Cour constitutionnelle
Arrêt n° 60/2024
du 30 mai 2024
Numéro du rôle : 8077
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 339, alinéa 3, de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, tel que cet article a été remplacé par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 « relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles » et avant son remplacement par l’article 261 du décret de la Région wallonne du 21 décembre 2022 « contenant le budget général des dépenses de la Région wallonne pour l’année budgétaire 2023 », posées par la Cour du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 4 septembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 13 septembre 2023, la Cour du travail de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 339, alinéa 3, de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 tel que modifié par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles (M.B. 16 mars 2017) dans sa version applicable au présent litige, viole-t-il l’article 23 de la Constitution et l’effet de standstill qu’impose ce texte, interprété à la lumière de l’article 12.1 de la Charte sociale européenne révisée, en ce que cette disposition a mené à supprimer l’octroi de la réduction groupe-cible ‘ travailleurs âgés ’ à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel le travailleur atteint l’âge légal de la pension (en d’autres mots, en ce qu’il prévoit que les réductions de cotisations sociales patronales bénéficiant aux travailleurs âgés de plus de 55 ans (‘ réduction groupe cible pour travailleurs âgés ’) cessent d’être d’application à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours
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duquel le travailleur atteint l’âge légal de la pension), alors que dans sa version initiale, cette disposition ne prévoyait aucune limite d’âge pour l’octroi de cette réduction, que le travailleur ait déjà été engagé au moment de l’entrée en vigueur de cette disposition ou non ?
2. L’article 339, alinéa 3, de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 tel que modifié par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles (M.B. 16 mars 2017), dans sa version applicable au présent litige, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, ces dispositions étant lues ou non en combinaison les unes avec les autres, et lues éventuellement en combinaison avec la Charte sociale européenne et notamment ses articles 1 et 23, dans la mesure où cette disposition :
- supprime l’octroi de la réduction groupe-cible ‘ travailleurs âgés ’ à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel le travailleur atteint l’âge légal de la pension (en d’autres mots, en ce qu’il prévoit que les réductions de cotisations sociales patronales bénéficiant aux travailleurs âgés de plus de 55 ans (‘ réduction groupe cible pour travailleurs âgés ’) cessent d’être d’application à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel le travailleur atteint l’âge légal de la pension) alors que le travailleur qui n’a pas encore atteint l’âge légal de la pension peut bénéficier de cette intervention;
- et traite ainsi différemment, d’une part, les travailleurs âgés de plus de 55 ans n’ayant pas encore atteint l’âge légal de la pension légale, et, d’autre part, les travailleurs âgés de plus de 55 ans ayant atteint l’âge de la pension légale, créant ainsi une différence de traitement basée uniquement sur l’âge ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la SRL « Tihon, Association d’Avocats » et Jocelyne Leclercq, assistées et représentées par Me Fatima Omari, avocate au barreau de Liège-Huy;
- le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me Sébastien Depré et Me Megi Bakiasi, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 28 février 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Michel Pâques et Yasmine Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure
Une société d’avocats engage une personne dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée le 1er août 2015. Du troisième trimestre 2017 au troisième trimestre 2019, l’employée bénéficie de réductions de cotisations « groupe-cible » pour les travailleurs âgés de plus de 55 ans, sur la base de l’article 339 de la loi-
programme (I) du 24 décembre 2002.
L’employée atteint l’âge de 65 ans en août 2019. Elle sollicite le bénéfice d’une pension de retraite mais continue à travailler pour la société d’avocats. L’Office national de sécurité sociale (ONSS) décide que l’employée n’a plus droit aux réductions de cotisations, au motif qu’elle a atteint l’âge légal de la pension, et que la société d’avocats doit dorénavant verser des cotisations au taux plein.
La société d’avocats et son employée contestent cette décision devant le Tribunal du travail de Liège. Par un jugement du 8 novembre 2021, celui-ci juge le recours non fondé. La société d’avocats et son employée font appel de ce jugement devant la Cour du travail de Liège.
La Cour du travail considère que la suppression de la réduction groupe-cible « travailleurs âgés » à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel le travailleur a atteint l’âge légal de la pension, par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 « relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles » (ci-après : le décret du 2 février 2017), pourrait violer l’obligation de standstill contenue dans l’article 23 de la Constitution. Cette suppression pourrait constituer une réduction significative du niveau de protection des droits, en ce qu’elle rend plus difficile l’accès d’une personne qui a atteint l’âge légal de la pension à un emploi et le maintien à celui-ci. La Cour du travail estime également que la disposition en cause pourrait être discriminatoire à l’égard des travailleurs ayant atteint l’âge légal de la pension.
La Cour du travail pose à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la première question préjudicielle
A.1. Les parties appelantes devant la juridiction a quo soulignent que la modification de l’article 339 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 par l’article 15 du décret du 2 février 2017 a réduit le niveau de protection applicable, dès lors qu’auparavant, les travailleurs qui avaient atteint l’âge légal de la pension avaient droit aux réductions de cotisations « groupe-cible » pour travailleurs âgés. Cette réduction est significative, dès lors que le montant de la réduction de cotisation atteint un montant de 800 euros pour un travailleur âgé d’au moins 65 ans lors du dernier trimestre. Elle est subie tant par l’employé que par l’employeur.
Selon les parties appelantes devant la juridiction a quo, cette réduction ne repose pas sur des motifs d’intérêt général. L’objectif du législateur décrétal est d’inciter les employeurs à embaucher ou à garder des travailleurs, en vue de diminuer le nombre de demandeurs d’emploi. La suppression de la mesure pour les travailleurs ayant atteint l’âge légal de la pension n’est pas pertinente en vue de la réalisation de cet objectif. Au contraire, l’employeur qui ne garde pas un travailleur qui a atteint l’âge légal de la pension n’engagera pas ipso facto à la place un jeune non qualifié, mais pourra tout autant engager un travailleur âgé qu’il ne garderait que jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge légal de la pension. Cela ne permet pas d’augmenter le taux de l’emploi. Par ailleurs, le fait que l’employé puisse bénéficier d’une pension de retraite ne permet pas de justifier la mesure, dès lors que celle-ci viole son droit de pouvoir continuer de travailler, garanti par l’article 23 de la Constitution. Enfin, la mesure en cause est disproportionnée au but poursuivi.
A.2.1. Le Gouvernement wallon soutient que la mesure en cause ne constitue pas une réduction significative du niveau de protection prohibée par l’article 23 de la Constitution, dès lors qu’elle n’implique pas une perte d’emploi ou de revenus professionnels pour les travailleurs ayant atteint l’âge légal de la pension. Ces travailleurs
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peuvent continuer à cumuler leurs revenus professionnels avec leur pension de retraite. Par ailleurs, un employeur qui procéderait à un licenciement au seul motif que la réduction de cotisations « groupe-cible » n’est plus applicable pour le travailleur ayant atteint l’âge de la pension violerait la législation en matière de non-
discrimination. Enfin, la réduction du niveau de protection sur le plan des aides à l’emploi est compensée par la protection garantie par le régime des pensions.
A.2.2. Le Gouvernement wallon soutient qu’en tout état de cause, la disposition en cause est justifiée par des motifs d’intérêt général, à savoir augmenter le taux de l’emploi, compte tenu du périmètre budgétaire existant. Il n’est pas rare qu’en matière du droit du travail et de la sécurité sociale, le législateur établisse une différence de traitement entre les travailleurs selon qu’ils ont atteint ou non l’âge légal de la pension (voy. en matière d’allocations de chômage et d’indemnités d’incapacité de travail). Enfin, le législateur poursuit un but légitime lorsqu’il réserve les avantages en matière de sécurité sociale à la population active (voy. arrêt de la Cour constitutionnelle n° 100/2021 du 1er juillet 2021, ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.100).
Le Gouvernement wallon allègue ensuite qu’en ce qui concerne l’objectif de réorganiser les aides à l’emploi à périmètre budgétaire constant, la marge d’appréciation du législateur décrétal est plus étendue lorsque la matière a fait l’objet d’une concertation sociale, comme en l’espèce. Ce second objectif est légitime. Dans le cadre d’une réforme à périmètre budgétaire constant, le fait de réserver les aides à l’emploi aux travailleurs âgés qui n’ont pas atteint l’âge légal de la pension est légitime, dès lors que, contrairement aux travailleurs ayant atteint l’âge légal de la pension, ils ne peuvent pas bénéficier d’une pension de retraite.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.3. Les parties appelantes devant la juridiction a quo considèrent que les travailleurs relevant des deux catégories mentionnées dans la seconde question préjudicielle se trouvent dans des situations comparables, en ce qu’il s’agit dans les deux cas de personnes âgées qui souhaitent continuer à travailler. Les personnes ayant atteint l’âge légal de la pension subissent une discrimination sur la base de l’âge. Il n’existe aucune raison de prévoir des régimes différents selon que le travailleur a 64 ou 65 ans. Par ailleurs, le simple fait d’accéder à la pension ne suffit pas pour justifier la suppression de la réduction des cotisations.
Les parties appelantes devant la juridiction a quo développent une argumentation analogue à celle qui a été développée en réponse à la première question préjudicielle.
A.4.1. Le Gouvernement wallon allègue que les deux catégories de personnes identifiées par la juridiction a quo ne sont pas suffisamment comparables, dès lors que les personnes qui ont atteint l’âge légal de la pension ont droit à une pension de retraite, de sorte qu’elles disposent d’un revenu, alors que les personnes qui n’ont pas atteint l’âge légal de la pension ne disposent en principe pas d’un autre revenu.
A.4.2. Le Gouvernement wallon soutient que la différence de traitement est en tout état de cause raisonnablement justifiée par les buts légitimes mentionnés plus haut. Elle ne produit pas des effets disproportionnés, étant donné que les travailleurs ayant atteint l’âge de la pension ne perdent pas de manière automatique leur emploi, que leurs revenus professionnels ne sont pas affectés, et qu’en outre, ces travailleurs peuvent bénéficier d’une pension de retraite.
Le Gouvernement wallon mentionne enfin l’article 42 du décret du 2 février 2017, qui atténue les effets de la disposition en cause.
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-B-
Quant à la disposition en cause
B.1.1. L’article 339 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, tel qu’il est applicable à l’affaire soumise à la juridiction a quo, dispose :
« Le Gouvernement arrête les conditions et les règles selon lesquelles une réduction groupe-cible peut être octroyée au travailleur de la catégorie 1 visée à l’article 330, qui répond aux conditions minimales suivantes :
1° être âgé d’au moins 55 ans au dernier jour du trimestre;
2° avoir un salaire trimestriel de référence inférieur au plafond salarial arrêté par le Gouvernement.
La réduction équivaut, par trimestre, aux montants respectivement fixés par le Gouvernement pour les travailleurs qui, au dernier jour du trimestre, sont âgés d’au moins 55 à 57 ans, pour les travailleurs qui, au dernier jour du trimestre, sont âgés d’au moins 58 à 61 ans et pour les travailleurs qui, au dernier jour du trimestre, sont âgés d’au moins 62 ans.
La réduction cesse à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel les travailleurs ont atteint l’âge légal de la pension.
Sans préjudice de l’application des conditions, visées aux alinéas 1 à 3, la réduction groupe cible n’est pas octroyée si le travailleur âgé ne fournit pas de prestations de travail effectives pendant le trimestre complet, sauf en cas de suspension de l’exécution du contrat de travail telle que visée à la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, et en cas de dispense de prestations, autorisée par l’employeur, pendant la période du préavis, visée à l’article 37 de la loi précitée.
Le Gouvernement peut modifier l’âge minimum des travailleurs visés à l’alinéa 1er, 1°, les montants de la réduction groupe-cible et les catégories d’âges qui en bénéficient. En tenant compte de l’évolution du marché de l’emploi pour les demandeurs d’emploi concernés, de la croissance économique et du budget, le Gouvernement peut également étendre le bénéfice de la réduction groupe-cible aux travailleurs d’autres catégories visées à l’article 330 ».
Il s’agit de la disposition introduite par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 « relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles » (ci-après : le décret du 2 février 2017) et complétée par l’article 9 du décret-programme de la Région wallonne du 17 juillet 2018 « portant des mesures diverses en matière d’emploi, de formation, d’économie, d’industrie, de recherche, d’innovation, de numérique, d’environnement, de transition écologique, d’aménagement du territoire, de travaux publics, de mobilité et de
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transports, d’énergie, de climat, de politique aéroportuaire, de tourisme, d’agriculture, de nature, de forêt, des pouvoirs locaux et de logement », avant son remplacement par l’article 261
du décret de la Région wallonne du 21 décembre 2022 « contenant le budget général des dépenses de la Région wallonne pour l’année budgétaire 2023 ».
La disposition en cause prévoit qu’une réduction de cotisations patronales de sécurité sociale « groupe-cible » peut être accordée aux travailleurs âgés d’au moins 55 ans. Il s’agit d’un système de réductions progressives. Le Gouvernement est habilité à fixer le montant forfaitaire des réductions en fonction de trois tranches d’âges : de 55 à 57 ans, de 58 à 61 ans et de 62 ans jusqu’à l’âge légal de la pension. La réduction cesse à dater du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel les travailleurs ont atteint l’âge légal de la pension.
B.1.2. Le décret du 2 février 2017 s’inscrit dans la réforme des aides à l’emploi en faveur des groupes-cibles menée par la Région wallonne. Cette réforme se traduit par l’instauration de trois types d’aide à l’embauche, à savoir, (1) l’allocation de travail pour les jeunes demandeurs d’emploi peu ou moyennement qualifiés lorsqu’ils débutent l’exécution d’un contrat de travail, (2) l’allocation de travail pour les demandeurs d’emploi de longue durée lorsqu’ils débutent l’exécution d’un contrat de travail et (3) une réduction des cotisations patronales pour favoriser l’embauche des travailleurs âgés.
B.1.3. Par la réforme des aides à l’emploi, le législateur décrétal ambitionne de « cibler les demandeurs d’emploi et les travailleurs qui en ont le plus besoin et de soutenir les entreprises qui engagent et créent de l’emploi » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-2017, n° 698/10, p. 3).
L’exposé des motifs mentionne, au sujet de la disposition en cause :
« Le chapitre 3 contient une disposition principale régissant les réductions de cotisations sociales bénéficiant aux travailleurs âgés de plus de 55 ans. Cette disposition remplace l’actuel article 339 de la loi programme du 24 décembre 2002 et sera intégré dans cette loi, pour des raisons de lisibilité et cohérence avec les autres régimes de réductions de cotisations sociales fédérales.
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Pour augmenter le taux d’emploi, il apparaît en effet nécessaire de favoriser le maintien des travailleurs âgés au sein du marché du travail ainsi que de promouvoir les possibilités de recrutement des demandeurs d’emploi âgés. En 2014, en moyenne, le nombre de travailleurs de 55 ans et plus travaillant en Wallonie s’élevait à 94 241. L’incitation financière consistant en une réduction des cotisations patronales représente une mesure importante afin de rallier l’objectif d’accroissement du taux d’emploi pour ce groupe cible.
L’aide proposée cible l’insertion et le maintien à l’emploi des travailleurs de plus de 55 ans, dans le secteur privé marchand et consiste en une réduction des cotisations sociales à concurrence d’un montant forfaitaire et progressif des aides, à définir par le Gouvernement.
Cette réduction est octroyée jusqu’à l’âge de la pension légale du travailleur. Le principe d’un plafond salarial, qui conditionne actuellement l’accès à cette aide, est maintenu, l’idée étant que la réduction bénéficie d’abord aux salaires les plus bas » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-
2017, n° 698/1, p. 5).
En commission, la ministre a exposé que « sur le plan budgétaire, […] en accord avec les partenaires sociaux, le travail de la réorganisation des aides à l’emploi s’est fait à périmètre budgétaire constant » et que la réforme « sur les aides à l’emploi à destination des groupes-
cibles a donc été établie en tenant compte du périmètre budgétaire actuel des systèmes d’aides à l’emploi », ce qui implique que « les nouvelles aides ont été calibrées en tenant compte des moyens budgétaires libérés par la disparition des dispositifs qu’elles remplacent aujourd’hui ou qui seront abandonnés, dans le respect de la trajectoire budgétaire » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-2017, n° 698/10, p. 5).
En ce qui concerne l’aide aux travailleurs de 55 ans et plus, « l’ONSS a établi une simulation de la nouvelle mesure en adaptant les nouvelles balises d’âge et de montant, telles que prévues par le projet de réforme des aides à l’emploi, les autres paramètres de configuration de cette aide (employeurs bénéficiaires, plafond salarial) restant inchangés. Pour 2017, l’ONSS
estime qu’un montant de 88 750 518 euros s’avèrerait nécessaire pour couvrir l’évolution de cette mesure qui toucherait plus de 30 000 travailleurs » (ibid.).
La ministre a ajouté :
« Le Gouvernement wallon a bien sûr opéré cette réforme avec un volant budgétaire stable, en tenant compte de toutes les enveloppes utilisées par les aides actuellement en fonction. Ce même volant sera redistribué dans les nouveaux dispositifs qui sont ajustés en fonction des moyens à disposition. Mme la Ministre confirme que l’enveloppe budgétaire est stable, mais
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qu’elle ne compte pas réaliser d’économies. Eu égard au nombre de demandeurs d’emploi aujourd’hui en attente d’un travail, il serait malheureux, à l’heure actuelle, de réduire l’enveloppe de soutien à la fois à la création d’emplois, au maintien de l’emploi et à l’activité des entreprises » (ibid., p. 14).
B.1.4. Les questions préjudicielles concernent la règle selon laquelle le travailleur âgé d’au moins 55 ans n’a plus droit à la réduction lorsqu’il atteint l’âge légal de la pension.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.2. La juridiction a quo demande à la Cour si la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 1er et 23 de la Charte sociale européenne révisée, en ce qu’elle prévoit que la réduction de cotisations sociales patronales qui bénéficie aux travailleurs âgés de plus de 55 ans n’est plus octroyée à partir du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel les travailleurs ont atteint l’âge légal de la pension. La juridiction a quo interroge en particulier la Cour sur la différence de traitement qui en découle entre les travailleurs âgés de plus de 55 ans, selon qu’ils ont ou non atteint l’âge légal de la pension, et qui est basée uniquement sur l’âge.
B.3.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
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B.3.2. L’article 1er de la Charte sociale européenne révisée dispose :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit au travail, les Parties s’engagent :
1. à reconnaître comme l’un de leurs principaux objectifs et responsabilités la réalisation et le maintien du niveau le plus élevé et le plus stable possible de l’emploi en vue de la réalisation du plein emploi;
2. à protéger de façon efficace le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris;
3. à établir ou à maintenir des services gratuits de l’emploi pour tous les travailleurs;
4. à assurer ou à favoriser une orientation, une formation et une réadaptation professionnelles appropriées ».
L’article 23 de la même Charte dispose :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit des personnes âgées à une protection sociale, les Parties s’engagent à prendre ou à promouvoir, soit directement soit en coopération avec les organisations publiques ou privées, des mesures appropriées tendant notamment :
- à permettre aux personnes âgées de demeurer le plus longtemps possible des membres à part entière de la société, moyennant :
a) des ressources suffisantes pour leur permettre de mener une existence décente et de participer activement à la vie publique, sociale et culturelle;
b) la diffusion des informations concernant les services et les facilités existant en faveur des personnes âgées et les possibilités pour celles-ci d’y recourir;
- à permettre aux personnes âgées de choisir librement leur mode de vie et de mener une existence indépendante dans leur environnement habituel aussi longtemps qu’elles le souhaitent et que cela est possible, moyennant :
a) la mise à disposition de logements appropriés à leurs besoins et à leur état de santé ou d’aides adéquates en vue de l’aménagement du logement;
b) les soins de santé et les services que nécessiterait leur état;
- à garantir aux personnes âgées vivant en institution l’assistance appropriée dans le respect de la vie privée, et la participation à la détermination des conditions de vie dans l’institution ».
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B.4. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement wallon, les catégories de personnes mentionnées dans la question préjudicielle sont comparables au regard de la mesure en cause.
Il s’agit en effet dans les deux cas de travailleurs âgés qui continuent de travailler.
B.5. La différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir le fait de savoir si le travailleur concerné a atteint l’âge légal de la pension ou non.
B.6. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.1.3 que la disposition en cause vise à « favoriser le maintien des travailleurs âgés au sein du marché du travail ainsi [qu’à]
promouvoir les possibilités de recrutement des demandeurs d’emploi âgés » en vue d’augmenter le taux d’emploi au sein de ce groupe cible (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-
2017, n° 698/1, p. 5). Par ailleurs, la réforme sur les aides à l’emploi à destination des groupes cibles a été établie « à périmètre budgétaire constant » (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-
2017, n° 698/10, pp. 5 et 14, et 17 janvier 2017, C.R.I.C., n° 81, p. 18).
L’objectif de favoriser le maintien au travail des travailleurs de plus de 55 ans et d’augmenter le taux d’emploi de ces travailleurs dans un périmètre budgétaire constant est légitime.
B.7. Compte tenu de l’objectif d’augmenter le taux d’emploi des travailleurs âgés, à budget constant, la mesure est pertinente en ce qu’elle incite au maintien au travail des travailleurs âgés d’au moins 55 ans et en ce qu’elle ne s’applique qu’à la population active, c’est-à-dire aux travailleurs qui sont normalement en âge de travailler et qui, dès lors qu’ils n’ont pas atteint l’âge légal de la pension, ne peuvent pas encore prétendre à une pension.
Pour le reste, la disposition en cause ne met nullement en cause le droit pour le travailleur de gagner sa vie par un travail librement entrepris, garanti par l’article 1er de la Charte sociale européenne révisée, ni le droit à la protection sociale des travailleurs ayant atteint l’âge légal de la pension, qui peuvent continuer à travailler et dont le droit à la pension n’est pas atteint.
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B.8. La disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 1er et 23 de la Charte sociale européenne révisée.
Quant à la première question préjudicielle
B.9. La juridiction a quo demande à la Cour si la disposition en cause est compatible avec l’article 23 de la Constitution, lu à la lumière de l’article 12, point 1, de la Charte sociale européenne révisée, en ce qu’elle prévoit que la réduction de cotisations sociales patronales bénéficiant aux travailleurs âgés de plus de 55 ans n’est plus octroyée à partir du premier jour du trimestre qui suit celui au cours duquel les travailleurs ont atteint l’âge légal de la pension, alors qu’avant sa modification par l’article 15 du décret du 2 février 2017, aucune limite d’âge n’était prévue pour l’octroi de cette réduction et ce, « que le travailleur ait déjà été engagé au moment de l’entrée en vigueur de cette disposition ou non ». La juridiction a quo demande si cette mesure viole l’obligation de standstill contenue dans l’article 23 de la Constitution.
B.10.1. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment le droit au travail et le droit à la sécurité sociale (article 23, alinéa 3, 1° et 2°).
L’article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu’impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l’alinéa 2
de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
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B.10.2. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés. La Cour tient en outre compte, dans son examen, de ce que le décret du 2 février 2017 est le résultat d’un « profond chantier de réflexion » ayant impliqué « l’intervention de multiples acteurs » et d’une « longue concertation avec les partenaires sociaux » sur la réorganisation des aides à l’emploi en Région wallonne (Doc. parl., Parlement wallon, 2016-
2017, n° 698/1, p. 3).
B.10.3. L’article 12, point 1, de la Charte sociale européenne révisée dispose :
« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit à la sécurité sociale, les Parties s’engagent :
[…] à établir ou à maintenir un régime de sécurité sociale ».
B.11.1. La disposition en cause peut représenter un recul dans la protection du droit au travail pour les travailleurs qui entrent en ligne de compte pour la réduction des cotisations sociales et qui cherchent à être engagés ou souhaitent continuer à travailler après avoir atteint l’âge légal de la pension. La disparition de l’incitant à l’engagement et au maintien à l’emploi des travailleurs âgés pourrait pousser les employeurs à privilégier l’engagement de personnes faisant partie d’un groupe-cible bénéficiant d’un tel incitant.
B.11.2. Comme il est dit en B.1.3, la mesure en cause procède de la nécessité de maintenir la réforme des aides à l’emploi dans un périmètre budgétaire constant. Compte tenu de ce choix politique, le législateur a pu estimer devoir privilégier l’aide à l’emploi des travailleurs fragilisés appartenant à ce que l’on appelle usuellement la population active. À supposer même que la mesure soit susceptible d’entraîner un recul significatif du niveau de protection de la catégorie de personnes visée en B.11.1, elle n’en est pas moins raisonnablement justifiée.
B.12. L’examen de la disposition en cause au regard de l’article 12, point 1, de la Charte sociale européenne révisée ne conduit pas à un autre résultat, dès lors que la disposition en
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cause n’a pas pour effet de supprimer le régime de sécurité sociale pour les travailleurs concernés.
B.13. La disposition en cause est compatible avec l’article 23 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 12, point 1, de la Charte sociale européenne révisée.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 339, alinéa 3, de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, tel que cet article a été remplacé par l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 février 2017 « relatif aux aides à l’emploi à destination des groupes-cibles » et avant son remplacement par l’article 261
du décret de la Région wallonne du 21 décembre 2022 « contenant le budget général des dépenses de la Région wallonne pour l’année budgétaire 2023 », ne viole pas les articles 10, 11
et 23 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 1er, 12, point 1, et 23 de la Charte sociale européenne révisée.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 mai 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul