Cour constitutionnelle
Arrêt n° 7/2024
du 18 janvier 2024
Numéro du rôle : 7935
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 131 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, posée par le Tribunal du travail de Liège, division de Namur.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 9 février 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 17 février 2023, le Tribunal du travail de Liège, division de Namur, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 131 de la loi coordonnée du 14/7/1994 relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, en ce qu’il exclut du bénéfice des indemnités la personne qui - bien qu’en incapacité de travail et remplissant les obligations de stage découlant de ladite loi - ne justifie plus de sa qualité de titulaire depuis plus de trente jours avant le début de son incapacité, viole-t-il l’article 23 de la Constitution et le droit à la sécurité sociale qu’il contient, en particulier en ce que ce dernier article présuppose que l’obligation correspondante instaurée par l’article 131 soit proportionnée à l’objectif qu’il poursuit ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me V. Pertry, avocate au barreau de Bruxelles a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 20 septembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Plovie et W. Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la
2
réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 4 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 4 octobre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La partie demanderesse devant la juridiction a quo a été reconnue en incapacité de travail pour la période du 10 juin 2015 au 24 avril 2017. Le 5 octobre 2021, la partie défenderesse devant la juridiction a quo, à savoir l’Union nationale des mutualités libres, a constaté que plus de 30 jours s’étaient écoulés entre le premier jour d’incapacité de travail de la partie demanderesse devant la juridiction a quo et son dernier jour de travail ou de chômage contrôlé. Partant, la partie défenderesse devant la juridiction a quo estime que, conformément à l’article 131 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994
(ci-après : la loi du 14 juillet 1994), aucune indemnité d’incapacité de travail n’est due. C’est dans le cadre du recours introduit contre cette décision que la juridiction a quo pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A–
A.1. Le Conseil des ministres est d’avis que l’article 131 de la loi du 14 juillet 1994 est compatible avec l’article 23 de la Constitution, qui est une disposition constitutionnelle dénuée d’effet direct. Le législateur dispose par ailleurs d’un large pouvoir d’appréciation pour garantir le droit à la sécurité sociale. Afin de pouvoir prétendre à des indemnités d’incapacité de travail en vertu de la loi du 14 juillet 1994, l’intéressé doit bénéficier de la qualité de titulaire et avoir effectué un stage d’attente. L’article 131 de la loi du 14 juillet 1994 a pour effet que certaines personnes qui ne disposent plus de la qualité de titulaire au début de leur incapacité de travail peuvent tout de même prétendre à des indemnités d’incapacité de travail. Par conséquent, à l’inverse de ce que présuppose la juridiction a quo, la disposition en cause ne limite nullement le champ d’application du régime relatif aux indemnités d’incapacité de travail, mais elle en étend au contraire le bénéfice.
A.2. Selon le Conseil des ministres, la Cour doit tenir compte, lors de l’examen de la mesure en cause, de toutes les dispositions législatives qui contribuent à ce que chacun puisse mener une vie conforme à la dignité humaine. Le régime relatif aux indemnités d’incapacité de travail ne constitue qu’un aspect du système d’assurance social. Il existe divers autres mécanismes pour compenser une perte de revenus du travail, en particulier les allocations de chômage. Ces mécanismes sont complémentaires.
Le Conseil des ministres souligne qu’en vertu de l’article 23 de la Constitution, le législateur doit garantir les droits économiques, sociaux et culturels « en tenant compte des obligations correspondantes ». Lorsque l’incapacité de travail prend fin et que l’intéressé ne reprend pas le travail, il peut demander des allocations de chômage. Le législateur a en outre prévu une couverture temporaire dans le cadre de l’assurance maladie-invalidité dans le cas où l’assuré social introduit un recours pour contester la décision de fin de reconnaissance de son incapacité de travail. La seule formalité qu’il est tenu d’accomplir pour ce faire est d’introduire une demande d’allocations de chômage. Les obligations ainsi imposées aux intéressés ne sont pas disproportionnées, selon le Conseil des ministres.
3
-B–
B.1. La question préjudicielle porte sur le droit à une indemnité d’assurance maladie-
invalidité pour incapacité de travail.
B.2.1. L’article 131, en cause, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 (ci-après : la loi du 14 juillet 1994), dispose :
« Les indemnités incapacité de travail ne sont dues aux titulaires qu’à la condition qu’il ne se soit pas écoulé une période ininterrompue de plus de trente jours entre la date de début de leur incapacité de travail et le dernier jour d’une période pendant laquelle ils avaient la qualité de titulaire visée à l’article 86, § 1er, ou étaient reconnus incapables de travailler au sens de la présente loi coordonnée ».
B.2.2. L’article 86, § 1er, de la loi du 14 juillet 1994 dispose :
« Sont bénéficiaires du droit aux indemnités d’incapacité de travail telles qu’elles sont définies au titre IV, chapitre III, de la présente loi coordonnée et dans les conditions prévues par celle-ci, en qualité de titulaires :
1° a) les travailleurs assujettis à l’assurance obligatoire indemnités, en vertu de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, y compris les travailleurs bénéficiant d’une indemnité due à la suite :
i. de la rupture irrégulière du contrat de travail;
ii. de la rupture unilatérale du contrat de travail pour les délégués du personnel;
iii. de la rupture unilatérale du contrat de travail pour les délégués syndicaux;
iv. de la cessation du contrat de travail de commun accord;
v. de l’éviction du représentant de commerce visée à l’article 101 de la loi du 3 juillet 1978
relative aux contrats de travail;
vi. d’une convention conclue soit au début ou durant l’exécution du contrat de travail, soit dans un délai de douze mois après la fin du contrat de travail, sur la base de laquelle le travailleur s’engage à ne pas débaucher de personnel ou de cocontractants indépendants de l’ancien employeur, soit en son propre nom et pour son propre compte, soit au nom et pour le compte d’un ou plusieurs tiers, et/ou s’engage à ne pas exercer d’activités similaires à celles qu’il
4
exerçait chez son ancien employeur, soit en exploitant lui-même une entreprise, soit en entrant en service auprès d’un employeur concurrent;
ainsi que les travailleurs bénéficiant d’une indemnité en compensation du licenciement visée à l’article 7, § 1er, alinéa 3, zf), de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, pendant les périodes couvertes par ces indemnités.
Les apprentis tel que déterminés en exécution de l’article 1er, § 1er, alinéa 3, de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs sont, jusqu’au 31 décembre de l’année au cours de laquelle ils atteignent l’âge de 18 ans, considérés comme des travailleurs assujettis à l’assurance obligatoire indemnités.
b) les travailleuses visées ci-dessus pendant la période de repos visée à l’article 32, alinéa 1er, 4°;
c) les travailleurs qui se trouvent dans une des situations visées à l’article 32, alinéa 1er, 3°, et 5°;
d) les travailleurs visés à l’article 15 de l’arrêté royal du [18 février 1997] portant des mesures en vue de la dissolution de la Régie des transports maritimes en application de l’article 3, § 1er, 6°, de la loi du 26 juillet 1996 visant à réaliser les conditions budgétaires de la participation de la Belgique à l’Union économique et monétaire européenne.
e) les travailleurs navigants qui sont liés par un contrat de travail conclu après le 1er janvier 1997 avec une des sociétés visées à l’article 13, § 1er, alinéa 1er de l’arrêté royal du 18 février 1997 portant des mesures en vue de la dissolution de la Régie des Transports maritimes en application de l’article 3, § 1er, 6°, de la loi du 26 juillet 1996 visant à réaliser les conditions budgétaires de la participation de la Belgique à l’Union économique et monétaire européenne, qui ont repris les obligations en matière de transport de la Régie, et qui sont occupés à bord de navires armés par ces sociétés pour le transport par mer (de et vers un Etat membre de l’Union européenne.)
2° les travailleurs qui, au cours d’une période d’incapacité de travail (ou de protection de la maternité), telle qu’elle est définie par la présente loi coordonnée, perdent la qualité de titulaire visée au 1°, a);
3° à l’expiration de la période d’assurance continuée visée à l’article 32, alinéa 1er, 6°, les travailleurs ayant eu la qualité visée au 1°, à condition qu’ils soient devenus incapables de travailler (ou se soient trouvés dans une période de protection de la maternité au plus tard le premier jour ouvrable suivant l’expiration de la période d’assurance continuée).
4° à la fin de la période maximale qui a donné lieu au paiement d’une allocation de transition prévue dans la législation sur les pensions, les personnes qui sont entrées en incapacité de travail ou qui se trouvent dans une période de protection de la maternité, au plus tard le premier jour ouvrable après la fin de ladite période couverte par l’allocation de transition ».
5
B.3. La juridiction a quo demande à la Cour si l’article 131 de la loi du 14 juillet 1994 est compatible avec le droit à la sécurité sociale, garanti par l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, « en ce qu’il exclut du bénéfice des indemnités la personne qui – bien qu’en incapacité de travail et remplissant les obligations de stage découlant de ladite loi – ne justifie plus de sa qualité de titulaire depuis plus de trente jours avant le début de son incapacité […], en particulier en ce que [l’article 23 de la Constitution] présuppose que l’obligation correspondante instaurée par l’article 131 soit proportionnée à l’objectif qu’il poursuit ».
B.4. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment le droit à la sécurité sociale (article 23, alinéa 3, 2°) mentionné dans la question préjudicielle. L’article 23
de la Constitution ne précise pas ce qu’impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l’alinéa 2 de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
B.5. La Cour n’aperçoit pas comment une disposition législative qui étend le droit à une indemnité d’incapacité de travail à une période durant laquelle l’intéressé n’a plus la qualité d’assuré social, notamment pour faciliter le passage à une éventuelle reprise du travail ou l’octroi éventuel d’une allocation de chômage, constitue une atteinte au droit à la sécurité sociale, garanti par l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution.
B.6. L’article 131 de la loi du 14 juillet 1994 est compatible avec l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution.
6
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 131 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, ne viole pas l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 18 janvier 2024.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul