Cour constitutionnelle
Arrêt n° 10/2024
du 18 janvier 2024
Numéro du rôle : 7959
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 17quater, § 3, de la loi du 15 mars 1954 « relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre 1940-1945
et de leurs ayants droit », posée par le Tribunal de première instance du Hainaut, division de Tournai.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 20 mars 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 27 mars 2023, le Tribunal de première instance du Hainaut, division de Tournai, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 17quater, § 3 de la loi du 15 mars 1954 relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre 1940-1945 et de leurs ayants droit viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, le cas échéant combinés aux articles 22 de la Constitution et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme interprété en ce sens qu’il ne permet pas le bénéfice d’une pension de réversion au conjoint survivant d’une victime de guerre décédée après le 1er janvier 1960 dont le mariage a duré moins de dix ans, alors même que la durée de la vie commune (mariage et cohabitation de fait) est égale et même supérieure à dix ans et donc qu’il traite différemment, d’une part, les personnes mariées durant dix ans au moment du décès, et, d’autre part, les personnes mariées durant moins de dix ans mais ayant cohabité (soit ayant vécu ensemble) durant dix ans au moins au moment du décès.
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Cette interprétation n’a-t-elle pas pour effet d’imposer de manière injustifiée et/ou disproportionnée un mode de vie commune déterminé, à savoir le mariage, à l’exclusion de tout autre de mode de vie commune comme la cohabitation de fait ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- Christine Page, assistée et représentée par Me S. Kaisergruber, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me E. Jacubowitz et Me C. Caillet, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 18 octobre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 8 novembre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 8 novembre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Christine Page et Roger Brasseur se sont mariés le 31 mai 1997, après cinq années de vie commune.
Roger Brasseur est décédé le 26 mai 2006. Il bénéficiait, en tant que victime civile de la guerre 1940-1945, d’une pension de dédommagement pour un taux d’invalidité de 61 %.
À la suite de ce décès, Christine Page sollicite une pension de réversion sur la base de l’article 19 de la loi du 15 mars 1954 « relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre 1940-1945 et de leurs ayants droit » (ci-après : la loi du 15 mars 1954). Le commissaire de l’État refuse de lui accorder cette pension de réversion, au motif que le mariage n’a pas eu une durée d’au moins dix ans, comme l’exige l’article 17quater, § 3, de la loi du 15 mars 1954.
Devant le Tribunal de première instance du Hainaut, division de Tournai, Christine Page demande que l’État belge soit condamné pour faute, en raison de l’inconstitutionnalité de l’article 17quater, § 3, précité, en ce qu’il ne permet pas au conjoint survivant d’une victime de guerre de bénéficier d’une pension de réversion quand le mariage a duré moins de dix ans mais que la durée de la vie commune (cohabitation de fait puis mariage) excède dix ans.
À la demande de Christine Page, le Tribunal pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo renvoie à plusieurs arrêts par lesquels la Cour a jugé qu’il était discriminatoire de ne pas assimiler au mariage les années de cohabitation légale. Cette jurisprudence doit être transposée à la cohabitation de fait. En l’espèce, la cohabitation de fait a eu lieu entre 1992 et 1997. La partie demanderesse devant la juridiction a quo n’aurait pas pu cohabiter selon le régime de la cohabitation légale, dès lors que ce régime a été créé en 1998.
A.1.2. La partie demanderesse devant la juridiction a quo relève que la condition selon laquelle le mariage doit avoir duré au moins dix ans, qui a été insérée dans la loi du 15 mars 1954 par la loi du 4 juin 1982 « réformant le régime de pension des veuves de guerre », n’est pas justifiée dans les travaux préparatoires. Cette condition est la contrepartie du fait que la pension de réversion – à la différence des autres pensions d’ayant droit – peut être accordée même en l’absence d’un lien de causalité entre le décès et le fait dommageable et même si le mariage est postérieur au fait de guerre.
Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, par cette condition de mariage, le législateur, en 1982, entendait s’assurer du fait que la victime et le conjoint survivant avaient effectivement vécu ensemble et entretenu un lien affectif pendant au moins dix ans. En l’espèce, cet objectif est rencontré, puisque les personnes concernées ont vécu ensemble pendant quatorze années, dont cinq comme cohabitants de fait et neuf en tant qu’époux.
