Cour constitutionnelle
Arrêt n° 24/2024
du 15 février 2024
Numéro du rôle : 7956
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 908 de l’ancien Code civil, tel qu’il a été inséré par la loi du 17 mars 2013 et avant sa modification par la loi du 21 décembre 2018, posées par la Cour de cassation.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 6 février 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 20 mars 2023, la Cour de cassation a posé les questions préjudicielles suivantes :
1. « L’article 908 de l’ancien Code civil (tel qu’il a été inséré par la loi du 17 mars 2013
réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine, et avant sa modification par la loi du 21 décembre 2018 portant des dispositions diverses en matière de justice) viole-t-il les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition considère l’administrateur qui ne relève pas des exceptions prévues à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil comme étant absolument incapable de recevoir une donation ou un legs de la personne protégée, alors qu’en vertu de l’article 499/10 de l’ancien Code civil, l’administrateur peut acquérir des biens de la personne protégée d’une manière autre que par donation ou par legs, moyennant l’autorisation du juge de paix ? »;
2. « L’article 908 de l’ancien Code civil (tel qu’il a été inséré par la loi du 17 mars 2013
réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine, et avant sa modification par la loi du 21 décembre 2018 portant des dispositions diverses en matière de justice) viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention
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européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition considère l’administrateur non professionnel qui ne relève pas des exceptions prévues à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil, mais qui a toutefois un lien étroit ou affectif avec la personne protégée, comme étant absolument incapable de recevoir une donation ou un legs de la personne protégée, alors que cette même disposition considère l’administrateur qui relève des exceptions prévues à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil, et qui est ainsi un parent proche ou le partenaire de la personne protégée, comme capable de recevoir une donation ou un legs de la personne protégée ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- K. D.W., assisté et représenté par Me C. De Baets, avocate à la Cour de cassation;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me A. Wirtgen et Me S. Wils, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 20 décembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs D. Pieters et K. Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
K. D.W. était l’administrateur de S.V. Durant l’administration, le juge de paix a autorisé celle-ci à faire deux donations à son administrateur et à établir un testament authentique en faveur de ce dernier ou, en cas de prédécès, en faveur de la fille de celui-ci. Lorsqu’elle est décédée, S.V. a laissé pour seuls héritiers légaux son neveu et sa nièce. Ceux-ci ont cité l’administrateur à comparaître devant le Tribunal de première instance d’Anvers, division de Malines, en vue de l’annulation des donations et du testament, pour cause d’incapacité, au sens de l’article 908
de l’ancien Code civil, et pour cause d’insanité d’esprit, au sens de l’article 901 de l’ancien Code civil. Le Tribunal a rejeté cette demande.
Après que la Cour d’appel d’Anvers a rejeté leur appel, les héritiers légaux ont formé un pourvoi auprès de la Cour de cassation. Celle-ci constate que l’article 908 de l’ancien Code civil contient une interdiction absolue pour l’administrateur qui ne relève pas des exceptions prévues à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil de recevoir une donation ou un legs de la personne protégée. Selon la juridiction a quo, cette interdiction empêche l’administrateur de recevoir les donations et l’héritage. La Cour de cassation décide par conséquent de poser les questions préjudicielles reproduites ci-dessus.
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III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1.1. Le Conseil des ministres fait valoir que la première question préjudicielle n’appelle pas de réponse, du moins en partie, parce que ni la question préjudicielle ni l’arrêt de renvoi ne permettent de déduire en quoi l’article 16 de la Constitution et l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de propriété qu’ils contiennent pourraient être violés par la disposition en cause. Pour la même raison, la seconde question préjudicielle n’appelle pas non plus de réponse, du moins en partie.
A.1.2. L’administrateur ne partage pas ce point de vue et affirme que l’article 908 de l’ancien Code civil restreint simultanément le droit de l’administrateur d’acquérir des biens et le droit de la personne protégée de disposer de ses biens. Il estime que l’article 16 de la Constitution et l’article 1er du Premier Protocole additionnel sont dès lors indirectement nécessaires dans le cadre du contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution.
Quant au fond
En ce qui concerne la première question préjudicielle
A.2.1. Selon l’administrateur, la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Il considère que certaines formes de transfert de biens à l’administrateur qui ne s’opèrent pas par donation ou testament ont des conséquences patrimoniales tout aussi importantes. Le fait qu’un transfert s’opère par donation ou testament ou d’une autre manière ne fait aucune différence en ce qui concerne la sincérité de la volonté de la personne protégée.
Il n’y a donc pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le caractère absolu de l’incapacité juridique de l’administrateur et le but, poursuivi, d’éviter que l’administrateur exerce une influence.
A.2.2. Selon le Conseil des ministres, la question préjudicielle appelle une réponse négative. En ordre principal, le Conseil des ministres considère qu’il n’est pas question de catégories de personnes comparables.
Premièrement, le Conseil des ministres renvoie aux travaux préparatoires, qui indiquent que le législateur visait diverses catégories de personnes. Deuxièmement, le Conseil des ministres relève qu’il y a lieu de distinguer expressément la disposition de la donation ou du legs d’autres actes d’acquisition.
En ordre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que, si les catégories de personnes et dispositions mentionnées dans la question préjudicielle se trouvaient tout de même dans des situations comparables, la différence de traitement invoquée repose sur un critère objectif, est pertinente et n’est pas manifestement déraisonnable. Le Conseil des ministres fait valoir, sur la base des travaux préparatoires, que le législateur a instauré une présomption irréfragable de captation qui s’applique aux administrateurs non familiaux. Il existe en effet entre les deux parties un lien de confiance et un rapport de force et d’autorité particulier favorable à l’administrateur par rapport à la personne protégée.
En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
A.3.1. Selon l’administrateur, la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Il n’existe pas de rapport raisonnable entre, d’une part, l’incapacité juridique irréfragable absolue de l’administrateur, prévue à l’article 908 de l’ancien Code civil, de recevoir des donations et legs de la personne protégée et, d’autre part, l’objectif qui consiste à éviter que l’administrateur puisse profiter de cette position de dépendance. Il existe en effet déjà une double garantie pour éviter la captation. D’une part, l’autorisation donnée par le juge de paix à la personne protégée de léguer ou donner des biens en vertu des articles 499/7 et 905 de l’ancien Code civil. D’autre part, l’autorisation, exigée à l’article 499/10 de l’ancien Code civil, donnée à l’administrateur, de recevoir des biens de la personne protégée. Selon l’administrateur, le législateur n’a voulu prévoir une incapacité juridique absolue reposant sur une présomption irréfragable de captation qu’à l’égard des administrateurs professionnels.
C’est pourquoi le caractère absolu et irréfragable de l’incapacité juridique contenue dans l’article 908 de l’ancien Code civil est d’autant plus déraisonnable et disproportionné pour l’administrateur non professionnel qui n’est pas l’une des personnes visées à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil.
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A.3.2. Selon le Conseil des ministres, la question préjudicielle appelle une réponse négative. Il renvoie à l’argumentation développée dans le cadre de la première question préjudicielle. Selon le Conseil des ministres, le législateur a voulu exclure les administrateurs non familiaux de la possibilité de recevoir des donations ou legs, qu’ils soient investis d’une mission d’assistance ou d’une mission de représentation. Le Conseil des ministres renvoie à cet égard à la genèse législative de l’article 908 de l’ancien Code civil, dont ressort cette volonté. Il n’est pas déraisonnable d’exclure les personnes qui ont un lien affectif particulier avec la personne protégée du cercle des personnes à l’égard desquelles la présomption irréfragable de captation ne s’applique pas. Un lien affectif pourrait être simulé, car il s’agit d’une question de fait. Le législateur a donc limité aux exceptions contenues dans la disposition en cause l’exception au principe selon lequel l’administrateur ne peut hériter ou recevoir des donations.
-B-
Quant à la recevabilité
B.1.1. Selon le Conseil des ministres, la première question préjudicielle est irrecevable, du moins en partie, parce que ni la question préjudicielle ni l’arrêt de renvoi ne permettent de déduire en quoi l’article 16 de la Constitution et l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel)
ainsi que le droit de propriété qu’ils contiennent pourraient être violés par la disposition en cause. Selon le Conseil des ministres, la seconde question préjudicielle aussi est irrecevable, pour la même raison, en ce qui concerne l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.1.2. Ni les questions préjudicielles ni la décision de renvoi ne permettent de déduire en quoi la disposition en cause violerait l’article 16 de la Constitution et l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
L’administrateur fait valoir que les questions préjudicielles portent également sur la possibilité, pour la personne protégée, de disposer de ses propres biens. Il n’appartient cependant pas à une partie devant la juridiction a quo de déterminer l’objet et l’étendue des questions préjudicielles.
La Cour limite par conséquent son examen des questions préjudicielles à la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Quant à la disposition en cause
B.2.1. Les questions préjudicielles portent sur l’article 908 de l’ancien Code civil, tel qu’il a été rétabli par l’article 126 de la loi du 17 mars 2013 « réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine » (ci-après : la loi du 17 mars 2013) et modifié par l’article 199 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de Justice », mais avant la modification opérée par l’article 41 de la loi du 21 décembre 2018 « portant des dispositions diverses en matière de justice ». En vertu de cette disposition, un administrateur et quiconque exerce un mandat judiciaire ne peuvent recevoir de dons ou de legs de la personne protégée ou de la personne à l’égard de laquelle ils exercent ce mandat.
L’article 908 de l’ancien Code civil, tel qu’il est applicable dans l’instance soumise à la juridiction a quo, dispose :
« L’administrateur visé au livre 1er, titre XI, chapitre II/1, et quiconque exerce un mandat judiciaire, ne peuvent recevoir de don ou de legs de la personne protégée ou de la personne à l’égard de laquelle ils exercent ce mandat. Les exceptions prévues à l’article 909, alinéa 3, 2°
et 3°, sont applicables par analogie ».
B.2.2. L’article 909 de l’ancien Code civil dispose notamment que les médecins qui ont soigné une personne durant la maladie dont elle est décédée ne peuvent bénéficier de dispositions par testament ou par acte entre vifs faites durant cette maladie. Les exceptions à cette interdiction, qui, en vertu de l’article 908, sont également applicables à l’administrateur, sont énumérées à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil, tel qu’il est applicable dans l’instance soumise à la juridiction a quo, qui dispose :
« Sont exceptées :
[...]
2° les dispositions universelles dans le cas de parenté jusqu’au quatrième degré inclusivement, pourvu toutefois que le décédé n’ait pas d’héritiers en ligne directe; à moins que celui au profit de qui la disposition a été faite, ne soit lui-même du nombre de ces héritiers;
3° Les dispositions en faveur du conjoint, du cohabitant légal ou de la personne vivant maritalement avec le disposant ».
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B.2.3. L’article 908 de l’ancien Code civil a été introduit par la loi du 17 mars 2013. Les travaux préparatoires de cette loi mentionnent :
« Le présent amendement tient compte des observations de l’OVB. Il prévoit que l’administrateur provisoire professionnel ne peut tirer aucun avantage de libéralités faites en sa faveur par la personne protégée. Les contestations qui peuvent surgir en ce qui concerne des largesses prodiguées par la personne protégée à l’administrateur professionnel ne servent pas les intérêts de ce dernier, de sorte qu’il se recommande d’étendre l’incapacité légale de recevoir dans le chef des administrateurs professionnels.
Pendant l’administration, la personne protégée se trouve par ailleurs dans une situation de dépendance par rapport à l’administrateur qui doit prendre des décisions concernant son patrimoine. L’administrateur pourrait profiter de cette situation pour inciter la personne protégée à faire des dons en sa faveur.
[...]
Dans la même optique, l’article 497-6 du Code civil a également prévu (voir également l’article 488bis, h), § 1er, dernier alinéa du Code civil) que l’administrateur ne peut recevoir aucune rétribution ni aucun avantage, de quelque nature ou de qui que ce soit, en rapport avec l’exercice du mandat judiciaire d’administrateur. Le présent amendement précise qu’il s’agit également d’avantages tirés de libéralités faites par la personne protégée. L’exception visée à l’article 909, alinéa 3, 1°, du Code civil n’est évidemment pas d’application.
Cette restriction ne s’applique pas aux administrateurs familiaux (article 909, alinéa 3, 2°
et 3°, du Code civil). Les parents jusqu’au quatrième degré inclusivement, pourvu toutefois que la personne protégée décédée n’ait pas d’héritiers en ligne directe, à moins que celui au profit de qui la disposition a été faite, ne soit lui-même du nombre de ces héritiers, peuvent toutefois encore recevoir des dons. Cela vaut également pour les dispositions en faveur du conjoint, du cohabitant légal ou de la personne vivant maritalement avec la personne protégée » (Doc. parl., Chambre, 2011-2012, DOC 53-1009/002, pp. 56 et 57).
B.2.4. L’article 499/10 de l’ancien Code civil, tel qu’il est applicable dans l’instance soumise à la juridiction a quo, dispose :
« À l’exception du conjoint, l’administrateur ne peut acquérir les biens de la personne protégée, ni directement ni par personne interposée, sauf moyennant l’autorisation spéciale du juge de paix, accordée conformément à la procédure prévue à l’article 1250 du Code judiciaire ou en vertu de la loi du 16 mai 1900 apportant des modifications au régime successoral des petits héritages, en vertu de la loi du 29 août 1988 relative au régime successoral des exploitations agricoles en vue d’en promouvoir la continuité, ou dans le cadre d’un partage judiciaire ou amiable approuvé conformément à l’article 1206 du Code judiciaire. Il ne peut prendre à bail les biens de la personne protégée qu’avec l'autorisation du juge de paix, obtenue sur requête écrite. Dans ce cas, le juge de paix détermine dans son ordonnance les conditions de cette location et les garanties spéciales liées au bail ainsi consenti ».
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B.2.5. La juridiction a quo interprète l’article 499/10 de l’ancien Code civil en ce sens que cette disposition ne constitue pas une exception supplémentaire à l’incapacité juridique absolue de l’administrateur de recevoir des donations ou legs de personnes protégées, hormis les exceptions visées à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil.
La Cour examine la disposition en cause telle qu’elle est interprétée par la juridiction a quo, à moins que cette interprétation soit manifestement erronée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
B.2.6. Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que l’affaire porte sur des donations qui ont été faites au cours de l’administration ainsi que sur un testament qui a été établi au cours de cette administration. La Cour limite son examen des deux questions préjudicielles à cette hypothèse.
Quant au fond
En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
B.3. Dans la seconde question préjudicielle, la Cour est interrogée au sujet de la différence de traitement entre, d’une part, un administrateur non professionnel qui ne relève pas des exceptions visées à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil, mais qui a un lien étroit et affectif avec la personne protégée et, d’autre part, un administrateur non professionnel qui est un parent proche ou le partenaire de la personne protégée et qui a la capacité juridique de recevoir une donation ou un legs de la personne protégée.
B.4. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5. La différence de traitement repose sur la nature du lien que l’administrateur non professionnel a à l’égard de la personne protégée. Ce critère de distinction est objectif.
B.6. Comme l’indique la juridiction a quo, la disposition en cause tend à préserver la personne protégée contre l’influence de l’administrateur qui, en tant que mandataire judiciaire, en tirerait profit pour lui-même. Cela ressort également des travaux préparatoires cités en B.2.3, qui, certes, font d’abord référence à l’administration professionnelle. Le législateur a estimé que la personne protégée se trouve dans une position de dépendance par rapport à l’administrateur et que ce dernier pourrait abuser de sa position pour inciter la personne protégée à procéder à des actes de disposition à titre gratuit en sa faveur. Un tel objectif est légitime.
B.7. Lorsqu’il choisit l’administrateur, le juge de paix se base sur la préférence de la personne protégée ou de ses proches. Il peut écarter cette préférence lorsqu’existent des motifs graves tenant à l’intérêt de la personne protégée. À défaut d’une déclaration dans laquelle une telle préférence est exprimée ou s’il est impossible de suivre le choix opéré, le juge de paix opte pour un administrateur approprié. Il s’agit, de préférence, des parents, du conjoint, du cohabitant légal, de la personne vivant maritalement avec la personne protégée, d’un membre de sa famille proche, d’une personne qui se charge des soins quotidiens de la personne protégée ou qui accompagne la personne protégée et son entourage dans ces soins, ou de certaines fondations.
Ce faisant, le juge de paix tient compte des intérêts et de l’opinion de la personne protégée, ainsi que de sa situation personnelle, de ses conditions de vie et de sa situation familiale (voy.
les articles 496 à 496/3 de l’ancien Code civil). Le législateur préfère donc que l’administrateur fasse partie des proches de la personne protégée, ces proches n’étant pas nécessairement limités à son ménage ni à sa famille.
Il s’ensuit en outre que le juge de paix examine déjà, au moment où l’administrateur est choisi, les intentions de ce dernier et la sincérité de son lien avec la personne protégée. Par la
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suite, le juge de paix conserve un droit de regard sur la manière dont l’administrateur exerce sa mission, notamment à travers l’approbation du rapport que l’administrateur doit rédiger au moins une fois par an (article 498/3 de l’ancien Code civil). De plus, le juge de paix peut décider à tout moment de remplacer l’administrateur (article 496/7 de l’ancien Code civil).
B.8. Dans ces circonstances, il ne peut être raisonnablement admis qu’une personne protégée, pour la seule raison qu’il n’existe pas de lien de parenté étroit entre elle et l’administrateur, ne pourrait pas librement et consciemment faire une donation à ce dernier, et encore moins que toute donation ou tout legs, dans une telle situation, se ferait sous l’influence de la captation de succession et de patrimoine. Ceci est d’autant plus vrai que l’incapacité juridique en cause s’applique quelle que soit l’ampleur de l’incapacité d’agir de la personne protégée, et en particulier lorsque la personne protégée est restée capable d’effectuer des donations entre vifs et/ou de faire ou de révoquer une disposition de dernière volonté (voy.
l’article 492/1, § 2, alinéa 3, 13° et 15°, de l’ancien Code civil). Du reste, il n’est, à l’inverse, pas exclu non plus qu’un administrateur non professionnel qui est un parent proche ou le partenaire de la personne protégée tente d’influencer cette personne afin que celle-ci fasse une donation ou un legs en sa faveur.
B.9. L’objectif poursuivi par le législateur ne saurait dès lors justifier qu’il soit absolument impossible pour les administrateurs non professionnels qui ne sont pas des parents proches ni le partenaire de la personne protégée de recevoir une donation ou un legs de celle-ci, sachant qu’il n’existe même aucune possibilité de renverser préalablement devant le juge de paix la présomption selon laquelle la personne protégée a été influencée par l’administrateur pour disposer en faveur de ce dernier, alors que les administrateurs non professionnels qui sont des parents proches ou le partenaire de la personne protégée peuvent en principe recevoir une donation ou un legs de celle-ci. Le fait que, comme le fait valoir le Conseil des ministres, l’existence d’un lien affectif est une question de fait et peut être simulée n’empêche pas le juge de paix de vérifier s’il existe suffisamment d’éléments dont il ressort sans ambiguïté que la personne protégée décide consciemment et librement de faire une donation à l’administrateur.
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B.10. La disposition en cause est incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’elle entraîne l’incapacité juridique absolue des administrateurs non professionnels qui ne sont pas des parents proches ou le partenaire de la personne protégée de recevoir des donations ou des legs de celle-ci.
En ce qui concerne la première question préjudicielle
B.11. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 908 de l’ancien Code civil avec les articles 10 et 11 de la Constitution. La Cour est interrogée au sujet de la différence de traitement entre, d’une part, un administrateur qui ne relève pas des exceptions visées à l’article 909, alinéa 3, 2° et 3°, de l’ancien Code civil et qui souhaite recevoir des biens de la personne protégée par le biais de donations ou de legs et, d’autre part, un tel administrateur qui, en vertu de l’article 499/10 de l’ancien Code civil et après y avoir été autorisé par le juge de paix, souhaite acquérir des biens de la personne protégée d’une autre manière que par donation ou legs.
B.12. Compte tenu de la réponse donnée à la seconde question préjudicielle, la première question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 908 de l’ancien Code civil, tel qu’il a été introduit par l’article 126 de la loi du 17 mars 2013 « réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine » et modifié par l’article 199 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de Justice », mais avant sa modification par l’article 41 de la loi du 21 décembre 2018 « portant des dispositions diverses en matière de justice », viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que cette disposition entraîne l’incapacité juridique absolue des administrateurs non professionnels qui ne sont pas un parent proche ou le partenaire de la personne protégée de recevoir des donations ou des legs de celle-ci.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 15 février 2024.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen