Cour constitutionnelle
Arrêt n° 48/2024
du 25 avril 2024
Numéro du rôle : 7987
En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 5 et 7bis, dernier alinéa, du Code pénal, posées par le tribunal correctionnel du Luxembourg, division de Marche-en-Famenne.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 20 janvier 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 26 avril 2023, le tribunal correctionnel du Luxembourg, division de Marche-en-Famenne, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 5 du Code pénal, tel qu’introduit par la loi du 4 mai 1999 instaurant la responsabilité pénale des personnes morales, interprété comme n’excluant de la notion de ‘ personnes morales responsables pénalement ’ que les personnes morales de droit public qu’il énumère, à la différence des autres personnes morales de droit public telles les intercommunales pures soumises aux règles du Code de la démocratie locale et de la décentralisation dont les organes décisionnels sont entièrement composés de personnes physiques élues au suffrage universel, sans que cette différence ne soit susceptible d’une justification objective et raisonnable, viole‑t‑il les articles 10, 11 et 12 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 7.1 de la Convention européenne des droits de l’homme et 15.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ?
ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.048
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En cas de réponse négative :
L’article 7bis, alinéa 3 [lire : alinéa 2], du Code pénal, tel qu’introduit par la loi du 11 juillet 2018 modifiant le Code pénal et le titre préliminaire du Code de procédure pénale en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales, viole-t-il les articles 10, 11 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 7.1 de la Convention européenne des droits de l’homme et 15.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en ce que les intercommunales pures ne sont pas expressément reprises dans la liste des personnes morales de droit public à l’égard desquelles seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Pajtim Taga, Miranda Taga, Xhilberta Taga et Enea Taga, assistés et représentés par Me Frédéric Van de Gejuchte, avocat au barreau de Bruxelles;
- la SC « Idelux Eau », assistée et représentée par Me Jean-François De Bock, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Sébastien Depré, Me Evrard de Lophem et Me Estelle Volcansek, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SC « Idelux Eau »;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 28 février 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Pajtim Taga travaille comme technicien pour une intercommunale chargée du traitement des déchets. Le 5 septembre 2016, alors qu’il effectue des travaux de réparation sur une presse à déchets, celle-ci est brusquement mise en mouvement et broie ses avant-bras. Les faits sont portés devant le Tribunal correctionnel du Luxembourg,
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division de Marche-en-Famenne. L’intercommunale précitée, poursuivie en qualité de prévenue, invoque à titre principal l’immunité pénale des personnes morales de droit public.
Le tribunal correctionnel du Luxembourg observe qu’au moment des faits, l’article 5, alinéa 4, du Code pénal établissait une immunité pénale au profit de certaines personnes morales de droit public. Cette immunité a été abrogée par la loi du 11 juillet 2018 « modifiant le Code pénal et le titre préliminaire du Code de procédure pénale en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales » (ci-après : la loi du 11 juillet 2018). Le tribunal estime qu’en application du principe de la non-rétroactivité de la loi pénale, les personnes morales visées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, avant sa modification par la loi du 11 juillet 2018, doivent continuer à bénéficier d’une immunité pour les faits qui ont été commis avant l’entrée en vigueur de cette loi.
Néanmoins, le tribunal observe que l’intercommunale poursuivie n’était pas visée à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal, de sorte qu’elle ne peut invoquer l’immunité pénale des personnes morales de droit public pour les faits qui sont à l’origine du litige. Il s’interroge toutefois sur la constitutionnalité d’une telle différence de traitement entre des personnes morales de droit public, notamment en ce que les associés de cette intercommunale sont uniquement des personnes morales de droit public, à savoir plusieurs communes et la province de Luxembourg, et en ce que l’intercommunale exerce une compétence traditionnellement dévolue aux communes et aux provinces. En outre, le tribunal s’interroge sur la constitutionnalité de l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été modifié par la loi du 11 juillet 2018. Cette disposition prévoit qu’à l’égard de certaines personnes morales de droit public, seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine, étant entendu que les intercommunales ne bénéficient pas non plus de ce régime. Partant, la juridiction a quo sursoit à statuer et pose à la Cour les questions reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. À titre liminaire, la S.C. « Idelux Eau », précise que les intercommunales peuvent être réparties en deux catégories, à savoir, d’une part, les intercommunales pures, composées exclusivement de personnes morales de droit public, et, d’autre part, les intercommunales mixtes, composées de personnes morales de droit public et de partenaires privés. Elle ajoute que le régime juridique des intercommunales est régionalisé. En Région wallonne, il y a lieu de se référer aux articles L1511-1 à L1523-27 du Code wallon de la démocratie locale et de la décentralisation (ci-après : le CDLD). Elle observe qu’en vertu des articles L1523-11, L1523-15 et L1523-17 du CDLD, les organes des intercommunales wallonnes pures sont composés uniquement de mandataires élus au niveau de la commune ou de la province. La S.C. « Idelux Eau » précise qu’elle est une intercommunale pure, composée de communes de la province de Luxembourg, de communes de la province de Liège et de la province de Luxembourg elle-même, de sorte que ses organes sont composés exclusivement de mandataires locaux. Elle est notamment chargée d’assurer le service public de traitement des déchets, de sorte qu’elle participe à la mission essentielle dévolue aux communes de maintenir l’ordre public, en garantissant en l’espèce la salubrité publique.
A.1.2. Par ailleurs, contrairement à ce que le Conseil des ministres soutient, la S.C. « Idelux Eau » affirme qu’il y a lieu d’examiner la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 12 et 14 de la Constitution, avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui consacrent le principe de légalité en matière pénale, et plus particulièrement le principe de la non-rétroactivité. C’est précisément en vertu de ce dernier principe que les personnes morales de droit public visées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal peuvent continuer à bénéficier d’une immunité pénale pour les faits qui ont été commis avant l’entrée en vigueur de la loi du 11 juillet 2018, de sorte que la Cour doit tenir compte des dispositions de référence précitées dans le cadre de ses réponses aux questions préjudicielles.
A.2.1. En ce qui concerne la première question préjudicielle, la S.C. « IDELUX Eau » soutient tout d’abord que les catégories de personnes visées, à savoir les personnes morales de droit public énumérées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal et les intercommunales wallonnes pures sont comparables. En effet, il s’agit, dans
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les deux cas, de personnes morales de droit public qui poursuivent des missions d’intérêt général et qui sont composées exclusivement de mandataires élus directement par les citoyens. La S.C. « Idelux Eau » relève, dans ce cadre, que ces catégories de personnes bénéficient de l’application de mêmes règles dérogatoires au droit commun, notamment en ce qui concerne la réduction des honoraires de notaire.
A.2.2. La S.C. « Idelux Eau » soutient que la différence de traitement visée dans la première question préjudicielle n’est pas justifiée de manière objective et raisonnable. Il ressort en effet des travaux préparatoires de la loi du 4 mai 1999 « instaurant la responsabilité pénale des personnes morales » (ci-après : la loi du 4 mai 1999)
que la justification de l’immunité pénale octroyée en vertu de l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal était la présence d’un organe démocratiquement élu au sein des personnes morales concernées. L’objectif était donc d’éviter que soient menés par la voie pénale des combats devant être traités de manière politique. Par son arrêt n° 31/2007 du 21 février 2007 (ECLI:BE:GHCC:2007:ARR.031), la Cour a en outre précisé que les zones pluricommunales, dont la composition des organes n’est pas directement déterminée par des élections, peuvent bénéficier de l’immunité prévue à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal, en raison de l’exercice de compétences similaires à celles des organes communaux et de l’influence indirecte des élections locales sur la composition des organes précités.
A.2.3. Selon la S.C. « Idelux Eau », l’exclusion des intercommunales wallonnes pures du régime de l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal ne fait l’objet d’aucune justification au regard de l’objectif poursuivi par la loi du 4 mai 1999, dès lors que ces intercommunales se trouvent dans une situation en tous points identique à celle d’autres personnes morales de droit public qui bénéficiaient d’une immunité pénale, comme les zones pluricommunales, notamment quant à la composition de leurs organes et aux missions d’intérêt communal poursuivies. À cet égard, la S.C. « Idelux Eau » précise que la constitution d’une intercommunale est uniquement justifiée par le souci d’améliorer la gestion et de limiter certains coûts dans le domaine des compétences des communes et des provinces, de sorte qu’en l’absence d’une telle structure, les activités concernées seraient directement exercées par les différents membres de l’intercommunale, à savoir les communes et les provinces elles-mêmes, qui bénéficient, dans ce cadre, de l’immunité prévue à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal pour les faits qui ont été commis avant l’entrée en vigueur de la loi du 11 juillet 2018.
A.2.4. Selon la S.C. « Idelux Eau », le Conseil des ministres fait une lecture erronée de la jurisprudence de la Cour lorsqu’il affirme que la différence entre les intercommunales pures et les personnes morales de droit public visées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal est justifiée par le fait que les secondes disposent d’organes élus démocratiquement. Par son arrêt n° 31/2007, la Cour a en effet estimé qu’une fixation indirecte, sur la base des élections, de la composition d’une assemblée répond précisément à la condition d’organe élu démocratiquement. En outre, les zones pluricommunales bénéficient de l’immunité pénale précitée, alors que la composition de leurs organes est aussi déterminée indirectement par les élections et qu’elles exercent les mêmes compétences que les communes dans les zones unicommunales. Or, les intercommunales pures répondent également à ces deux conditions. Le risque d’instrumentalisation de la voie pénale à des fins politiques existe dès lors également en pour ces intercommunales.
La S.C. « Idelux Eau » ajoute que le raisonnement des parties civiles devant la juridiction a quo, selon lequel les intercommunales pures n’exercent pas une mission politique essentielle dans la démocratie représentative, ce qui justifierait l’exclusion du bénéfice de l’immunité pénale, ne peut pas être soutenu. En effet, le critère pertinent, en l’espèce, est la présence ou non d’organes démocratiquement élus. La circonstance éventuelle de la poursuite d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative n’est prise en compte qu’à titre surabondant. Par ailleurs, les intercommunales pures n’exercent pas des missions qui soient distinctes de celles qu’exercent les personnes morales de droit public chargées d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative. Enfin, la mission de gestion des déchets peut, selon la S.C. « Idelux Eau », être considérée comme une telle mission politique essentielle au niveau local, qui participe au maintien de l’ordre public et est absolument nécessaire à la vie en collectivité. De nombreux textes attestent d’ailleurs de l’importance des missions des intercommunales, qui peuvent en outre faire l’objet de vives contestations citoyennes et susciter l’intérêt parlementaire.
A.2.5. Par ailleurs, la S.C. « Idelux Eau » soutient que la différence de traitement visée dans la première question préjudicielle produit des effets disproportionnés pour les intercommunales pures wallonnes, dès lors que, contrairement à d’autres personnes morales de droit public, elles sont passibles de poursuites et d’une
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condamnation pénale. Elle observe enfin que le caractère potentiellement discriminatoire du régime prévu à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal a été mis en évidence dans les travaux préparatoires de la loi du 4 mai 1999.
Contrairement à ce que les parties civiles devant la juridiction a quo soutiennent, la circonstance que la personne physique agissant pour le compte de l’intercommunale ne peut pas invoquer l’article 5, alinéa 2, de l’ancien du Code pénal n’est pas de nature à remettre en question le caractère inconstitutionnel de la disposition en cause, comme il ressort précisément de l’arrêt de la Cour n° 8/2005 du 12 janvier 2005
(ECLI:BE:GHCC:2005:ARR.008).
A.3.1. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, la S.C. « Idelux Eau » soutient à titre principal que celle-ci n’est pas utile à la solution du litige dès lors que la première question doit, selon elle, recevoir une réponse affirmative.
A.3.2. À titre subsidiaire, la S.C. « Idelux Eau » allègue que l’article 7bis du Code pénal repose sur le même critère de distinction que l’article 5, alinéa 4, ancien, de ce Code, à savoir le fait pour une personne morale de droit public d’être composée d’un organe élu démocratiquement. Selon la S.C. « Idelux Eau », dans ce cadre, l’objectif de la disposition en cause est aussi d’éviter le détournement d’une action pénale dans un but strictement politique, comme les travaux préparatoires de la loi du 11 juillet 2018 le mettent en évidence. Partant, le raisonnement relatif à la première question préjudicielle ne peut être reproduit en ce qui concerne la seconde question préjudicielle. En ce qui concerne, en particulier, les effets disproportionnés que l’article 7bis produit pour les intercommunales wallonnes pures, la S.C. « Idelux Eau » observe que celles-ci peuvent se voir infliger des peines autres que la simple déclaration de culpabilité, à savoir la confiscation spéciale, l’amende ou encore la publication de la décision, ce qui porte en réalité atteinte aux missions d’intérêt communal dont la gestion a été confiée aux intercommunales.
Selon elle, les travaux préparatoires de la loi du 11 juillet 2018 mettent précisément en évidence le caractère potentiellement discriminatoire de l’article 7bis du Code pénal.
A.4. La S.C. « IDELUX Eau » soutient que les questions préjudicielles appellent des réponses affirmatives, de sorte qu’il y a lieu de constater des lacunes législatives imputables aux articles 5, alinéa 4, ancien, et 7bis du Code pénal. Dès lors que le constat de lacunes peut être formulé dans des termes suffisamment clairs et précis, il convient que la Cour autorise la juridiction a quo à combler elle-même les inconstitutionnalités constatées, en étendant à l’intercommunale poursuivie le régime prévu par les dispositions en cause.
A.5.1. Les parties civiles devant la juridiction a quo relèvent, en ce qui concerne la première question préjudicielle, que, par son arrêt n° 128/2002 du 10 juillet 2002 (ECLI:BE:GHCC:2002:ARR.128), la Cour a affirmé que la responsabilité des personnes morales de droit public était le principe et que, partant, la liste des personnes bénéficiant de l’immunité prévue à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal était d’interprétation restrictive, de sorte que cette liste ne saurait être étendue à d’autres personnes. En outre, dans cet arrêt, la Cour a jugé que la différence de traitement entre les personnes morales de droit public visées par la disposition précitée et les autres personnes morales est raisonnablement justifiée par l’existence de deux critères cumulatifs, à savoir, d’une part, l’exercice, à titre principal, d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative et, d’autre part, le fait de disposer d’assemblées démocratiquement élues et d’organes soumis à un contrôle politique.
Les parties civiles devant la juridiction a quo observent que, par son arrêt n° 31/2007 précité, la Cour a assoupli l’un des critères cités plus haut, en précisant que la personne morale immunisée peut aussi être celle dont la composition des organes est indirectement déterminée sur la base de critères démocratiques.
A.5.2. Les parties civiles devant la juridiction a quo affirment qu’en vertu des articles L1512-3, L1512-4, L1512-5 et L1512-6 du CDLD, les activités pouvant être exercées par les intercommunales wallonnes ne font pas l’objet d’une limitation, sous réserve que celles-ci soient d’intérêt communal. Elles relèvent qu’au regard des critères dégagés par la Cour, la composition des intercommunales pures est certes indirectement déterminée, notamment, par des élections organisées au niveau communal, mais que ces intercommunales ne sont pas chargées d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative au point qu’il convient d’éviter les plaintes dont l’objectif réel serait de mener, au niveau pénal, des combats qui doivent être menés par la voie politique.
Partant, en réalité, les intercommunales pures ne sont pas comparables aux personnes morales de droit public qui relèvent du champ d’application de l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal.
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A.5.3. En outre, les parties civiles devant la juridiction a quo insistent sur les conséquences de l’immunité prévue par l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal pour les personnes physiques qui agissent pour le compte des personnes morales de droit public concernées, dont la responsabilité pénale est aggravée, comme la Cour l’a relevé par son arrêt n° 8/2005, précité. Partant, l’absence d’inclusion des intercommunales parmi les personnes morales de droit public mentionnées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal ne procède pas d’un choix manifestement déraisonnable de la part du législateur.
A.6. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, les parties civiles devant la juridiction a quo soutiennent que l’article 7bis, alinéa 3 [lire : alinéa 2], du Code pénal a été conçu par le législateur comme résultant nécessairement de l’abrogation de l’immunité prévue à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal. Dès lors que la responsabilité pénale des intercommunales n’est pas modifiée par l’abrogation précitée, rien ne justifie de les inclure dans la liste des personnes morales de droit public à l’égard desquelles seule une simple déclaration de culpabilité peut être infligée comme peine.
A.7. À titre liminaire, le Conseil des ministres affirme que ni le libellé des questions préjudicielles ni les motifs du jugement de renvoi n’indiquent en quoi ces questions portent sur les dispositions de référence autres que les articles 10 et 11 de la Constitution, à savoir les articles 12 et 14 de la Constitution, l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Partant, le Conseil des ministres se limite à l’examen des questions préjudicielles au regard des articles 10 et 11 de la Constitution.
A.8.1. En ce qui concerne la première question préjudicielle, le Conseil des ministres estime que l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal s’inscrit dans un contexte de lutte contre la criminalité des personnes morales, tout en évitant que cette lutte soit détournée à des fins de combats politiques. Au regard de cet objectif, il est légitime d’instaurer une responsabilité pénale des personnes morales ainsi qu’une immunité pénale au profit des personnes morales de droit public disposant d’organes élus directement et démocratiquement. Par son arrêt n° 128/2002, précité, la Cour a jugé qu’en limitant l’immunité pénale aux personnes mentionnées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal, le législateur n’a pas pris une mesure qui serait injustifiée.
A.8.2. Selon le Conseil des ministres, appliquer l’immunité pénale aux intercommunales pures n’aurait pas été conforme à l’objectif légitime poursuivi, dès lors que celles-ci ne sont pas composées d’organes élus directement, à l’occasion d’élections lors desquelles les citoyens peuvent manifester leur opinion au sujet d’une politique déterminée. Partant, la responsabilité pénale des intercommunales n’engendre pas le risque de plaintes destinées à ce que soient menés par la voie pénale des combats devant être menés par la voie politique. Le Conseil des ministres concède que certaines des personnes morales de droit public énumérées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal ne disposent pas non plus d’un organe élu directement. C’est le cas des zones pluricommunales et des centres publics d’action sociale. Cependant, l’immunité de ces personnes morales de droit public s’explique par le fait que certains centres publics d’action sociale disposent d’un conseil élu directement et que les organes des zones pluricommunales exercent les mêmes compétences que les communes dans les zones unicommunales.
Ce raisonnement ne peut toutefois être étendu aux intercommunales pures, dès lors qu’aucune d’entre elles n’est composée d’organes élus directement.
Le Conseil des ministres ajoute que la différence de traitement en cause repose sur deux critères cumulatifs, à savoir l’exercice, à titre principal, d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative, d’une part, ainsi que le fait de disposer d’assemblées démocratiquement élues et d’organes soumis à un contrôle politique, d’autre part. Or, bien que la composition des intercommunales pures soit indirectement déterminée par les élections communales, ces intercommunales ne sont pas chargées de missions politiques essentielles dans une démocratie représentative, contrairement à ce que la S.C. « Idelux Eau » soutient. Pour le surplus, l’absence d’immunité pénale au profit des intercommunales pures n’engendre pas de risque d’instrumentalisation de la voie pénale à des fins politiques.
A.8.3. Enfin, le Conseil des ministres soutient que la disposition en cause procède d’un équilibre entre la lutte contre la criminalité des personnes morales et la volonté de ne pas étendre de manière disproportionnée une
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responsabilité pénale collective à des situations où cette responsabilité comporte plus d’inconvénients que d’avantages. L’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal constitue donc une mesure raisonnable.
A.9.1. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres relève que la disposition en cause vise à éviter les risques d’instrumentalisation du droit pénal. À cet égard, il est légitime d’instaurer une limitation des peines pour les personnes morales de droit public qui disposent d’organes élus directement et de façon démocratique. À l’inverse, les intercommunales pures ne sont pas composées d’organes élus directement.
En effet, elles sont composées de conseillers qui ne sont pas directement élus en cette qualité au suffrage universel par les électeurs des communes concernées, de sorte que leur composition n’est pas fixée directement sur la base d’élections à l’occasion desquelles les citoyens peuvent manifester leur opinion sur une politique déterminée.
A.9.2. Le Conseil des ministres ajoute que l’article 7bis du Code pénal aussi procède d’un équilibre entre la répression de la criminalité des personnes morales et la volonté de ne pas permettre l’instrumentalisation du droit pénal à des fins politiques. À cet égard, la disposition en cause constitue une mesure raisonnable.
-B-
B.1.1. La première question préjudicielle porte sur l’article 5 du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999 « instaurant la responsabilité pénale des personnes morales »
(ci-après : la loi du 4 mai 1999), qui dispose :
« Toute personne morale est pénalement responsable des infractions qui sont intrinsèquement liées à la réalisation de son objet ou à la défense de ses intérêts, ou de celles dont les faits concrets démontrent qu’elles ont été commises pour son compte.
Lorsque la responsabilité de la personne morale est engagée exclusivement en raison de l’intervention d’une personne physique identifiée, seule la personne qui a commis la faute la plus grave peut être condamnée. Si la personne physique identifiée a commis la faute sciemment et volontairement, elle peut être condamnée en même temps que la personne morale responsable.
Sont assimilées à des personnes morales :
1° les associations momentanées et les associations en participation;
2° les sociétés visées à l’article 2, alinéa 3, des lois coordonnées sur les sociétés commerciales, ainsi que les sociétés commerciales en formation;
3° les sociétés civiles qui n’ont pas pris la forme d’une société commerciale.
Ne peuvent pas être considérées comme des personnes morales responsables pénalement pour l’application du présent article: l’Etat fédéral, les régions, les communautés, les provinces, l’agglomération bruxelloise, les communes, les organes territoriaux intra-communaux, la
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Commission communautaire française, la Commission communautaire flamande, la Commission communautaire commune et les centres publics d’aide sociale ».
B.1.2. Les travaux préparatoires de la loi du 4 mai 1999 révèlent que le législateur entendait lutter contre la « criminalité organisée », soulignant qu’il est souvent impossible de s’y attaquer « en raison de l’impossibilité d’engager des poursuites pénales contre des personnes morales », ce qui « assure souvent l’impunité de certains comportements criminels, malgré les troubles sociaux et économiques souvent très graves qu’ils provoquent » (Doc. parl., Chambre, 1998-1999, n° 2093/5, p. 2). Il voulait également donner suite à des recommandations formulées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe « au sujet de la criminalité des affaires et de la responsabilité des entreprises personnes morales pour les infractions commises à l’occasion de l’exercice de leurs activités » (ibid.). Son initiative s’inscrivait en outre « dans le droit fil de certaines lois récentes, à savoir la loi du 10 janvier 1999 relative aux organisations criminelles et la loi du 10 février 1999 relative à la répression de la corruption » (ibid.). Le législateur a dès lors estimé devoir assimiler les personnes morales aux personnes physiques en matière pénale.
B.1.3. À l’alinéa 4 de l’article 5 du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, le législateur a exclu plusieurs personnes morales de droit public du champ d’application de cet article qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales, à savoir l’État fédéral, les régions, les communautés, les provinces, l’agglomération bruxelloise, les communes, les zones pluricommunales, les organes territoriaux intracommunaux, la Commission communautaire française, la Commission communautaire flamande, la Commission communautaire commune et les centres publics d’action sociale.
B.1.4. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 4 mai 1999 qu’en principe les personnes morales de droit public sont pénalement responsables et que l’exception à cette règle ne concerne que celles « qui disposent d’un organe directement élu selon des règles démocratiques » (Doc. parl., Sénat, 1998-1999, n° 1-1217/1, p. 3).
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B.1.5. L’exclusion de la responsabilité pénale des personnes morales de droit public visées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal a été supprimée à la suite de l’adoption de la loi du 11 juillet 2018 « modifiant le Code pénal et le titre préliminaire du Code de procédure pénale en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales » (ci-après : la loi du 11 juillet 2018).
Les travaux préparatoires de la loi du 11 juillet 2018 précisent, à cet égard :
« L’immunité ne peut s’appuyer sur la mission sociale des personnes morales. En effet, cette mission n’est pas seulement propre à toutes les personnes morales de droit public, mais est également remplie par des personnes morales de droit privé et sa continuité est suffisamment protégée sur le plan de la fixation de la peine. Le contrôle politique ne remplace pas la responsabilité pénale. Le contrôle politique vise en effet les personnes physiques (‘ les politiciens ’) et non les personnes morales au sein desquelles les premières évoluent. La responsabilité pénale des personnes morales politiques ne sape pas la confiance en l’autorité:
ce n’est pas la responsabilité des comportements mais ces comportements mêmes qui suscitent une telle défiance […].
L’amendement prévoit dès lors une modification législative consistant à abroger l’alinéa 4
de l’article 5 du Code pénal.
La suppression de l’immunité contribue à une application de la loi plus systématique, plus équitable et plus critique à l’égard du pouvoir. Cela permet de s’attaquer à la situation paradoxale dans laquelle une autorité édicte et fait respecter des règles, mais n’est par ailleurs pas elle-même responsable pénalement lorsqu’elle les transgresse » (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-0816/003, pp. 17-18).
B.2.1. La seconde question préjudicielle, elle, porte sur l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018.
L’article 7bis du Code pénal dispose :
« Les peines applicables aux infractions commises par des personnes morales, à l’exception des personnes morales de droit public visées à l’alinéa 3 [lire : alinéa 2], sont :
en matière criminelle, correctionnelle et de police :
1° l’amende;
2° la confiscation spéciale; la confiscation spéciale prévue à l’article 42, 1°, prononcée à l’égard des personnes morales de droit public, ne peut porter que sur des biens civilement saisissables;
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en matière criminelle et correctionnelle :
1° la dissolution; celle-ci ne peut être prononcée à l’égard des personnes morales de droit public;
2° l’interdiction d’exercer une activité relevant de l’objet social, à l’exception des activités qui relèvent d’une mission de service public;
3° la fermeture d’un ou plusieurs établissements, à l’exception d’établissements où sont exercées des activités qui relèvent d’une mission de service public;
4° la publication ou la diffusion de la décision.
En ce qui concerne l’Etat fédéral, les Régions, les Communautés, les provinces, les zones de secours, les prézones, l’Agglomération bruxelloise, les communes, les zones pluricommunales, les organes territoriaux intracommunaux, la Commission communautaire française, la Commission communautaire flamande, la Commission communautaire commune et les centres publics d’aide sociale seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine ».
B.2.2. L’amendement qui est à l’origine de l’article 7bis du Code pénal, tel qu’il a été modifié, est justifié comme suit, dans les travaux préparatoires de la loi du 11 juillet 2018 :
« Cet amendement entend répondre aux remarques formulées durant les auditions relatives aux propositions de loi DOC 54 816/001 et DOC 54 1031/001.
Au cours de ces auditions, la solution de la simple abrogation de l’alinéa 4 de l’article 5 du Code pénal a reçu le soutien nécessaire. Le Conseil d’État s’était également déjà déclaré favorable à cet égard dans son avis du 22 septembre 2015. Divers orateurs ont cependant attiré l’attention à juste titre sur un certain nombre de risques.
Le principal objectif des propositions de loi était de donner aux mandataires locaux une plus grande garantie que dans les cas où ils n’auraient en fait commis eux-mêmes aucune infraction pénale, ce soit la commune et non eux qui fasse l’objet de poursuites. Cependant, la simple levée de l’immunité et la condamnation de la commune qui s’en suit peuvent avoir des conséquences budgétaires sérieuses pour les autorités locales. Ainsi, il existe un risque d’instrumentalisation du droit pénal, qui servirait d’arme en cas de querelles d’inspiration essentiellement politique.
C’est pourquoi il est opté pour une modulation des sanctions outre l’abrogation de l’actuel article 5, alinéa 4, du Code pénal relatif à l’immunité pénale des personnes morales de droit public ‘ politiques ’.
Les sanctions à l’égard de personnes morales visées à l’article 7bis du Code pénal tiennent déjà compte des cas dans lesquels un service public donné pourrait pâtir d’une sanction infligée
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à une personne morale de droit public. Ainsi, des limitations sont notamment fixées pour les cas de confiscation spéciale visée à l’article 42, 1°, du Code pénal, la dissolution, l’interdiction d’exercer certaines fonctions et l’exclusion d’un établissement. Ces exceptions offrent déjà une certaine protection aux personnes morales de droit public qui pouvaient bénéficier jusqu’ici de l’immunité.
Des questions demeurent néanmoins en ce qui concerne l’imposition d’une amende. La levée de l’immunité peut en effet conduire à des situations où l’État devrait se payer une amende à lui-même, ce qui semble illogique. Comme déjà évoqué, il existe également un risque considérable de conséquences budgétaires sérieuses pour les autorités locales si elles sont condamnées à payer une amende. Ces conséquences seraient évitées si l’on excluait simplement l’amende dans le cas de ces personnes morales de droit public bien définies qui jouissaient auparavant de l’immunité.
Au lieu de cela, il est opté pour une peine sous la forme d’une ‘ simple déclaration de culpabilité ’ pour les personnes morales de droit public ‘ politiques ’. Ainsi, ces personnes morales de droit public sont mises sur un pied d’égalité avec d’autres personnes morales et personnes physiques pour ce qui concerne la responsabilité qui peut leur être imputée sur le plan pénal, sans que cela ne doive nécessairement aboutir à une diminution des moyens publics.
Dans cette mesure, cette modification législative est un symbole important. Cela permet également toujours à la victime d’obtenir plus facilement une réparation civile pour les préjudices subis. Cette piste a également été appuyée lors des auditions, notamment dans l’exposé du premier président de la Cour de cassation.
Étant donné qu’à l’époque de l’introduction de la responsabilité pénale des personnes morales, le Conseil d’État n’avait émis aucune objection fondamentale à l’introduction de l’immunité pénale pour les personnes morales de droit public énumérées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal et que l’immunité pénale précitée a également passé sans encombre le contrôle de constitutionnalité de la Cour constitutionnelle, il n’y a aucun inconvénient fondamental à l’adaptation proposée par le présent amendement de l’arsenal répressif de l’article 7bis du Code pénal à l’égard des personnes morales de droit public dont l’immunité pénale est levée » (Doc.
parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-0816/003, pp. 19-21).
B.3.1. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 5 du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, avec les articles 10, 11 et 12 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en ce qu’il exclut de la responsabilité pénale les seules personnes morales de droit public qu’il énumère, sans que cette exclusion soit étendue à d’autres personnes morales de droit public, telles les intercommunales qui sont soumises aux règles du Code wallon de la démocratie locale et de la décentralisation (ci-après : le CDLD) et dont les organes décisionnels sont composés intégralement de personnes physiques élues au suffrage universel.
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Il ressort du libellé de la première question préjudicielle que celle-ci porte uniquement sur l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999. La Cour limite son examen à cette partie de la disposition.
B.3.2. La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018, avec les articles 10, 11 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en ce que les intercommunales précitées ne sont pas expressément mentionnées parmi les personnes morales de droit public à l’égard desquelles seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine.
B.4.1. Il ressort des faits soumis à la juridiction a quo que la Cour est invitée à examiner la situation d’une intercommunale qui est soumise aux règles du CDLD et dont les organes décisionnels sont composés entièrement de personnes physiques élues au suffrage universel, qui est poursuivie devant le juge répressif pour des faits ayant été commis avant l’abrogation de l’article 5, alinéa 4, du Code pénal par la loi du 11 juillet 2018.
B.4.2. La juridiction a quo considère que, dans une telle hypothèse, il y aurait lieu de donner aux personnes morales de droit public visées à l’article 5, alinéa 4, ancien, du Code pénal le bénéfice de la loi pénale la plus favorable, à savoir celle qui leur confère une immunité pénale, de sorte que les intercommunales précitées font l’objet d’un traitement différencié par rapport à ces personnes morales de droit public, puisque leur responsabilité pénale peut être engagée (première question préjudicielle). Par ailleurs, en vertu de l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, les intercommunales précitées ne peuvent pas non plus bénéficier du régime de peine prévu pour les personnes morales de droit public visées dans cette disposition, selon lequel seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine (seconde question préjudicielle).
B.4.3. Eu égard à leur connexité, la Cour examine les questions préjudicielles conjointement.
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B.5. Comme le soulève le Conseil des ministres, ni le libellé des questions préjudicielles ni les motifs de la décision de renvoi n’indiquent en quoi les dispositions en cause violeraient les articles 12 et 14 de la Constitution, l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Partant, les questions préjudicielles n’appellent pas de réponse sur ces points.
B.6. Les questions préjudicielles invitent la Cour à comparer deux catégories de personnes morales de droit public, à savoir, d’une part, les intercommunales soumises aux règles du CDLD et dont les organes décisionnels sont composés entièrement de personnes physiques élues au suffrage universel, et, d’autre part, les personnes morales de droit public visées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, et à l’article 7bis, alinéa 2 , du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018.
La Cour limite son examen à cette comparaison.
B.7. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.8.1. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.1.3 que la différence de traitement prévue à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, repose sur la circonstance que certaines personnes morales de droit public disposent d’un organe démocratiquement élu. Dès lors que le législateur a conçu le régime prévu à l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018, comme résultant de l’abrogation de l’article 5, alinéa 4, précité, du Code pénal, comme il se
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déduit des travaux préparatoires cités en B.2.2, il y a lieu de considérer que l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal repose sur un critère de distinction identique.
B.8.2. Comme la Cour l’a jugé par ses arrêts nos 31/2007 du 21 février 2007
(ECLI:BE:GHCC:2007:ARR.031) et 128/2002 du 10 juillet 2002
(ECLI:BE:GHCC:2002:ARR.128), la circonstance que certaines personnes morales de droit public disposent d’un organe démocratiquement élu constitue un critère objectif.
B.9. Les personnes morales de droit public énumérées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, ont la particularité d’être principalement chargées d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative et de disposer d’assemblées démocratiquement élues et d’organes soumis à un contrôle politique.
Le législateur a pu raisonnablement redouter, s’il rendait ces personnes morales pénalement responsables, d’étendre une responsabilité pénale collective à des situations où elle comporte plus d’inconvénients que d’avantages, notamment en suscitant des plaintes dont l’objectif réel serait de mener, par la voie pénale, des combats qui doivent se traiter par la voie politique.
Par ailleurs, lorsque le législateur a levé l’immunité de ces personnes morales, il a souhaité éviter que la mise en cause de la responsabilité pénale aboutisse à une diminution des moyens publics, de sorte qu’il a raisonnablement pu prévoir, à l’article 7bis du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018, que « seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine ».
B.10.1. Aux termes des articles L1512-3, L1512-4, alinéa 1er, et L1512-6, § 1er, du CDLD, les intercommunales sont des personnes morales de droit public chargées d’exercer des missions de service public, ayant un ou plusieurs objets déterminés d’intérêt communal, étant entendu que toute autre personne de droit public et privé peut également faire partie de l’intercommunale.
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B.10.2. En vertu de l’article L1523-7, alinéa 1er, du CDLD, chaque intercommunale comprend au moins trois organes, à savoir une assemblée générale, un conseil d’administration et un comité de rémunération.
En ce qui concerne la composition de l’assemblée générale, l’article L1523-11 du CDLD
énonce que « les délégués des communes associées à l’assemblée générale sont désignés par le conseil communal de chaque commune parmi les membres des conseils et des collèges communaux, proportionnellement à la composition dudit conseil » (alinéa 1er) et qu’« en cas de participation provinciale ou de C.P.A.S., il en va de même, mutatis mutandis, pour la représentation à l’assemblée générale de la ou des provinces associées ou du ou des C.P.A.S.
associés » (alinéa 3).
En ce qui concerne la composition du conseil d’administration, l’article L1523-15 du CDLD énonce que l’« assemblée générale nomme les membres du conseil d’administration »
(§ 1er, alinéa 1er), étant entendu que « les administrateurs représentent soit des communes, provinces ou C.P.A.S. associés, soit des autres personnes morales de droit public, soit des associés privés, soit sont considérés comme indépendants » (§ 1er, alinéa 2). Il est précisé que « les administrateurs représentant les communes associées sont désignés respectivement à la proportionnelle de l’ensemble des conseils communaux des communes associées conformément aux articles 167 et 168 du Code électoral » (§ 3, alinéa 1er) et que « les administrateurs représentant chaque province sont désignés à la proportionnelle conformément aux articles 167 et 168 du Code électoral, selon une clé intégrant, pour chaque liste de candidats représentée au sein du conseil provincial, pour moitié le nombre de sièges détenus au sein du conseil provincial et pour moitié le nombre de voix obtenues lors des élections provinciales »
(§ 3, alinéa 8). Enfin, il est prévu qu’« aux fonctions d’administrateur réservées aux communes, ne peuvent être nommés que des membres des conseils ou collèges communaux » (§ 3, alinéa 6), étant entendu que cette règle s’applique mutatis mutandis à la désignation des administrateurs des provinces associées (§ 3, alinéa 10) et aux administrateurs des C.P.A.S.
associés (§ 3, alinéa 11).
En ce qui concerne la composition du comité de rémunération, l’article L1523-17, § 1er, du CDLD énonce que « le conseil d’administration constitue en son sein un comité de
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rémunération, composé au maximum de cinq administrateurs désignés parmi les représentants des communes, provinces ou C.P.A.S. associés, à la représentation proportionnelle, de l’ensemble des conseils des communes, des provinces et des C.P.A.S. associés, conformément aux articles 167 et 168 du Code électoral, à l’exception des administrateurs membres du bureau exécutif ».
B.11.1. Les questions préjudicielles sont limitées à la situation d’une intercommunale dont les membres des organes précités sont exclusivement composés de personnes physiques élues au suffrage universel.
B.11.2. Bien que les organes d’une telle intercommunale présentent quelques caractéristiques qu’on retrouve dans les organes démocratiquement élus, leur caractère démocratique est différent de celui des organes de l’État fédéral, des régions, des communautés, des provinces, de l’agglomération bruxelloise, des communes, des organes territoriaux intracommunaux, de la Commission communautaire française, de la Commission communautaire flamande et de la Commission communautaire commune, visés dans les dispositions en cause.
B.11.3. En effet, la composition des organes de l’intercommunale précitée n’est pas directement fixée sur la base d’élections à l’occasion desquelles les citoyens peuvent manifester leur opinion au sujet de la politique menée et proposée par les membres de ces organes. Le législateur a donc pu raisonnablement considérer que la responsabilité pénale des intercommunales ne risquait pas, a priori, de susciter des plaintes dont l’objet direct et réel serait de mener, par la voie pénale, des combats qui doivent être menés par la voie politique.
B.12.1. En outre, les missions des intercommunales, y compris celles qui sont visées dans les questions préjudicielles, comportent certaines particularités qui les différencient de celles des personnes morales mentionnées à l’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, et à l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018, qui sont toutes chargées d’une mission politique essentielle dans une démocratie représentative.
B.12.2. Les intercommunales sont en effet chargées de missions de service public d’intérêt communal à l’objet déterminé, qui ne sauraient, de manière générale, être systématiquement
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qualifiées de missions politiques essentielles dans une démocratie représentative, dès lors que « doit être considéré comme étant d’intérêt communal […] l’acte ou le service public qui intéresse la collectivité des habitants d’une commune » (Cass., 6 avril 1922, Pas., 1922, I, p. 236).
B.12.3. En outre, une commune qui exerce elle-même une mission d’intérêt communal déterminée et une intercommunale spécialement créée pour remplir une telle mission ne sont pas des catégories de personnes morales à ce point semblables qu’il serait nécessaire de les traiter de la même manière. Elles se distinguent les unes des autres par la manière dont l’activité d’intérêt communal est exercée : contrairement à une commune, une structure intercommunale peut mettre en œuvre des méthodes et des stratégies commerciales à grande échelle, mener des opérations de caractère lucratif, rechercher et développer des marchés concurrentiels, réaliser des bénéfices et distribuer des dividendes.
B.13. Partant, le législateur a raisonnablement pu estimer qu’il ne convenait pas de mentionner les intercommunales parmi les personnes morales de droit public qui, avant l’adoption de la loi du 11 juillet 2018, bénéficiaient d’une immunité pénale et à l’égard desquelles, depuis l’adoption de cette même loi, seule la simple déclaration de culpabilité peut être prononcée, à l’exclusion de toute autre peine.
B.14. L’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999, et l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018, sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 5, alinéa 4, du Code pénal, tel qu’il a été rétabli par la loi du 4 mai 1999
« instaurant la responsabilité pénale des personnes morales », et l’article 7bis, alinéa 2, du Code pénal, tel qu’il a été introduit par la loi du 11 juillet 2018 « modifiant le Code pénal et le titre préliminaire du Code de procédure pénale en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales », ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 25 avril 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul