Cour constitutionnelle
Arrêt n° 22/2024
du 15 février 2024
Numéro du rôle : 7918
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 312, § 2, de l’ancien Code civil, posée par le tribunal de la famille du Tribunal de première instance du Hainaut, division de Mons.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 16 janvier 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 20 janvier 2023, le tribunal de la famille du Tribunal de première instance du Hainaut, division de Mons, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 312, § 2, du Code civil viole-t-il les articles 10, 11 et 22 de la Constitution combinés aux articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ce qu’il fixe le délai de prescription de l’action de l’enfant en matière de contestation de maternité à un an à dater de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle alors qu’en matière de contestation de paternité, l’enfant dispose du délai prévu par l’article 331ter du Code civil ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- F.M. C., assisté et représenté par Me F. Haenecour, avocat au barreau de Mons;
- K.C., assistée et représentée par Me A. Druitte, avocate au barreau de Mons;
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- M.D., assistée et représentée par Me L. Gourmelen, avocate au barreau de Mons;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Depré et Me E. de Lophem, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 20 décembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
F.M. C., ressortissant guinéen, est né en Belgique le 3 décembre 1993 puis est retourné vivre en Guinée. Il revient en Belgique vers 2012. Fin 2019, il constate que son acte de naissance, dressé à Bruxelles, comporte une erreur quant à sa filiation maternelle puisqu’il mentionne K.C., au lieu de M.D., sa mère biologique. Il attribue cette erreur à l’hôpital, les frais d’hôpital ayant été à l’époque payés par K.C. Après avoir effectué des recherches afin de retrouver les coordonnées de K.C., il agit par voie de citation devant le tribunal de la famille du Tribunal de première instance du Hainaut, division de Mons, la juridiction a quo, le 11 août 2021, soit plus d’un an après la découverte de la mention erronée de sa filiation maternelle.
Constatant que le droit belge est applicable en vertu du droit international privé et que l’article 312 de l’ancien Code civil permet l’action en contestation de maternité dans l’année de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle, la juridiction a quo pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. F.M. C., partie demanderesse devant la juridiction a quo, soutient que ce sont des considérations matérielles qui expliquent la tardiveté du dépôt de la citation. Il a notamment fallu d’abord retrouver les coordonnées de K.C., ainsi que s’adjoindre les services d’un conseil. En tout état de cause, la partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la Cour peut appliquer les enseignements développés dans ses arrêts nos 96/2011 (ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.096), 18/2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.018), 72/2016
(ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.072) et 161/2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.161) au cas d’espèce. Elle estime qu’il ressort de ces arrêts que la disposition qui impose à l’enfant un délai d’un an, à compter de la découverte du fait que la personne qui l’a reconnu n’est pas sa mère, pour intenter une action en contestation de maternité n’est pas constitutionnelle. La maternité légale et la paternité légale sont comparables et il est aussi important de faire
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reconnaître la réalité biologique et socio-affective dans les deux cas. Il y va en outre du respect de la vie privée et familiale de l’enfant et de la mère. Conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le législateur doit ménager un équilibre entre la sécurité juridique et le droit de l’enfant à la connaissance de ses origines. La partie demanderesse devant la juridiction a quo souligne au surplus qu’elle a bien agi avant l’âge de 28 ans, respectant en cela l’article 331ter de l’ancien Code civil. La question préjudicielle appelle donc une réponse affirmative.
A.2. K.C. et M.D., toutes deux parties défenderesses devant la juridiction a quo, se joignent aux arguments développés par F.M. C.
A.3. Le Conseil des ministres rappelle que l’article 312, § 2, en cause, de l’ancien Code civil contient trois conditions pour agir en contestation de maternité. La première est une condition temporelle : l’action doit être exercée dans un délai d’un an. La deuxième est une condition personnelle : les titulaires de l’action en contestation de maternité sont énumérés par la règle contrôlée. La troisième est une condition matérielle et est liée au caractère mensonger de la filiation maternelle que le titulaire de l’action entend contester. Or, il ressort des motifs de la décision de renvoi que cette dernière condition fait défaut. La partie demanderesse devant la juridiction a quo pointe en réalité non le caractère mensonger de la filiation mais une erreur qui aurait été commise par l’hôpital à l’époque. Celle-ci peut être visée par une action en rectification d’état civil, conformément à l’article 35 de l’ancien Code civil. La juridiction a quo est d’ailleurs compétente pour ce faire. Par conséquent, le Conseil des ministres estime que la réponse à la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige et que la question n’appelle pas de réponse.
-B–
Quant à l’utilité de la question préjudicielle
B.1.1. Le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse puisqu’elle n’est manifestement pas utile à la solution du litige. Il estime en effet que la partie demanderesse devant la juridiction a quo aurait dû, vu l’objet du litige, intenter devant la même juridiction une action en rectification d’acte d’état civil, et non une action en contestation de la filiation maternelle.
B.1.2. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse. Il appartient également en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique, sous réserve d’une lecture manifestement erronée de celles-ci.
B.2.1. Aux termes des articles 33 et 34 de l’ancien Code civil, l’officier d’état civil est compétent pour les rectifications en cas d’« erreur matérielle ». Dans tous les autres cas, le
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tribunal de la famille est compétent pour la rectification des actes de l’état civil. L’article 35 de l’ancien Code civil, dans sa version applicable devant la juridiction a quo, disposait à cet effet :
« § 1er. La personne voulant faire rectifier un acte ou faire annuler un acte ou faire suppléer un acte manquant conformément à l’article 26, peut adresser une demande à cet effet auprès du tribunal de la famille.
L’officier de l’état civil du lieu de l’établissement de l’acte qui veut faire rectifier cet acte, peut adresser une requête à cet effet, signée par lui-même ou un avocat, auprès du tribunal de la famille.
Le procureur du Roi poursuit la rectification d’un acte auprès du tribunal de la famille lorsqu’il constate une erreur dans l’acte.
§ 2. Le greffier de la chambre à laquelle l’affaire a été attribuée transmet la demande au ministère public. Après la réception de l’avis du ministère public, le greffier convoque le demandeur, par pli judiciaire, afin qu’il comparaisse à l’audience fixée à cet effet par le président de la chambre.
§ 3. Le greffier transmet immédiatement les données nécessaires à l’établissement résultant de la rectification de l’acte modifié conformément à la section 6, à l’établissement de l’acte d’annulation ou à l’établissement de l’acte supplétif, via la BAEC et joint la décision judiciaire passée en force de chose jugée en tant qu’annexe dans la BAEC.
L’officier de l’état civil compétent établit immédiatement l’acte ou les actes de l’état civil modifiés à la suite de la rectification, l’acte d’annulation, ou établit l’acte supplétif et associe ceux-ci, le cas échéant, aux actes de l’état civil auxquels ils se rapportent ».
B.2.2. L’article 56 de l’ancien Code civil, dans sa version applicable au moment de la naissance de la partie demanderesse devant la juridiction a quo, disposait :
« En cas d’accouchement dans des hôpitaux, cliniques, maternités ou autres établissements de soins, la naissance de l’enfant est déclarée par le père ou par la mère ou par les deux auteurs ou, lorsque ceux-ci s’abstiennent de faire la déclaration, par la personne qui assure la direction de l’établissement ou son délégué.
La personne qui assure la direction de l’établissement ou son délégué sont tenus de donner à l’officier de l’état civil, avis de l’accouchement, au plus tard le premier jour ouvrable qui suit celui-ci ».
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B.3.1. Il ressort des arguments développés par la partie demanderesse devant la juridiction a quo que l’action intentée devant cette juridiction vise à faire reconnaître le lien de filiation maternelle avec une autre personne que celle qui a été mentionnée sur l’acte de naissance de la partie demanderesse, à la suite de ce qui est, selon cette dernière, une erreur de son hôpital de naissance. L’erreur pointée ne tiendrait par conséquent pas à l’inscription d’un acte dans les registres de l’état civil en tant que telle, mais à la notification de naissance à la suite de l’accouchement à l’hôpital. Il n’appartient pas à la Cour mais à la juridiction a quo de vérifier la véracité des arguments invoqués concernant l’erreur de l’hôpital en question, dont la preuve est a priori moins aisée que celle qui relève des rectifications ordinaires des actes de l’état civil.
B.3.2. Par ailleurs, les travaux préparatoires de la réforme du droit de la filiation, relatifs à la précédente version de l’article 312 de l’ancien Code civil, qui avaient trait à la contestation de la filiation maternelle, n’opéraient pas de distinction entre les situations de fait pour ce qui concerne la possibilité d’introduire une action en vertu de cet article, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres. L’action en contestation de la filiation maternelle visait expressément la situation de l’erreur relative à la désignation de la mère dans l’acte d’état civil, et plus particulièrement le cas de la substitution involontaire d’enfant (Doc. parl., Sénat, 1977-
1978, n° 305/1, pp. 10-11; Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, p. 40). Si la situation d’espèce devant la juridiction a quo diffère de la situation visée dans les travaux préparatoires précités, cette différence ne permet pas en soi de considérer que l’erreur invoquée de l’hôpital dans l’affaire pendante devant la juridiction a quo ne pourrait donner lieu qu’à une action en rectification des actes de l’état civil et non à une action en contestation de la filiation maternelle.
B.4. Il n’apparaît pas que la juridiction a quo interprète les dispositions qu’elle applique de manière manifestement erronée. Il n’apparaît pas non plus que la réponse à la question préjudicielle soit manifestement inutile à la solution du litige devant la juridiction a quo.
B.5. L’exception est rejetée.
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Quant à la disposition en cause
B.6. L’article 312 de l’ancien Code civil dispose :
« § 1er. L’enfant a pour mère la personne qui est désignée comme telle dans l’acte de naissance.
§ 2. A moins que l’enfant n’ait la possession d’état à l’égard de la mère, la filiation maternelle ainsi établie peut être contestée par toutes voies de droit, dans l’année de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle, par le père, l’enfant, la femme à l’égard de laquelle la filiation est établie et par la personne qui revendique la maternité de l’enfant ».
Le paragraphe 2 précité résulte d’une modification introduite par la loi du 27 décembre 2006 « portant des dispositions diverses (I) » (ci-après : la loi du 27 décembre 2006).
B.7. Il ressort de la décision de renvoi que l’action visée par la disposition précitée a été intentée plus d’un an après la découverte de l’acte de naissance qui fait apparaître un autre nom que celui de la mère biologique de la partie demanderesse devant la juridiction a quo.
B.8. Le législateur a, lors de la réforme du droit de la filiation, voulu cerner le plus près possible la vérité (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 3) et a pour cette raison voulu permettre de contester la filiation maternelle légale (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, pp. 10-11). Toutefois, le législateur a tenu à restreindre la portée de cette contestation, compte tenu du principe « mater semper certa est » (Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, p. 38).
Cela explique que la disposition en cause exclut toujours l’action en contestation de la filiation maternelle en cas de possession d’état à l’égard de la mère.
B.9. Le délai d’un an dans lequel doit être introduite l’action en contestation de maternité par le père, l’enfant, la femme à l’égard de laquelle la filiation est établie et la personne qui revendique la maternité de l’enfant a été instauré par la loi du 27 décembre 2006. Ce délai est justifié comme suit :
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« La loi du 1er juillet 2006 crée une discrimination en ne prévoyant aucun délai ni aucune restriction à la qualité pour agir dans le cadre de la contestation de maternité issue de l’acte de naissance. Afin d’éviter une éventuelle censure par la Cour d’arbitrage, il y a lieu de restreindre, comme pour l’action en contestation de paternité le droit à agir à un certain nombre de personnes (en l’espèce le père, l’enfant, la femme à l’égard de laquelle la filiation est établie de même que la personne qui revendique la maternité de l’enfant).
De même, comme pour la contestation de la paternité, il est prévu que l’action doit être introduite dans l’année de la découverte de la naissance.
Conformément à l’avis du Conseil d’État, les mots ‘ du caractère mensonger de la filiation maternelle ’ ont été ajoutés » (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2760/001, pp. 238-
239).
Il ressort de ces travaux préparatoires que, pour ce qui concerne le délai d’un an, en cause, l’intention du législateur était de traiter de la même façon l’action en contestation de paternité et l’action en contestation de maternité.
Quant au fond
B.10. La Cour est interrogée sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle ne permet pas à l’enfant d’agir en contestation de la reconnaissance de maternité au-delà du délai d’un an à compter de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle, alors qu’en matière de contestation de paternité, l’enfant dispose du délai de 30 ans prévu par l’article 331ter de l’ancien Code civil.
B.11.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.11.2. L’article 22 de la Constitution dispose :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit ».
L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
B.11.3. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l’article 22
de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne précitée (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).
La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un ensemble indissociable.
B.12. La Cour a déjà répondu à plusieurs questions préjudicielles qui portaient sur l’action en contestation de paternité. Par son arrêt n° 77/2016 du 25 mai 2016
(ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.077), la Cour a jugé :
« B.4.1. Le droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les dispositions précitées, a pour but essentiel de protéger les personnes contre des ingérences dans leur vie privée et leur vie familiale.
L’article 22, alinéa 1er, de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme n’excluent pas une ingérence d’une autorité publique dans le droit au respect
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de la vie privée et familiale mais ils exigent que cette ingérence soit autorisée par une disposition législative suffisamment précise, qu’elle poursuive un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique. Ces dispositions engendrent de surcroît l’obligation positive pour l’autorité publique de prendre des mesures qui assurent le respect effectif de la vie privée et familiale, même dans la sphère des relations entre les individus (CEDH, 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, § 31; grande chambre, 12 novembre 2013, Söderman c. Suède, § 78; 3 avril 2014, Konstantinidis c. Grèce, § 42).
B.4.2. Les procédures relatives à l’établissement ou à la contestation de la paternité concernent la vie privée, parce que la matière de la filiation englobe d’importants aspects de l’identité personnelle d’un individu (CEDH, 28 novembre 1984, Rasmussen c. Danemark, § 33;
24 novembre 2005, Shofman c. Russie, § 30; 12 janvier 2006, Mizzi c. Malte, § 102; 16 juin 2011, Pascaud c. France, §§ 48-49; 21 juin 2011, Krušković c. Croatie, § 20; 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne, § 60; 12 février 2013, Krisztián Barnabás Tóth c. Hongrie, § 28).
Le régime de contestation de la reconnaissance de paternité en cause relève donc de l’application de l’article 22 de la Constitution et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.5. Le législateur, lorsqu’il élabore un régime qui entraîne une ingérence de l’autorité publique dans la vie privée, jouit d’une marge d’appréciation pour tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (CEDH, 26 mai 1994, Keegan c. Irlande, § 49; 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, § 31; 2 juin 2005, Znamenskaya c. Russie, § 28; 24 novembre 2005, Shofman c. Russie, § 34; 20 décembre 2007, Phinikaridou c. Chypre, §§ 51 à 53; 25 février 2014, Ostace c. Roumanie, § 33).
Cette marge d’appréciation du législateur n’est toutefois pas illimitée : pour apprécier si une règle législative est compatible avec le droit au respect de la vie privée, il convient de vérifier si le législateur a trouvé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. Pour cela, il ne suffit pas que le législateur ménage un équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble mais il doit également ménager un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées (CEDH, 6 juillet 2010, Backlund c. Finlande, § 46; 15 janvier 2013, Laakso c. Finlande, § 46; 29 janvier 2013, Röman c. Finlande, § 51).
Lorsqu’il élabore un régime légal en matière de filiation, le législateur doit en principe permettre aux autorités compétentes de procéder in concreto à la mise en balance des intérêts des différentes personnes concernées, sous peine de prendre une mesure qui ne serait pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis.
Tant l’article 22bis, alinéa 4, de la Constitution que l’article 3, paragraphe 1, de la Convention relative aux droits de l’enfant imposent aux juridictions de prendre en compte, de manière primordiale, l’intérêt de l’enfant dans les procédures le concernant. La Cour européenne des droits de l’homme a précisé que, dans la balance des intérêts en jeu, il y a lieu de faire prévaloir les intérêts de l’enfant (CEDH, 5 novembre 2002, Yousef c. Pays-Bas, § 73;
26 juin 2003, Maire c. Portugal, §§ 71 et 77; 8 juillet 2003, Sommerfeld c. Allemagne, §§ 64 et
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66; 28 juin 2007, Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, § 119; 6 juillet 2010, Neulinger et Shuruk c. Suisse, § 135; 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne, § 63).
B.6. Le législateur a, lors de la réforme du droit de la filiation, et en particulier en ce qui concerne le droit en matière de reconnaissance, toujours voulu cerner le plus près possible la vérité (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 3) et a pour cette raison voulu permettre de contester la filiation légale (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 12).
Toutefois, le législateur a en même temps aussi tenté de respecter la ‘ paix des familles ’, au besoin au détriment de la vérité (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 15), et de créer la même stabilité en matière de reconnaissance que celle qui existe à l’égard d’un enfant né dans le mariage (Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, pp. 101 et 115). Pour cette raison, le législateur a considéré l’intérêt de l’enfant comme prioritaire (Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, p. 115).
Le souci principal du législateur lorsqu’il a instauré l’article 330 du Code civil était par conséquent de garantir la sécurité juridique pour l’enfant (Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, p. 102).
B.7.1. Le délai d’un an dans lequel doit être introduite l’action du père, de la mère ou de la personne qui a reconnu l’enfant et de la personne qui revendique la filiation a été instauré par la loi du 1er juillet 2006 modifiant des dispositions du Code civil relatives à l’établissement de la filiation et aux effets de celle-ci et a été justifié par le législateur par le fait qu’il serait indispensable de limiter dans le temps la possibilité de contester la paternité, en vue de sécuriser le lien de filiation. De cette manière, le législateur entendait éviter l’insécurité juridique et les troubles au sein du ménage (Doc. parl., Chambre, 2003-2004, DOC 51-0597/014, p. 5) et protéger autant que possible la cellule familiale de l’enfant (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-0597/032, p. 14, et DOC 51-0597/026, p. 6).
B.7.2. Le délai d’un an dans lequel doit être introduite l’action de l’enfant, après la découverte du fait que la personne qui l’a reconnu n’est pas son père ou sa mère, a été instauré par l’article 370 de la loi du 27 décembre 2006 portant des dispositions diverses (I).
B.8. En ce qui concerne en particulier les délais dans le droit de la filiation, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas estimé que l’instauration de délais était en soi contraire à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme; seule la nature d’un tel délai peut être considérée comme contraire au droit au respect de la vie privée (CEDH, 6 juillet 2010, Backlund c. Finlande, § 45; 15 janvier 2013, Laakso c. Finlande, § 45;
29 janvier 2013, Röman c. Finlande, § 50; 3 avril 2014, Konstantinidis c. Grèce, § 46).
La Cour européenne des droits de l’homme admet en outre que la marge d’appréciation du législateur national est plus grande lorsqu’il n’existe pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe concernant l’intérêt en cause ou la manière dont cet intérêt doit être protégé (CEDH, 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne, § 68). De plus, la Cour européenne souligne qu’il ne lui incombe pas de prendre des décisions à la place des autorités nationales (CEDH, 15 janvier 2013, Laakso c. Finlande, § 41).
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B.9.1. La Cour a déjà examiné à plusieurs reprises la constitutionnalité du délai d’un an prévu par l’article 330, § 1er, alinéa 4, du Code civil.
B.9.2. Par son arrêt n° 139/2013, du 17 octobre 2013, la Cour a dit pour droit que l’article 330, § 1er, alinéa 4, du Code civil ne violait pas les articles 22 et 22bis de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il prescrit que l’action en contestation d’une reconnaissance de paternité introduite par la personne qui revendique la filiation doit être intentée dans l’année de la découverte qu’elle est le père de l’enfant.
B.9.3. Par son arrêt n° 165/2013, du 5 décembre 2013, la Cour a dit pour droit que l’article 330, § 1er, alinéa 4, du Code civil ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec la Convention relative aux droits de l’enfant, en ce qu’il dispose que l’action de celui qui revendique la filiation doit être intentée dans l’année qui suit la découverte du fait qu’il est le père de l’enfant.
B.9.4. Par son arrêt n° 139/2014, du 25 septembre 2014, la Cour a dit pour droit que l’article 330, § 1er, alinéa 4, du Code civil ne violait pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, combinés ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il dispose que l’action de celui qui a reconnu l’enfant doit être intentée dans l’année qui suit la découverte du fait qu’il n’est pas le père de l’enfant.
B.9.5. Les arrêts précités portent sur le délai d’un an imposé lorsque l’action en contestation d’une reconnaissance paternelle est introduite par la personne qui revendique la filiation ou par la personne qui a reconnu l’enfant, mais ne porte pas sur le délai d’un an imposé lorsqu’une telle action est introduite par l’enfant.
B.10.1. Toutefois, la Cour s’est déjà prononcée sur le délai d’un an dont l’enfant dispose pour introduire une action en contestation de paternité, délai prévu par l’article 318, § 2, du Code civil.
B.10.2. Par son arrêt n° 96/2011, du 31 mai 2011, la Cour a jugé à propos d’une action en contestation de présomption de paternité introduite par un enfant majeur contre le mari de sa mère alors que cette présomption ne correspondait ni à la vérité biologique ni, en l’absence de possession d’état, à la vérité socio-affective :
‘ B.7. Il ressort des motifs du jugement rendu par le juge a quo que, d’après les éléments du dossier, la présomption de paternité du mari de la mère établie en l’espèce à l’égard du demandeur devant le juge a quo ne correspond ni à la vérité biologique, ni à la vérité socio-
affective. La Cour limitera à cette hypothèse l’examen du délai relatif à l’action en contestation de paternité prescrit par l’article 318, § 2, du Code civil.
La Cour doit donc contrôler si l’article 318, § 2, précité, porte atteinte de manière discriminatoire au droit au respect de la vie privée, tel qu’il est consacré par l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’enfant qui,
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en l’absence de possession d’état, entend contester la présomption de paternité établie à l’égard du mari de sa mère, compte tenu des délais que cet article 318, § 2, prescrit pour ce faire.
[…]
B.13. La paix des familles et la sécurité juridique des liens familiaux, d’une part, et l’intérêt de l’enfant, d’autre part, constituent des buts légitimes dont le législateur peut tenir compte pour empêcher que la contestation de paternité puisse être exercée sans limitation.
B.14. Toutefois, en prévoyant qu’un enfant ne peut plus contester la présomption de paternité établie à l’égard du mari de sa mère au-delà de l’âge de vingt-deux ans ou de l’année à dater de la découverte du fait que celui qui était le mari de sa mère n’est pas son père, alors que cette présomption ne correspond à aucune réalité ni biologique, ni socio-affective, il est porté atteinte de manière discriminatoire au droit au respect de la vie privée de cet enfant. En raison du court délai de prescription, celui-ci pourrait ne plus disposer de la possibilité de saisir un juge susceptible de tenir compte des faits établis ainsi que de l’intérêt de toutes les parties concernées, sans que cela puisse se justifier par le souci de préserver la paix des familles alors que les liens familiaux sont en l’occurrence inexistants ’.
Par conséquent, la Cour a dit pour droit :
‘ Dans l’hypothèse décrite en B.7, l’article 318, § 2, du Code civil viole les articles 10, 11
et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme ’.
B.10.3. Par son arrêt n° 18/2016, du 3 février 2016, la Cour a dit pour droit que l’article 318, § 2, du Code civil violait l’article 22 de la Constitution, combiné avec l’article 8
de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il impose à l’enfant âgé de plus de 22 ans un délai d’un an à compter de la découverte du fait que le mari de sa mère n’est pas son père pour intenter une action en contestation de paternité.
Par cet arrêt, la Cour a jugé :
‘ B.13. Lorsqu’un enfant découvre plusieurs années avant d’avoir atteint l’âge de 22 ans que le mari de sa mère n’est pas son père, l’article 318, § 2, du Code civil ne lui permet plus de contester la présomption de paternité dès qu’il a atteint l’âge de 22 ans. Empêché de contester cette présomption de paternité, cet enfant est également empêché d’encore intenter, passé cet âge, une action en recherche de paternité.
B.14.1. Les procédures relatives à l’établissement ou à la contestation de paternité concernent la vie privée, parce que la matière de la filiation englobe d’importants aspects de l’identité personnelle d’un individu, dont l’identité de ses géniteurs fait également partie (CEDH, 7 février 2002, Mikulic c. Croatie, §§ 53 et 54; 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse, § 25;
16 juin 2011, Pascaud c. France, §§ 48-49).
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B.14.2. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, lorsque le législateur fixe les règles en matière de filiation, il doit non seulement tenir compte des droits des intéressés, mais aussi de la nature de ces droits. Lorsqu’est en cause le droit à une identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, un examen approfondi est nécessaire pour peser les intérêts en présence (CEDH, 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse, § 37; 3 avril 2014, Konstantinidis c. Grèce, § 47). Même si une personne a pu développer sa personnalité sans avoir de certitude quant à l’identité de son père biologique, il faut admettre que l’intérêt qu’un individu peut avoir à connaître son ascendance ne décroît pas avec les années, bien au contraire (CEDH, 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse, § 40; 16 juin 2011, Pascaud c. France, § 65). La Cour européenne constate également qu’il ressort d’une étude comparée que dans un nombre important d’Etats, l’action de l’enfant en recherche de paternité n’est pas soumise à un délai, et que l’on constate une tendance à accorder à l’enfant une plus grande protection (CEDH, 20 décembre 2007, Phinikaridou c. Chypre, § 58).
B.15. Dans une procédure judiciaire d’établissement de la filiation, le droit de chacun à l’établissement de sa filiation doit dès lors l’emporter, en principe, sur l’intérêt de la paix des familles et de la sécurité juridique des liens familiaux.
B.16. Même s’il existe ou s’il a existé des liens familiaux, concrétisés par la possession d’état, la disposition en cause porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l’enfant, en raison du court délai de prescription qui pourrait le priver de la possibilité de saisir un juge susceptible de tenir compte des faits établis ainsi que de l’intérêt de toutes les parties concernées.
[…] ’.
B.11. Le fait que les articles 318, § 2, et 330, § 1er, alinéa 4, du Code civil se rapportent à des matières différentes n’empêche pas qu’ils sont tous deux étroitement liés au droit à l’identité de l’enfant.
S’agissant de la reconnaissance, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé :
‘ la reconnaissance comme l’annulation d’un lien de filiation touche directement à l’identité de l’homme ou de la femme dont la parenté est en question (voir, par exemple, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87, I.L.V. c. Roumanie (déc.), n° 4901/04, § 33, 24 août 2010, Krušković, précité, § 18, et Canonne c. France (déc.), n° 22037/13, § 25, 2 juin 2015) ’ (CEDH, 14 janvier 2016, Mandet c. France, § 44).
En outre, comme la Cour l’a rappelé dans son arrêt n° 139/2013, précité, le législateur a voulu réaliser un parallélisme maximal entre la procédure de contestation de la présomption de paternité et la procédure de contestation de la reconnaissance de paternité. Les deux procédures sont ainsi formulées, dans les dispositions en question, dans des termes comparables et le législateur a prévu, dans les deux procédures, le même délai d’un an pour intenter l’action.
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Pour des motifs similaires à ceux de l’arrêt n° 18/2016, précité, relatif à l’article 318, § 2, du Code civil, l’article 330, § 1er, alinéa 4, du même Code n’est pas compatible avec les normes de référence invoquées ».
B.13. Par son arrêt n° 161/2016 du 14 décembre 2016, la Cour a à nouveau jugé que l’article 330, § 1er, alinéa 4, de l’ancien Code civil viole les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il impose à l’enfant âgé de plus de 22 ans un délai d’un an à compter de la découverte du fait que la personne qui l’a reconnu n’est pas son père pour intenter une action en contestation de la reconnaissance paternelle.
B.14. Comme il est dit en B.9, la mise en place du délai d’un an pour agir en contestation de maternité est mue par la volonté d’appliquer les mêmes conditions qu’à la contestation de paternité.
B.15. Compte tenu de cet objectif, et pour les mêmes motifs que ceux développés dans les arrêts précités, l’article 312, § 2, de l’ancien Code civil viole les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il impose à l’enfant un délai d’un an à compter de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle pour intenter une action en contestation de maternité.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 312, § 2, de l’ancien Code civil viole les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il impose à l’enfant un délai d’un an à compter de la découverte du caractère mensonger de la filiation maternelle pour intenter une action en contestation de maternité.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 15 février 2024.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul