Cour constitutionnelle
Arrêt n° 54/2024
du 16 mai 2024
Numéro du rôle : 8063
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 59 du Code des impôts sur les revenus 1992 (exercices d’imposition 2016 et 2017), posées par la Cour d’appel de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 23 mai 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 juillet 2023, la Cour d’appel de Gand a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 59 du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, viole-t-il le principe constitutionnel d’égalité, contenu dans les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle toutes les pensions complémentaires constituées durant l’ensemble de la carrière doivent être prises en compte pour calculer la limite de 80 % (et pas uniquement les pensions complémentaires constituées au moyen des cotisations payées pour les années de service qui sont valorisées en vertu de l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992), en ce qu’il crée une distinction entre (i) l’entreprise qui paie des cotisations et des primes pour des prestations de pension complémentaire au profit d’un dirigeant d’entreprise qui travaille dans cette entreprise pendant toute sa carrière, entreprise qui peut déduire intégralement ces cotisations et primes, et (ii) l’entreprise qui paye des cotisations et des primes pour des prestations de pension complémentaire au profit d’un dirigeant d’entreprise qui ne travaille pas dans cette entreprise pendant toute sa carrière, entreprise qui ne peut pas déduire intégralement ces cotisations et primes étant donné qu’elle doit tenir compte des pensions complémentaires constituées chez un employeur précédent/dans une entreprise précédente, indépendamment du fait que ces pensions ont été constituées au moyen de cotisations et primes payées pour les années d’activité professionnelle qui sont valorisées sur la base de l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992,
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compte tenu du fait que le même capital de pension complémentaire est constitué pour les dirigeants d’entreprise sur l’ensemble de la durée normale de la carrière professionnelle ?
2. L’article 59 du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, viole-t-il le principe constitutionnel d’égalité, contenu dans les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle toutes les pensions complémentaires constituées lors de l’ensemble de la carrière doivent être prises en compte pour calculer la limite de 80 % (et donc également les pensions constituées dans le cadre d’une activité professionnelle antérieure effectuée dans une autre entreprise), quel que soit le nombre d’années qui peut être financé par l’employeur actuel/l’entreprise actuelle au moyen de primes de pension fiscalement déductibles conformément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, alors que le nombre d’années qui peut être financé au moyen de primes de pension fiscalement déductibles diffère selon que le bénéficiaire de la pension a changé d’employeur/d’entreprise au cours de sa carrière, ce qui signifie qu’un montant total plus élevé de pension complémentaire peut être constitué au moyen de primes déductibles pour un travailleur ou un dirigeant d’entreprise qui n’a pas changé d’employeur/d’entreprise que pour un travailleur ou un dirigeant d’entreprise qui a changé d’employeur/d’entreprise ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SRL « Lorotex », assistée et représentée par Me Alain Huyghe et Me Marie Krug, avocats au barreau de Bruxelles;
- l’ASBL « Assuralia », la SA « AG Insurance », la SA « Allianz Benelux », la SA « AXA Belgium », la SA « Baloise Belgium » la SA « KBC Assurances » et la SC « P&V
Assurances », assistées et représentées par Me Alain Huyghe et Me Marie Krug (parties intervenantes);
- la SA « NN Insurance Belgium », assistée et représentée par Me Alain Huyghe et Me Marie Krug (partie intervenante);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Carmenta Decordier et Me Tine Bricout, avocates au barreau de Gand.
Par ordonnance du 14 février 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande de différentes parties à être entendues, la Cour, par ordonnance du 28 février 2024, a fixé l’audience au 27 mars 2024.
À l’audience publique du 27 mars 2024 :
- ont comparu :
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. Me Alain Huyghe, pour la SRL « Lorotex », pour l’ASBL « Assuralia » et autres et pour la SA « NN Insurance Belgium »;
. Me Tine Bricout, également loco Me Carmenta Decordier, et Me Lukas Asselman, avocat au barreau de Gand, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 1er décembre 2015, la SRL « Lorotex » conclut au profit de son dirigeant d’entreprise, Daniel Looffen, un contrat d’engagement individuel de pension (ci-après : contrat EIP) auprès de la SA « AG Insurance ». Les primes et cotisations de rattrapage versées dans le cadre de ce contrat sont intégralement déduites par la SRL « Lorotex » à titre de frais professionnels à l’impôt des sociétés pour les exercices d’imposition 2016 et 2017, sur la base des articles 52, 3°, b), et 195 du Code des impôts sur les revenus 1922 (ci-après : le CIR 1992).
Par des avis de rectification du 8 octobre 2018, l’administration fiscale fait savoir à la SRL « Lorotex »
qu’une partie des primes payées dans le cadre du contrat EIP doit être rejetée en tant que frais professionnels déductibles, en raison du calcul erroné et du dépassement de la limite de 80 % prévue à l’article 59 du CIR 1992.
L’administration souligne notamment qu’il y a lieu, pour le calcul de cette limite, de prendre en compte toutes les pensions légales et complémentaires constituées, parmi lesquelles la pension complémentaire constituée pour Daniel Looffen par la SA « Lano », où le travailleur concerné a travaillé avant de devenir le dirigeant de la SRL « Lorotex ».
Après le rejet de sa réclamation administrative dirigée contre les cotisations concernées, la SRL « Lorotex »
introduit une action devant le Tribunal de première instance de Flandre occidentale, division de Bruges. Elle interjette ensuite appel, devant la Cour d’appel de Gand, du jugement de ce Tribunal. La Cour d’appel estime qu’il ressort de l’article 59, § 4, du CIR 1992 qu’il y a lieu, pour le calcul de la limite de 80 %, de prendre en compte la pension complémentaire telle qu’elle a été constituée au profit du dirigeant, et ce, quelle que soit l’entreprise dans laquelle cette pension a été constituée. Dès lors que cette disposition soumet à des traitements fiscaux différents deux catégories de contribuables qui se trouvent apparemment dans des situations identiques, et qu’elle soumet aussi à des traitements fiscaux identiques deux catégories de contribuables qui se trouvent apparemment dans des situations différentes, la Cour d’appel estime qu’il s’indique de poser à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Selon le Conseil des ministres, l’article 59, § 4, du CIR 1992 dispose expressément qu’il y a lieu, pour le calcul de la limite de 80 % qui y est prévue, de prendre en compte la totalité du capital pension, tant légal que complémentaire, que le travailleur recevra lors de son départ à retraite. Il souligne que cette disposition exclut seulement les prestations résultant de l’épargne-pension et de certains contrats individuels d’assurance-vie. Selon
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lui, le fait que tous les autres capitaux de pension complémentaire doivent être pris en compte rejoint également l’objectif poursuivi par le législateur, à savoir éviter que des pensions jugées excessives soient financées au moyen de primes fiscalement déductibles. Il estime que, s’il n’était pas tenu compte de tous les capitaux de pension, un capital pension final excédant la limite de 80 % pourrait être constitué par le biais de primes fiscalement déductibles. Selon le Conseil des ministres, les travaux préparatoires aussi font apparaître qu’il y a lieu de prendre en compte l’ensemble des capitaux de pension.
A.2. Le Conseil des ministres allègue que les questions préjudicielles sont irrecevables, dès lors que ces questions ne portent pas sur l’article 59 du CIR 1992, mais sur la façon dont la limite de 80 % doit être appliquée.
Il estime que la différence de traitement décrite dans la première question préjudicielle est la conséquence de l’application d’une fraction de carrière de 40/40 pour certaines entreprises et de l’application d’une plus petite fraction pour d’autres entreprises. Il souligne que ce n’est pas la disposition en cause qui réglemente la fraction à appliquer, mais l’article 35, § 2, 2°, de l’arrêté royal du 27 août 1993 « d’exécution du Code des impôts sur les revenus 1992 » (ci-après : l’AR/CIR 1992). Quant à la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres estime que l’inégalité de traitement qui y est décrite découle du fait que certaines entreprises peuvent financer plus d’années au moyen de primes déductibles que d’autres. Il souligne que les années à financer sont les années pouvant être indiquées au numérateur de la fraction, ainsi que le prévoit l’article 35, § 2, 2°, de l’AR/CIR 1992.
Le Conseil des ministres en déduit que la seconde question préjudicielle ne porte, elle non plus, pas sur l’article 59
du CIR 1992.
A.3.1. À supposer que la Cour considère que les questions préjudicielles sont tout de même recevables, le Conseil des ministres estime que la disposition en cause est compatible avec les normes de référence mentionnées dans ces questions.
A.3.2. En ce qui concerne la première question préjudicielle, le Conseil des ministres est d’avis que la disposition en cause n’opère pas une différence de traitement entre, d’une part, l’entreprise qui paie des primes au profit d’un dirigeant qui a effectué une carrière professionnelle complète au sein de cette entreprise et, d’autre part, l’entreprise qui paie des primes au profit d’un dirigeant qui n’a pas effectué une carrière professionnelle complète au sein de cette entreprise, dès lors que, pour les deux catégories d’entreprises, la règle qui prévaut est que la limite de 80 % doit s’apprécier au regard de l’ensemble des pensions légales et des pensions complémentaires exprimées en rentes annuelles. Ainsi, selon le Conseil des ministres, une entreprise qui verse des primes au profit d’un dirigeant doit toujours tenir compte des capitaux de pension complémentaire déjà constitués par le passé, peu importe que ces capitaux aient été constitués dans une autre ou la même entreprise. Dès lors qu’il n’est nullement question d’une différence de traitement entre les catégories d’entreprises visées dans la première question préjudicielle, le Conseil des ministres estime que cette question appelle une réponse négative. En ce que la SRL « Lorotex » et les parties intervenantes font valoir que la disposition en cause porte atteinte au principe selon lequel tout contribuable doit pouvoir déterminer avec un degré minimum de prévisibilité le régime d’imposition qui lui sera appliqué, le Conseil des ministres considère que ces parties ne peuvent invoquer la violation d’autres normes de référence que celles qui sont mentionnées dans la question préjudicielle.
A.3.3. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, le Conseil des ministres estime que les catégories de personnes qui y sont décrites ne se trouvent pas dans des situations différentes. Selon lui, le fait qu’un dirigeant ait accompli une carrière complète ou non au sein d’une entreprise contribuable ne constitue pas un élément ayant pour effet que ces entreprises se trouvent dans des situations différentes pour ce qui est de la déductibilité fiscale des primes de pension que ces entreprises versent au profit de leurs dirigeants. Le Conseil des ministres estime en outre que le fait que l’une des entreprises puisse financer plus d’années au moyen de primes de pension fiscalement déductibles que l’autre n’est pas la conséquence de l’article 59 du CIR 1992. La seconde question préjudicielle appelle ainsi, selon lui, une réponse négative.
A.3.4. Le Conseil des ministres souligne encore que, dans les deux questions préjudicielles, c’est en réalité la même prétendue violation de la Constitution qui est soulevée, dès lors que, dans l’une comme dans l’autre question, il y a lieu de comparer les deux entreprises suivantes : 1) l’entreprise qui peut appliquer une fraction de 40/40 telle que visée à l’article 35, § 2, 2°, de l’AR/CIR 1992; et 2) l’entreprise qui doit indiquer un chiffre inférieur à 40 au numérateur de la fraction visée à l’article 35, § 2, 2°, de l’AR/CIR 1992. Selon le Conseil des ministres, le fait que la même situation juridique soit décrite comme une inégalité de traitement dans l’une des questions et comme une égalité de traitement dans l’autre question indique que ces questions appellent une réponse négative.
A.4.1. La SRL « Lorotex » expose que la limite de 80 % comporte un plafond pour le montant de la pension extra-légale qui peut être constituée par le biais de primes de pension déductibles fiscalement. C’est ainsi que la
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somme de la pension légale et de la pension extra-légale du bénéficiaire ne peut, lors de la mise à la retraite, excéder 80 % de la dernière rémunération brute annuelle normale avant la retraite. Un des paramètres qu’il convient de prendre en compte pour calculer la limite de 80 % est la fraction de carrière, qui détermine le nombre d’années pouvant être financées. Conformément à l’article 35, § 2, 2°, de l’AR/CIR 1992, la fraction a pour numérateur le nombre d’années de la durée normale d’activité professionnelle réellement accomplies et restant à accomplir dans l’entreprise où il travaille, et pour dénominateur le nombre d’années de la durée normale d’activité professionnelle (soit en principe 40 ans). Si le dirigeant concerné n’a pas travaillé durant toute sa carrière dans la même entreprise, cette dernière peut, conformément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, lu en combinaison avec l’article 35, § 3, de l’AR/CIR 1992, ajouter au numérateur dix années maximum d’activité professionnelle antérieure. Dans ce cas, les capitaux de pension complémentaire constitués durant ces années de carrière valorisées doivent être pris en compte dans le calcul de la limite de 80 %.
La SRL « Lorotex » fait valoir que, pour établir le numérateur de la fraction de carrière, il est particulièrement pertinent de savoir si le dirigeant concerné a travaillé au sein de la même entreprise ou non durant toute sa carrière.
Si tel est le cas, le numérateur de la fraction de carrière est égal à son dénominateur. Si tel n’est pas le cas, l’entreprise dans laquelle le dirigeant travaille actuellement peut, à titre optionnel, ajouter au maximum dix années d’activité professionnelle antérieure effectuée dans une autre entreprise au numérateur de la fraction de carrière.
La SRL « Lorotex » estime que l’article 59, § 4, du CIR 1992 ne dit rien explicitement sur l’obligation ou non de prendre en compte les conventions de pension conclues dans le cadre d’une activité professionnelle antérieure effectuée dans une autre entreprise. Selon elle, le fait que les pensions légales et extra-légales ne puissent, à la mise à la retraite, pas excéder 80 % de la dernière rémunération brute annuelle normale constitue l’objectif de la disposition en cause, mais ce fait n’implique pas qu’au cours de la carrière de l’intéressé, il faille toujours tenir compte de la durée totale de la carrière de celui-ci. Elle considère qu’il ne faut prendre en compte que les années qui ont déjà été accomplies et qui restent à accomplir au sein de la même entreprise, optionnellement augmentées de maximum dix années d’activité professionnelle antérieure, conformément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992. L’article 59, § 1er, alinéa 1er, 2°, du CIR 1992 renvoie par ailleurs expressément à un calcul qui tient compte de la durée de carrière de l’intéressé. La SRL « Lorotex » souligne qu’il ressort de la pratique antérieure de l’administration fiscale et d’un avis du 22 juin 2004 du groupe de travail chargé d’étudier la règle de 80 % que, pour calculer la limite de 80 %, il ne faut pas tenir compte d’un éventuel capital de pension constitué au profit du dirigeant dans une entreprise précédente, un point de vue qui, selon elle, trouve également appui dans la doctrine. Or, elle considère que l’administration fiscale a conféré une nouvelle interprétation à l’article 59 du CIR 1992, selon laquelle toutes les pensions extra-légales constituées sur l’ensemble de la carrière de l’intéressé doivent toujours être prises en compte pour le calcul de la limite de 80 %.
Selon la SRL « Lorotex », l’article 59, § 4, du CIR 1992 précise en revanche explicitement les types ou les régimes de pension qui doivent être pris en compte ou non pour calculer la limite de 80 %.
A.4.2. La SRL « Lorotex » souligne que les conventions de pension pour les travailleurs indépendants sont soumises à un autre régime que celui que l’administration fiscale applique aux pensions complémentaires des dirigeants d’entreprise. Elle se réfère à l’article 145-3/1, § 1er, alinéa 2, 3°, du CIR 1992, qui prévoit également une limite de 80 %, mais dispose expressément à cet égard que, pour le calcul de cette limite, il convient de ne tenir compte que des pensions extra-légales se rapportant aux années prises en compte pour la fraction de carrière.
A.5. La SRL « Lorotex » conteste la thèse du Conseil des ministres selon laquelle les questions préjudicielles ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Il n’est, selon elle, pas correct d’affirmer que la disposition en cause ne fait que prévoir la règle générale selon laquelle l’ensemble des prestations de pension légales et extra-légales ne peut excéder 80 % de la dernière rémunération brute annuelle. Cette disposition réglemente également, plus précisément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, le nombre d’années qui peuvent être financées lorsqu’une personne change d’entreprise au cours de sa carrière. La loi ne se limite donc pas à confier au Roi la compétence de déterminer le paramètre en question. La SRL « Lorotex » estime en outre que la Cour a confirmé ce point, à tout le moins implicitement, dans son arrêt n° 145/2022 du 10 novembre 2022 (ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.145).
Elle considère qu’en examinant la pertinence de la question préjudicielle dans cet arrêt, la Cour s’est jugée compétente pour traiter cette question.
A.6.1. Selon la SRL « Lorotex », la nouvelle interprétation de l’administration fiscale fait naître une inégalité de traitement entre une entreprise qui conclut une convention de pension au profit d’un dirigeant qui y a déjà travaillé depuis le début de sa carrière ou, à tout le moins, depuis de nombreuses années, et une entreprise qui
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conclut une convention de pension au profit d’un dirigeant qui a effectué une activité professionnelle antérieure au sein d’une autre entreprise. Dans la seconde situation, l’entreprise actuelle ne peut plus constituer, dans de nombreux cas, qu’une toute petite pension extra-légale au profit du dirigeant par le biais de primes fiscalement déductibles, ou ne peut pas le faire du tout, alors que les primes de pension auraient été intégralement déductibles si le même dirigeant avait toujours travaillé au sein de la même entreprise. Cette différence de traitement fiscal est encore plus importante si la rémunération du dirigeant dans l’entreprise actuelle est inférieure à celle qu’il touchait dans son entreprise précédente. La SRL « Lorotex » estime que, contrairement à ce qu’affirme le Conseil des ministres, la différence de traitement réside non pas dans le fait que les pensions extra-légales doivent être prises en compte ou non, mais dans le fait que, selon que le dirigeant pour lequel une pension complémentaire est constituée a toujours travaillé ou non au sein de la même entreprise, l’entreprise qui paie les primes de pension peut déduire celles-ci ou non à titre de frais professionnels.
La SRL « Lorotex » souligne qu’au regard de l’objectif poursuivi par le législateur lorsqu’il a instauré la limite de 80 %, les deux catégories d’entreprises se trouvent dans des situations comparables. Le capital de pension qui est jugé « excessif » par le législateur est le même pour deux dirigeants d’entreprise différents qui ont accompli la même durée de carrière et qui ont toujours perçu la même rémunération brute annuelle et pour lesquels le même nombre d’années de carrière est financé. Compte tenu de l’objectif du législateur, la question de savoir si les dirigeants ont, durant leur carrière, travaillé dans une ou plusieurs entreprises n’est ni pertinente ni adéquate.
En outre, selon la SRL « Lorotex », la différence de traitement fiscal des deux catégories d’entreprise a des effets disproportionnés. Elle pénalise ainsi non seulement la mobilité professionnelle, mais il est aussi moins intéressant pour les entreprises d’engager des travailleurs « plus âgés » (par exemple, les plus de 45 ans) si une pension extra-légale a déjà été constituée pour ces personnes dans l’entreprise où elles travaillaient précédemment.
Par ailleurs, la non-déductibilité des primes de pension peut aussi avoir des incidences négatives sur le choix d’une entreprise de conclure ou non un contrat EIP. Il devient dès lors moins intéressant pour les travailleurs plus âgés de fonder leur propre entreprise pour y poursuivre leur carrière en tant que dirigeant. Par ailleurs, le fait que l’interprétation de l’administration fiscale ne trouve pas d’appui dans la disposition en cause ni dans les dispositions pertinentes de l’AR/CIR 1992 a pour conséquence qu’il est porté une atteinte disproportionnée au principe selon lequel tout contribuable doit pouvoir déterminer avec un degré minimum de prévisibilité le régime fiscal qui lui sera appliqué. En ce que l’article 59 du CIR 1992 est interprété dans le sens de l’administration fiscale, la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative, selon la SRL « Lorotex ».
A.6.2. La SRL « Lorotex » estime que l’interprétation donnée par l’administration fiscale à l’article 59 du CIR 1992 crée une seconde discrimination par rapport au nombre d’années pouvant être financées selon la règle des 80 %, en ce que des entreprises qui se trouvent dans des situations différentes sont traitées de la même manière.
Selon elle, l’entreprise qui verse des primes de pension au profit d’un dirigeant qui y a toujours travaillé se trouve dans une situation différente de celle d’une entreprise qui verse des primes au profit d’un dirigeant qui a déjà constitué un capital de pension complémentaire au sein d’une autre entreprise. Même si tous les autres paramètres sont identiques, la limite de 80 % à prendre en compte pour la seconde catégorie d’entreprises est en tout état de cause – en raison de la différence dans le calcul du numérateur de la fraction de carrière – inférieure à celle à prendre en compte pour la première catégorie d’entreprises. En revanche, pour calculer la limite de 80 %, toutes les entreprises doivent toujours tenir compte de toutes les pensions extra-légales constituées durant les années déjà accomplies par le dirigeant, et donc indépendamment du point de savoir si les primes de pension portent sur des années travaillées au sein de la même entreprise ou au sein de plusieurs entreprises.
Même si l’entreprise dont le dirigeant a déjà constitué un capital de pension complémentaire au sein d’une entreprise précédente fait usage de l’option permettant de valoriser l’activité professionnelle antérieure à raison de dix ans maximum, l’égalité de traitement de situations différentes continue de découler de l’article 59 du CIR 1992, tel qu’il est interprété par l’administration fiscale.
Selon la SRL « Lorotex », l’égalité de traitement n’est pas adéquate pour atteindre l’objectif poursuivi par la limite de 80 %. Si l’on veut éviter que le total des prestations légales et extra-légales au moment de la mise à la retraite dépasse 80 % de la dernière rémunération brute annuelle normale, il y a lieu, dans le cas d’une carrière qui s’est déroulée dans plusieurs entreprises, de tenir compte uniquement, pour une partie déterminée de la carrière, des pensions extra-légales qui portent sur cette partie de la carrière. La SRL « Lorotex » estime en outre que l’égalité de traitement n’est pas non plus proportionnée à l’objectif poursuivi par la loi. Enfin, l’interprétation donnée par l’administration fiscale à l’article 59 du CIR 1992 viderait aussi complètement de sa substance le
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caractère optionnel de la valorisation des années de carrière dans une activité professionnelle antérieure. En ce que l’article 59 du CIR 1992 est interprété dans le sens que l’administration fiscale lui donne, la seconde question préjudicielle appelle une réponse affirmative, selon la SRL « Lorotex ».
A.6.3. Toutefois, l’article 59 du CIR 1992 est susceptible également, selon la SRL « Lorotex », de recevoir une interprétation conforme à la Constitution. Cette disposition n’exige en effet pas (et en tout cas pas explicitement) que les pensions extra-légales constituées par le dirigeant d’entreprise durant une activité professionnelle antérieure soient également prises en compte pour calculer la limite de 80 % dans l’entreprise où
le dirigeant concerné travaille actuellement. La SRL « Lorotex » estime que, s’il y a lieu de prendre seulement en compte les pensions extra-légales se rapportant aux années de carrière qui peuvent être financées conformément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, il n’y a pas de violation du principe d’égalité et de non-discrimination.
Elle souligne que cette interprétation a été explicitement reprise dans le régime légal relatif aux conventions de pension pour les travailleurs indépendants (article 145-3/1, § 1er, alinéa 2, 3°, du CIR 1992). L’interprétation conforme à la Constitution rejoindrait par ailleurs la volonté du législateur et permettrait d’éviter les traitements incohérents et discriminatoires, notamment lorsqu’une personne exerce d’abord une activité de dirigeant d’entreprise et ensuite une activité en tant qu’indépendant-personne physique.
A.7.1. Les parties intervenantes estiment qu’elles justifient d’un intérêt à leur intervention. Les parties, qui sont des entreprises d’assurances, soulignent toutes le fait qu’elles ont conclu nombre de conventions en vue de la constitution d’une pension extra-légale – l’interprétation de la disposition en cause a une incidence considérable sur le traitement fiscal de ces conventions – et qu’elles sont systématiquement consultées au sujet du traitement fiscal des primes concernées. Elles estiment que leur intérêt découle également du fait que la réponse aux questions préjudicielles influencera leur rentabilité future, dès lors que, du point de vue fiscal, il pourrait ne pas s’avérer intéressant pour les entreprises de conclure une convention de pension au profit d’un dirigeant qui a déjà travaillé dans une autre entreprise par le passé. L’ASBL « Assuralia » expose qu’elle représente pratiquement toutes les entreprises d’assurances belges et étrangères actives sur le marché belge, qu’elle dispose, en vertu de l’article 9:25
du Code des sociétés et des associations, de la qualité requise en tant qu’association professionnelle pour ester en justice afin de défendre les droits individuels de ses membres et que la Cour a déjà admis à plusieurs reprises son intérêt à agir.
A.7.2. De manière analogue à la SRL « Lorotex », les parties intervenantes contestent la thèse du Conseil des ministres selon laquelle les questions préjudicielles ne relèvent pas de la compétence de la Cour. Elles estiment que les deux questions préjudicielles appellent une réponse affirmative et elles étaient leur point de vue par des arguments analogues à ceux de la SRL « Lorotex ».
-B-
B.1. Par les questions préjudicielles, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 59 du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, est compatible avec le principe d’égalité et de non-
discrimination garanti par les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
B.2.1. Comme il ressort de la décision de renvoi, les questions préjudicielles portent essentiellement sur la méthode de calcul de ce qu’on appelle la « limite de 80 % » pour la déductibilité fiscale des primes qu’une entreprise verse dans le cadre d’un contrat individuel relatif à des engagements de pension au profit d’un dirigeant d’entreprise.
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Selon l’article 195, § 1er, du CIR 1992, les dirigeants d’entreprise sont assimilés à des travailleurs pour l’application des dispositions en matière de frais professionnels et leurs rémunérations ainsi que les charges sociales connexes à celles-ci sont considérées comme des frais professionnels. L’article 59, en cause, du CIR 1992 s’applique ainsi également aux cotisations et primes patronales versées en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite et/ou de survie au profit d’un dirigeant d’entreprise.
B.2.2. Conformément à l’article 52, 3°, b), deuxième tiret, du CIR 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, les cotisations et primes patronales – sous réserve des dispositions des articles 53 à 66bis du CIR 1992 – versées en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite et/ou de survie, en vue de la constitution d’une rente ou d’un capital en cas de vie ou de décès, constituent des frais professionnels.
B.2.3. L’article 59 du CIR 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016
et 2017 (ci-après : la disposition en cause), dispose :
« § 1er. Les cotisations et primes patronales visées à l’article 52, 3°, b, ne sont déductibles à titre de frais professionnels qu’aux conditions et dans les limites suivantes :
1° il faut qu’elles soient versées à titre définitif à une entreprise d’assurance ou à une institution de prévoyance ou à une institution de retraite professionnelle établie dans un État membre de l’Espace économique européen;
2° les prestations légales et extra-légales en cas de retraite, exprimées en rentes annuelles, ne peuvent dépasser 80 p.c. de la dernière rémunération brute annuelle normale et doivent tenir compte d’une durée normale d’activité professionnelle;
Pour les contrats qui ne sont pas des engagements de type ‘ prestations définies ’, les prestations extra-légales y afférentes sont déterminées en tenant compte des caractéristiques du contrat, des réserves acquises afférentes au contrat et des paramètres suivants :
- le taux des augmentations des rémunérations, y compris l’indexation;
- le taux de capitalisation à appliquer aux réserves acquises;
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- le taux des participations aux bénéfices;
3° les prestations légales et complémentaires en cas d’incapacité de travail, exprimées en rentes annuelles, ne peuvent excéder la rémunération brute annuelle normale;
4° l’employeur doit produire les éléments justificatifs dans les formes et les délais déterminés par le Roi;
5° les informations demandées en application de l’arrêté royal du 25 avril 2007 portant exécution de l’article 306 de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006, doivent avoir été fournies.
Pour vérifier si les limites visées à l’alinéa 1er, 2° et 3°, sont respectées, les prestations y visées qui sont liquidées en capital, sont à convertir en rentes à l’aide des données qui figurent au tableau fixé par le Roi, qui, sans tenir compte d’une réversibilité ou de l’indexation des rentes différées dans la limite de 2 % par an à compter de leur prise de cours, indique pour différents âges à la prise de cours de la rente, le capital censé nécessaire pour payer par douzièmes et à terme échu une rente annuelle de 1 euro. Les données du tableau peuvent être adaptées s’il y a lieu pour tenir compte de la réversibilité ou de l’indexation des rentes différées dans la limite de 2 % par an à compter de leur prise de cours.
Les prestations qui correspondent aux années de service déjà prestées, peuvent être financées sous la forme d’une ou plusieurs cotisations ou primes. Les années de service prestées en dehors de l’entreprise ne sont prises en compte qu’à concurrence de 10 années réellement prestées au maximum. Les prestations qui se rapportent à 5 ans maximum d’activité professionnelle restant encore à prester jusqu’à l’âge normal de la retraite peuvent également être financées sous la forme d’une ou plusieurs cotisations ou primes.
§ 2. Une indexation des rentes visées au § 1er, alinéa 1er, 2° et 3°, est permise.
§ 3. Les limites visées au § 1er, alinéa 1er, 2° et 3°, s’appliquent, d’une part aux cotisations et primes relatives aux assurances complémentaires contre la vieillesse et le décès prématuré et aux engagements de pensions complémentaires et, d’autre part, aux cotisations et primes relatives aux engagements qui doivent être considérés comme un complément aux indemnités légales en cas de décès ou d’incapacité de travail par suite d’un accident du travail ou d’un accident ou bien d’une maladie professionnelle ou d’une maladie. Pour le calcul de ces limites, les cotisations et primes visées à l’article 52, 3°, b, troisième tiret, versées en exécution d’un engagement de solidarité sont réparties, suivant leur objet, entre chacune de ces catégories.
§ 4. En ce qui concerne les cotisations et primes patronales relatives aux assurances complémentaires contre la vieillesse et le décès prématuré et aux engagements de pension complémentaire, la limite de 80 p.c. visée au § 1er, alinéa 1er, 2°, doit s’apprécier au regard de l’ensemble des pensions légales et des pensions extra-légales exprimées en rentes annuelles.
Les prestations résultant de l’épargne-pension et de contrats individuels d’assurance-vie autres que ceux conclus en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite et/ou de survie, n’entrent pas en ligne de compte.
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Les pensions extra-légales comprennent notamment les pensions :
- constituées au moyen de cotisations personnelles visées à l’article 52, 7°bis, ou à l’article 1453;
- constituées au moyen de cotisations patronales;
- attribuées par l’employeur en exécution d’une obligation contractuelle.
Pour les cotisations et primes patronales relatives aux engagements qui doivent être considérés comme un complément aux indemnités légales en cas de décès ou d’incapacité de travail par suite d’un accident du travail ou d’un accident ou bien d’une maladie professionnelle ou d’une maladie, la limite à la rémunération brute annuelle normale doit s’apprécier au regard de l’ensemble des prestations légales en cas d’incapacité de travail et des prestations extra-
légales en cas d’incapacité de travail exprimées en rentes annuelles.
Les prestations extra-légales en cas d’incapacité de travail comprennent notamment :
- les prestations en cas d’incapacité de travail constituées au moyen de cotisations patronales;
- les prestations attribuées par l’employeur en exécution d’une obligation contractuelle.
§ 5. Le Roi détermine, par arrêté délibéré en Conseil des ministres :
1° ce qu’il faut entendre par ‘ rémunération brute annuelle normale ’, ‘ dernière rémunération brute annuelle normale ’ et ‘ durée normale d’activité professionnelle ’ au sens du § 1er, alinéa 1er, 2° et 3°;
2° les différents taux visés au § 1er, alinéa 1er, 2°.
Il saisira les Chambres législatives, immédiatement si elles sont réunies, sinon dès l’ouverture de leur plus prochaine session, d’un projet de loi de confirmation des arrêtés pris en exécution de l’alinéa 1er, 2°.
Il détermine les conditions et le mode d’application de la présente disposition.
§ 6. Les avances sur prestations, la mise en gage des droits à la pension pour sûreté d’un emprunt et l’affectation de la valeur de rachat à la reconstitution d’un emprunt hypothécaire ne font pas obstacle au caractère définitif du versement des cotisations et des primes requis par le § 1er, alinéa 1er, 1°, lorsqu’elles sont consenties pour permettre au travailleur d’acquérir, de construire, d’améliorer, de restaurer ou de transformer des biens immobiliers situés dans un État membre de l’Espace économique européen et productifs de revenus imposables en Belgique ou dans un autre État membre de l’Espace économique européen et pour autant que les avances et les prêts soient remboursés dès que les biens précités sortent du patrimoine du travailleur.
La limite visée à l’alinéa 1er doit être inscrite dans les règlements d’assurance de groupe, les contrats d’assurance, les règlements de pension, les engagements de pension
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complémentaire visés dans la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale et les conventions de pension complémentaire pour les travailleurs indépendants visées dans la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 ».
En vertu du paragraphe 1er, alinéa 1er, 2°, de la disposition en cause, les cotisations et primes patronales versées en exécution d’un contrat individuel relatif à des engagements de pension ne peuvent être déduites à titre de frais professionnels qu’à la condition que les prestations légales et extra-légales en cas de retraite, exprimées en rentes annuelles, ne dépassent pas 80 % de la dernière rémunération brute annuelle normale et qu’elles tiennent compte d’une durée normale d’activité professionnelle.
En vertu du paragraphe 4, alinéa 1er, de la disposition en cause, il convient, en ce qui concerne les cotisations et primes relatives aux engagements de pension complémentaire, d’apprécier la limite de 80 % au regard de l’ensemble des pensions légales et des pensions extra-légales exprimées en rentes annuelles.
Sur la base du paragraphe 4, alinéa 2, de la disposition en cause, les pensions extra-légales comprennent notamment les pensions constituées au moyen de cotisations patronales.
En vertu du paragraphe 5, alinéa 1er, de la disposition en cause, le Roi détermine, par arrêté délibéré en Conseil des ministres, ce qu’il faut entendre par « rémunération brute annuelle normale », « dernière rémunération brute annuelle normale » et « durée normale d’activité professionnelle » au sens du paragraphe 1er, alinéa 1er, 2°, de la même disposition, ainsi que les différents taux visés au paragraphe 1er, alinéa 1er, 2°.
B.2.4. L’article 34 de l’arrêté royal du 27 août 1993 « d’exécution du Code des impôts sur les revenus 1992 » (ci-après : l’AR/CIR 1992), tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, dispose :
« Pour l’application des articles 52, 3°, b, 5°, et 59, du Code des impôts sur les revenus 1992 et de la présente section, on entend :
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1° par rémunération brute annuelle normale : le montant global brut de toutes les sommes qui, avant déduction des retenues obligatoirement effectuées en exécution de la législation sociale ou d’un statut légal ou réglementaire y assimilé, sont attribuées ou payées au travailleur pendant une année déterminée, autrement qu’à titre exceptionnel ou occasionnel;
2° par dernière rémunération brute annuelle normale : la rémunération brute annuelle qui, eu égard aux rémunérations antérieures du travailleur, peut être considérée comme normale et qui lui a été payée ou attribuée pendant la dernière année antérieure à sa mise à la retraite, année pendant laquelle il a eu une activité professionnelle normale;
3° par durée normale d’activité professionnelle : 40 ans ou, pour les professions dont l’employeur et le travailleur intéressés établissent que la carrière complète s’étend sur moins ou plus de 40 ans, le nombre d’années de cette carrière complète ».
L’article 35 de l’AR/CIR 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016
et 2017, dispose :
« [...]
§ 2. La déduction à titre de frais professionnels des cotisations et primes patronales visées au § 1er n’est admise que pendant la durée normale d’activité professionnelle de chaque travailleur et dans la mesure où par travailleur, lesdites cotisations et primes, majorées des cotisations et primes personnelles visées à l’article 1451, 1°, du même Code :
1° ne dépassent pas, par année, les montants dus en vertu du règlement d’assurance de groupe, du contrat d’assurance, du règlement de pension, de l’engagement de pension complémentaire ou de l’engagement de solidarité et qui, en ce qui concerne les engagements collectifs, sont accessibles de manière identique et non discriminatoire à tout le personnel de l’entreprise ou à une catégorie spécifique de ce personnel;
2° donnent droit à des prestations, participations bénéficiaires comprises, dont le montant, en rente annuelle viagère ou converti en rente annuelle viagère, majoré de la pension légale, n’excède pas 80 p.c. de la rémunération brute annuelle normale du travailleur pendant l’année concernée, multipliée par une fraction qui a pour numérateur le nombre d’années de la durée normale d’activité professionnelle réellement accomplies et restant à accomplir dans l’entreprise et pour dénominateur le nombre d’années de la durée normale d’activité professionnelle.
§ 3. Pour les travailleurs qui effectuent au sein de l’entreprise une carrière incomplète, il peut être tenu compte au numérateur de la fraction visée au § 2, 2°, d’une durée d’activité professionnelle supérieure à celle qu’ils presteront dans cette entreprise, à condition que les prestations visées au § 2, 2°, se rapportent à 10 ans maximum d’une activité professionnelle antérieure réellement prestée ou à 5 ans maximum d’activité professionnelle restant encore à prester jusqu’à l’âge normal de la retraite et que le nombre total des années ainsi pris en considération ne dépasse pas le nombre d’années de la durée normale de leur activité professionnelle. En pareil cas, les règlements, contrats, engagements de pension complémentaire et engagements de solidarité visés au § 1er, 2°, doivent en outre mentionner de manière explicite les conditions auxquelles de telles cotisations et primes sont accordées.
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Pour vérifier si la limite fixée au § 2, 2° est respectée, les prestations en capital sont à convertir en rente à l’aide des données qui figurent au tableau ci-après, adaptées s’il y a lieu pour tenir compte de la réversibilité ou de l’indexation des rentes différées dans la limite de 2 p.c. par an à compter de leur prise de cours.
[...] ».
B.2.5. La limite de 80 % a été insérée par l’article 5 de la loi du 27 décembre 1984
« portant des dispositions fiscales » dans l’ancien article 45, 3°, b), du Code des impôts sur les revenus 1964 (actuellement l’article 59, § 1er, alinéa 1er, 2°, du CIR 1992).
Il ressort de l’exposé des motifs relatif au projet de loi que l’objectif du législateur était de remédier à « certaines distorsions existant dans les différents modes de constitution en exemption d’impôt des capitaux tenant lieu de rentes ou de pensions » (Doc. parl., Chambre, 1984-1985, n° 1010/1, p. 1). L’exposé des motifs indique ensuite que « la modification de régime proposée […] ne peut se réaliser sans certaines adaptations destinées à empêcher la constitution en exemption d’impôt de capitaux anormalement élevés » (ibid., p. 5). Dans son avis sur l’avant-projet de loi, la section de législation du Conseil d’État a confirmé que cet avant-projet « tendrait à éviter la déductibilité de pensions jugées excessives » (ibid., p. 22).
Le projet de loi initial n’a toutefois pas défini la limite au-dessus de laquelle les capitaux de pension constitués seraient considérés comme « excessifs ». La section de législation du Conseil d’État a observé à cet égard que, « pour respecter le prescrit de l’article 110
[actuellement article 170] de la Constitution, cette limite doit être exprimée par la loi » (ibid., p. 22). La limite de 80 % a finalement été insérée dans l’article 5 du projet de loi à la suite d’un amendement déposé par plusieurs députés (Doc. parl., Chambre, 1984-1985, n° 1010/4, p. 7;
n° 1010/13, pp. 56 et 122).
En ce qui concerne la sanction qui s’appliquerait si les capitaux de pension constitués étaient supérieurs à la limite de 80 %, le ministre des Finances a déclaré que « la partie dépassant la limite est rejetée en tant que dépense déductible » (Doc. parl., Chambre, 1984-
1985, n° 1010/13, p. 59). Il a spécifié par ailleurs que « le montant alloué ‘ en trop ’ sera ajouté au bénéfice imposable de l’entreprise » (ibid.).
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Ainsi que le Vice-Premier ministre et ministre des Finances, chargé de la Coordination de la lutte contre la fraude, l’a indiqué en réponse à une question parlementaire :
« [En ce qui concerne les pensions complémentaires, la] limite de 80 % doit être appréciée au regard du montant total des pensions légales et des pensions extra-légales, exprimées en rentes annuelles. Les primes qui financent des prestations ne dépassant pas cette limite de 80 %, restent par conséquent déductibles comme frais professionnels.
Lorsqu’un dirigeant d’entreprise ou un travailleur salarié est employé successivement auprès de différents employeurs, des primes étant payées par ces derniers dans le cadre de la constitution d’une pension extra-légale, il devra être tenu compte, pour le calcul de la limite de 80 % visée, des années pendant lesquelles ce dirigeant d’entreprise ou ce travailleur salarié a effectivement prestées [sic] auprès de ces employeurs successifs. En définitive, l’intention est bien qu’au terme de la carrière professionnelle d’un dirigeant d’entreprise ou d’un travailleur salarié, le montant total des pensions légales et des pensions extra-légales, exprimées en rentes annuelles, respecte la limite de 80 % » (Q.R., Chambre, 2020-2021, 8 juillet 2021, QRVA 55-
058, p. 217).
B.3.1. Par la première question préjudicielle, il est demandé à la Cour si l’article 59 du CIR 1992, dans l’interprétation selon laquelle toutes les pensions complémentaires constituées durant l’ensemble de la carrière doivent être prises en compte pour calculer la limite de 80 %, et donc pas uniquement les pensions complémentaires constituées au moyen des cotisations payées pour les années de service qui sont valorisées en vertu de l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, est compatible avec les articles 10, 11 et 172, alinéa 1er, de la Constitution, en ce que cet article fait naître une différence de traitement entre les entreprises qui paient des cotisations et des primes pour des prestations de pension complémentaire au profit d’un dirigeant d’entreprise, selon que ce dirigeant travaille pendant toute sa carrière ou non au sein de cette entreprise. Lorsqu’un dirigeant d’entreprise travaille pendant toute sa carrière au sein d’une entreprise, cette entreprise pourrait déduire fiscalement l’intégralité des cotisations et des primes, alors que, lorsqu’un dirigeant d’entreprise ne travaille pas pendant l’ensemble de sa carrière au sein d’une entreprise, cette entreprise ne pourrait pas déduire fiscalement l’intégralité des cotisations et des primes, dès lors qu’elle doit tenir compte des pensions complémentaires constituées chez un précédent employeur.
B.3.2. Par la seconde question préjudicielle, il est demandé à la Cour si l’article 59 du CIR 1992 est compatible avec les articles 10, 11 et 172, alinéa 1er, de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle « toutes les pensions complémentaires constituées lors de l’ensemble de la carrière doivent être prises en compte pour calculer la limite de 80 % (et donc
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également les pensions constituées dans le cadre d’une activité professionnelle antérieure effectuée dans une autre entreprise), quel que soit le nombre d’années qui peut être financé par l’employeur actuel/l’entreprise actuelle au moyen de primes de pension fiscalement déductibles conformément à l’article 59, § 1er, alinéa 3, du CIR 1992, alors que le nombre d’années qui peut être financé au moyen de primes de pension fiscalement déductibles diffère selon que le bénéficiaire de la pension a changé d’employeur/d’entreprise au cours de sa carrière, ce qui signifie qu’un montant total plus élevé de pension complémentaire peut être constitué au moyen de primes déductibles pour un travailleur ou un dirigeant d’entreprise qui n’a pas changé d’employeur/d’entreprise que pour un travailleur ou un dirigeant d’entreprise qui a changé d’employeur/d’entreprise ».
Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la seconde question préjudicielle porte sur la constitutionnalité de l’identité de traitement entre deux catégories de contribuables qui se trouvent apparemment dans des situations différentes, plus précisément entre, d’une part, l’entreprise qui paie des cotisations et des primes pour des prestations de pension complémentaire au profit d’un dirigeant qui travaille dans cette entreprise pendant toute sa carrière, entreprise qui peut financer toutes les années d’activité professionnelle au moyen de cotisations et de primes fiscalement déductibles, et, d’autre part, l’entreprise qui paie des cotisations et des primes pour des prestations de pension complémentaire au profit d’un dirigeant qui ne travaille pas dans cette entreprise pendant toute sa carrière, entreprise qui ne peut financer au moyen de cotisations et de primes fiscalement déductibles que les années d’activité professionnelle accomplies au sein de cette entreprise, le cas échéant augmentées d’au maximum dix années d’activité professionnelle accomplies en dehors de l’entreprise.
B.3.3. Les deux questions préjudicielles concernent donc le fait qu’en ce que toutes les pensions complémentaires constituées lors de l’ensemble de la carrière doivent être prises en compte pour calculer la limite de 80 %, et donc également les pensions constituées dans le cadre d’une activité professionnelle antérieure effectuée dans une autre entreprise, une entreprise pourrait déduire à titre de frais professionnels un montant total plus élevé de primes versées en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite au profit d’un dirigeant d’entreprise qui n’a pas changé d’entreprise qu’au profit d’un dirigeant d’entreprise qui a changé d’entreprise. Ces deux questions doivent être examinées conjointement.
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B.4.1. Par la disposition en cause, le législateur a établi le principe général selon lequel les primes patronales versées en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite ne peuvent être déduites à titre de frais professionnels qu’en ce que « les prestations légales et extra-légales en cas de retraite, exprimées en rentes annuelles, ne [dépassent pas]
80 p.c. de la dernière rémunération brute annuelle normale et [tiennent] compte d’une durée normale d’activité professionnelle ». Par ailleurs, le législateur a précisé que cette limite de la constitution du capital de pension par le biais de primes patronales déductibles de 80 % de la dernière rémunération brute annuelle normale doit « s’apprécier au regard de l’ensemble des pensions légales et des pensions extra-légales exprimées en rentes annuelles ».
La disposition en cause limite ainsi le montant global des primes patronales versées en exécution d’un engagement individuel de pension complémentaire de retraite qui peut être déduit à titre de frais professionnels pendant la carrière complète d’un travailleur. Cette disposition prévoit par ailleurs quelles pensions doivent entrer en ligne de compte pour apprécier cette limite.
Comme il est exposé en B.2.5, par cette disposition, le législateur entend éviter la constitution, par le biais de primes et de cotisations déductibles fiscalement, de pensions jugées excessives octroyées à l’âge de la retraite.
Le législateur a fixé les éléments essentiels de la déductibilité et a habilité par ailleurs le Roi, d’une part, à déterminer « ce qu’il faut entendre par ‘ rémunération brute annuelle normale ’, ‘ dernière rémunération brute annuelle normale ’ et ‘ durée normale d’activité professionnelle ’ au sens du § 1er, alinéa 1er, 2° et 3°, [de l’article 59 du CIR 1992] » et, d’autre part, à déterminer « les conditions et le mode d’application » de l’article 59 du CIR 1992.
B.4.2. Lorsqu’il détermine sa politique en matière fiscale, le législateur dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu. Dans cette matière, la Cour ne peut censurer les choix politiques du législateur et les motifs qui les fondent que s’ils reposent sur une erreur manifeste ou s’ils sont déraisonnables. Par ailleurs, lorsqu’il détermine les redevables de l’impôt ainsi que les dépenses pouvant faire l’objet d’une déduction fiscale, le législateur doit pouvoir faire usage de
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catégories qui, nécessairement, n’appréhendent la diversité de situations qu’avec un certain degré d’approximation. Le recours à ce procédé n’est pas déraisonnable en soi. Il revient néanmoins à la Cour d’examiner s’il en va de même quant à la manière dont le procédé est mis en œuvre par la loi.
B.4.3. Dès lors qu’il y a lieu, pour le calcul de la limite de 80 %, de prendre en compte toutes les pensions complémentaires constituées au cours d’une carrière complète, une entreprise qui a versé des primes patronales au profit d’un dirigeant d’entreprise qui a travaillé toute sa carrière au sein de cette entreprise n’est en substance pas traitée différemment sur le plan de la déductibilité fiscale qu’une entreprise qui a versé des primes patronales au profit d’un dirigeant d’entreprise qui n’a pas travaillé toute sa carrière au sein de cette entreprise.
Toutes choses étant égales par ailleurs en ce qui concerne la dernière rémunération brute annuelle normale estimée, la durée normale de l’activité professionnelle et la pension légale à attendre, la latitude dont dispose l’entreprise pour verser au profit d’un dirigeant, dans le cadre d’un exercice d’imposition donné, des primes fiscalement déductibles sera de surcroît la même.
B.4.4. Par conséquent, la mesure en cause n’est pas sans justification raisonnable au regard de l’objectif poursuivi par le législateur et elle ne produit nullement des effets disproportionnés pour les entreprises concernées.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Compte tenu de ce qui est dit en B.4.3, l’article 59 du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il était applicable aux exercices d’imposition 2016 et 2017, ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 16 mai 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen