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30/05/2024 | BELGIQUE | N°59/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 30 mai 2024, 59/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 59/2024
du 30 mai 2024
Numéro du rôle : 8012
En cause : le recours en annulation de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 15 décembre 2022 « organisant la limitation de l’indexation des baux commerciaux », introduit par l’ASBL « Syndicat National des Propriétaires et Copropriétaires » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribo

sia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupo...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 59/2024
du 30 mai 2024
Numéro du rôle : 8012
En cause : le recours en annulation de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 15 décembre 2022 « organisant la limitation de l’indexation des baux commerciaux », introduit par l’ASBL « Syndicat National des Propriétaires et Copropriétaires » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 9 juin 2023 et parvenue au greffe le 12 juin 2023, un recours en annulation de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 15 décembre 2022 « organisant la limitation de l’indexation des baux commerciaux » (publiée au Moniteur belge du 21 décembre 2022) a été introduit par l’ASBL « Syndicat National des Propriétaires et Copropriétaires », l’ASBL « Union Professionnelle du Secteur Immobilier », la SA « Brufimo » et la SPRL « Interactive Finance », assistées et représentées par Me Emmanuel Plasschaert, Me Eric Montens et Me Sakine Yilmaz, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires ont été introduits par :
- le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, assisté et représenté par Me Bruno Fonteyn, avocat au barreau de Bruxelles;
- le président du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, assisté et représenté par Me Marc Uyttendaele et Me Anne Feyt, avocats au barreau de Bruxelles;
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- le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me Nathanaëlle Kiekens, Me Lieselotte Schellekens et Me Natan Vermeersch, avocats au barreau de Bruxelles.
Les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse.
Des mémoires en réplique ont été introduits par :
- le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale;
- le président du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale.
Par ordonnance du 13 mars 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. Les deux premières parties requérantes font valoir qu’elles ont notamment pour but statutaire la défense du droit de propriété privée, de sorte que les atteintes à ce droit qu’entraîne l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 15 décembre 2022 « organisant la limitation de l’indexation des baux commerciaux » (ci-
après : l’ordonnance du 15 décembre 2022) justifient la recevabilité de leur recours. Les troisième et quatrième parties requérantes sont des bailleurs commerciaux, de sorte qu’elles disposent d’un intérêt direct à poursuivre l’annulation des dispositions attaquées.
A.2. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale ne conteste pas la recevabilité du recours.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.3. Le premier moyen est pris de la violation des règles répartitrices de compétences. Il est dirigé contre les articles 1er et 2 de l’ordonnance du 15 décembre 2022.
A.4. Les parties requérantes estiment qu’en remplaçant l’indice « santé » par un indice « 0 énergie » afin de limiter l’indexation des loyers des baux commerciaux, l’ordonnance attaquée empiète sur les compétences de
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l’autorité fédérale en matière de droit civil, notamment en matière de droit des contrats et des obligations, dès lors qu’elle modifie l’équilibre contractuel entre les propriétaires et les locataires qui devait être garanti par l’article 1728bis de l’ancien Code civil. Elles considèrent que la mesure attaquée empiète également sur les compétences de l’autorité fédérale en matière d’énergie en faisant peser la charge de l’augmentation des prix de l’énergie sur les propriétaires dans le cadre de la relation contractuelle entre ceux-ci et leurs locataires.
Les parties requérantes font valoir que les auteurs de la proposition d’ordonnance qui est devenue l’ordonnance du 15 décembre 2022 ont certes reconnu les difficultés auxquelles les propriétaires peuvent être confrontés, mais qu’ils ont choisi de ne pas les aider à faire face à la hausse des coûts de l’énergie. En neutralisant l’impact des prix de l’énergie sur le montant de l’indexation des loyers commerciaux, le législateur a reporté la charge sur les propriétaires, ce qui modifie l’équilibre contractuel entre ceux-ci et leurs locataires.
A.5. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Gouvernement flamand rappellent que le législateur spécial a transféré aux régions l’ensemble de la matière du bail commercial, y compris l’indexation des loyers. Les régions sont dès lors compétentes pour déroger aux règles de droit commun déterminées par l’autorité fédérale. La détermination des règles de limitation de l’indexation des loyers des baux commerciaux ne relève pas de la compétence fédérale en matière de droit civil et elle n’y porte pas atteinte. Ils rappellent également que la section de législation du Conseil d’État a observé que la compétence de l’autorité fédérale en matière de droit civil ne porte pas atteinte à la compétence des régions en ce qui concerne l’adoption de règles spécifiques en matière de bail commercial (CE, avis n° 58.539/2 du 16 décembre 2015). Dans l’exercice de ses compétences, la Région de Bruxelles-Capitale peut modifier l’équilibre entre le bailleur et le locataire. En revanche, l’ordonnance attaquée n’établit pas un régime général de fixation des prix ni d’interprétation des contrats.
En ce qui concerne l’empiétement allégué sur les compétences de l’autorité fédérale en matière de prix de l’énergie, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Gouvernement flamand font valoir que la mesure attaquée n’opère pas un transfert de charge et que l’indexation des baux commerciaux ne fixe pas les tarifs de fourniture de l’énergie au sens de l’article 6, § 1er, VII, alinéa 2, d), de la loi spéciale du 8 août 1980 « de réformes institutionnelles ».
A.6. Les parties requérantes répondent que l’ordonnance attaquée constitue une mesure de lutte contre l’inflation et qu’à ce titre, elle relève non pas de la compétence des régions en matière de baux commerciaux, mais de la compétence de l’autorité fédérale en matière de prix, notamment en matière de tarifs de l’énergie et de lutte contre l’inflation.
A.7. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique que les développements relatifs à l’empiétement sur la compétence de l’autorité fédérale en matière de prix constituent une branche nouvelle du premier moyen. Cette branche est dès lors irrecevable.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.8. Le deuxième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution. Il se subdivise en quatre branches.
Première branche
A.9. Dans une première branche, les parties requérantes font valoir que la mesure attaquée n’est pas pertinente pour atteindre l’objectif de protection des locataires commerciaux les plus touchés par l’inflation, dès lors qu’elle intervient près de quatre mois après le pic de l’inflation et qu’il n’a pas été observé de nouveau pic au moment de son adoption. Les parties requérantes observent que l’inflation des prix de l’énergie a stagné à la fin de l’année 2022 et qu’elle a diminué en 2023. Elles affirment également que les prix de l’électricité ont diminué de 88,44 % entre le 26 avril 2022 et le 15 mai 2023.
A.10.1. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale soutient, à titre principal, que les parties requérantes ne démontrent pas, dans cette branche du moyen, l’existence d’une violation des articles 10 et 11 de
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la Constitution. L’affirmation selon laquelle la mesure est dénuée de pertinence ne saurait conduire à l’annulation de celle-ci. Il s’agit d’une critique d’opportunité.
A.10.2. À titre subsidiaire, s’il faut estimer que la branche éclaire les trois autres branches du moyen, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale y répond comme suit.
Il fait valoir que la pertinence d’une norme ne peut être jugée à la lumière de circonstances qui étaient inconnues au moment de son adoption. Le fait qu’au moment de l’adoption de l’ordonnance attaquée, l’augmentation des prix de l’énergie n’était ni avérée ni quantifiable ne dénue pas la norme de sa pertinence, dès lors que cette norme avait pour objectif d’anticiper cette augmentation des prix.
Il observe également que le mécanisme d’indexation mis en place intègre l’augmentation des prix de l’énergie depuis juin 2021.
En outre, il relève que les parties requérantes ne nient pas l’impact de cette augmentation sur l’économie bruxelloise. Il estime que l’argumentation des parties requérantes se limite à l’opportunité de la mesure et qu’elle ne démontre pas le caractère disproportionné de cette dernière.
A.11. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale développe une argumentation similaire à celle du Gouvernement de cette Région. Il ajoute que, s’il est vrai que certaines prévisions indiquaient que l’inflation allait diminuer, l’incertitude demeurait à cet égard. Il fait également valoir que le pic de l’inflation a eu lieu moins d’un mois et demi avant l’adoption de la mesure attaquée et non quatre mois avant cette adoption. Contrairement à ce qu’affirment les parties requérantes, la mesure n’a pas seulement pour objet d’anticiper un nouveau pic d’inflation.
Elle prend également en compte l’inflation anormalement élevée qui avait déjà eu lieu depuis 2021.
A.12. Les parties requérantes répondent qu’au moment de l’adoption de l’ordonnance attaquée, le législateur disposait des prévisions de la Banque nationale, qui permettaient d’anticiper une baisse de l’inflation, et que l’incertitude inhérente à toute situation économique ne peut être invoquée pour justifier la mesure. En outre, elles estiment que, si la mesure doit être considérée comme une mesure d’aide économique liée à l’inflation passée, il ne se justifiait pas d’adopter celle-ci en urgence, sans consultation préalable du Conseil d’État.
Elles considèrent enfin que, si l’objectif de la mesure est de protéger les entreprises bruxelloises, la question de savoir si ces entreprises sont locataires ou non n’est pas pertinente.
A.13. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique que les parties requérantes n’indiquent pas en quoi les mesures qui ont été prises ne devaient pas l’être en urgence.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale estiment que la norme attaquée tient compte de la situation passée et qu’elle anticipe l’évolution future. Ils font valoir que de nombreux indicateurs laissaient entendre un risque d’augmentation des prix de l’énergie. Plusieurs économistes convergeaient également dans ce sens.
Deuxième branche
A.14. Dans une deuxième branche, les parties requérantes soutiennent que l’ordonnance attaquée fait naître des discriminations entre différentes catégories de locataires commerciaux. La branche se subdivise en trois sous-
branches.
A.15. Dans une première sous-branche, elles font valoir que le mécanisme d’indexation mis en place s’applique à tous les locataires commerciaux, quels que soient leur taille et leur chiffre d’affaires. Elles rappellent que l’ordonnance attaquée vise spécifiquement à soutenir les petits commerçants, les commerçants de détail, les artisans et le secteur « horeca ». Or, aucune distinction n’est faite, en ce qui concerne le champ d’application de la mesure, entre ces catégories de locataires et les multinationales, qui sont en position de force pour négocier le loyer avec leur bailleur. Elles citent l’exemple de plusieurs grandes entreprises qui n’ont pas été affectées par la crise.
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A.16.1. À titre principal, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme que les parties requérantes ne circonscrivent pas clairement les catégories de locataires qu’elles entendent comparer, dès lors qu’elles ne précisent pas le seuil de taille ni le chiffre d’affaires à partir desquels un commerçant appartient à l’une ou à l’autre des catégories. Le moyen, en cette première sous-branche, doit être déclaré irrecevable, dès lors qu’il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même les catégories à prendre en compte.
A.16.2. À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe que la mesure attaquée redéfinit temporairement l’équilibre entre les intérêts du propriétaire et ceux des locataires commerçants.
Le champ d’application de la mesure ne fait pas de distinction entre plusieurs catégories de locataires, étant donné que la crise des prix de l’énergie affecte tous les commerçants, fût-ce à des degrés divers.
Selon le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, la circonstance que les travaux préparatoires se réfèrent essentiellement aux petits commerces s’explique par le fait que ceux-ci constituent l’essentiel des commerces en Région de Bruxelles-Capitale. Il rappelle également que bon nombre de grandes enseignes fonctionnent avec un système de franchise, de sorte que l’exploitant du magasin est un petit commerçant.
Il considère que les parties requérantes ne démontrent pas que la catégorie des « grandes entreprises », non autrement définie, serait essentiellement différente de la catégorie des petites et moyennes entreprises, en ce qui concerne la poursuite de l’objectif assigné à la norme.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe également qu’au moment d’adopter la norme, le législateur ordonnanciel ne disposait d’aucune information indiquant que les « grandes entreprises » ne seraient que marginalement affectées par la crise.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir que, dans le cadre du large pouvoir d’appréciation dont il dispose en matière socio-économique, le législateur ordonnanciel a pu traiter de la même manière l’ensemble des locataires commerçants.
A.17. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale développe une argumentation similaire à celle du Gouvernement de cette Région.
Il ajoute que le chiffre d’affaires des grandes entreprises que les parties requérantes mettent en exergue n’a pas été affecté par la crise parce qu’il s’agit du chiffre d’affaires de l’année 2021 et que les effets les plus importants de la crise se sont fait sentir à partir du mois de décembre 2021.
Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale estime également qu’il aurait été particulièrement difficile de prévoir dans l’urgence un mécanisme qui s’applique différemment aux grandes entreprises et aux autres entreprises. Il fait notamment valoir que l’utilisation d’un seul critère risquait de susciter un autre reproche de discrimination, que le paramétrage de plusieurs critères par le législateur dans une situation d’urgence et face à une situation inédite aurait relevé de l’exercice impossible, que les chiffres d’affaires annuels peuvent fluctuer fortement d’année en année et que l’application des critères portant sur le chiffre d’affaires annuel et le total du bilan de l’entreprise supposent que les comptes soient réalisés, ce qui entraîne un décalage entre l’évaluation de la taille de la société et le moment où cette évaluation aura une conséquence pour cette société.
Il affirme également que le dispositif litigieux devait pouvoir être mis en œuvre par les parties au bail sans l’intervention d’une administration ni celle d’un juge.
Enfin, il soutient que le législateur a raisonnablement pu assimiler les grandes entreprises aux autres entreprises, dès lors que les premières représentent 1 % des entreprises en Région de Bruxelles-Capitale et que l’indexation n’est pas supprimée mais plafonnée pour une durée limitée.
A.18. Les parties requérantes répondent que l’objectif du législateur était de soutenir les petites entreprises et que la notion de « petites entreprises » est claire, dès lors que la législation régionale en matière de primes et subsides prévoit des critères permettant d’identifier les petites entreprises.
Elles estiment également qu’il ressort des travaux préparatoires de l’ordonnance attaquée que le législateur lui-même a estimé que seules les petites entreprises étaient affectées par la crise.
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Elles soutiennent que les pièces sur lesquelles se fonde le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale ne démontrent pas que les grandes entreprises seraient touchées de la même manière que les petites. Elle affirme également que le législateur ordonnanciel a pris en considération les données économiques relatives à l’année 2021.
Enfin, elles estiment qu’il n’est pas exact d’affirmer qu’une distinction sur la base de la taille de l’entreprise était impossible, dès lors qu’une telle distinction existe dans d’autres régimes juridiques adoptés par la Région de Bruxelles-Capitale.
A.19. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale répliquent qu’il est faux d’affirmer que le législateur aurait constaté que seules les petites entreprises avaient besoin de soutien. Ils estiment que les parties requérantes ne démontrent pas que les deux catégories de personnes concernées sont distinctes.
A.20. Dans la deuxième sous-branche, les parties requérantes considèrent que, sans qu’existe à cet égard une justification raisonnable, l’ordonnance attaquée traite de la même manière les locataires dont l’activité est très énergivore – tels que les boulangers, les garagistes et le secteur « horeca » –, d’une part, et ceux dont l’activité est peu énergivore, d’autre part. En outre, le législateur n’a pas pris en considération le fait que les locataires qui disposaient d’un contrat de fourniture d’énergie à taux fixe signé avant la hausse des prix de l’énergie n’ont pas été impactés par celle-ci.
A.21.1. À titre principal, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme que les parties requérantes ne circonscrivent pas clairement les catégories de locataires qu’elles entendent comparer, dès lors qu’elles ne précisent pas le seuil de consommation d’énergie à partir duquel un commerçant appartient à l’une ou à l’autre des catégories. Le moyen, en cette deuxième sous-branche, doit être déclaré irrecevable, dès lors qu’il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même les catégories à prendre en compte.
A.21.2. À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme que l’objectif du mécanisme mis en place n’est pas directement de couvrir le coût de l’énergie, mais de soutenir les locataires-
commerçants qui sont asphyxiés par l’augmentation du coût de l’énergie, des matières premières et des loyers et par la diminution du pouvoir d’achat des consommateurs. Ces difficultés concernent l’ensemble des locataires-
commerçants, indépendamment de leurs activités.
En outre, la mesure attaquée ne constitue pas une mesure d’aide aux entreprises énergivores qui sont confrontées au surcoût de l’énergie lié à la crise, étant donné qu’une prime spécifique, à savoir la « prime énergie », qui est octroyée en fonction de l’activité de l’entreprise, poursuit cet objectif. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale en infère que les deux catégories de personnes comparées ne sont pas essentiellement différentes au regard de l’objectif poursuivi. S’il est vrai que certaines entreprises dont l’activité est plus énergivore sont davantage affectées par la crise, la prime précitée tient compte de la situation particulière de ces entreprises.
Tel n’est en revanche pas l’objet du mécanisme, attaqué, de plafonnement de l’indexation.
A.22. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale développe une argumentation similaire à celle du Gouvernement de cette Région.
Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale estime également qu’il aurait été particulièrement difficile de prévoir dans l’urgence un mécanisme qui s’applique différemment aux entreprises dont l’activité est énergivore et aux autres entreprises.
Il affirme, en outre, que le dispositif litigieux devait pouvoir être mis en œuvre par les parties au bail sans l’intervention d’une administration ni d’un juge.
A.23. Les parties requérantes répondent qu’il ressort tant des travaux préparatoires de l’ordonnance attaquée que de la communication du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et de son administration que l’objectif poursuivi par la mesure attaquée est de couvrir le coût de l’énergie.
Elles estiment qu’il est parfaitement possible de déterminer le degré de consommation énergétique sur la base de l’activité du locataire. Elles en veulent pour preuve l’arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-
Capitale du 2 mars 2023 « relatif à une aide en matière de coût de l’énergie aux entreprises touchées par les conséquences économiques directes et indirectes de l’agression de la Russie contre l’Ukraine ».
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Elles invitent également la Cour à appliquer, par analogie, les enseignements de son arrêt n° 32/2018 du 15 mars 2018 (ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.032), qui concerne le report de l’indexation des loyers des baux d’habitation pour compenser le saut d’index fédéral des salaires. Elles estiment qu’eu égard à l’objectif poursuivi, la mesure attaquée aurait dû bénéficier aux seuls locataires-commerçants qui ont effectivement été impactés au point d’être asphyxiés par l’augmentation du prix de l’énergie sans avoir pu anticiper cette évolution au moment de la conclusion du contrat de bail.
A.24. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique que les parties requérantes ont reconnu que la crise énergétique était de nature à entraîner une importante indexation des loyers. La norme attaquée pallie les effets de cette indexation et opère en parallèle de la « prime énergie ». S’il est vrai que certains commerçants n’ont pas vu leurs factures d’énergie augmenter, il n’en demeure pas moins qu’ils auraient subi l’indexation des loyers, laquelle se serait ajoutée aux autres charges que subit leur entreprise. Même si toutes les entreprises ne sont pas impactées dans la même mesure, cela ne signifie pas que certaines ne seraient pas impactées.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que le fait qu’il aurait pu être opportun de différencier l’aide en fonction de la performance énergétique du bâtiment, afin de soutenir la transition climatique, ne rend pas discriminatoire toute mesure qui ne poursuivrait pas cet objectif. La mesure attaquée est complémentaire d’autres mesures de soutien de l’économie qui opèrent, quant à elles, des distinctions en fonction du secteur d’activité et de sa consommation d’énergie.
A.25. Dans une troisième sous-branche, les parties requérantes affirment que, sans qu’existe à cet égard une justification raisonnable, l’ordonnance attaquée traite les locataires de la même manière, indépendamment de la date de conclusion de leur contrat de bail. Elles estiment que les locataires qui ont conclu ou renouvelé leur contrat de bail commercial depuis juin 2021 ou à tout le moins depuis janvier 2022 étaient informés du contexte socio-
économique et pouvaient en tenir compte dans le cadre des négociations relatives au contrat de bail. L’extension de la mesure à cette catégorie de locataires n’est donc pas raisonnablement justifiée.
A.26. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale estiment que l’argumentation des parties requérantes relève de la critique d’opportunité et qu’elle témoigne de leur souhait de ne pas voir leur liberté contractuelle limitée. Ils observent également que le mécanisme mis en place est un plafonnement de l’indexation, de sorte qu’il n’intervient que si la formule d’indexation prévue par le contrat de bail dépasse le plafond – c’est-à-dire lorsque, dans le cadre de son rapport de force avec le bailleur, le locataire n’a pas réussi à obtenir une formule d’indexation avantageuse – et ce, quelle que soit la date de conclusion du bail commercial. En revanche, les locataires qui ont réussi à négocier une formule plus avantageuse que celle qui est prévue par l’ordonnance ne sont pas concernés par le mécanisme. Dès lors que les locataires commerciaux sont tous confrontés à la crise, il ne s’imposait pas d’opérer une distinction en fonction de la date de conclusion du bail et de la connaissance que pouvait avoir le locataire du contexte socio-économique.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale ajoute que le mécanisme mis en place plafonne temporairement l’indexation, de sorte que l’équilibre contractuel n’est affecté que de manière limitée et provisoire.
Troisième branche
A.27. Dans une troisième branche, les parties requérantes dénoncent plusieurs discriminations entre les locataires et les propriétaires. La branche se subdivise en trois sous-branches.
A.28. Dans la première sous-branche, les parties requérantes mettent en contraste le fait que la mesure attaquée bénéficie aux locataires et qu’elle constitue une charge supplémentaire pour les propriétaires, alors que ces deux catégories de personnes ont vu leurs charges augmenter à la suite de la crise des prix de l’énergie. Elles citent, à cet égard, l’augmentation des coûts des matériaux de construction et de la main-d’œuvre et les augmentations de taux des crédits hypothécaires et des prêts professionnels. Elles estiment que la mesure attaquée porte gravement atteinte à l’épargne que constitue un investissement dans un bien immobilier.
A.29. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que la crise des prix de l’énergie n’affecte pas les propriétaires et les locataires de la même manière. Le propriétaire est affecté par l’augmentation du coût des matériaux, de la main-d’œuvre et des prêts hypothécaires s’il décide de réaliser des travaux ou d’acquérir un
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bien en contractant un nouvel emprunt, tandis que le locataire commerçant est, en toute hypothèse, confronté à une augmentation des coûts de l’énergie, de la main-d’œuvre et des matières premières. En outre, les propriétaires n’ont pas pour clients des consommateurs dont le pouvoir d’achat a baissé. Ils peuvent bénéficier d’un gain en capital lié à l’augmentation du prix de leurs biens. Ils perçoivent également des loyers, qui n’ont pas diminué, y compris l’indexation de ceux-ci. Le revenu issu d’un placement immobilier est dès lors moins exposé aux risques liés à la crise.
À cela s’ajoute que la mesure attaquée est temporaire et se limite à plafonner l’indexation des loyers.
A.30. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale considère que les entreprises de gestion immobilière emploient moins de main-d’œuvre que les commerçants et les artisans en contact avec le public et que les bailleurs particuliers n’emploient pas de main-d’œuvre. Il s’ensuit que l’augmentation des coûts de la main-d’œuvre ne pèse pas de la même manière sur les deux catégories de personnes. Il affirme que l’augmentation du coût des matériaux de construction et de la main-d’œuvre dans ce secteur peut également affecter le locataire s’il réalise des travaux pour aménager le bien loué en fonction de son activité commerciale. De surcroît, le bailleur peut enjoindre au locataire de remettre le bien dans son pristin état à la fin du bail. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale observe que l’augmentation des prix de l’immobilier permet au propriétaire de réaliser une plus-value en cas de revente.
A.31. Les parties requérantes répondent que bon nombre de commerçants exploitent leur commerce sans salariés et ne sont dès lors pas confrontés à l’augmentation du coût salarial. Elles mettent en exergue le fait que les propriétaires doivent régulièrement supporter les coûts des travaux qui leur incombent, conformément à la législation et au contrat de bail, et l’augmentation des taux variables des prêts en cours. Elles estiment également que la limitation de l’indexation réduit le rendement locatif, de sorte qu’elle fait baisser la valeur du bien.
Les parties requérantes considèrent que le caractère temporaire de la mesure n’implique pas qu’elle serait compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Par son arrêt n° 32/2018 précité, la Cour a annulé une mesure temporaire en matière d’indexation des loyers.
Elles soutiennent également que de nombreux commerçants ne sont pas affectés par la crise des prix de l’énergie.
A.32. Dans la deuxième sous-branche, les parties requérantes font valoir que la différence de traitement entre les locataires et les propriétaires n’est pas raisonnablement justifiée, dès lors qu’elle n’a pas égard aux moyens dont ces deux catégories de personnes disposent respectivement. La mesure s’impose aux propriétaires, quels que soient leurs moyens financiers et, le cas échéant, même lorsque ces moyens sont inférieurs à ceux des locataires.
Elles estiment qu’il aurait été possible de limiter la mesure aux commerçants qui sont réellement en difficulté, en prenant comme critère, par exemple, la taille de l’entreprise.
A.33.1. À titre principal, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale considèrent que le moyen est irrecevable en cette deuxième sous-branche de la troisième branche, dès lors que les parties requérantes n’identifient pas clairement les catégories de personnes comparées.
A.33.2. À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que la sous-branche répète l’argumentation de la première sous-branche de la deuxième branche, mais dans une perspective distincte.
Il renvoie dès lors aux développements relatifs à cette sous-branche.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale affirment que l’état de fortune n’intervient dans l’appréciation ni de la situation du bailleur ni de celle du preneur.
Ils font également valoir que la taille du commerce s’accompagne, en principe, de charges, d’une consommation d’énergie et d’une masse salariale plus grandes. En outre, les grandes enseignes louent, en règle, de plus grands espaces commerciaux, de sorte que leurs loyers sont plus élevés.
A.34. Les parties requérantes répondent qu’il s’imposait de cibler la mesure sur les locataires-commerçants qui avaient réellement besoin d’aide.
A.35. Dans une troisième sous-branche, les parties requérantes soutiennent que la mesure attaquée empêche les propriétaires d’indexer totalement leurs revenus, contrairement aux locataires, alors que ces deux catégories sont confrontées à la hausse des prix. Elles observent que les commerçants peuvent augmenter le prix des produits
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et des services qu’ils offrent au public. Elles rappellent que la Cour a jugé que le mécanisme d’indexation des loyers avait pour objectif de ménager un équilibre entre les intérêts du bailleur et les intérêts du locataire (arrêt n° 32/2018, précité).
A.36. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir que les parties requérantes n’expliquent pas en quoi les bailleurs et les locataires seraient deux catégories de personnes comparables.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale estiment que les parties requérantes confondent les prix et l’indexation. Tant le prix d’un bien ou d’un service que le loyer sont fixés par un contrat. La mesure attaquée n’interdit ni au commerçant ni au bailleur de convenir contractuellement du prix.
En outre, contrairement à ce qu’affirment les parties requérantes, l’augmentation des coûts à charge des commerçants n’est que très partiellement répercutée sur le prix.
A.37. Les parties requérantes répondent que les bailleurs et les locataires sont comparables, dès lors qu’il s’agit d’opérateurs économiques qui font face à la crise.
Elles font également valoir que le contrat de bail fixe le loyer à long terme et que le bailleur est contraint de respecter le contrat. Il ne dispose donc pas de la même flexibilité que le commerçant pour adapter les prix.
Elles ajoutent que la mesure attaquée fausse la concurrence entre les commerçants propriétaires et les commerçants locataires, dès lors que seuls ces derniers bénéficient d’un soutien.
Quatrième branche
A.38. Les parties requérantes affirment que les dispositions attaquées traitent tous les propriétaires de la même manière en plafonnant l’indexation des loyers sans avoir égard au fait que certains d’entre eux ont réalisé des travaux pour améliorer la performance énergétique de leur bien. Dans cette situation, le coût des travaux a été pris en charge par le propriétaire, mais la réduction de la facture d’énergie profite au locataire. Toutefois, les propriétaires concernés sont soumis au plafonnement de l’indexation des loyers.
A.39. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale rappellent que l’objectif poursuivi par la mesure attaquée est de soutenir les commerçants face à l’ensemble des effets de la crise économique. Elle ne se limite donc pas à la question de l’augmentation des coûts de l’énergie pour les commerçants. Compte tenu de cet objectif, un critère de distinction qui tient compte de la performance énergétique des bâtiments n’aurait pas été pertinent.
À titre subsidiaire, ils observent que les certificats de performance énergétique des bâtiments (ci-après : le PEB) ne sont pas obligatoires pour les surfaces commerciales de moins de 400 m2. Le caractère urgent de la mesure attaquée empêchait d’en conditionner la mise en œuvre à l’instauration d’un mécanisme de certificat PEB pour l’ensemble des surfaces commerciales.
En outre, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale ajoutent que l’amortissement des investissements du propriétaire se réalise sur plus d’un an. Or, la mesure attaquée n’est applicable que durant un an. Enfin, le propriétaire peut également réaliser une plus-value en cas de revente du bien.
A.40. Les parties requérantes répondent que l’objectif du législateur portait spécifiquement sur le soutien des petits commerçants face à l’augmentation des prix de l’énergie. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a regretté de ne pas pouvoir faire varier la mesure en fonction du PEB.
Elles reconnaissent que le législateur ne pouvait pas instaurer une distinction sur la base du certificat PEB, dès lors que celui-ci n’était pas obligatoire pour tous les bâtiments commerciaux.
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En ce qui concerne le troisième moyen
A.41. Le troisième moyen est pris de la violation de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les parties requérantes affirment que les dispositions attaquées entraînent une ingérence dans le droit de propriété, dès lors qu’elles limitent le revenu des propriétaires et font disparaître l’attente légitime de pouvoir indexer pleinement le loyer.
Elles font valoir qu’il n’existe aucun impératif d’intérêt général qui justifie d’imposer aux bailleurs de soutenir financièrement leurs locataires, que ceux-ci soient dans le besoin ou non.
En toute hypothèse, les effets de la mesure attaquée sont disproportionnés, dès lors que la dégradation de la situation financière des bailleurs qu’elle entraîne est sans commune mesure avec les bénéfices qu’en retirent les locataires. L’indexation des loyers est gelée, alors que toutes les charges des coûts relatifs au bien ne sont pas gelées.
A.42. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale soutiennent, à titre principal, que les dispositions attaquées ne sont susceptibles de causer ni la perte de la propriété du bien des bailleurs ni une diminution de la valeur nominale de ce bien, de sorte qu’elles n’entraînent pas une ingérence dans le droit de propriété.
À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale considèrent que l’objectif poursuivi est légitime et que la mesure est proportionnée. La mesure est temporaire. Elle ne prive pas les bailleurs de tout ou partie du loyer. Selon le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, rien n’indique que les augmentations de coûts auxquelles les propriétaires doivent faire face les empêcheraient d’assumer une limitation de l’indexation des loyers commerciaux pendant un an.
A.43. Les parties requérantes répondent que la mesure n’a pas été limitée aux locataires qui étaient affectés par la crise des prix de l’énergie. Elles font valoir que le législateur n’a pas mis en balance les intérêts des locataires et des propriétaires. Elles rappellent également que la Cour a jugé, par son arrêt n° 97/2022 du 14 juillet 2022
(ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.097), que les effets préjudiciables disproportionnés d’une mesure de coercition qui est en soi régulière ne doivent pas être mis à charge des personnes lésées, mais doivent être répartis de manière égale sur la collectivité. Elles estiment qu’il doit en aller de même pour la mesure attaquée.
A.44. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale réplique que l’ingérence dans l’équilibre contractuel des parties au contrat de bail n’est pas constitutive, en soi, d’une violation du droit de propriété.
Il estime que la norme attaquée limite de manière proportionnée les attentes légitimes du bailleur.
Contrairement à ce qu’affirment les parties requérantes, la norme attaquée n’impose pas au propriétaire de soutenir financièrement son locataire. Elle ne lui fait pas davantage supporter le coût de la consommation d’énergie de son locataire.
Quant au maintien des effets
A.45. À titre subsidiaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale demandent le maintien des effets de la norme attaquée.
L’annulation créerait une insécurité juridique pour les locataires qui ont bénéficié de l’application des dispositions attaquées. Elle risquerait de donner lieu à de nombreux contentieux judiciaires. En outre, l’indexation rétroactive des loyers pourrait fragiliser la situation économique des locataires-commerçants qui sont toujours affectés par les conséquences de la crise énergétique, alors même que les coûts de l’énergie sont revenus à un niveau comparable à celui auquel ils se trouvaient avant la crise.
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-B-
Quant à l’ordonnance attaquée et à son contexte
B.1. L’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 15 décembre 2022 « organisant la limitation de l’indexation des baux commerciaux » (ci-après : l’ordonnance du 15 décembre 2022), attaquée, met en place un dispositif de soutien temporaire aux locataires commerciaux. Ce dispositif prévoit que l’indexation des loyers des baux commerciaux ne peut dépasser le montant déterminé par une formule prévue à l’article 2, § 2, de cette ordonnance. Il déroge aux règles de droit commun relatives au plafonnement de l’indexation des loyers, qui sont prévues à l’article 1728bis de l’ancien Code civil.
B.2. Selon l’article 1728bis de l’ancien Code civil, les loyers des baux commerciaux ne peuvent être indexés qu’une fois par an dans le respect d’un plafond basé sur l’indice « santé », conformément à la formule suivante : le loyer de base est multiplié par le nouvel indice « santé » – à savoir l’indice « santé » du mois qui précède celui de l’anniversaire de l’entrée en vigueur du bail – divisé par l’indice « santé » du mois qui précède la signature du bail.
L’indice « santé » est obtenu à partir de l’indice des prix à la consommation hors prix du tabac, des boissons alcoolisées, de l’essence et du diesel (article 2, § 1er, de l’arrêté royal du 24 décembre 1993 « portant exécution de la loi du 6 janvier 1989 de sauvegarde de la compétitivité du pays »).
B.3. L’ordonnance du 15 décembre 2022 prévoit de remplacer le nouvel indice « santé »
par un nouvel indice « 0 énergie ». Pour déterminer le montant maximal du loyer adapté, il faut multiplier le loyer de base par le coefficient 0,99 puis par ce nouvel indice divisé par l’indice « santé » du mois qui précède la signature du bail (article 2, § 2, alinéa 1er).
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Par exception, si le bail est entré en vigueur après juillet 2021 ou si le loyer de base a été fixé par convention ou par jugement avec effet après juillet 2021, le montant maximal de l’indexation est déterminé en multipliant le loyer de base par le nouvel indice « 0 énergie »
divisé par l’indice « 0 énergie » de base (article 2, § 2, alinéa 2).
L’indice « 0 énergie » de base est « l’indice des prix à la consommation diminué des composantes énergétiques, publié par Statbel, du mois précédant le mois pendant lequel la convention a été conclue » (article 2, § 2, alinéa 5).
Le nouvel indice « 0 énergie » est « l’indice des prix à la consommation diminué des composantes énergétiques, publié par Statbel, du mois qui précède celui de l’anniversaire de l’entrée en vigueur du bail » (article 2, § 2, alinéa 6).
B.4. Les dispositions contractuelles dont l’effet excéderait l’adaptation prévue à l’article 2
de l’ordonnance du 15 décembre 2022 sont réductibles à celle-ci (article 2, § 4).
B.5. Ce dispositif était d’application pendant une durée d’un an à compter de l’entrée en vigueur de l’ordonnance, à savoir le 22 décembre 2022.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
B.6. Le premier moyen est pris de la violation des règles répartitrices de compétences.
Les parties requérantes soutiennent que les articles 1er et 2 de l’ordonnance du 15 décembre 2022 empiètent sur les compétences de l’autorité fédérale en matière de droit civil, dès lors qu’ils modifieraient l’équilibre contractuel entre les propriétaires et les locataires.
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De surcroît, les dispositions précitées empiéteraient sur les compétences de l’autorité fédérale en matière d’énergie en faisant peser la charge de l’augmentation des prix de l’énergie sur les propriétaires dans le cadre de la relation contractuelle entre ceux-ci et leurs locataires.
B.7. Dans leur mémoire en réponse, les parties requérantes dénoncent un empiétement sur la compétence fédérale en matière de prix, notamment de l’énergie, et de la lutte contre l’inflation.
Si ce dernier grief est interprété comme visant exclusivement la compétence en matière de tarifs de l’énergie et la lutte contre l’inflation dans le cadre de ces tarifs, il ne constitue pas un moyen nouveau.
B.8.1. L’article 39 de la Constitution dispose :
« La loi attribue aux organes régionaux qu’elle crée et qui sont composés de mandataires élus, la compétence de régler les matières qu’elle détermine, à l’exception de celles visées aux articles 30 et 127 à 129, dans le ressort et selon le mode qu’elle établit. Cette loi doit être adoptée à la majorité prévue à l’article 4, dernier alinéa ».
B.8.2. L’article 6, § 1er, VI, alinéa 2, 7°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles attribue aux régions la compétence de fixer les règles spécifiques concernant le bail commercial.
L’autorité fédérale est compétente à titre résiduel pour le droit civil.
B.8.3. En outre, l’article 6, § 1er, VII, alinéa 2, d), de la loi spéciale du 8 août 1980 prévoit que l’autorité fédérale est compétente pour les tarifs, y compris pour la politique des prix, sans préjudice de la compétence régionale en matière de tarifs de distribution d’énergie.
B.9. Le Constituant et le législateur spécial, dans la mesure où ils n’en disposent pas autrement, ont attribué aux communautés et aux régions toute la compétence d’édicter les règles propres aux matières qui leur ont été transférées.
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B.10.1. L’indice des prix à la consommation est un indicateur économique de base. Des indexations sont opérées afin de suivre, dans les divers domaines de la politique, l’évolution des prix à la consommation. Un mécanisme d’indexation ne peut par conséquent être considéré comme une matière en soi mais bien comme un instrument que le législateur fédéral et le législateur décrétal peuvent utiliser, chacun pour ce qui le concerne, pour autant qu’ils agissent dans les limites de leurs compétences respectives. À cet égard, l’article 6, § 1er, VI, alinéa 5, 3°, de la loi spéciale du 8 août 1980 confirme que les régions et les communautés sont compétentes pour régler les prix dans les matières relevant de leurs compétences (voy.
également Doc. parl., Sénat, 2012-2013, n° 5-2232/1, p. 99).
B.10.2. Dans le cadre de leurs compétences en matière de baux commerciaux, les régions peuvent adopter des règles relatives à l’indexation des loyers commerciaux. Ces règles spécifiques peuvent déroger aux règles générales de droit civil, relevant de la compétence de l’autorité fédérale, qui sont applicables à ces baux.
Il s’ensuit que les dispositions attaquées n’empiètent pas sur les compétences de l’autorité fédérale en matière de droit civil.
B.10.3. En outre, il est vrai que les dispositions attaquées ont été adoptées afin que les locataires commerciaux soient en mesure de s’acquitter de leur loyer dans le contexte d’une inflation extraordinaire et généralisée qui est consécutive à la crise des prix de l’énergie.
Toutefois, ces dispositions ne sauraient être qualifiées de mesures relatives à l’énergie ou aux tarifs de l’énergie, dès lors qu’elles ne portent pas sur ceux-ci, mais uniquement sur l’indexation des loyers commerciaux.
Il s’ensuit que les dispositions attaquées n’empiètent pas sur les compétences de l’autorité fédérale en matière d’énergie.
B.11. Le premier moyen n’est pas fondé.
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En ce qui concerne le deuxième moyen
B.12. Le deuxième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution.
Il se subdivise en quatre branches.
La première branche porte sur la pertinence de la mesure. Les parties requérantes allèguent que la mesure ne permet pas d’atteindre l’objectif de protection des locataires commerciaux les plus touchés par l’inflation, dès lors que le pic de l’inflation aurait eu lieu quatre mois avant son adoption et qu’il n’a pas été observé de nouveau pic.
La Cour examine cette question dans le cadre de son examen des trois autres branches.
La deuxième branche porte sur l’identité de traitement entre plusieurs catégories de locataires commerciaux. La troisième branche a trait aux différences de traitement entre propriétaires et locataires. La quatrième branche dénonce l’identité de traitement entre différentes catégories de bailleurs.
Deuxième branche - l’identité de traitement entre plusieurs catégories de locataires commerciaux
B.13. Dans la deuxième branche, les parties requérantes font valoir que le mécanisme mis en place crée une discrimination entre les locataires commerciaux, dès lors qu’il s’applique à tous les locataires commerciaux, quels que soient :
- leur taille et leur chiffre d’affaires, alors que l’ordonnance attaquée viserait exclusivement à soutenir les petits commerçants (première sous-branche);
- l’ampleur de leur consommation d’énergie et le prix qu’ils doivent payer en application de leur contrat de fourniture d’énergie, alors que ces facteurs détermineraient dans quelle mesure les locataires commerciaux sont affectés par l’envolée des prix de l’énergie (deuxième sous-branche);
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- et la date à laquelle le contrat de bail commercial a été signé, alors que les locataires qui ont conclu leur bail depuis juin 2021 ou à tout le moins depuis janvier 2022 pouvaient tenir compte du contexte socio-économique dans le cadre des négociations relatives au contrat de bail (troisième sous-branche).
B.14. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.15.1. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale affirment que les parties requérantes ne circonscrivent pas clairement les catégories de locataires qu’elles entendent comparer, dès lors qu’elles ne précisent ni le seuil de taille et de chiffre d’affaires ni le seuil de consommation d’énergie à partir desquels un commerçant appartient à l’une ou à l’autre des catégories comparées.
B.15.2. L’identification des catégories de personnes comparées doit permettre à la partie qui défend la disposition attaquée de mener une défense utile et à la Cour d’exercer utilement son contrôle de constitutionnalité.
En l’espèce, les catégories de personnes comparées sont suffisamment circonscrites pour que la Cour puisse exercer son contrôle. Il ressort en outre des mémoires déposés par le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et par le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale que ceux-ci ont pu comprendre quelles étaient les catégories de personnes comparées et répondre utilement aux griefs des parties requérantes.
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B.16.1. Il ressort des travaux préparatoires de l’ordonnance du 15 décembre 2022 que la mise en place d’une limitation temporaire de l’indexation des loyers commerciaux a été jugée « nécessaire en raison de la hausse extraordinaire de l’inflation et des conséquences sur l’activité économique des entreprises » (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale, 2022-2023, A-646/1, p. 1). Le législateur ordonnanciel a constaté que l’augmentation importante de l’inflation a pour conséquence une indexation extraordinaire des loyers commerciaux qui affaiblit la santé économique du secteur commercial bruxellois et qui perdurerait en l’absence d’une intervention législative (ibid. p. 2). Il a dès lors estimé qu’il était nécessaire d’inclure dans l’arsenal de mesures destinées à lutter contre les effets de la crise économique consécutive à la guerre en Ukraine une mesure supplémentaire destinée à protéger les commerçants et artisans, locataires commerciaux (ibid., p. 3).
Les travaux préparatoires mentionnent à plusieurs reprises les entreprises qui subissent les conséquences de l’inflation et que la mesure attaquée a pour objet d’aider. Sont cités, tour à tour, les commerces de détail, les artisans (ibid., p. 1; Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, 2022-2023, A-646/2, p. 2), les hôtels, les restaurants et les cafés, « de nombreuses entreprises bruxelloises » (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale, 2022-2023, A-646/1, p. 2; voy. aussi Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale, 2022-2023, A-646/2, p. 2), « les commerçants bruxellois » (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, 2022-2023, A-646/1, p. 2). « Il s’agit donc en général de commerce de détails, de fleuristes, de bouchers, de bijoutiers, de cuisiniste[s], de boulangers, d’établissements HoReCa, etc. » (ibid.). Sont également cités les coiffeurs et les petits commerçants (ibid., p. 3).
B.16.2. Il ressort dès lors des travaux préparatoires que, contrairement à ce qu’allèguent les parties requérantes, le législateur ordonnanciel n’avait pas pour objectif d’aider exclusivement les petits commerçants ou ceux dont la consommation d’énergie est élevée, mais l’ensemble des locataires commerciaux, étant donné qu’ils sont exposés à un risque d’augmentation très élevée de leur loyer commercial.
La mesure n’a pas davantage été conçue comme une compensation pour l’augmentation des factures d’énergie dont doivent s’acquitter les commerçants. Elle a pour objectif de soutenir les commerçants, dès lors que ceux-ci ont vu leur situation financière se dégrader en raison de
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la crise économique consécutive à la guerre en Ukraine, et de les protéger contre les conséquences de l’inflation sur le montant des loyers commerciaux.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale a par ailleurs adopté un dispositif de soutien distinct destiné à aider les entreprises à faire face à l’augmentation des coûts de l’énergie (arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 2 mars 2023 « relatif à une aide en matière de coût de l’énergie aux entreprises touchées par les conséquences économiques directes et indirectes de l’agression de la Russie contre l’Ukraine »).
B.17.1. Le législateur ordonnanciel dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu pour déterminer sa politique dans les matières socio-économiques, d’autant plus lorsque les circonstances requièrent de sa part une action urgente. Ce pouvoir d’appréciation porte notamment sur l’évaluation des risques de nature économique et de la pertinence des mesures à prendre pour y faire face.
B.17.2. Comme l’indiquent le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, il existait, lors de l’adoption de l’ordonnance du 15 décembre 2022, plusieurs études et indicateurs économiques laissant entendre que l’inflation allait augmenter fortement. Les parties requérantes observent toutefois que les prévisions de la Banque nationale de Belgique permettaient d’anticiper une baisse de l’inflation. Le législateur ordonnanciel disposait donc d’études qui permettaient, pour les unes, de penser que l’inflation allait augmenter et, pour les autres, de penser le contraire.
B.17.3. Dans le cadre de son pouvoir d’appréciation, le législateur ordonnanciel a pu estimer que le risque de subir un nouveau pic d’inflation était suffisamment établi et que le dispositif mis en place par l’ordonnance du 15 décembre 2022 contribuerait à protéger les locataires commerciaux face à ce risque. Les parties requérantes ne démontrent pas que cette appréciation était manifestement déraisonnable ni que les études qu’elles invoquent sont plus fiables que celles sur lesquelles s’est fondé le législateur ordonnanciel.
B.17.4. De surcroît, comme il est dit en B.16.2, l’ordonnance du 15 décembre 2022 n’avait pas pour seul objectif de protéger les locataires contre le pic d’inflation anticipé, elle visait aussi à compenser les conséquences financières de la crise économique.
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B.18. En outre, le législateur ordonnanciel a raisonnablement pu estimer qu’il n’était pas souhaitable d’opérer des distinctions entre plusieurs catégories de locataires, étant donné que l’inflation affecte tous les commerçants bruxellois, fût-ce à des degrés divers, et d’autant qu’il a voulu, par la législation attaquée, réagir rapidement à la hausse exceptionnelle des prix de l’énergie.
Ensuite, le législateur ordonnanciel a souhaité que la mesure puisse entrer en vigueur et être appliquée rapidement par les parties au bail sans l’intervention d’une administration ni celle d’un juge, de sorte qu’il a pu estimer qu’il aurait été difficile de prévoir un mécanisme qui s’applique différemment en fonction, notamment, de la consommation d’énergie du commerce.
Enfin, comme l’indiquent le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, dès lors que les dispositions attaquées mettent en place un plafonnement de l’indexation des loyers commerciaux, les locataires qui avaient réussi à négocier une formule plus avantageuse que celle qui est prévue par l’ordonnance du 15 décembre 2022, notamment parce qu’ils étaient informés du contexte socio-économique, ne sont pas concernés par le mécanisme.
B.19.1. La Cour doit encore examiner si les dispositions attaquées produisent des effets disproportionnés.
B.19.2. L’ordonnance du 15 décembre 2022 ne porte pas sur la valeur nominale du loyer, lequel reste intégralement dû par le locataire.
Elle ne porte pas davantage atteinte au principe de l’indexation des loyers commerciaux.
Avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 15 décembre 2022, cette indexation était déjà soumise à un plafond, en vertu de l’article 1728bis de l’ancien Code civil.
L’ordonnance du 15 décembre 2022 a pour effet de réduire, de manière temporaire, le montant que les loyers commerciaux ne peuvent pas dépasser au terme de leur adaptation au coût de la vie.
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B.19.3. Compte tenu du pouvoir d’appréciation étendu dont dispose en l’espèce le législateur ordonnanciel et du fait que les dispositions attaquées ont été adoptées dans le cadre d’une augmentation imprévue et exceptionnelle des prix de l’énergie, ces dispositions ne produisent dès lors pas des effets disproportionnés pour les bailleurs concernés.
Troisième branche – les différences de traitement entre les locataires commerciaux et les propriétaires en tant que bailleurs
B.20. Dans une troisième branche, les parties requérantes allèguent plusieurs discriminations entre les locataires et les propriétaires en tant que bailleurs. Elles allèguent que la mesure attaquée bénéficie aux locataires et qu’elle constitue une charge supplémentaire pour ces propriétaires, alors que ces deux catégories de personnes ont vu leurs charges augmenter à la suite de l’inflation (première sous-branche) et que la mesure n’a pas égard aux moyens respectifs dont ces deux catégories de personnes disposent (deuxième sous-branche). En outre, la mesure attaquée empêcherait ces propriétaires d’indexer totalement leurs revenus, contrairement aux locataires, alors que ces deux catégories de personnes sont confrontées à la hausse des prix (troisième sous-branche).
B.21. Dans leur mémoire en réponse, les parties requérantes font valoir pour la première fois que la mesure attaquée fausse la concurrence entre les commerçants propriétaires et les commerçants locataires, dès lors que seuls ces derniers bénéficient d’un soutien.
Il n’appartient pas aux parties requérantes de modifier, dans son mémoire en réponse, le moyen du recours tel qu’elles l’ont elles-mêmes formulé dans la requête. Un grief qui, comme en l’espèce, est formulé dans un mémoire en réponse mais qui diffère de celui qui est énoncé dans la requête constitue un moyen nouveau et n’est pas recevable.
B.22. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale affirment que les parties requérantes ne circonscrivent pas clairement les catégories de locataires et de propriétaires qu’elles entendent comparer dans le cadre de la deuxième sous-branche.
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En l’espèce, les catégories de personnes comparées sont suffisamment délimitées pour que la Cour puisse exercer son contrôle. Il ressort en outre des mémoires déposés par le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et par le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale que ceux-ci ont pu comprendre quelles étaient les catégories de personnes comparées et répondre utilement aux griefs des parties requérantes.
B.23. Le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale fait valoir que les parties requérantes n’expliquent pas en quoi les bailleurs et les locataires seraient deux catégories de personnes comparables.
Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. Les situations économiques différentes des parties à un contrat de bail commercial peuvent certes constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, mais elles ne sauraient suffire pour conclure à la non-comparabilité, au risque de vider de sa substance le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
B.24.1. Comme il est dit en B.17.1, le législateur ordonnanciel dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu en matière socio-économique, d’autant plus lorsque les circonstances requièrent de sa part une action urgente, de sorte qu’il a pu estimer qu’il s’imposait d’adopter l’ordonnance du 15 décembre 2022 pour protéger les locataires commerciaux contre le risque de subir un nouveau pic d’inflation.
B.24.2. Dans le cadre du large pouvoir d’appréciation dont il dispose pour prendre des mesures socio-économiques urgentes, le législateur ordonnanciel a également pu estimer que les revenus des locataires commerciaux étaient davantage affectés par la hausse extraordinaire de l’inflation, dès lors que les coûts de l’énergie et des matières premières ont augmenté et que le pouvoir d’achat de leurs clients a baissé. Les bailleurs, en revanche, sont principalement affectés par l’inflation s’ils décident d’effectuer des travaux.
Pour le même motif, le législateur ordonnanciel a également raisonnablement pu estimer qu’il ne s’imposait pas d’opérer une distinction entre les bailleurs sur la base de leurs revenus.
Comme il est dit en B.18, il ne s’imposait pas non plus d’opérer une distinction entre les locataires sur la base de leurs revenus.
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B.24.3. Enfin, il n’est pas sans justification raisonnable de considérer que, dans un contexte de baisse du pouvoir d’achat de la clientèle, l’augmentation des coûts à charge des commerçants ne peut être que partiellement répercutée sur les prix, de sorte que le mécanisme de plafonnement de l’indexation des loyers commerciaux mis en place par l’ordonnance du 15 décembre 2022 peut être considéré comme étant nécessaire.
B.25. Pour les motifs indiqués en B.19.2, les effets de la mesure ne sont pas disproportionnés.
Quatrième branche - l’identité de traitement entre les propriétaires
B.26. Les parties requérantes affirment que, sans qu’existe pour ce faire une justification raisonnable, les dispositions attaquées traitent tous les propriétaires de la même manière en plafonnant l’indexation des loyers sans avoir égard au fait que certains d’entre eux ont réalisé des travaux pour améliorer la performance énergétique de leur bien.
B.27. L’envolée des prix de l’énergie a provoqué une inflation généralisée et une crise économique qui affectent de nombreux commerces bruxellois. Comme le relèvent le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et le Parlement de la Région de Bruxelles-
Capitale, l’objectif poursuivi par la mesure attaquée est de soutenir les commerçants face à l’ensemble des effets de la crise économique et pas seulement face à la hausse des factures d’énergie.
Dans le cadre du large pouvoir d’appréciation dont il dispose, le législateur ordonnanciel a dès lors pu estimer qu’il n’était pas nécessaire d’opérer une distinction entre les bailleurs en fonction de la performance énergétique du bien qu’ils mettent en location.
B.28. Le deuxième moyen n’est pas fondé.
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En ce qui concerne le troisième moyen
B.29. Le troisième moyen est pris de la violation de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel). Les parties requérantes font valoir que les dispositions attaquées limitent le revenu des propriétaires sans qu’un impératif d’intérêt général le justifie. Ils estiment également que les effets de la mesure attaquée sont disproportionnés, dès lors que la dégradation de la situation financière des bailleurs qu’elle entraîne serait sans commune mesure avec les bénéfices qu’en retirent les locataires.
B.30.1 L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.30.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement d’impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition attaquée.
B.30.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel précité offre une protection non seulement contre une expropriation ou une privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
24
B.30.4. Toute ingérence dans le droit de propriété doit réaliser un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la protection du droit au respect des biens. Il faut qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.
B.31. L’encadrement et la limitation des loyers relèvent de la réglementation de l’usage des biens (CEDH, 19 décembre 1989, Mellacher et autres c. Autriche, ECLI:CE:ECHR:1989:1219JUD001052283, § 44; 12 juin 2012, Lindheim et autres c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2012:0612JUD001322108, §§ 75 à 78).
B.32. Comme il est dit en B.16.1, l’ordonnance du 15 décembre 2022 a pour objectif de protéger les locataires commerciaux contre une augmentation importante de leur loyer dans un contexte d’inflation généralisée.
Il s’agit d’un objectif légitime d’intérêt général.
B.33. Comme il est dit en B.19.2, l’ordonnance du 15 décembre 2022 a pour effet de réduire, pour une durée d’un an, le montant que les loyers commerciaux ne peuvent pas dépasser au terme de leur adaptation au coût de la vie.
B.34. Eu égard à l’objectif d’intérêt général poursuivi, l’ordonnance du 15 décembre 2022
ménage un juste équilibre entre les bailleurs et les locataires.
B.35. Le troisième moyen n’est pas fondé.
25
Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 mai 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 59/2024
Date de la décision : 30/05/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-05-30;59.2024 ?

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