A.1.3. La partie demanderesse devant la juridiction a quo renvoie à l’article 2 de la loi du 18 juillet 2017
« relative à la création du statut de solidarité nationale, à l’octroi d’une pension de dédommagement et au remboursement des soins médicaux à la suite d’actes de terrorisme » (ci-après : la loi du 18 juillet 2017), qui mentionne, parmi les ayants droit de la victime directe, le conjoint survivant et le cohabitant légal ou de fait survivant. Cette disposition assimile donc les couples mariés aux cohabitants légaux et de fait. En toute logique, c’est la même volonté qui a guidé le législateur en 1982, lors de l’insertion de l’article 17quater dans la loi du 15 mars 1954.
Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, le fait que la loi du 18 juillet 2017 ne prévoie pas (à ce jour) une pension de réversion pour les ayants droit des victimes de terrorisme n’est pas pertinent. Ce qui importe, c’est que la loi du 18 juillet 2017 assimile le mariage, la cohabitation légale et la cohabitation de fait.
Ensuite, il existe d’autres cas de figure dans lesquels certains législateurs traitent de la même manière les cohabitants légaux et les cohabitants de fait, par exemple en matière de droits de succession.
A.1.4. La partie demanderesse devant la juridiction a quo relève que, selon la Cour, une différence de traitement entre des personnes mariées et des cohabitants légaux peut être justifiée en fonction du but de la mesure concernée. En l’espèce, le but poursuivi par la disposition en cause ne justifie pas la différence de traitement.
La partie demanderesse devant la juridiction a quo fait valoir que la Cour peut admettre une différence de traitement entre cohabitants légaux et cohabitants de fait au motif que les cohabitants de fait ont choisi de ne pas se marier ni de cohabiter légalement. En l’espèce, les personnes concernées n’ont pas pu faire un tel choix. Elles n’ont pas pu se marier tout de suite parce qu’elles ont dû attendre le divorce de Roger Brasseur. Elles n’auraient pas pu non plus opter pour la cohabitation légale, dès lors que celle-ci n’existait pas encore.
A.1.5. La partie demanderesse devant la juridiction a quo renvoie enfin à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort qu’un État peut valablement refuser l’octroi d’une pension de réversion au conjoint survivant lorsque celui-ci a négligé d’accomplir les démarches en vue de faire reconnaître l’union, alors même que de telles démarches étaient possibles en droit interne (voy. notamment CEDH, 2 novembre 2010, Şerife Yiğit c. Turquie, § 84, ECLI:CE:ECHR:2010:1102JUD000397605). A contrario, une pension de réversion doit être accordée en l’espèce, dès lors qu’il n’existait pas, entre 1992 et 1997, de mécanisme permettant de consacrer légalement l’union des deux personnes concernées.
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A.1.6. À titre subsidiaire, la partie demanderesse devant la juridiction a quo suggère d’adresser une demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme, sur la base du Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme.
A.2.1. Le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement en cause repose sur un critère objectif, à savoir l’existence ou non d’un mariage d’une durée de dix ans au moins. Ensuite, la mesure poursuit un but légitime. En effet, le législateur a choisi de n’ouvrir le droit à la pension qu’à la seule forme de vie commune qui était réglée par la loi au moment où l’article 17quater a été inséré dans la loi du 15 mars 1954 par la loi du 30 juin 1983 « complétant la législation relative aux pensions et rentes allouées aux victimes de la guerre ». La condition selon laquelle le mariage doit avoir duré au moins dix ans démontre le caractère durable et stable du mariage. La mesure est adéquate et elle n’est pas disproportionnée au but poursuivi en ce qu’elle ne tient pas compte des années antérieures de concubinage.
Le Conseil des ministres relève que, par son arrêt n° 137/2000 du 21 décembre 2000
(ECLI:BE:GHCC:2000:ARR.137), la Cour a jugé que le mariage et la cohabitation de fait sont des formes de vie communes qui ont des conséquences juridiques différentes. Les cohabitants de fait n’ont pas les mêmes droits et obligations que les personnes mariées. De plus, la cohabitation de fait n’est pas une forme institutionnalisée de vie commune et n’est pas établie avec la même certitude que la communauté formée par le mariage. Le droit à la pension est la conséquence du choix fait par les personnes de l’une ou l’autre forme de vie commune.
A.2.2. Le Conseil des ministres soutient que l’examen de la différence de traitement au regard de l’article 22
de la Constitution et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne conduit pas à une autre conclusion.
Le Conseil des ministres renvoie à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme Manenc c. France du 21 septembre 2010 (ECLI:CE:ECHR:2010:0921DEC006668609). Par cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la loi française, en ce qu’elle ne permet l’octroi d’une pension de réversion qu’aux personnes mariées, à l’exclusion des partenaires d’un pacte civil de solidarité (PACS), poursuit un but légitime, à savoir la protection de la famille fondée sur les liens du mariage. Selon cette Cour, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme n’oblige pas les États à étendre au cohabitant le droit du conjoint survivant à une pension de réversion. Il s’ensuit que l’ingérence dans la vie privée et familiale qui découlerait de la disposition en cause est raisonnablement justifiée.
A.3.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo répond qu’en l’espèce, les personnes concernées n’ont pas choisi leur mode de vie commune, pas plus qu’elles n’ont décidé que Roger Brasseur décéderait après neuf années de mariage plutôt qu’après dix années. Une différence de traitement entre les personnes mariées et les cohabitants légaux ou de fait n’est admissible qu’à la double condition que les personnes concernées aient pu choisir librement le régime légal de leur union et qu’il y ait un rapport justifié et proportionné entre la différence de traitement entre les modes de vie commune et le but de la mesure.
A.3.2. La partie demanderesse devant la juridiction a quo allègue ensuite que la décision Manenc c. France, précitée, n’est pas pertinente en l’espèce. Cette décision est ancienne et dépassée; elle concerne une différence de traitement fondée non pas sur le mode de vie commune mais sur l’orientation sexuelle. La partie demanderesse devant la juridiction a quo renvoie à l’arrêt plus récent de la Cour de justice de l’Union européenne du 12 décembre 2013 en cause de Hay (C-267/12, ECLI:EU:C:2013:823), qui va dans le sens contraire.
A.4.1. Le Conseil des ministres soutient qu’en se référant au mariage, le législateur voulait non seulement s’assurer du fait que la victime et le conjoint survivant aient vécu sous le même toit et entretenu un lien affectif pendant au moins dix ans, mais aussi qu’ils aient eu la volonté, pendant ce laps de temps, d’y conférer des effets civils et patrimoniaux. Le but du législateur était de protéger la vie familiale résultant de l’institution du mariage.
Par ailleurs, la cohabitation de fait ne sous-tend pas forcément que les intéressés ont la volonté de créer et de maintenir entre eux une relation affective permanente, dans une résidence commune stable.
A.4.2. Le Conseil des ministres souligne que la référence à la loi du 18 juillet 2017 n’est pas pertinente, dès lors qu’elle porte sur un régime différent, et que la volonté du législateur en 1982 ne peut être déduite de la volonté du législateur telle qu’elle a été exprimée en 2017.
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Il ajoute qu’en l’espèce, les personnes concernées auraient pu choisir de se marier, et qu’il revenait le cas échéant à Roger Brasseur de mettre fin plus rapidement à son précédent mariage. Compte tenu de cette possibilité, il ne peut être fait droit à la demande d’avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme. En outre, à suivre la partie demanderesse devant la juridiction a quo, si une personne mariée cohabite avec une personne autre que son conjoint pendant au moins dix ans, tant l’époux survivant que le cohabitant pourraient prétendre à la pension de réversion, ce qui n’est pas possible. Ensuite, le fait qu’il existe d’autres législations dans lesquelles les cohabitants légaux et les cohabitants de fait sont traités de la même manière n’établit en rien que la disposition en cause serait discriminatoire. Enfin, quand bien même la cohabitation légale aurait existé à l’époque, les personnes concernées n’auraient en tout état de cause pas pu y recourir, dès lors que l’une d’entre elles était mariée.
-B-
B.1. En vertu de l’article 17quater de la loi du 15 mars 1954 « relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre 1940-1945 et de leurs ayants droit » (ci-
après : la loi du 15 mars 1954), le conjoint survivant d’une personne qui bénéficiait d’une pension d’invalidité en tant que victime civile de la guerre 1940-1945 a droit à une pension, dénommée de réversion, au décès de cette dernière, moyennant le respect de plusieurs conditions.
L’article 17quater, § 3, de la loi du 15 mars 1954, en cause, dispose :
« Le conjoint survivant obtient la pension prévue par le présent article pour autant :
1° que le mariage ait duré dix ans au moins; toutefois, si l’invalide est décédé avant le 1er janvier 1960, la durée minimum de mariage exigée est réduite d’une durée égale à la différence entre 1960 et le millésime de l’année du décès de l’invalide sans que cette durée minimum puisse être inférieure à un an;
2° que pour la période d’un an précédant son décès, l’autre conjoint ait été titulaire sans interruption, en qualité d’invalide sur la base de la présente loi, d’une pension dont le taux est au moins égal à celui correspondant à un degré d’invalidité de 10 p.c. indemnisé en application de l’article 6, § 1er ».
B.2. La juridiction a quo demande à la Cour si cette disposition est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 22 de la Constitution et avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle ne permet pas d’accorder une pension de réversion au conjoint survivant d’une victime
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de guerre dont le mariage a duré moins de dix ans, alors que la durée totale de la vie commune a été d’au moins dix ans, sous la forme d’une cohabitation de fait puis d’un mariage.
La juridiction a quo interroge la Cour sur la différence de traitement qui en découle entre les personnes qui étaient mariées depuis au moins dix ans au moment du décès de la personne qui bénéficiait d’une pension d’invalide et les personnes qui étaient mariées depuis moins de dix ans mais qui avaient cohabité pendant dix ans au moins au moment du décès. Elle se demande si la disposition en cause n’a pas pour effet d’imposer de manière injustifiée et/ou disproportionnée un mode de vie commune déterminé, à savoir le mariage, à l’exclusion de tout autre mode de vie commune, comme la cohabitation de fait.
B.3.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.3.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.3.3. L’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissent le droit au respect de la vie privée et familiale.
B.4. La différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir l’existence ou non d’un mariage d’une durée minimale de dix ans entre la personne qui était titulaire d’une pension d’invalidité en tant que victime civile de la guerre 1940-1945, qui est décédée, et le conjoint survivant.
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La Cour doit établir s’il est discriminatoire de ne pas tenir compte de la période pendant laquelle les personnes concernées ont vécu ensemble avant de se marier pour déterminer si le conjoint survivant a droit à la pension de réversion mentionnée en B.1.
B.5. Les travaux préparatoires de la loi du 30 juin 1983 « complétant la législation relative aux pensions et rentes allouées aux victimes de la guerre », laquelle est à l’origine de la condition selon laquelle le mariage doit avoir duré au moins dix ans pour que le conjoint survivant ait droit à une pension de réversion, ne précisent pas la raison d’être de cette condition. Selon le Conseil des ministres, le législateur a choisi de n’ouvrir le droit à la pension de réversion qu’à la seule forme de vie commune qui était institutionnalisée à l’époque, à savoir le mariage.
B.6. Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation quand ils prévoient un traitement différent selon qu’un couple est marié ou non, notamment dans les domaines qui relèvent de la politique sociale et fiscale, par exemple en matière d’imposition, de pension et de sécurité sociale (CEDH, grande chambre, Şerife Yiğit c. Turquie, 2 novembre 2010, ECLI:CE:ECHR:2010:1102JUD000397605, § 72; Korosidou c. Grèce, 10 février 2011, ECLI:CE:ECHR:2011:0210JUD000995708, § 70).
B.7. Pour établir sa politique en matière de pensions, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Le législateur a pu raisonnablement réserver le bénéfice de la pension de réversion aux personnes qui forment une communauté stable et durable et qui, dans ce cadre, ont formalisé leur union en recourant à une forme institutionnalisée de vie commune, tel le mariage.
La communauté formée par des cohabitants de fait n’est pas établie avec la même certitude que celle issue du mariage et il n’en découle pas les mêmes droits et obligations. En effet, alors que les conjoints ont formalisé leur relation et déterminé leurs droits et devoirs réciproques, les cohabitants de fait n’ont pas pris l’un envers l’autre les mêmes engagements juridiques et la cohabitation de fait ne constitue pas une forme institutionnalisée de vie commune.
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B.8. Compte tenu de ce qui précède, il est raisonnablement justifié que le législateur ne tienne pas compte de la période de cohabitation de fait antérieure au mariage pour déterminer si le conjoint survivant a droit à la pension de réversion mentionnée en B.1.
B.9. La différence de traitement ne produit pas des effets disproportionnés. À cet égard, il y a lieu de tenir compte du fait que l’on décide de se marier ou de cohabiter hors mariage en connaissance des avantages et des inconvénients de l’une ou l’autre forme de vie commune.
Le fait que les personnes concernées n’aient pas pu, en l’espèce, se marier plus tôt résulte non pas de l’absence d’un mécanisme permettant de consacrer légalement leur union, mais de la circonstance que l’une de ces deux personnes était engagée dans les liens d’un précédent mariage.
B.10. L’article 17quater, § 3, 1°, de la loi du 15 mars 1954 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, ainsi qu’avec l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Il n’y a pas lieu d’adresser une demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 17quater, § 3, 1°, de la loi du 15 mars 1954 « relative aux pensions de dédommagement des victimes civiles de la guerre 1940-1945 et de leurs ayants droit » ne viole pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 18 janvier 2024.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul