Cour constitutionnelle
Arrêt n° 34/2024
du 21 mars 2024
Numéro du rôle : 8001
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 25 du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique », posées par le Juge de paix du canton de Merelbeke.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 30 mai 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 2 juin 2023, le Juge de paix du canton de Merelbeke a posé les questions préjudicielles suivantes :
« - L’article 25 du décret flamand du 24 février 2017 relatif à l’expropriation d’utilité publique viole-t-il les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que les propriétaires d’un bien immobilier ou les titulaires d’un droit réel qui n’étaient pas encore en mesure, pendant l’enquête publique, d’introduire une demande de réalisation ou qui n’ont pas pu introduire une demande étayée d’autoréalisation dans le délai de 70 jours après la date de fin de l’enquête publique sont privés par cet article, en tout état de cause et de plein droit, de la possibilité d’autoréalisation, alors qu’en vertu du principe constitutionnel et de droit européen de la nécessité de l’expropriation, il ne peut être procédé à l’expropriation que lorsqu’il n’y a plus d’autre solution raisonnable ?
- L’article 25 du décret flamand du 24 février 2017 relatif à l’expropriation d’utilité publique viole-t-il les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, en ce que les propriétaires d’un bien immobilier ou les titulaires d’un droit réel qui n’étaient pas encore en mesure, pendant l’enquête publique, d’introduire une demande de réalisation ou qui n’ont pas pu introduire une demande étayée d’autoréalisation dans le délai de 70 jours après la date de fin de l’enquête publique sont privés par cet article, en tout état de cause et de plein droit, de la possibilité
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d’autoréalisation, même lorsque les personnes relevant de cette catégorie introduisent tout de même par la suite une demande d’autoréalisation, alors que cet article confère pourtant à ces mêmes personnes la possibilité d’autoréalisation lorsqu’elles ont introduit une telle demande auprès de l’instance expropriante dans le délai prévu, sans que cette différence de traitement soit raisonnablement justifiée, et ce même si la demande d’autoréalisation est identique ou équivalente dans les deux cas ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’association prestataire de services « Intergemeentelijk Samenwerkingsverband voor ruimtelijke ordening en socio-economische expansie », assistée et représentée par Me Gregory Verhelst, avocat au barreau d’Anvers;
- Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate », assistés et représentés par Me Donatienne Ryckbost, avocate au barreau de Flandre occidentale, et Me Barteld Schutyser, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me Patrick Van Der Straten, avocat au barreau d’Anvers.
Par ordonnance du 20 décembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Danny Pieters et Kattrin Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande d’une partie à être entendue, la Cour, par ordonnance du 9 janvier 2024, a fixé l’audience au 14 février 2024.
À l’audience publique du 14 février 2024 :
- ont comparu :
. Me Gregory Verhelst et Me Ward Vangrunderbeeck, avocat au barreau d’Anvers, pour l’association prestataire de services « Intergemeentelijk Samenwerkingsverband voor ruimtelijke ordening en socio-economische expansie »;
. Me Quinten Jacobs, avocat au barreau de Bruxelles, loco Me Barteld Schutyser, pour Marie Greindl et autres;
. Me Patrick Van Der Straten, pour le Gouvernement flamand;
- les juges-rapporteurs Danny Pieters et Kattrin Jadin ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
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Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 21 novembre 2018, le conseil communal de la commune d’Oosterzele approuve définitivement le plan d’exécution spatial « Ambachtelijke zone » (zone artisanale). Celui-ci prévoit la réaffectation de plusieurs terrains, parmi lesquels ceux dont Augustin d’Ursel de Bousies et Marie Greindl sont propriétaires ensemble, de « zone agricole » en « zone de terrain local d’activité économique ». L’association prestataire de services « Intergemeentelijk Samenwerkingsverband voor de ruimtelijke ordening en socio-economische expansie »
(Partenariat intercommunal d’aménagement du territoire et d’expansion socio-économique, ci-après : SOLVA) est autorisée à réaliser ce plan et établit la décision d’expropriation provisoire.
Lors de l’enquête publique, qui s’achève le 22 février 2019, Augustin d’Ursel de Bousies et Marie Greindl introduisent une réclamation, mais pas une demande d’autoréalisation. La décision d’expropriation définitive est établie le 7 mai 2019. Augustin d’Ursel de Bousies décède le 25 juillet 2019. Le 5 mai 2021, Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies et la SA « MG Real Estate » introduisent une demande d’autoréalisation, qui est rejetée pour cause de tardiveté. Finalement, le 23 septembre 2022, au terme de tentatives de négociation supplémentaires pour parvenir à une vente à l’amiable, SOLVA entame la procédure devant le Juge de paix du canton de Merelbeke. À la demande des propriétaires, à savoir Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies et Alfred d’Ursel de Bousies, de leurs preneurs, Marcel Goemaere et Joanna Crucke, et du promoteur immobilier qui a conclu un accord avec eux, la SA « MG Real Estate », la juridiction a quo pose les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1.1. SOLVA soutient que la réponse aux questions préjudicielles n’est manifestement pas utile à la solution du litige a quo, en ce que les questions procéderaient d’une prémisse erronée, à savoir que Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate » n’auraient pas été en mesure d’introduire dans les temps une demande d’autoréalisation.
Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate » laissent entendre qu’il s’agit d’une situation de force majeure. Il s’agit d’un choix délibéré, étant donné que les propriétaires ont effectivement introduit une réclamation lors de l’enquête publique, sans toutefois introduire une demande d’autoréalisation.
A.1.2. Selon Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate », l’examen de l’utilité relève de la mission de la juridiction a quo. Ce n’est que lorsque la réponse à la question préjudicielle n’est manifestement pas utile que la Cour peut décider que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse. Les parties ajoutent qu’il ne s’agit pas d’un choix délibéré, mais qu’elles n’ont en réalité pas eu l’opportunité d’introduire la demande dans les délais impartis.
En ce qui concerne la première question préjudicielle
A.2.1. Selon Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate », le délai de 70 jours, tel qu’il est contenu dans l’article 25 du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique » (ci-après : le décret du 24 février 2017), pour déposer une demande d’autoréalisation n’est pas pertinent et est déraisonnablement court. Selon ces parties,
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le délai de 70 jours accordé après l’enquête publique n’est par ailleurs justifié d’aucune manière par le législateur décrétal, et il est donc arbitraire. Puisque l’enquête publique peut rapidement suivre la décision d’expropriation, la disposition en cause empêcherait de facto le propriétaire concerné d’introduire une demande de manière recevable auprès de l’autorité expropriante. La première question préjudicielle appelle dès lors une réponse affirmative.
A.2.2. Selon le Gouvernement flamand, la nécessité de l’expropriation n’est pas un principe absolu et il s’agit d’un tempérament de l’exercice du droit de propriété, dans un but légitime d’intérêt général. Le but légitime fait primer le déroulement rapide, efficace et transparent de la procédure d’expropriation. Le délai est considéré comme nécessaire, pertinent et proportionné, étant donné qu’un contrôle au regard des conditions d’expropriation est également prévu dans le décret.
A.2.3. Les arguments formulés par SOLVA vont dans ce sens. SOLVA souligne à cet égard que les délais de déchéance peuvent être considérés comme raisonnables et qu’ils ne constituent pas une restriction grave, étant donné que le propriétaire dispose au total d’un délai de 100 jours.
En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
A.3.1. Selon Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate », il existe une inégalité de traitement entre les propriétaires qui, lors de l’enquête publique ou 70 jours après celle-ci, n’étaient pas encore en mesure d’introduire une demande d’autoréalisation et ceux qui l’ont effectivement fait dans le délai prévu. Selon ces parties, le critère de distinction utilisé, à savoir le moment d’introduction de la demande, n’est pas pertinent ni nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi par le législateur décrétal, dès lors qu’au terme du délai de déchéance, le propriétaire et l’instance expropriante peuvent encore se concerter utilement. Enfin, Marie Greindl, Isabelle d’Ursel de Bousies, Alfred d’Ursel de Bousies, Marcel Goemaere, Joanna Crucke et la SA « MG Real Estate » soulignent les effets disproportionnés de la prétendue inégalité de traitement, à savoir une perte de patrimoine immense, alors qu’il existe une autre solution utile.
A.3.2. Le Gouvernement flamand soutient que l’article 25 du décret du 24 février 2017 poursuit un objectif légitime, à savoir un déroulement rapide, efficace et transparent de la procédure d’expropriation dans le cadre de l’intérêt général. Les délais fixés dans la réglementation sont dès lors pertinents et légitimes, et ils ne sont pas déraisonnables. Il n’est pas déraisonnable non plus que les personnes qui ne respectent pas le régime légal restent privées d’un possible avantage. Il s’agit ainsi d’une différence de traitement justifiée entre des personnes qui respectent le décret et des personnes qui ne le respectent pas. Le Gouvernement flamand ajoute que le fait de ne pas être pas en mesure d’introduire la demande d’autoréalisation ne suffit pas pour pouvoir se prévaloir d’une situation de force majeure.
A.3.3. SOLVA soutient que la disposition litigieuse poursuit un objectif légitime, à savoir un déroulement rapide, efficace et transparent de la procédure d’expropriation, et vise également à la sécurité juridique, dès lors que le respect des conditions d’expropriation fait l’objet d’un contrôle et qu’un contrôle de légalité par le Conseil pour les contestations des autorisations existe. Selon SOLVA, l’on peut s’attendre à ce que le propriétaire agisse avec diligence afin que l’objectif d’utilité publique puisse être réalisé le plus rapidement possible. La limitation dans le temps empêche justement le propriétaire d’attendre délibérément longtemps avant de procéder à l’autoréalisation.
-B-
Quant à la recevabilité
B.1.1. Selon l’association prestataire de services « Intergemeentelijk Samenwerkingsverband voor de ruimtelijke ordening en socio-economische expansie »
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(Partenariat intercommunal d’aménagement du territoire et d’expansion socio-économique, ci-
après : SOLVA), les questions préjudicielles ne sont manifestement pas utiles à la solution du litige parce qu’elles sont fondées sur la supposition erronée selon laquelle il s’agit d’une situation de force majeure.
B.1.2. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.1.3. Dès lors que les questions préjudicielles portent sur la situation de personnes qui n’étaient pas encore en mesure d’introduire une demande d’autoréalisation, sans qu’il soit précisé à cet égard pourquoi tel était le cas, il n’est pas manifestement inutile de répondre aux questions préjudicielles.
L’exception est rejetée.
Quant à la disposition en cause
B.2.1. Les questions préjudicielles portent sur la possibilité d’introduire, dans le cadre d’une procédure d’expropriation, une demande d’autoréalisation. La procédure d’expropriation, qui est réglée par le décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique » (ci-après : le décret du 24 février 2017), commence par une décision d’expropriation provisoire, qui est établie par l’instance expropriante (article 10) et qui doit être soumise à une enquête publique (articles 17 à 23). Lors de l’enquête publique, les propriétaires des biens immobiliers concernés peuvent introduire une demande d’autoréalisation. Il en résulte que les propriétaires peuvent proposer à l’instance expropriante de réaliser eux-mêmes l’objectif d’expropriation. Cette possibilité s’inscrit dans le droit fil des objectifs du législateur décrétal, en particulier de celui d’accélérer la réalisation de projets d’expropriation, dans le respect des intérêts des expropriés (Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n° 991/1, p. 6). Si les propriétaires sont disposés à et en mesure de réaliser eux-mêmes l’objectif d’expropriation, dans les délais et aux conditions fixés par l’autorité expropriante, il n’est en effet plus nécessaire de procéder à une expropriation :
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« Si l’objectif d’expropriation peut être réalisé par les propriétaires eux-mêmes et que ceux-
ci sont en mesure de et disposés à réaliser cet objectif selon les modalités prévues par l’autorité, une expropriation n’est pas nécessaire. En effet, la nécessité de procéder à une expropriation et la possibilité d’autoréalisation qui en découle visent à protéger le statut juridique du propriétaire confronté sans le vouloir à une expropriation nécessaire. Il n’en reste pas moins que, dans le cadre de l’autoréalisation, l’objectif d’expropriation doit également être réalisé dans les délais et conditions prévus par l’autorité. Il est essentiel qu’une expropriation ne puisse être nécessaire que lorsque d’autres solutions – qui ont été examinées raisonnablement – sont insuffisantes, de sorte que l’expropriation ne peut notamment avoir lieu que si l’objectif d’expropriation ne peut être réalisé sur la base d’une initiative privée.
[...]
Le droit d’introduire une demande d’autoréalisation n’emporte pas celui de procéder soi-
même à la réalisation. Tel ne sera le cas que si le demandeur signale, au cours de l’enquête publique, qu’il souhaite procéder lui-même à l’autoréalisation et qu’il démontre à suffisance que toutes les conditions d’autoréalisation sont remplies. En effet, l’autorité doit disposer de garanties suffisantes que le propriétaire procédera réellement à la réalisation du but d’expropriation selon les modalités et dans le délai fixés par l’autorité. Il découle de la jurisprudence du Conseil d’État qu’une demande d’autoréalisation peut être rejetée lorsqu’elle ne contient pas de preuves que l’on dispose effectivement de la possibilité de procéder à l’autoréalisation (Custers, 7 décembre 2011, n° 216.708).
Cette disposition indique que l’autoréalisation n’est en principe possible que s’il est satisfait à toutes les conditions qu’elle mentionne » (Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n° 991/1, p. 51).
B.2.2. La procédure relative à la demande d’autoréalisation est réglée aux articles 24 à 27
du décret du 24 février 2017 :
« Art. 24. § 1er. Un propriétaire d’un bien immobilier ou un détenteur d’un droit réel en application de l’article 4 qui est repris dans un arrêté d’expropriation provisoire, peut introduire une demande d’autoréalisation pour ce bien immobilier auprès de l’instance expropriante pendant l’enquête publique.
§ 2. L’instance expropriante peut accéder à cette demande si les conditions suivantes sont cumulativement remplies :
1° le demandeur est manifestement en mesure de réaliser l’objectif envisagé d’utilité publique;
2° le demandeur est manifestement disposé à réaliser l’objectif envisagé d’utilité publique;
3° le demandeur est manifestement disposé à et en mesure de réaliser l’objectif d’utilité publique et de le maintenir le cas échéant de la manière et dans le délai que l’instance expropriante a fixé[s], le cas échéant, dans la note de projet visée à l’article 12.
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§ 3. Le droit d’introduire une demande d’autoréalisation n’implique pas le droit de la réaliser lui-même. L’autorité peut décider de manière motivée de ne pas accéder à la demande d’autoréalisation de la part du propriétaire après une évaluation de la demande sur la base des conditions énumérées au paragraphe 2.
§ 4. Sont exclu[e]s du droit d’introduire une demande d’autoréalisation, toute infrastructure routière, ferroviaire, portuaire et des voies navigables, et les interventions qui y sont inextricablement liées.
Art. 25. Le propriétaire d’un bien immobilier ou le détenteur d’un droit réel en cas d’application de l’article 4 qui souhaite procéder à l’autoréalisation, introduit à cet effet une demande auprès de l’instance expropriante par envoi sécurisé pendant l’enquête publique.
Le propriétaire d’un bien immobilier ou le détenteur d’un droit réel en application de l’article 4 qui a fait savoir, conformément à l’alinéa 1er, qu’il souhaite procéder à l’autoréalisation, dispose, sous peine de déchéance, d’un délai de septante jours après la date de fin de l’enquête publique pour introduire une demande étayée d’autoréalisation. Le propriétaire du bien immobilier ou le détenteur du droit réel à exproprier en application de l’article 4 y démontre qu’il remplit les conditions cumulatives, visées à l’article 24.
Art. 26. Dès que la demande est acceptée, l’instance expropriante et le demandeur d’autoréalisation peuvent conclure une convention d’autoréalisation. Dans cette convention, le demandeur s’engage à réaliser lui-même le projet conformément aux conditions, visées à l’article 24, § 2, 3°, et il garantit l’exécution effective, la réalisation et le cas échéant le maintien du projet ainsi que toutes formes de sûretés, financières et autres, y afférentes.
Art. 27. Le Gouvernement flamand arrête les modalités relatives au contenu de la demande étayée d’autoréalisation et aux conditions à remplir dans le cadre des sûretés nécessaires ».
Quant au fond
En ce qui concerne la première question préjudicielle
B.3.1. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 25 du décret du 24 février 2017 avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), en ce que les propriétaires d’un bien immobilier ou les titulaires d’un droit réel qui n’étaient pas encore en mesure, pendant l’enquête publique, d’introduire une demande de réalisation ou qui n’ont pas pu introduire une demande étayée d’autoréalisation dans le délai de 70 jours après la date de fin de l’enquête publique sont
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privés par cet article, en tout état de cause et de plein droit, de la possibilité d’autoréalisation, alors qu’il ne peut être procédé à l’expropriation que lorsqu’il n’y a plus d’autre solution raisonnable.
B.3.2. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.3.3. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.3.4. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.4.1. Le libellé de la question préjudicielle et la motivation de la décision de renvoi permettent de déduire que la Cour est interrogée en substance sur la possibilité de procéder à une expropriation si les propriétaires concernés introduisent une demande d’autoréalisation, quel que soit le moment d’introduction de cette demande.
B.4.2. L’expropriation offre à l’autorité publique la possibilité de disposer, pour des motifs d’utilité publique, de biens, en particulier immobiliers, qui ne peuvent être acquis par les voies ordinaires du transfert de propriété. L’article 16 de la Constitution dispose que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par
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la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité. L’article 3 du décret du 24 février 2017
le confirme également.
B.4.3. L’expropriation doit être nécessaire à la réalisation de l’objectif d’intérêt général.
Si les propriétaires sont eux-mêmes disposés à réaliser l’objectif de l’expropriation et qu’ils sont en mesure de le faire, l’expropriation n’est en principe plus nécessaire. Il ressort des travaux préparatoires que le droit d’introduire une demande d’autoréalisation s’inscrit dans le cadre de l’examen de la nécessité de l’expropriation et tend à protéger le statut juridique du propriétaire qui est involontairement confronté à une nécessité d’expropriation (Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n° 991/1, p. 51). Pour que la réalisation de l’objectif de l’expropriation soit garantie, il est essentiel, selon le législateur décrétal, que le projet des propriétaires réponde aux conditions fixées par l’instance expropriante :
« Enfin, le propriétaire qui introduit une demande d’autoréalisation devra respecter les formalités et modalités d’exécution fixées par l’instance expropriante. A contrario, il s’ensuit que des formalités ou une réalisation non conformes aux conditions fixées par l’autorité sont exclues. L’instance expropriante détermine la forme finale de l’exécution. L’autorité communique clairement sa vision quant à la forme d’exécution dans la note de projet (article 13). La forme d’exécution peut porter sur la nature, la situation, l’esthétique, la densité de la construction, les différentes phases des travaux à réaliser, la politique d’attribution concernant les lots à bâtir, la répartition des frais (d’exploitation), ... Le mode d’exécution doit en tout cas servir l’intérêt général et doit être suffisamment conforme à la réalité » (ibid., p. 52).
B.4.4. Dans les travaux préparatoires, les délais mentionnés à l’article 25 du décret du 24 février 2017 sont justifiés comme suit :
« Sous peine d’irrecevabilité, le propriétaire doit déposer une demande d’autoréalisation pendant la période d’enquête publique.
[...]
Le délai supplémentaire de 70 jours après la date de fin de l’enquête publique est un délai de déchéance.
Il en résulte que ceux qui n’ont pas déposé de notification d’autoréalisation ou ceux qui ont déposé une notification d’autoréalisation sans introduire toutefois une demande étayée d’autoréalisation dans les délais impartis ne peuvent plus contester l’expropriation en soulevant une exception d’autoréalisation » (ibid., p. 55).
Avec cet article, le législateur décrétal a voulu garantir un déroulement rapide et transparent.
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« Tant le propriétaire privé que l’autorité publique ont intérêt à connaître le plus tôt possible les souhaits et les possibilités de chacun afin de pouvoir se concerter à ce sujet » (ibid.).
Le délai d’introduction d’une notification d’autoréalisation ainsi que le délai d’introduction d’une demande étayée d’autoréalisation cadrent donc également avec l’objectif du législateur décrétal de garantir que le but de l’expropriation peut être réalisé selon les conditions et dans le délai fixés par l’instance expropriante. L’autorité doit en effet disposer de garanties suffisantes quant au fait que le propriétaire procédera effectivement à la réalisation de l’objectif de l’expropriation de la manière et dans le délai qu’elle a fixés. Par conséquent, il n’est pas déraisonnable de limiter à la durée de l’enquête publique, pour tous les propriétaires concernés, la possibilité d’introduire une notification d’autoréalisation. La disposition en cause ne produit donc pas des effets disproportionnés, dès lors que le propriétaire peut, au cours de cette enquête publique, se limiter à notifier son intention d’introduire une demande d’autoréalisation, ensuite de quoi la demande étayée d’autoréalisation ne doit être introduite qu’après un nouveau délai de 70 jours.
B.5. L’article 25 du décret du 24 février 2017 est compatible avec les articles 10, 11 et 16
de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
B.6.1. La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 25 du décret du 24 février 2017 avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, en ce que les propriétaires d’un bien immobilier ou les titulaires d’un droit réel qui n’étaient pas encore en mesure, pendant l’enquête publique, d’introduire une demande de réalisation ou qui n’ont pas pu introduire une demande étayée d’autoréalisation dans le délai de 70 jours après la date de fin de l’enquête publique sont privés par cet article, en tout état de cause et de plein droit, de la possibilité d’autoréalisation, même lorsque les personnes relevant de cette catégorie introduisent tout de même ultérieurement une demande d’autoréalisation, alors que cet article confère pourtant à ces mêmes personnes la possibilité d’autoréalisation lorsqu’elles ont introduit une telle demande auprès de l’instance expropriante dans le délai prévu.
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B.6.2. Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la Cour est interrogée en substance sur une différence de traitement entre les personnes qui exercent leurs droits dans le délai de forclusion applicable et celles qui ne le font pas. Une telle différence de traitement n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si l’application du délai de forclusion entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées. Or, tel n’est pas le cas, ainsi qu’il a déjà été dit en B.4.4.
B.6.3. Partant, l’article 25 du décret du 24 février 2017 est compatible avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 25 du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique » ne viole pas les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 mars 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen