Cour constitutionnelle
Arrêt n° 35/2024
du 21 mars 2024
Numéro du rôle : 8146
En cause : la demande de suspension de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023
« modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription », introduite par Mark Deweerdt.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la demande et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 16 janvier 2024 et parvenue au greffe le 17 janvier 2024, Mark Deweerdt a introduit une demande de suspension de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (publiée au Moniteur belge du 12 janvier 2024).
Par la même requête, la partie requérante demande également l’annulation de la même disposition légale.
Par ordonnance du 23 janvier 2024, la Cour a fixé l’audience pour les débats sur la demande de suspension au 14 février 2024, après avoir invité les autorités visées à l’article 76, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle à introduire, le 7 février 2024 au plus tard, leurs observations écrites éventuelles sous la forme d’un mémoire, dont une
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copie serait envoyée dans le même délai à la partie requérante, ainsi qu’au greffe de la Cour par courriel envoyé à l’adresse « griffie@const-court.be ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nathanaëlle Kiekens, Me Bruno Lombaert, Me Lieselotte Schellekens et Me Devin Kumpen, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit des observations écrites.
À l’audience publique du 14 février 2024 :
- ont comparu :
. Mark Deweerdt, en personne;
. Me Bruno Lombaert, Me Lieselotte Schellekens et Me Devin Kumpen, également loco Me Nathanaëlle Kiekens, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie ont fait rapport;
- les parties précitées ont été entendues;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. La partie requérante demande la suspension et l’annulation de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023
« modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien [C]ode civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (ci-après : la loi du 25 décembre 2023). L’article 2, non attaqué, de cette loi, qui modifie l’article 1er de la loi du 23 mars 1989 « relative à l’élection du Parlement européen » (ci-après : la loi du 23 mars 1989), dispose que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans peuvent également être électeurs pour le Parlement européen. L’article 13, attaqué, de la loi du 25 décembre 2023 remplace l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, qui détermine les personnes pour lesquelles la participation au scrutin est obligatoire. Les électeurs âgés de seize et dix-sept ans, contrairement aux électeurs majeurs, ne sont pas mentionnés dans cette disposition.
La partie requérante expose être un citoyen belge majeur jouissant du droit de vote. Comme la Cour l’a confirmé dans son arrêt n° 116/2023 du 20 juillet 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.116), le droit de vote est un aspect de l’état de droit démocratique qui est à ce point essentiel que sa protection intéresse tous les citoyens (B.2.4). D’après la partie requérante, la disposition attaquée a pour conséquence que seuls certains jeunes âgés de seize et dix-sept ans prendront part au scrutin pour l’élection du Parlement européen, à savoir ceux qui ont un intérêt prononcé pour la politique ou des opinions politiques extrêmes. Cette proportion ne serait pas représentative de l’ensemble du groupe des jeunes âgés de seize et dix-sept ans, et encore moins de l’électorat en général. La disposition attaquée influera donc sur le résultat de l’élection du Parlement européen.
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A.2. Selon le Conseil des ministres, la partie requérante ne justifie pas de l’intérêt requis, ainsi que le confirme l’arrêt de la Cour n° 76/94 du 18 octobre 1994 (ECLI:BE:GHCC:1994:ARR.76). L’on n’aperçoit pas en quoi l’annulation de la disposition attaquée procurerait un avantage à la partie requérante. Celle-ci ne démontre pas que la disposition attaquée peut avoir une influence réelle sur le poids de son vote. La disposition attaquée ne porte pas atteinte au droit de vote actif ou passif de la partie requérante en tant qu’électeur majeur. L’hypothèse selon laquelle la disposition attaquée donnerait lieu à un résultat électoral non représentatif n’est par ailleurs pas étayée par la partie requérante. Il découle de ce qui précède que le fait de déclarer le recours recevable reviendrait à admettre l’action populaire, ce que le Constituant n’a pas voulu. Selon le Conseil des ministres, la demande de suspension est dès lors irrecevable.
Quant à la demande de suspension
En ce qui concerne le caractère sérieux des moyens
A.3.1. La partie requérante invoque quatre moyens, tous pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25, b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.3.2. Par le premier moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Par l’effet de la disposition attaquée, la première catégorie d’électeurs, contrairement à la seconde, n’est pas soumise à l’obligation de participer au scrutin pour l’élection du Parlement européen.
Selon la partie requérante, l’égalité de traitement entre les citoyens en matière de droit de vote sous tous ses aspects est essentielle dans une démocratie représentative, de sorte que le législateur ne peut opérer entre les électeurs aucune distinction fondée sur l’âge. L’objectif, poursuivi par le législateur, de ne pas obliger les personnes mineures à s’engager politiquement ne saurait justifier la différence de traitement critiquée. Le législateur considère en effet que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans sont, au même titre que les personnes majeures, capables de se forger une opinion politique et de voter pour le parti qui représente au mieux cette opinion.
La différence de traitement critiquée révèle des approches contradictoires du droit de vote, lequel est considéré tantôt comme un devoir du citoyen, tantôt comme un droit dont l’électeur peut faire usage dans son propre intérêt.
La partie requérante soutient que la Cour, dans son arrêt n° 116/2023, précité, confirme que les électeurs mineurs et les électeurs majeurs doivent faire l’objet d’une stricte égalité de traitement.
A.3.3. Par le deuxième moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs qui, le 9 juin 2024, auront pour la première fois l’âge requis pour voter lors de l’élection du Parlement européen, selon qu’ils sont mineurs ou majeurs. Par la disposition attaquée, le législateur entendait mettre en place, pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans, une phase transitoire de vote facultatif au cours de laquelle ils pourraient décider eux-mêmes s’ils souhaitent participer au scrutin, sans s’exposer à des sanctions pénales. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que le législateur n’ait pas prévu une telle phase transitoire à l’égard des électeurs majeurs qui, le 9 juin 2024, pourront participer au scrutin pour la première fois, à savoir les électeurs âgés de 18 à 22 ans. L’on peut par ailleurs admettre que certains électeurs plus âgés, qui ont déjà, par le passé, participé au scrutin en vue de l’élection du Parlement européen, veuillent eux aussi avoir la possibilité de choisir de participer au scrutin le 9 juin 2024. La différence de traitement entre ces électeurs et les électeurs âgés de seize et dix-sept ans n’est pas raisonnablement justifiée non plus.
A.3.4. Par le troisième moyen, la partie requérante critique une nouvelle fois la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Selon la partie requérante, cette différence de traitement n’est pas justifiée non plus par la circonstance, évoquée à l’occasion des travaux préparatoires de la loi du 25 décembre 2023, que les mineurs doivent en principe comparaître devant le juge de la jeunesse, lequel peut uniquement prendre des mesures conservatoires. En matière de droit de vote, l’application aux personnes mineures d’un régime pénal différent de celui qui est appliqué aux personnes majeures est dénuée de pertinence. Il convient de distinguer l’obligation de se rendre aux urnes et les sanctions relatives au non-respect de cette obligation.
A.3.5. Par le quatrième moyen, la partie requérante critique aussi la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Les articles 207 à 210 du
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Code électoral fixent les sanctions pénales relatives à l’obligation de voter lors des élections fédérales. En vertu de l’article 39, alinéa 2, de la loi du 23 mars 1989, ces dispositions sont applicables aux électeurs visés à l’article 39, alinéa 1er, de la loi précitée, tel qu’il a été modifié par la disposition attaquée. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que, par l’effet de cette modification, des poursuites pénales ne puissent pas être engagées contre des électeurs âgés de seize et dix-sept ans, mais bien contre des électeurs majeurs, dans le cadre de l’élection du Parlement européen.
A.4.1. Le Conseil des ministres estime que les quatre moyens sont liés sur le fond, de sorte qu’ils doivent être examinés conjointement. En substance, les griefs de la partie requérante portent en effet tous sur la même différence de traitement, à savoir entre, d’une part, les Belges majeurs qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge et, d’autre part, les Belges âgés de seize et dix-sept ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge. Par l’effet de la disposition attaquée, seule la première catégorie d’électeurs est soumise à l’obligation de voter. Selon le Conseil des ministres, les moyens ne sont pas sérieux.
A.4.2. En ce qui concerne l’article 25, b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Conseil des ministres expose que cette disposition garantit uniquement le droit de vote en tant que tel, mais qu’elle ne s’applique pas aux modalités du droit de vote, telles que l’obligation de voter. Les États contractants sont libres de déterminer le système électoral et ses modalités, tant que le droit de vote en tant que tel n’est pas soumis à des restrictions déraisonnables. L’imposition ou non d’une obligation de se rendre aux urnes ne restreint pas le droit de vote. Étant donné que tant les jeunes âgés de seize et dix-sept ans que les personnes majeures ont le droit de voter pour l’élection du Parlement européen, l’article 25, b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne saurait être violé, selon le Conseil des ministres.
A.4.3. Le Conseil des ministres estime que la disposition attaquée n’est pas non plus contraire au principe d’égalité et de non-discrimination. Par l’arrêt n° 116/2023 précité, auquel le législateur a voulu donner exécution par la loi du 25 décembre 2023, la Cour a jugé qu’il appartient au législateur de déterminer si et à quelles conditions le droit de vote est exercé. Plus précisément, la Cour a conclu que le choix d’offrir aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté de voter lors de l’élection européenne relève du pouvoir d’appréciation du législateur et que rien n’indique qu’un tel choix serait manifestement déraisonnable (B.4.5). Il relève a fortiori du pouvoir d’appréciation du législateur de déterminer si et dans quelle mesure les électeurs sont soumis à une obligation de voter. En prévoyant une inscription automatique des jeunes âgés de seize et dix-sept ans sur les listes des électeurs, le législateur a, selon le Conseil des ministres, répondu aux objections exprimées par la Cour dans son arrêt n° 116/2023 précité. La loi du 25 décembre 2023 n’entrave en effet en rien le droit de vote pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans. Contrairement à ce que fait valoir la partie requérante, la Cour, par l’arrêt précité, ne s’est pas prononcée sur une éventuelle obligation de voter. Le Conseil des ministres souligne que le législateur a expressément choisi de ne pas étendre l’obligation de voter aux électeurs mineurs.
Le Conseil des ministres estime que les catégories d’électeurs précitées ne sont pas comparables, étant donné que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans doivent en principe comparaître devant le juge de la jeunesse et que le régime de sanction contenu dans les articles 207 à 210 du Code électoral ne peut pas leur être appliqué tel quel.
Dans la mesure où il serait tout de même question de catégories de personnes comparables, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement critiquée repose sur un critère de distinction objectif, à savoir l’âge des électeurs. Cette différence de traitement est raisonnablement justifiée. Le législateur a voulu offrir aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté de s’engager politiquement, sans que cet engagement s’accompagne d’une obligation de voter ou d’un risque de sanctions pénales. Cette phase transitoire de vote facultatif permet de stimuler l’intérêt et l’implication politiques des jeunes. Par ailleurs, le Conseil des ministres souligne que le statut des personnes mineures en droit pénal s’oppose à une obligation de voter, laquelle, par définition, est sanctionnée pénalement. Enfin, la disposition attaquée ne produit pas des effets disproportionnés. Le fait que, comme le fait valoir la partie requérante, les électeurs majeurs n’ont jamais bénéficié d’une phase transitoire analogue de vote facultatif ne conduit pas à une autre conclusion. C’est le propre d’une nouvelle réglementation qu’une distinction soit faite entre les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relevaient du champ d’application de la règle antérieure et les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relèvent du champ d’application de la réglementation nouvelle.
En ce qui concerne le risque de préjudice grave difficilement réparable
A.5. À propos du préjudice grave difficilement réparable, la partie requérante soutient que l’arrêt relatif au recours en annulation ne sera pas encore prononcé au moment du scrutin pour le Parlement européen, à savoir le 9 juin 2024. Par conséquent, le risque existerait que cette élection soit organisée sur la base d’une législation
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inconstitutionnelle et que les résultats de cette élection soient invalidés. Une telle atteinte au droit de vote, lequel constitue le droit politique fondamental de tout citoyen dans une démocratie représentative, implique un préjudice grave. La partie requérante allègue qu’il ne sera plus possible de réparer ce préjudice après l’élection, puisque l’organisation d’un nouveau scrutin est exclue. Conformément à l’article 43 de la loi du 23 mars 1989, la Chambre des représentants, pour ce qui concerne l’élection des membres belges du Parlement européen, statue certes sur la validité des opérations électorales et décide en ce qui concerne les réclamations introduites sur la base des dispositions de cette loi. Les décisions de la Chambre des représentants ne sont toutefois pas susceptibles de recours. Il ne suffit pas non plus que le Parlement vérifie les pouvoirs de ses membres sur la base de l’Acte du 20 septembre 1976 « portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct ».
Conformément à l’article 12 de cet Acte, le Parlement européen, pour vérifier ces pouvoirs, se borne à prendre acte des résultats proclamés officiellement par les États membres et à statuer sur les réclamations qui pourraient éventuellement être introduites sur la base des dispositions de cet Acte, à l’exclusion des dispositions nationales auxquelles celui-ci renvoie.
À supposer qu’en cas d’annulation de la disposition attaquée, un nouveau scrutin soit tout de même organisé, celui-ci se déroulera dans des circonstances différentes par rapport à l’élection du 9 juin 2024. La partie requérante estime que ce nouveau scrutin causerait un préjudice grave difficilement réparable aux personnes qui se seront portées candidates à l’élection du 9 juin 2024, en particulier à celles qui auront été élues, ainsi qu’aux électeurs, qui devront de nouveau se rendre aux urnes. Par ailleurs, le résultat de cette nouvelle élection ne correspondra en tout état de cause pas à la volonté des électeurs telle qu’elle aura été exprimée le 9 juin 2024.
A.6. Selon le Conseil des ministres, il n’est pas question d’un risque de préjudice grave difficilement réparable. Le Conseil des ministres répète que la partie requérante ne justifie pas de l’intérêt requis, de sorte qu’elle ne subit pas non plus un préjudice grave du fait de la disposition attaquée. Comme la Cour l’a jugé par son arrêt n° 43/2003 du 9 avril 2003 (ECLI:BE:GHCC:2003:ARR.043), les termes « préjudice grave » signifient en effet une atteinte beaucoup plus importante à la situation d’une partie que celle dont la possibilité doit être établie pour justifier l’intérêt au recours (B.2).
Le Conseil des ministres ajoute que la partie requérante, dans sa requête, n’expose pas des faits concrets et précis faisant apparaître que l’application immédiate de la disposition attaquée donne lieu à un préjudice grave difficilement réparable. La partie requérante ne démontre pas en quoi la disposition attaquée lui causerait un préjudice personnel. Étant donné que la partie requérante est majeure, la disposition attaquée n’a pas altéré sa situation. En ce que la partie requérante fait valoir que le poids de son vote sera modifié, cela ne résulte pas de la disposition attaquée, qui porte uniquement sur l’obligation de participer au vote, mais de l’extension en tant que telle du droit de vote aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans. La partie requérante n’attaque pas cette extension.
En tout cas, elle ne démontre pas que le préjudice allégué est grave. La disposition attaquée n’affecte pas le droit de vote en tant que tel, mais porte uniquement sur une modalité de ce droit. Elle porte en outre uniquement sur une catégorie d’âge spécifique, à laquelle la partie requérante n’appartient pas. Enfin, selon le Conseil des ministres, qui se réfère à l’arrêt de la Cour n° 9/89 du 27 avril 1989 (ECLI:BE:GHCC:1989:ARR.009) (B.7), la partie requérante ne démontre pas non plus que le préjudice allégué serait difficilement réparable.
En ce qui concerne la mise en balance des intérêts
A.7. À supposer que la Cour juge qu’il est satisfait aux deux conditions de fond de la suspension, le Conseil des ministres souligne que la Cour peut toujours refuser de suspendre la disposition attaquée, sur la base d’une mise en balance des intérêts, ainsi qu’il ressort notamment de l’arrêt n° 113/2021 du 22 juillet 2021
(ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.113) (B.9.3). Le Conseil des ministres estime que les inconvénients que représenterait l’application immédiate de la disposition attaquée pour la partie requérante ne contrebalancent pas les inconvénients pour l’intérêt général qu’entraînerait une suspension de cette disposition. Entre-temps, les autorités concernées ont pris de nombreuses mesures préparatoires en vue de l’élection du Parlement européen, qui aura déjà lieu le 9 juin 2024. Une suspension de la disposition attaquée aurait des conséquences considérables et risquerait de compromettre le bon déroulement de cette élection. Par ailleurs, une suspension serait source de confusion et d’inquiétude chez les jeunes âgés de seize et dix-sept ans, qui seraient à nouveau confrontés, quelques mois à peine avant l’élection, à une modification de la législation qui leur est applicable.
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-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Le recours en annulation et la demande de suspension portent sur l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (ci-après :
la loi du 25 décembre 2023).
B.2. Les articles 2 et 3 (non attaqués) de la loi du 25 décembre 2023 disposent :
« Art. 2. Dans l’article 1er de la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen, modifié en dernier lieu par la loi du 28 mars 2023 et annulé en partie par l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle, les modifications suivantes sont apportées :
a) les paragraphes 1er et 2 sont remplacés par ce qui suit :
‘ § 1er. Pour être électeur pour le Parlement européen, il faut :
1° être Belge;
2° être âgé de seize ans accomplis;
3° être inscrit aux registres de population d’une commune belge ou être inscrit aux registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière situés dans un Etat non membre de l’Union européenne, ou être inscrit aux registres de la population tenus dans un des postes consulaires de carrière situés dans un Etat membre de l’Union européenne au sein duquel ils ne peuvent pas voter pour le Parlement européen;
4° ne pas se trouver dans un cas d’exclusion ou de suspension prévus par les articles 6 à 8
du Code électoral.
Les conditions de l’électorat, visées dans le présent paragraphe, doivent être réunies le jour de l’établissement de la liste des électeurs, à l’exception de celles qui sont visées à l’alinéa 1er, 2° et 4°, qui doivent être remplies au jour de l’élection.
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§ 2. Peuvent acquérir la qualité d’électeur pour le Parlement européen et être admis à exercer leur droit de vote en faveur de candidats figurant sur des listes belges :
1° les Belges qui sont inscrits aux registres de la population tenus dans un des postes consulaires de carrière situés dans un Etat membre de l’Union européenne au sein duquel ils peuvent voter pour le Parlement européen, qui réunissent les conditions d’électorat visées au § 1er, alinéa 1er, 2° et 4°, qui en font la demande conformément au chapitre II, section II, du présent titre, auprès du poste consulaire belge dont ils relèvent et qui n’ont pas manifesté leur volonté d’exercer leur droit de vote dans l’Etat membre dans lequel ils résident;
2° les ressortissants des autres Etats membres de l’Union européenne qui, hormis la nationalité, réunissent les autres conditions visées au paragraphe 1er, et qui ont manifesté, conformément au paragraphe 3, leur volonté d’exercer leur droit de vote en Belgique.
[…]
Les mineurs ne peuvent introduire une demande visée à l’alinéa 1er, 1° et 2°, qu’à partir de l’âge de quatorze ans accomplis. ’;
b) le paragraphe 3/1 est abrogé.
Art. 3. Dans l’article 3 de la même loi, modifié en dernier lieu par la loi du 28 mars 2023
et annulé en partie par l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle, l’alinéa 1er est remplacé par ce qui suit :
‘ Le premier jour du deuxième mois qui précède celui au cours duquel l’élection du Parlement européen a lieu, le collège des bourgmestre et échevins de chaque commune dresse la liste rassemblant les électeurs belges visés à l’article 1er, § 1er, inscrits dans les registres de la population de cette commune, ainsi que les électeurs visés à l’article 1er, § 2, alinéa 1er, 2°.
Pour cette opération, le collège des bourgmestre et échevins charge le Service public fédéral Intérieur de lui fournir gratuitement et de manière digitale les données visées à l’alinéa 2, première phrase, de chaque personne satisfaisant aux conditions de l’électorat et inscrite aux registres de la population. Ces données sont détruites le lendemain du jour de la validation des élections. ’ ».
Il découle de ces dispositions que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans sont inscrits d’office sur la liste rassemblant les électeurs de leur commune et qu’ils sont ainsi intégrés au corps électoral pour l’élection des membres du Parlement européen, pour la Belgique.
B.3.1. L’article 13, attaqué, de la loi du 25 décembre 2023 remplace l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989 « relative à l’élection du Parlement européen » (ci-après :
la loi du 23 mars 1989) comme suit :
« La participation au scrutin est obligatoire :
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1° pour les Belges majeurs inscrits au registre de population d’une commune belge;
2° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits dans les registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
3° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un autre Etat membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs visés à l’article 7;
4° pour les ressortissants majeurs des autres Etats membres de l’Union européenne inscrits sur la liste des électeurs de la commune de leur résidence, en exécution de l’article 3 ».
B.3.2. En vertu de l’article 39, alinéa 2, de la loi du 23 mars 1989, les articles 207 à 210
du Code électoral sont applicables à ces électeurs. Ces dispositions contiennent le régime de sanction applicable aux électeurs qui ne participent pas au scrutin en vue de l’élection législative fédérale.
B.3.3. Avant son remplacement par l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023, l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il avait été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022, disposait :
« La participation au scrutin est obligatoire :
1° pour les Belges majeurs inscrits au registre de la population d’une commune belge;
2° pour les Belges mineurs de plus de seize ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge et qui sont inscrits sur la liste des électeurs de la commune de leur résidence, en exécution de l’article 3;
3° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits dans les registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
4° pour les Belges mineurs de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire belge de carrière dont ils relèvent, en exécution des articles 5 à 7;
5° pour les Belges de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un autre Etat membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire belge de carrière dont ils relèvent, en exécution des articles 5 à 7;
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6° pour les ressortissants des autres Etats membres de l’Union européenne de plus de seize ans inscrits sur la liste des électeurs de la commune belge de leur résidence, en exécution de l’article 3 ».
Par son arrêt n° 116/2023 du 20 juillet 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.116), la Cour a annulé la loi du 1er juin 2022, en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs.
B.3.4. Il découle de la disposition attaquée que la participation au scrutin en vue de l’élection européenne n’est pas obligatoire pour les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et que le régime de sanction fixé aux articles 207 à 210 du Code électoral ne leur est pas applicable. Les électeurs âgés de seize et dix-sept ans ne sont en effet plus repris dans l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été remplacé par la disposition attaquée.
B.4.1. L’exposé général relatif à la proposition de loi ayant conduit à la loi du 25 décembre 2023 mentionne :
« La présente proposition de loi fait suite à l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle du 20 juillet 2023. Par cet arrêt, la Cour constitutionnelle a annulé la loi du 1er juin 2022
modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen en vue d’offrir aux citoyens la faculté de voter dès l’âge de seize ans, en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes Belges de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs.
Dans son arrêt n° 116/2023, la Cour constitutionnelle a jugé que le choix de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève de la compétence du législateur et que rien ne révèle que ce choix serait manifestement déraisonnable.
Cette volonté du législateur s’inscrit pleinement dans la résolution du Parlement européen du 11 novembre 2015 sur la réforme de la loi électorale de l’Union européenne (2015/2035(INL)), qui recommande aux États membres, pour l’avenir, d’envisager d’harmoniser l’âge minimal des électeurs à seize ans afin de garantir une plus grande égalité aux citoyens de l’Union lors des élections.
[…]
La Cour constitutionnelle a donc clairement confirmé la possibilité d’élargissement du droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans mais a annulé l’obligation préalable d’inscription. La présente proposition de loi vise donc à modifier la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen, afin de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de
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prendre part à cette élection sans toutefois leur imposer de formalité préalable d’inscription (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3700/001, pp. 3-4) ».
B.4.2. Le commentaire des articles mentionne :
« La Cour constitutionnelle a expressément reconnu dans l’arrêt n° 116/2023 que le législateur peut raisonnablement choisir d’étendre ce droit de vote aux jeunes de seize et dix-
sept ans et que cela constitue un pouvoir discrétionnaire de ce dernier. Toutefois, la Cour ne mentionne aucune obligation de se rendre aux urnes pour ce groupe de jeunes de seize et dix-sept ans.
Actuellement, pour l’élection du Parlement européen, entre autres, les Belges majeurs sont soumis à une obligation de vote, et cette obligation de vote est assortie de la possibilité de sanctions pénales. Les mineurs de seize et dix-sept ans constituent toutefois une catégorie de personnes différente de celle des majeurs, puisque dans le cadre du droit pénal, ils doivent en principe comparaître devant un tribunal de la jeunesse qui ne peut prendre que des mesures conservatoires, sauf si le juge de la jeunesse estime que ces mineurs doivent faire l’objet d’un dessaisissement et donc comparaître devant le juge pénal (à l’exception des infractions de roulage, pour lesquelles il est de règle que les mineurs de seize et dix-sept ans comparaissent devant le tribunal de police). Par conséquent, cette obligation de vote n’est pas rendue applicable aux mineurs.
L’accord de gouvernement de 2020 précise également clairement qu’il s’agit de ‘ jeunes qui veulent voter ’. La volonté du législateur est d’étendre le droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans, dans le cadre d’une évolution sociale plus large où ils sont considérés comme capables de voter et où le législateur veut leur donner la possibilité de s’engager politiquement.
Cette évolution est d’ailleurs conforme à la volonté de l’Union européenne d’harmoniser l’âge du droit de vote et aux initiatives législatives récentes visant à accorder plus de droits aux jeunes de seize ans, par exemple la loi du 21 mars 2022 modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel. Toutefois, le législateur ne souhaite pas que cette extension aille jusqu’à soumettre cette catégorie de personnes au vote obligatoire.
Lors de son introduction (certes, au niveau fédéral), le vote obligatoire a été conçu comme un devoir du citoyen, dans l’intérêt de la société, pour participer à l’exercice de la souveraineté ou encore comme un ‘ mandat ’. Toutefois, ce mandat n’a pas vocation à être imposé aux mineurs. Bien qu’il y ait une volonté de donner aux jeunes de seize et dix-sept ans la possibilité de s’engager politiquement, le législateur ne veut pas les obliger à le faire.
Par conséquent, il semble objectif et raisonnable de ne pas soumettre les jeunes de seize et dix-sept ans au vote obligatoire, mais d’introduire une phase transitoire de vote non obligatoire pour les jeunes de seize et dix-sept ans, permettant ainsi aux mineurs de décider en toute autonomie s’ils souhaitent ou non participer à l’élection du Parlement européen, sans craindre les sanctions liées au vote obligatoire. Une fois majeurs, les jeunes citoyens à partir de dix-huit ans sont à juste titre soumis à l’obligation de vote.
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Inscription automatique
Cette loi prévoit donc l’inscription automatique sur les listes électorales et le vote non obligatoire pour les groupes de Belges de seize et dix-sept ans, qui ne peuvent exercer leur droit de vote que par rapport aux listes belges. Ces mesures concernent d’abord les Belges résidant en Belgique. Elles concernent par ailleurs également les Belges âgés de seize et dix-sept ans qui vivent à l’étranger, en particulier dans les États non membres de l’Union européenne, ainsi que dans les États membres de l’Union européenne où les jeunes ne peuvent voter pour le Parlement européen qu’à partir de l’âge de dix-huit ans. Ces groupes de Belges résidant à l’étranger devront, comme les majeurs et comme pour l’élection de la Chambre, remplir un formulaire d’enregistrement en tant qu’électeur, sur lequel ils doivent indiquer leur commune de rattachement et la manière dont ils souhaitent voter (voir plus loin les art. 5 et 6). Le fait de remplir ce formulaire n’a pas d’incidence sur l’inscription automatique » (ibid., pp. 4-5).
B.5. Aux termes de ces travaux préparatoires, la loi du 25 décembre 2023 vise à donner exécution à l’arrêt de la Cour n° 116/2023, précité. Par cet arrêt, la Cour a annulé la loi du 1er juin 2022 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen en vue d’offrir aux citoyens la faculté de voter dès l’âge de 16 ans » (ci-après : la loi du 1er juin 2022), « en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs ».
La loi du 1er juin 2022 offrait aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté d’obtenir la qualité d’électeur pour le Parlement européen en introduisant auprès de la commune une demande écrite d’inscription sur la liste des électeurs, conformément à un modèle établi par le ministre de l’Intérieur (article 1er, §§ 2 et 3/1, de la loi du 23 mars 1989, tels que ces paragraphes ont été respectivement modifiés et insérés par l’article 2 de la loi du 1er juin 2022).
Par l’effet de l’annulation par l’arrêt n° 116/2023 précité, la participation au scrutin aurait été obligatoire pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans inscrits au registre de la population de leur commune (article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été remplacé par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022), si le législateur n’était pas intervenu en adoptant la loi attaquée.
Par son arrêt n° 116/2023 précité, la Cour a notamment jugé :
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« B.4.5. Le choix de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève du pouvoir d’appréciation du législateur.
Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur alors que rien ne révèle qu’elle serait manifestement déraisonnable.
B.4.6. À la lumière des objectifs poursuivis consistant à contribuer à une harmonisation progressive des conditions de participation aux élections européennes et à éveiller l’intérêt pour ces élections, chez les jeunes aussi, le législateur a pu raisonnablement, sans violer le principe d’égalité et de non-discrimination, étendre aux jeunes de seize et dix-sept ans le droit de vote à ces élections ».
Et, plus loin :
« B.7.1. En ce que l’élargissement du droit de vote pour ces élections aux jeunes de seize et dix-sept ans repose sur le constat que les jeunes, tout comme les adultes, sont en mesure de se faire une opinion politique et de voter pour le parti ou le candidat qui représente le mieux leur opinion (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2373/004, pp. 27 et 50), il n’est pas raisonnablement justifié de subordonner l’exercice de ce droit de vote, pour les Belges de seize et dix-sept ans, à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs. Comme il est dit en B.2.4, le droit de vote constitue un droit politique fondamental dans une démocratie représentative ».
Quant à la recevabilité
B.6.1. La demande de suspension étant subordonnée au recours en annulation, la recevabilité de celui-ci, et en particulier l’existence de l’intérêt requis, doit être abordée dès l’examen de la demande de suspension.
B.6.2. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.6.3. La partie requérante, qui se prévaut de sa qualité d’électeur, estime que la disposition attaquée est de nature à porter atteinte à son droit de vote. Le fait que, en l’absence d’une obligation
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de vote, seuls quelques jeunes de seize et dix-sept ans aillent voter aurait une incidence sur le résultat de l’élection du Parlement européen et sur le poids du vote exprimé par la partie requérante.
B.6.4. La disposition attaquée concerne le droit de vote. Le droit de vote est un aspect de l’état de droit démocratique qui est à ce point essentiel que sa protection intéresse tous les citoyens.
B.6.5. Il ne ressort dès lors pas de l’examen limité de la recevabilité du recours en annulation auquel la Cour a pu procéder dans le cadre de la demande de suspension que le recours en annulation - et donc la demande de suspension - doit être considéré comme irrecevable à défaut d’intérêt.
Quant aux conditions de la suspension
B.7. Aux termes de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, deux conditions doivent être remplies pour que la suspension puisse être décidée :
- des moyens sérieux doivent être invoqués;
- l’exécution immédiate de la règle attaquée doit risquer de causer un préjudice grave difficilement réparable.
B.8. Le moyen sérieux ne se confond pas avec le moyen fondé.
Pour qu’un moyen soit considéré comme sérieux au sens de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, il ne suffit pas qu’il ne soit pas manifestement non fondé au sens de l’article 72, mais il faut aussi qu’il revête une apparence de fondement au terme d’un premier examen des éléments dont la Cour dispose à ce stade de la procédure.
B.9. La partie requérante invoque quatre moyens, tous pris de la violation des articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25, b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
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Dans les premier, troisième et quatrième moyens, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et les électeurs majeurs. Par l’effet de la disposition attaquée, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans, contrairement aux électeurs majeurs, ne sont pas obligés de participer au scrutin pour l’élection du Parlement européen.
Selon la partie requérante, il est essentiel, dans une démocratie représentative, que les citoyens soient traités de la même manière en ce qui concerne le droit électoral dans tous ses aspects et le législateur ne peut établir entre les électeurs aucune distinction fondée sur l’âge, ce que confirme, selon elle, l’arrêt n° 116/2023 précité. L’objectif, poursuivi par le législateur, de ne pas obliger les personnes mineures à s’engager politiquement ne saurait justifier la différence de traitement critiquée (premier moyen). Selon la partie requérante, cette différence de traitement n’est pas justifiée non plus par le fait que les personnes mineures doivent en principe, ainsi qu’il est mentionné dans les travaux préparatoires de la loi du 25 décembre 2023, comparaître devant le juge de la jeunesse (troisième moyen). Il ne serait pas raisonnablement justifié non plus que les articles 207 à 210 du Code électoral ne soient pas applicables aux électeurs âgés de seize et dix-sept ans dans le cadre des élections européennes, si bien que des poursuites pénales ne pourraient être engagées que contre les électeurs majeurs (quatrième moyen).
Dans le deuxième moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs qui, le 9 juin 2024, auront pour la première fois l’âge requis pour voter lors de l’élection du Parlement européen, selon qu’ils seront, à cette date, mineurs ou majeurs. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que le législateur n’ait prévu une phase transitoire de vote facultatif que pour les électeurs âgés de seize et dix-sept ans.
Compte tenu de leur connexité, la Cour examine les premier, troisième et quatrième moyens conjointement.
B.10.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.10.2. L’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose :
« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2
et sans restrictions déraisonnables :
a) de prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis;
b) de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs;
c) d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays ».
B.10.3. En vertu de l’article 8, alinéas 2 à 4, de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer les conditions d’exercice du droit de vote pour l’élection du Parlement européen. Toute différence de traitement entre les membres du corps électoral doit toutefois être compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
B.11.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et les électeurs majeurs ne se trouvent pas dans des situations comparables, parce que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans doivent en principe comparaître devant le tribunal de la jeunesse et que le régime de sanction contenu dans les articles 207 à 210 du Code électoral ne pourrait leur être appliqué que si le tribunal de la jeunesse décidait de se dessaisir à leur égard.
B.11.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. La circonstance que, lorsqu’une personne mineure commet un fait qualifié infraction, c’est en principe le droit en matière de délinquance juvénile qui est applicable et non le droit pénal commun et le droit commun de la procédure pénale peut certes constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, mais elle ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité.
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Sinon, le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination serait vidé de toute substance.
B.11.3. Comme la Cour l’a jugé par l’arrêt n° 116/2023 précité (B.4.5), le choix de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève du pouvoir d’appréciation du législateur. Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur, alors que rien n’indique que celle-ci serait manifestement déraisonnable.
B.12.1. Les jeunes âgés de seize et dix-sept ans font partie du corps électoral pour l’élection du Parlement européen, au même titre que les autres électeurs.
B.12.2. La disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre deux catégories d’électeurs, en ce qu’elle octroie aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans un simple droit de vote sans obligation de vote, alors qu’elle soumet les électeurs majeurs à une obligation de vote.
À cet égard, il convient de rappeler que le droit de vote constitue un droit politique fondamental de la démocratie représentative et qu’il est d’une importance cruciale pour l’établissement et le maintien des fondements de la démocratie. Étant donné que le caractère obligatoire ou facultatif de la participation au vote constitue une caractéristique essentielle du droit de vote, une fragmentation du corps électoral doit être justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général.
B.13. La loi du 25 décembre 2023 vise à contribuer à une plus grande implication des jeunes dans les élections du Parlement européen et à une harmonisation progressive, au niveau européen, de la majorité électorale pour ces élections, conformément à la résolution du Parlement européen précitée. Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.4.2, le souhait du législateur était en particulier « d’étendre le droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans, dans le cadre d’une évolution sociale plus large où ils sont considérés comme capables de voter et où le législateur veut leur donner la possibilité de s’engager politiquement ». Ces objectifs sont légitimes.
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Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a écarté l’obligation de vote pour les jeunes de seize et dix-sept ans, d’une part, en raison de la situation juridique particulière des personnes mineures et, d’autre part, dans un souci de ne pas mettre une pression indésirable sur ces jeunes, en prévoyant une phase transitoire stimulante de vote facultatif.
Les justifications précitées ne semblent toutefois pas constituer un motif impérieux d’intérêt général susceptible de justifier, au regard d’une caractéristique essentielle du droit de vote, la différence de traitement entre les électeurs selon qu’ils sont majeurs ou mineurs. Le caractère obligatoire du vote ne semble du reste pas constituer un obstacle à la réalisation des objectifs poursuivis par le législateur.
B.14. En outre, par la loi du 1er juin 2022, le législateur avait prévu que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans, après avoir choisi d’appartenir au corps électoral, étaient inscrits sur la liste des électeurs et soumis au vote obligatoire, et que, partant, ils étaient passibles des sanctions pénales visées aux articles 207 à 210 du Code électoral. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.4.1 qu’à l’occasion de la loi du 25 décembre 2023, le législateur est revenu sur son intention initiale, en estimant que la possibilité de sanctions pénales faisait obstacle au caractère obligatoire du vote des jeunes âgés de seize et dix-sept ans, dès lors que ceux-ci doivent en principe comparaître devant le tribunal de la jeunesse, dans l’hypothèse d’un fait qualifié infraction.
La Cour n’aperçoit pas en quoi l’existence de modalités spécifiques sur le plan de la procédure pénale au profit des personnes mineures, qui demeurent applicables en toute hypothèse, est de nature à justifier que seuls les électeurs âgés de dix-huit ans ou plus sont susceptibles de faire l’objet de poursuites répressives en cas de non-exercice du droit de vote.
À cet égard, il convient de noter que le régime particulier prévu pour les personnes mineures sur le plan de la procédure pénale n’a en principe pas d’incidence sur le caractère infractionnel du comportement réprimé.
B.15. Les premier, troisième et quatrième moyens sont sérieux.
B.16.1. Une suspension par la Cour doit permettre d’éviter qu’un préjudice grave résulte pour la partie requérante de l’application immédiate de la norme attaquée, préjudice qui ne
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pourrait être réparé ou qui pourrait difficilement être réparé par l’effet d’une annulation éventuelle.
B.16.2. La partie requérante souligne qu’en cas d’application immédiate de la disposition attaquée lors de la prochaine élection du Parlement européen, prévue le 9 juin 2024, l’élection se déroulera sur la base de règles inconstitutionnelles.
B.16.3. Le préjudice qui naîtrait d’élections organisées sur une base inconstitutionnelle serait nécessairement grave puisqu’il s’agirait d’une atteinte à la substance du droit, essentiel à l’existence même d’une démocratie représentative, d’élire et d’être élu.
B.16.4. En vertu de l’article 43 de la loi du 23 mars 1989, la Chambre des Représentants statue sur la validité des opérations électorales pour l’élection du Parlement européen, ainsi que sur les réclamations qui seraient introduites à cet égard. Le Parlement européen vérifie les pouvoirs de ses membres, en vertu de l’Acte du 20 septembre 1976 « portant élection des membres au Parlement européen au suffrage universel direct ». Toutefois, conformément à l’article 12 de cet Acte, le Parlement européen, pour vérifier ces pouvoirs, se borne à prendre acte des résultats publiés officiellement par les États membres et à statuer sur les contestations qui pourraient être introduites sur la base des dispositions de cet Acte, à l’exclusion des dispositions nationales auxquelles ce dernier se réfère.
Il s’ensuit qu’une annulation ultérieure de la disposition attaquée ne pourrait réparer le préjudice causé par l’application, lors du scrutin du 9 juin 2024, d’une disposition inconstitutionnelle.
B.16.5. Il est donc satisfait à la deuxième condition prévue à l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, précitée.
B.17.1. Comme la Cour l’a déjà jugé à plusieurs reprises (voy. les arrêts nos 116/2002, ECLI:BE:GHCC:2002:ARR.116, 174/2002, ECLI:BE:GHCC:2002:ARR.174, 34/2009, ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.034, 97/2010, ECLI:BE:GHCC:2010:ARR.097, et 113/2021,
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ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.113), il résulte de l’emploi du mot « peut » à l’article 19 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 que la Cour, même si elle juge qu’il est satisfait aux deux conditions de fond de l’article 20, 1°, de la même loi spéciale pour pouvoir procéder à la suspension, n’est pas tenue de suspendre. La Cour doit examiner s’il se justifie de procéder à la suspension des dispositions attaquées en faisant la balance des inconvénients que l’application immédiate des dispositions attaquées cause aux parties requérantes et des inconvénients qu’une suspension entraînerait pour l’intérêt général.
B.17.2. Le Conseil des ministres soutient qu’une suspension de la disposition attaquée compromettrait le bon déroulement de l’élection du 9 juin 2024 et serait source de confusion pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans.
B.17.3. Au regard du risque que des élections soient organisées sur une base inconstitutionnelle et du caractère essentiel du droit de vote pour l’état de droit démocratique, seules des circonstances exceptionnelles pourraient justifier que la disposition attaquée ne soit pas suspendue alors que les conditions de fond de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, précitée, sont réunies.
À cet égard, la Cour n’aperçoit pas en quoi la suspension de la disposition attaquée serait susceptible de compromettre l’organisation de l’élection imminente du Parlement européen eu égard à l’agenda électoral, notamment en ce qui concerne l’information des personnes mineures concernées.
B.18. Il y a lieu de suspendre l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023.
B.19.1. L’article 25 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, précitée, dispose :
« La Cour rend son arrêt sur la demande principale dans les trois mois du prononcé de l’arrêt ordonnant la suspension. Ce délai ne peut être prorogé.
Si l’arrêt sur la demande principale n’est pas rendu dans ce délai, la suspension cesse immédiatement ses effets ».
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B.19.2. Eu égard aux délais prévus au titre V de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour n’est toutefois pas en mesure de statuer sur le recours en annulation avant le 9 juin 2024, date de la prochaine élection du Parlement européen.
B.19.3. Les effets d’une suspension étant, pour la durée de celle-ci, les mêmes que ceux d’une annulation, il s’ensuit que l’article 39, alinéa 1er, précité, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022, telle qu’elle a été annulée par l’arrêt n° 116/2023 précité, s’applique à l’élection du Parlement européen du 9 juin 2024, de sorte que la participation au scrutin est obligatoire pour les personnes mineures âgées de plus de seize ans visées par cette disposition, à savoir :
- les Belges âgés de plus de seize ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge;
- les Belges âgés de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un État non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits aux registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
- les Belges âgés de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un autre État membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire de carrière belge dont ils relèvent;
- les ressortissants des autres États membres de l’Union européenne âgés de plus de seize ans inscrits sur la liste des électeurs de la commune belge de leur résidence.
B.19.4. Dans cette optique, il convient d’observer que l’arrêt qui sera rendu au stade de l’examen du recours en annulation dans la présente affaire, quelle que soit sa portée, n’aura pas la moindre conséquence sur la régularité de l’élection du 9 juin 2024 précitée, dès lors que celle-
ci se déroulera valablement sur la base de l’article 39, alinéa 1er, précité, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022, telle qu’elle a été annulée par l’arrêt n° 116/2023, et ce, par l’effet même du présent arrêt de suspension.
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Par ces motifs,
la Cour
suspend l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989
relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien [C]ode civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription ».
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 mars 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen