée en pourcentage du chiffre d’affaires sera proportionnellement moindre.
A.15.1.1. Dans une troisième branche, les parties requérantes affirment que les dispositions attaquées font naître une discrimination entre les personnes morales actives dans le secteur de la construction et les autres personnes morales.
Elles observent que les personnes morales actives dans le secteur de la construction s’exposent à une amende d’un montant de 10 % de leur chiffre d’affaires si elles commettent, dans le cadre de leurs activités économiques, l’une des infractions visées dans les dispositions attaquées, tandis que les personnes morales actives dans d’autres secteurs économiques n’encourent, en règle, que les amendes prévues à l’article 41bis du Code pénal, dont le montant maximum est de 720 000 euros, même lorsque l’infraction est un crime. Il s’ensuit que les entreprises actives dans le secteur de la construction peuvent se voir infliger des amendes significativement plus élevées, alors que les infractions visées dans les dispositions attaquées sont de moindre gravité, étant donné qu’il s’agit d’infractions involontaires qui sont qualifiées de délits.
A.15.1.2. Selon les parties requérantes, rien ne justifie cette différence de traitement.
A.15.2. En ce qui concerne la troisième branche, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme que les parties requérantes se méprennent sur la portée des dispositions attaquées lorsqu’elles considèrent que celles-ci font naître une différence de traitement entre les personnes morales, en fonction du secteur dans lequel elles sont actives. Les dispositions attaquées prévoient des sanctions en raison de l’acte commis par la personne morale et non en raison du secteur dans lequel elle est active, de sorte que toutes les personnes morales sont susceptibles d’être sanctionnées de la même manière. À l’estime du Gouvernement, une éventuelle différence de traitement ne trouverait donc pas sa source dans les dispositions attaquées, mais dans le comportement des entreprises.
A.15.3. Les parties requérantes répondent qu’il résulte du principe de la spécialité statutaire prévu à l’article 1er du Code des sociétés et associations que les activités d’une personne morale sont définies dans ses statuts. Il s’ensuit que les dispositions attaquées visent un certain type de personnes morales déterminées en fonction de leur activité.
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A.15.4. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique qu’à suivre le raisonnement des parties requérantes, le législateur ne pourrait jamais plus sanctionner un comportement lié à l’exercice d’une activité propre à un secteur, dès lors que les personnes morales actives dans ce secteur seraient discriminées par rapport aux personnes morales qui ne sont pas actives dans ce secteur.
On ne peut donc pas inférer du fait que les personnes morales actives dans des secteurs autres que celui de la construction ne sont, en pratique, pas amenées à effectuer des travaux à proximité d’infrastructures énergétiques le fait que les dispositions attaquées les traitent plus favorablement que les personnes morales actives dans le secteur de la construction.
A.16.1.1. Dans une quatrième branche, les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement injustifiée entre les personnes morales qui ont involontairement porté atteinte aux infrastructures énergétiques et celles qui ont volontairement porté atteinte à ces infrastructures.
L’ordonnance du 17 mars 2022 abroge la législation antérieure qui visait tant les atteintes volontaires que les atteintes involontaires aux infrastructures énergétiques. Il s’ensuit que seul l’article 523 du Code pénal peut constituer un fondement juridique pour la poursuite de certaines atteintes volontaires aux infrastructures énergétiques. Cette disposition a toutefois un champ d’application restreint, étant donné qu’elle ne vise que la destruction de machines. En outre, l’amende infligée aux personnes morales qui sont reconnues coupables de ces infractions ne peut excéder le montant maximum de 720 000 euros qui est fixé à l’article 41bis du Code pénal ou de 408 000 euros, compte tenu des circonstances atténuantes.
Il s’ensuit que les atteintes involontaires aux infrastructures énergétiques peuvent être sanctionnées par des amendes d’un montant sensiblement plus élevé que celui qui est prévu pour sanctionner les atteintes volontaires, même lorsque des circonstances aggravantes accompagnent ces dernières.
Selon les parties requérantes, un raisonnement similaire doit être effectué si l’atteinte à l’infrastructure doit être qualifiée de dégradation immobilière volontaire au sens des articles 534ter et 534quater du Code pénal.
A.16.1.2. Les parties requérantes estiment que cette différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée. Elles renvoient à l’arrêt de la Cour n° 138/2012 du 14 novembre 2012 (ECLI:BE:GHCC:2012:ARR.138)
par lequel celle-ci a jugé qu’il était discriminatoire de traiter plus favorablement les faillis ayant commis des infractions pénales que les faillis n’ayant pas commis de faute pénale.
A.16.2. En ce qui concerne la quatrième branche, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale considère que l’on ne saurait comparer les personnes morales qui ont commis une atteinte involontaire aux infrastructures d’électricité et de gaz et celles qui ont commis une atteinte volontaire à ces infrastructures. Les dispositions attaquées visent les entreprises qui, en raison du coût des démarches préalables, omettent de s’informer de la présence de telles infrastructures avant d’entamer les travaux. Les dispositions attaquées ne punissent donc pas seulement la dégradation ou la destruction d’infrastructures, mais le défaut de prévoyance, que le législateur a décidé de réprimer plus sévèrement. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale en conclut que les catégories concernées ne sont pas comparables.
A.17.1.1. Dans une cinquième branche, les parties requérantes exposent que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement injustifiée entre les personnes morales, en fonction de leurs chiffres d’affaires.
A.17.1.2. Elles considèrent que la différence de traitement dénoncée ne repose pas sur une justification objective et raisonnable. L’objectif consistant à garantir la sécurité énergétique ne permet pas de justifier les mesures.
En outre, elles estiment que le critère du chiffre d’affaires ne constitue pas un critère objectif, dès lors que certaines personnes morales préfèrent avoir un chiffre d’affaires important tout en accordant moins d’importance à leur marge bénéficiaire, tandis que d’autres restreignent leur activité tout en maximisant leur marge bénéficiaire.
De surcroît, deux personnes morales peuvent avoir des bénéfices identiques, mais des chiffres d’affaires totalement différents. À l’inverse, une personne morale peut avoir un chiffre d’affaires comparable à celui d’une autre, mais être en perte tandis que l’autre réalise un bénéfice.
Selon les parties requérantes, les dispositions attaquées traitent donc différemment les personnes morales sur le seul fondement de leurs politiques commerciales.
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A.17.1.3. Elles font également valoir que le chiffre d’affaires est soumis à des aléas qui sont étrangers à l’activité de la personne morale, tels que la hausse des coûts de certains matériaux, la hausse des prix de l’énergie ou des coûts de la main-d’œuvre. Il en résulte que le chiffre d’affaires peut augmenter considérablement sans que la capacité financière de l’entreprise augmente.
Les parties requérantes en infèrent que le critère du chiffre d’affaires n’est pas objectif ni pertinent.
A.17.2. En ce qui concerne la cinquième branche, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe que le chiffre d’affaires est un des critères qui permet de déterminer la taille de l’entreprise et, en particulier, de distinguer les petites, moyennes et grandes entreprises. Ce critère est utilisé dans plusieurs législations. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale met notamment en exergue le fait que les amendes infligées aux entreprises pour les infractions en droit de la concurrence sont généralement fixées à un certain pourcentage du chiffre d’affaires annuel global de l’entreprise. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale renvoie aux développements relatifs au deuxième moyen en ce qui concerne la notion de « chiffre d’affaires annuel ».
-B-
B.1. Les parties requérantes demandent l’annulation des articles 94 et 146 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 » (ci-après : l’ordonnance du 17 mars 2022).
B.2.1. Il ressort de la requête que les griefs des parties requérantes sont exclusivement dirigés contre les articles 94, 1°, et 146, 1°, de l’ordonnance du 17 mars 2022.
La Cour limite son examen à ces dispositions.
B.2.2. L’article 94, 1°, de l’ordonnance du 17 mars 2022 insère, à l’article 31 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 19 juillet 2001 « relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-après : l’ordonnance du 19 juillet 2001), un paragraphe 1erbis, qui dispose :
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« Est puni d’une peine d’emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de 500
à 5.000 euros ou, si le contrevenant est une personne morale, au maximum dix pour cent de son chiffre d’affaires annuel, ou d’une de ces peines seulement, celui qui, par défaut de précaution, a involontairement détruit ou dégradé des infrastructures de production, de transport régional, de distribution et d’utilisation de l’électricité, empêché ou entravé la transmission de l’électricité sur les réseaux ».
B.2.3. L’article 146, 1°, de l’ordonnance du 17 mars 2022 insère, à l’article 23 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 1er avril 2004 « relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-après :
l’ordonnance du 1er avril 2004), un paragraphe 1erbis, qui dispose :
« Est puni d’une peine d’emprisonnement de huit jours à six mois et d’une amende de 500
à 5.000 euros ou, si le contrevenant est une personne morale, au maximum dix pour cent de son chiffre d’affaires annuel, ou d’une de ces peines seulement, celui qui, par défaut de précaution, a involontairement détruit ou dégradé des infrastructures de production, de distribution et d’utilisation de gaz, empêché ou entravé la transmission de gaz sur les réseaux ».
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
B.3. Le premier moyen est pris de la violation de l’article 6, § 1er, VII, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980) et du principe de proportionnalité en matière de répartition des compétences.
Les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées portent sur l’atteinte à des infrastructures qui relèvent de la compétence de l’autorité fédérale. En outre, elles estiment que, dès lors que les infrastructures régionales et fédérales sont interconnectées, les compétences de l’autorité fédérale et des régions sont à ce point imbriquées que la Région de Bruxelles-Capitale aurait dû coopérer avec l’autorité fédérale et avec les autres régions pour mettre en place le dispositif attaqué.
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B.4.1. En vertu de l’article 6, § 1er, VII, de la loi spéciale du 8 août 1980, les régions sont compétentes pour les aspects régionaux de l’énergie, et en tout cas :
« a) La distribution et le transport local d’électricité au moyen de réseaux dont la tension nominale est inférieure ou égale à 70 000 volts, y compris les tarifs des réseaux de distribution d’électricité, à l’exception des tarifs des réseaux ayant une fonction de transport et qui sont opérés par le même gestionnaire que le réseau de transport;
b) La distribution publique du gaz, y compris les tarifs des réseaux de distribution publique du gaz, à l’exception des tarifs des réseaux qui remplissent aussi une fonction de transport du gaz naturel et qui sont opérés par le même gestionnaire que le réseau de transport du gaz naturel;
[...]
f) Les sources nouvelles d’énergie à l’exception de celles liées à l’énergie nucléaire;
[...] ».
Cette disposition réserve toutefois à l’autorité fédérale les compétences relatives aux matières « dont l’indivisibilité technique et économique requiert une mise en œuvre homogène sur le plan national, à savoir : [...] les grandes infrastructures de stockage; le transport et la production de l’énergie ».
L’article 6, § 3, 2° et 3°, de la loi spéciale du 8 août 1980 impose aux gouvernements régionaux et à l’autorité fédérale de se concerter au sujet de toute mesure relative à la politique de l’énergie, en dehors des compétences énumérées à l’article 6, § 1er, VII, de la même loi spéciale, et au sujet des grands axes de la politique énergétique nationale.
B.4.2. Conformément à l’article 11 de la loi spéciale du 8 août 1980, les régions peuvent également sanctionner dans les limites de leurs compétences le non-respect des dispositions de leurs décrets et fixer ces sanctions.
B.4.3. Les dispositions précitées ont été rendues applicables à la Région de Bruxelles-
Capitale par l’article 4 de la loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises.
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B.5.1. En transférant aux régions la compétence relative aux aspects régionaux de l’énergie, le Constituant et le législateur spécial ont attribué à celles-ci toute la compétence d’édicter les règles propres à cette matière, et ce, sans préjudice de leur recours, au besoin, à l’article 10 de la loi spéciale du 8 août 1980.
B.5.2. Concernant l’articulation entre les compétences attribuées aux régions et celles qui sont réservées à l’autorité fédérale, les travaux préparatoires de la loi spéciale du 8 août 1988
modifiant la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles exposent :
« Concernant la politique de l’énergie, les Régions sont compétentes pour les aspects régionaux de la politique de l’énergie et, en tout cas, pour les matières énumérées au premier alinéa de l’article 6, § 1er, VII, à la seule exception des matières dont l’indivisibilité technique et économique requi[ert] une mise en œuvre homogène sur le plan national, matières limitativement et exhaustivement énumérées après les mots ‘ à savoir :’. L’autorité nationale est compétente pour les exceptions précitées, ainsi que pour les aspects non régionaux de la politique de l’énergie » (Doc. parl., Sénat, S.E. 1988, n° 405/2, p. 111).
B.5.3. Le législateur spécial a donc conçu la politique de l’énergie comme une compétence exclusive partagée, dans le cadre de laquelle la distribution du gaz et la distribution et le transport local d’électricité (au moyen de réseaux dont la tension nominale est inférieure ou égale à 70 000 volts) sont confiés aux régions, tandis que le transport (non local) de l’énergie continue à relever de la compétence du législateur fédéral.
Par ailleurs, les régions sont notamment compétentes pour adopter l’ensemble des règles propres aux sources nouvelles d’énergie, à l’exception de celles liées à l’énergie nucléaire. Elles sont donc compétentes pour la production d’énergie à partir des sources nouvelles d’énergie.
L’autorité fédérale, quant à elle, est restée compétente pour les autres formes de production d’énergie.
B.6. Les parties requérantes allèguent que les dispositions attaquées portent sur l’ensemble des infrastructures de production d’énergie, sur l’ensemble des réseaux de transport d’électricité et sur les réseaux de transport de gaz, de sorte qu’elles empiètent sur la compétence de l’autorité fédérale.
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B.7. Ainsi que le soutient le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, les dispositions attaquées doivent être interprétées en ce sens que seules les infrastructures de production d’électricité et de production de gaz à partir des sources nouvelles d’énergie sont visées par ces dispositions. De même, l’interdiction, prévue par ces dispositions, d’empêcher ou d’entraver la transmission d’électricité ou de gaz sur « les réseaux » doit être interprétée en ce sens que cette interdiction ne concerne que la transmission sur les réseaux qui sont visés par les ordonnances du 19 juillet 2001 et du 1er avril 2004, à savoir, d’une part, le réseau de distribution et de transport local d’électricité et, d’autre part, le réseau de distribution du gaz.
Dans cette interprétation, les dispositions attaquées sont conformes aux règles répartitrices de compétences prévues à l’article 6, § 1er, VII, de la loi spéciale du 8 août 1980.
B.8.1. Les parties requérantes allèguent également que l’article 146 de l’ordonnance du 17 mars 2022, qui concerne le marché du gaz, sanctionnerait la destruction ou la dégradation involontaire des infrastructures de « transport régional ». Elles font valoir qu’étant donné que cette expression n’est pas définie par la législation applicable, elle peut viser le réseau de transport de gaz, qui relève de la compétence de l’autorité fédérale.
B.8.2. L’article 146 de l’ordonnance du 17 mars 2022 n’a toutefois pas la portée que lui prêtent les parties requérantes.
En effet, cette disposition ne contient pas la notion de « transport régional ». Comme le relève le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, dans le domaine du gaz, le transport relève intégralement de la compétence de l’autorité fédérale.
B.9. Les parties requérantes et le Conseil des ministres dénoncent également le fait que les dispositions attaquées ont été prises sans qu’ait été organisée une concertation préalable associant les régions et l’autorité fédérale. Ils estiment qu’il en résulte une violation du principe de proportionnalité.
B.10.1. Avant de vérifier si le principe de proportionnalité imposait à la Région de Bruxelles-Capitale d’associer l’autorité fédérale et les autres régions à l’élaboration des dispositions attaquées, la Cour examine si les obligations de concertation énoncées à l’article 6, § 3, 2° et 3°, précité, de la loi spéciale du 8 août 1980 sont applicables. Si tel est le cas et s’il
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s’avère que cette obligation n’a pas été respectée, les dispositions attaquées sont entachées d’un excès de compétence et il n’y a plus lieu de vérifier si le législateur ordonnanciel a violé le principe de proportionnalité propre à l’exercice de toute compétence.
B.10.2. Dans l’interprétation mentionnée en B.7, les dispositions attaquées portent sur la distribution et le transport local d’électricité au moyen de réseaux dont la tension nominale est inférieure ou égale à 70 000 volts, ainsi que sur la distribution publique du gaz et la production d’énergie à partir des sources nouvelles d’énergie. Le législateur ordonnanciel puise dès lors sa compétence dans l’article 6, § 1er, VII, alinéa 1er, a), b) et f), précité, de la loi spéciale du 8 août 1980. Partant, l’obligation de concertation prévue à l’article 6, § 3, 2°, de cette loi spéciale ne s’applique pas en l’espèce. En outre, les dispositions attaquées ne ressortissent pas davantage aux « grands axes de la politique énergétique nationale » visés à l’article 6, § 3, 3°, de la même loi spéciale.
B.11. Il faut encore examiner si, par les dispositions attaquées, le législateur ordonnanciel a violé le principe de proportionnalité, qui est inhérent à tout exercice de compétence. Ce principe interdit à toute autorité de mener la politique qui lui a été confiée d’une manière telle qu’il devient impossible ou exagérément difficile pour une autre autorité de mener efficacement la politique qui lui a été confiée.
B.12. Les dispositions attaquées pénalisent toute personne qui, par défaut de précaution, a porté involontairement atteinte aux infrastructures d’énergie relevant des compétences de la Région de Bruxelles-Capitale ou qui a empêché ou entravé la transmission d’énergie par ces infrastructures. Dès lors que les infrastructures d’énergie sont interconnectées, les dispositions attaquées contribuent à protéger la transmission efficace de l’énergie par les réseaux qui ne relèvent pas de la compétence de la Région de Bruxelles-Capitale. Il n’apparaît dès lors pas que l’option politique du législateur ordonnanciel bruxellois contrarie celle de l’autorité fédérale et celle des autres régions. En outre, le choix du législateur ordonnanciel bruxellois n’empêche pas l’autorité fédérale et les autres régions de poursuivre leur politique en matière d’énergie, et en particulier en matière de répression des atteintes aux infrastructures d’énergie ou des entraves à la transmission d’énergie.
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B.13. Il s’ensuit que les dispositions attaquées ne rendent pas impossible ou exagérément difficile l’exercice par l’autorité fédérale de ses compétences, et que la Région de Bruxelles-
Capitale n’était pas tenue d’organiser une concertation associant l’autorité fédérale et les autres régions avant d’adopter ces dispositions.
B.14. Sous réserve de l’interprétation mentionnée en B.7, le premier moyen n’est pas fondé.
En ce qui concerne le deuxième moyen
B.15. Le deuxième moyen est pris de la violation de l’article 14 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les dispositions attaquées violeraient le principe de légalité en matière pénale, en ce qu’elles ne respecteraient pas les exigences de précision, de clarté et de prévisibilité de l’incrimination. Dès lors qu’il n’existe aucune définition de la notion de « chiffre d’affaires annuel », les personnes morales ne peuvent pas évaluer de manière suffisante l’amende maximale qu’elles encourent, et donc les conséquences pénales de leur comportement.
B.16 L’article 14 de la Constitution dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
L’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».
B.17 En ce qu’il garantit le principe de légalité en matière pénale, l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme a une portée analogue à celle des articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
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B.18. En attribuant au pouvoir législatif la compétence, d’une part, de déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles et, d’autre part, d’adopter la loi en vertu de laquelle une peine peut être établie et appliquée, les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution garantissent à tout citoyen qu’aucun comportement ne sera punissable et qu’aucune peine ne sera infligée qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle des dispositions constitutionnelles et conventionnelle précitées procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est punissable ou non, ainsi que la peine éventuellement encourue. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
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B.19.1. Bien que la notion de « chiffre d’affaires annuel » n’ait pas été définie explicitement dans les dispositions attaquées, il ne peut être soutenu que celle-ci ne satisferait pas à la condition de prévisibilité de la loi pénale.
B.19.2. En vertu de l’article 3:1, § 1er, du Code des sociétés et des associations, l’organe d’administration d’une société dotée de la personnalité juridique est en effet tenu d’établir chaque année des comptes annuels dont la forme et le contenu sont déterminés par le Roi. Ces comptes annuels comprennent le bilan, le compte de résultat ainsi que l’annexe.
L’article 3:90 de l’arrêté royal du 29 avril 2019 « portant exécution du Code des sociétés et des associations » définit le contenu de la rubrique « chiffre d’affaires » du compte de résultat comme « le montant des ventes de biens et des prestations de services à des tiers, relevant de l’activité habituelle de la société, déduction faite des réductions commerciales sur ventes (remises, ristournes et rabais); ce montant ne comprend pas la taxe sur la valeur ajoutée et les autres impôts liés directement au chiffre d’affaires ».
Le chiffre d’affaires annuel peut donc être déterminé sur la base des comptes annuels les plus récents établis par l’organe d’administration (voy., dans ce sens aussi, l’article 36, § 2, alinéa 3, de la loi du 2 août 2002 « relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers »).
B.19.3. La notion de « chiffre d’affaires annuel » n’est donc pas à ce point vague qu’elle ne permettrait pas à toute personne morale de connaître la peine maximale qu’elle encourt éventuellement en vertu des dispositions attaquées.
B.20. Le deuxième moyen n’est pas fondé.
En ce qui concerne le troisième moyen
B.21. Le troisième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec le principe de la liberté d’entreprendre et avec l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980.
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B.22. Les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées font naître plusieurs différences de traitement qui sont contraires au principe d’égalité et de non-discrimination.
B.23. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.24. Premièrement, les parties requérantes allèguent que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement entre les personnes morales actives dans le secteur de la construction et les autres personnes morales (troisième branche du troisième moyen).
B.25. Contrairement à ce que les parties requérantes supposent, les dispositions attaquées n’opèrent aucune distinction selon le secteur dans lequel la personne morale est active. Dans cette mesure, le moyen repose dès lors sur une prémisse erronée.
B.26.1 Deuxièmement, les parties requérantes allèguent que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement entre les personnes morales qui portent involontairement atteinte aux infrastructures énergétiques et celles qui le font volontairement (quatrième branche du troisième moyen).
B.26.2. Il convient d’observer que toute atteinte aux infrastructures énergétiques n’entraîne pas nécessairement la responsabilité pénale des intéressés. Les dispositions en cause n’incriminent pas la simple atteinte involontaire aux infrastructures énergétiques. Une incrimination fondée sur les dispositions attaquées n’est possible que s’il s’agit d’un défaut de précaution, ce qui, en l’espèce, constitue l’élément moral de l’infraction. La Cour doit dès lors examiner la différence de traitement entre les personnes morales qui portent atteinte aux
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infrastructures énergétiques parce qu’elles n’ont pas pris les mesures de précaution nécessaires et les personnes morales qui le font volontairement.
B.27.1. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir qu’eu égard à l’élément moral de l’infraction, les catégories de personnes morales mentionnées en B.26.2 ne sont pas comparables.
B.27.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. S’il est vrai que la différence entre les catégories de personnes morales précitées, en ce qui concerne l’élément moral de l’infraction, peut constituer un élément dans l’appréciation du caractère raisonnable et proportionné de la différence de traitement critiquée, elle ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité de ces personnes morales, au risque de vider de sa substance le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
B.28. L’ordonnance du 17 mars 2022 ne prévoit pas de sanctions pénales en ce qui concerne les atteintes volontaires à ces infrastructures ni en ce qui concerne le fait d’empêcher ou d’entraver volontairement cette transmission.
B.29. Avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 17 mars 2022, l’article 27, alinéa 2, de la loi du 10 mars 1925 « sur les distributions d’énergie électrique » (ci-après : la loi du 10 mars 1925) disposait :
« Ceux qui, par défaut de précaution, auront involontairement détruit ou dégradé des machines ou installations pour la production, la transformation, la distribution et l’utilisation de l’énergie électrique, empêché ou entravé le transport de celle-ci sur les lignes et réseaux régulièrement autorisés, seront punis des peines indiquées à l’article 563 du Code pénal ».
Cette disposition a été abrogée, en ce qui concerne la Région de Bruxelles-Capitale, par l’article 155 de l’ordonnance du 17 mars 2022.
B.30.1. L’ordonnance du 17 mars 2022 a toutefois maintenu le premier alinéa de l’article 27 de la loi du 10 mars 1925, lequel dispose :
« Les dispositions des articles 523, 524 et 525 du Code pénal sont respectivement applicables aux faits de destruction partielle ou totale de machines ou d’installations pour la production, la transformation, le transport, la distribution et l’utilisation de l’énergie électrique
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et aux faits d’empêchement ou d’atteinte volontaire au transport de l’énergie électrique sur les lignes et réseaux régulièrement autorisés ».
B.30.2. L’article 523 du Code pénal prévoit une peine d’emprisonnement de quinze jours à trois ans et une amende de 50 euros à 500 euros pour toute personne qui « aura détruit une machine appartenant à autrui, destinée à produire, transformer ou distribuer l’énergie motrice ou à en consommer à des fins autres que purement domestiques ». L’article 524 du Code pénal a été abrogé. L’article 525 du même Code décrit les circonstances aggravantes qui peuvent entraîner une peine plus lourde. Le premier alinéa de cette disposition prévoit une réclusion de cinq ans à dix ans lorsque les faits décrits à l’article 523 ont été « commis en réunion ou en bande et à l’aide de violences, de voies de fait ou de menaces ». Le second alinéa prévoit une réclusion de dix ans à quinze ans et une amende de 500 euros à 5 000 euros pour « les chefs et les provocateurs ».
B.30.3. Lorsque l’auteur de l’infraction est une personne morale, ces peines doivent être converties conformément à l’article 41bis du Code pénal, qui dispose :
« Les amendes applicables aux infractions commises par les personnes morales sont :
en matière criminelle et correctionnelle :
[...]
- lorsque la loi prévoit pour le fait une peine privative de liberté et une amende, ou l’une de ces peines seulement : une amende minimale de cinq cents euros multipliés par le nombre de mois correspondant au minimum de la peine privative de liberté, et sans pouvoir être inférieure au minimum de l’amende prévue pour le fait; le maximum s’élève à deux mille euros multipliés par le nombre de mois correspondant au maximum de la peine privative de liberté, et sans pouvoir être inférieure au double du maximum de l’amende prévue pour le fait;
[...] ».
B.30.4. Il en ressort qu’en l’absence de circonstances aggravantes, les peines minimales et maximales qui peuvent être infligées à une personne morale conformément à l’article 523 du Code pénal sont respectivement de 500 euros et de 72 000 euros. En cas de circonstances aggravantes, la peine peut de surcroît aller jusqu’à 240 000 euros (article 525, alinéa 1er, du Code pénal) ou jusqu’à 360 000 euros (article 525, alinéa 2, du même Code). Ces montants
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doivent encore être majorés des décimes additionnels, conformément à l’article 1er de la loi du 5 mars 1992 « relative aux décimes additionnels sur les amendes pénales ».
B.31. Par ailleurs, les atteintes aux infrastructures qui ne sont pas punies par les articles 523 et 525 du Code pénal, notamment les atteintes volontaires aux infrastructures de gaz, peuvent être qualifiées de dégradation de la propriété d’autrui au sens de l’article 534ter du même Code, lequel prévoit que l’auteur de l’infraction sera puni d’un emprisonnement d’un mois à six mois et d’une amende de 26 euros à 200 euros ou d’une de ces peines seulement.
Par application de l’article 41bis du Code pénal, les peines minimales et maximales prévues pour les personnes morales s’élèvent ainsi respectivement à 500 euros et à 12 000 euros. Ces montants aussi doivent être majorés des décimes additionnels.
B.32. Par ailleurs, il n’est pas exclu qu’une atteinte volontaire aux infrastructures énergétiques constitue aussi, outre une des infractions visées aux articles 523, 525 ou 534ter du Code pénal, une autre infraction, comme une infraction terroriste au sens de l’article 137 du Code pénal. Dans ce cas, conformément à l’article 65 du Code pénal, la peine la plus forte sera seule prononcée.
B.33. La critique des parties requérantes porte en substance sur le fait que l’amende qui peut être imposée en vertu des dispositions attaquées à une personne morale pour une atteinte aux infrastructures énergétiques résultant simplement d’un défaut de précaution pourrait, dans certains cas, être supérieure à l’amende susceptible d’être imposée à cette même personne morale pour une atteinte volontaire aux infrastructures énergétiques. Tel est en particulier le cas lorsque le chiffre d’affaires annuel de la personne morale concernée s’élève à plus du décuple des amendes maximales mentionnées en B.30 et B.31, majorées des décimes additionnels. En effet, lorsque le contrevenant est une personne morale, les dispositions attaquées prévoient une peine maximale de 10 % du chiffre d’affaires annuel.
La Cour limite son examen à cette situation.
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B.34. L’appréciation de la gravité d’une infraction et de la sévérité avec laquelle l’infraction peut être punie relève du pouvoir d’appréciation du législateur compétent.
C’est dès lors au législateur compétent qu’il appartient de fixer les limites et les montants à l’intérieur desquels le pouvoir d’appréciation du juge doit s’exercer. La Cour ne pourrait censurer un tel système que s’il était déraisonnable.
La Cour empiéterait sur le domaine réservé au législateur si, en s’interrogeant sur la justification des différences qui existent entre les nombreux textes législatifs portant des sanctions, elle émettait chaque fois une appréciation sur la base d’un jugement de valeur concernant le caractère répréhensible des faits en cause par rapport à d’autres faits punissables.
S’agissant de l’échelle des peines, l’appréciation de la Cour doit se limiter aux cas dans lesquels le choix du législateur contient une incohérence telle qu’elle aboutit à traiter de manière déraisonnable des infractions comparables.
B.35.1. Les travaux préparatoires de l’ordonnance du 17 mars 2022 mentionnent :
« Il est inséré des sanctions pénales à l’article 31 de l’ordonnance électricité en cas de dégradation ou destruction des infrastructures de production, de transport régional et de distribution par défaut de précaution.
Il est essentiel de garantir la sécurité d’alimentation en énergie. Par leur nature, ces installations sont de nature à générer des accidents si les mesures de précaution ne sont pas respectées lors des travaux effectués à proximité. Des exemples récents poussent à réaffirmer l’importance du respect de l’intégrité des réseaux d’énergie » (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, 2021-2022, A-516/1, pp. 59-60).
Les travaux préparatoires ne précisent pas expressément la raison pour laquelle le législateur ordonnanciel n’a pas aussi puni d’une peine maximale liée au chiffre d’affaires les atteintes volontaires portées aux infrastructures énergétiques par des personnes morales. La Cour ne saurait toutefois conclure à la violation du principe d’égalité et de non-discrimination au seul motif que la justification raisonnable d’une différence de traitement ne ressort pas des travaux préparatoires. Le constat qu’une telle justification n’est pas mentionnée dans les travaux préparatoires n’exclut pas qu’une mesure ait pour fondement un objectif légitime pouvant raisonnablement justifier la différence de traitement qui en découle.
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Il ressort du mémoire du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale que les dispositions attaquées ont été dictées par le constat selon lequel les entrepreneurs qui réalisent des travaux sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale omettent régulièrement de s’informer au préalable de la présence éventuelle d’infrastructures énergétiques, de sorte que ces infrastructures font souvent l’objet de dégradations involontaires par défaut de précaution.
C’est la raison pour laquelle, alors qu’il était confronté à des frais de réparation élevés, le gestionnaire bruxellois du réseau de distribution a expressément requis des mesures supplémentaires pour inciter les entrepreneurs à faire preuve de davantage de prudence.
B.35.2. Il ne saurait être reproché au législateur ordonnanciel, lorsqu’il prévoit comme en l’espèce une incrimination spécifique dans le cadre de ses compétences en matière de politique énergétique, de limiter la portée de cette incrimination à ce qui est nécessaire pour répondre à la problématique précitée et pour inciter les acteurs concernés à prendre les mesures de précaution qui s’imposent. Il n’est dès lors pas déraisonnable que les dispositions attaquées ne règlent que les situations dans lesquelles l’atteinte aux infrastructures énergétiques ou l’empêchement ou l’entrave de la transmission d’énergie ont eu lieu par défaut de précaution.
Les parties requérantes font valoir que les atteintes volontaires aux infrastructures d’électricité et de gaz ainsi que le fait d’empêcher ou d’entraver volontairement la transmission d’électricité et de gaz pourraient dans certains cas être punis moins sévèrement que la commission involontaire de tels actes. Toutefois, ce constat ne permet pas de conclure que les dispositions attaquées sont contraires au principe d’égalité et de non-discrimination. Il appartient au législateur ordonnanciel, lorsqu’il entend lutter contre un fléau que d’autres mesures préventives n’ont pu suffisamment endiguer jusqu’ici, en l’espèce le nombre élevé de cas dans lesquels les infrastructures énergétiques subissent des dégradations en raison d’un manque de précaution lors de travaux d’entreprises, de décider s’il convient de punir plus sévèrement certaines formes de délinquance.
En prévoyant une peine maximale proportionnée au chiffre d’affaires annuel, les dispositions attaquées permettent d’inciter les personnes morales, petites et grandes, à prendre structurellement les mesures de précaution nécessaires lorsqu’elles réalisent des travaux qui risquent de dégrader des infrastructures énergétiques. Le chiffre d’affaires donne en effet des indications sur la taille d’une entreprise. Eu égard à la finalité spécifique des incriminations
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attaquées et au fait que les atteintes volontaires aux infrastructures énergétiques continuent de relever des dispositions pénales mentionnées en B.30.1, le choix opéré par le législateur ordonnanciel n’est pas incohérent au point que la Cour pourrait le censurer.
B.35.3. Enfin, les dispositions attaquées ne produisent pas des effets disproportionnés pour les entreprises-personnes morales. Ces dispositions prévoient en effet « une peine d’emprisonnement de huit jours à six mois et [...] une amende de 500 à 5.000 euros ou, si le contrevenant est une personne morale, au maximum dix pour cent de son chiffre d’affaires annuel, ou [...] une de ces peines seulement ». Les dispositions attaquées permettent ainsi de choisir une sanction parmi de larges fourchettes de peines, la peine minimale s’élevant, tant pour les personnes physiques que pour les personnes morales, à une amende de 500 euros. Les parties requérantes soutiennent certes qu’elles s’exposent à une amende de « plusieurs millions d’euros » en vertu de la disposition attaquée, mais compte tenu de la nature proportionnée de cette dernière, une telle amende ne peut être infligée qu’aux entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires annuel de plusieurs dizaines de millions d’euros. Le juge dispose dès lors d’une fourchette de peines qui lui permet de fixer une peine sur mesure, à la lumière des éléments pertinents de l’affaire. En outre, il ne s’avère pas qu’une amende maximale de 10 % du chiffre d’affaires annuel soit à ce point élevée qu’elle mettrait nécessairement en péril la survie de l’entreprise.
Du reste, comme il est dit en B.26.2, il y a en tout état de cause lieu de démontrer l’existence d’un défaut de précaution pour que les peines précitées puissent être infligées. Il en résulte qu’une atteinte involontaire à des infrastructures énergétiques dans le cadre de laquelle l’entreprise concernée peut prouver qu’elle avait pris les mesures de précaution nécessaires ne saurait donner lieu à une incrimination conformément aux dispositions attaquées.
B.36. Troisièmement, les parties requérantes allèguent que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement entre les entreprises, selon l’importance de leur chiffre d’affaires annuel (cinquième branche du troisième moyen).
B.37. Ainsi qu’il est dit en B.34.2, en prévoyant une peine maximale proportionnée au chiffre d’affaires annuel, les dispositions attaquées permettent d’inciter les personnes morales, petites et grandes, à prendre structurellement les mesures de précaution nécessaires lorsqu’elles
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réalisent des travaux qui risquent de dégrader des infrastructures énergétiques. Partant, la différence de traitement mentionnée en B.36 est raisonnablement justifiée.
B.38. Quatrièmement, les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées font naître une différence de traitement entre les personnes physiques et les personnes morales (deuxième branche du troisième moyen). La possibilité d’infliger une peine maximale consistant en une amende égale à 10 % du chiffre d’affaires annuel ne vaut en effet qu’à l’égard des personnes morales.
B.39. Contrairement à une personne physique, une personne morale dispose d’un patrimoine distinct. Par ailleurs, l’organe d’administration d’une société dotée de la personnalité juridique est en principe tenu d’établir chaque année des comptes annuels, qui, comme il est dit en B.19.2, donnent également le chiffre d’affaires de l’entreprise. Les personnes physiques ne sont pas soumises à une telle obligation.
À cet égard, il convient de tenir compte également du fait que les peines d’emprisonnement fixées par les dispositions attaquées font en tout état de cause peser une menace réelle sur les personnes physiques, quelle que soit la taille de leur entreprise. Les personnes physiques sont donc en tout état de cause incitées à prendre structurellement les mesures de précaution qui s’imposent pour éviter de causer des dégâts aux infrastructures énergétiques. Pour ce qui est des personnes morales, l’application du mécanisme de conversion prévu à l’article 41bis du Code pénal aux peines d’emprisonnement fixées par les dispositions attaquées donnerait toutefois lieu à une amende maximale de 12 000 euros. Il peut être admis que, pour certaines grandes entreprises, la menace d’une telle amende ne suffit pas à inciter efficacement les personnes morales concernées à prendre structurellement les mesures de précaution nécessaires.
Compte tenu du large pouvoir d’appréciation dont le législateur ordonnanciel dispose en l’espèce, ces circonstances peuvent justifier que les dispositions attaquées ne prévoient des peines dont le maximum dépend du chiffre d’affaires annuel qu’à l’égard des personnes morales.
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B.40. Dans le troisième moyen, les parties requérantes allèguent également que les dispositions attaquées portent une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre (première branche du troisième moyen).
B.41.1. La liberté d’entreprendre, visée à l’article II.3 du Code de droit économique, doit s’exercer « dans le respect des traités internationaux en vigueur en Belgique, du cadre normatif général de l’union économique et de l’unité monétaire tel qu’établi par ou en vertu des traités internationaux et de la loi » (article II.4 du même Code). La liberté d’entreprendre doit par conséquent être lue en combinaison avec les dispositions de droit de l’Union européenne applicables, ainsi qu’avec l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980, au regard duquel la Cour peut effectuer directement un contrôle, dès lors qu’il s’agit d’une règle répartitrice de compétences. Enfin, la liberté d’entreprendre est également garantie par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Par conséquent, la Cour est compétente pour contrôler les dispositions attaquées au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec la liberté d’entreprendre.
B.41.2. La liberté d’entreprendre ne peut être conçue comme une liberté absolue. Elle ne fait pas obstacle à ce que le législateur compétent règle l’activité économique des personnes et des entreprises. Celui-ci n’interviendrait de manière déraisonnable que s’il limitait la liberté d’entreprendre sans aucune nécessité ou si cette limitation était disproportionnée au but poursuivi.
B.42. Il découle également de ce qui est dit en B.34 à B.37 que les dispositions attaquées ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre.
B.43. Le troisième moyen n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour,
sous réserve de l’interprétation mentionnée en B.7, rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 décembre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul