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20/06/2024 | BELGIQUE | N°68/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 20 juin 2024, 68/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 68/2024
du 20 juin 2024
Numéro du rôle : 8146
En cause : le recours en annulation de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023
« modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription », introduit par Mark Deweerdt.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, J

oséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuel...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 68/2024
du 20 juin 2024
Numéro du rôle : 8146
En cause : le recours en annulation de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023
« modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription », introduit par Mark Deweerdt.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 16 janvier 2024 et parvenue au greffe le 17 janvier 2024, Mark Deweerdt a introduit un recours en annulation de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (publiée au Moniteur belge du 12 janvier 2024).
Par la même requête, la partie requérante demandait également la suspension de la même disposition légale. Par l’arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024 (ECLI:BE:GHCC:2024:ARR.035), publié au Moniteur belge du 25 mars 2024, la Cour a suspendu cette disposition légale.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nathanaëlle Kiekens, Me Bruno Lombaert, Me Lieselotte Schellekens et Me Devin Kumpen, avocats au barreau de
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Bruxelles, a introduit un mémoire, la partie requérante a introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 24 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état et fixé l’audience au 15 mai 2024.
À l’audience publique du 15 mai 2024 :
- ont comparu :
. Mark Deweerdt, en personne;
. Me Lieselotte Schellekens et Me Devin Kumpen, également loco Me Nathanaëlle Kiekens et Me Bruno Lombaert, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie ont fait rapport;
- les parties précitées ont été entendues;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. La partie requérante demande l’annulation de l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien Code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (ci-
après : la loi du 25 décembre 2023). L’article 2, non attaqué, de cette loi, qui modifie l’article 1er de la loi du 23 mars 1989 « relative à l’élection du Parlement européen » (ci-après : la loi du 23 mars 1989), dispose que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans peuvent également être électeurs pour le Parlement européen. L’article 13, attaqué, de la loi du 25 décembre 2023 remplace l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, qui détermine les personnes pour lesquelles la participation au scrutin est obligatoire. Les électeurs âgés de seize et dix-sept ans, contrairement aux électeurs majeurs, ne sont pas mentionnés dans cette disposition.
La partie requérante expose être un citoyen belge majeur jouissant du droit de vote. Comme la Cour l’a confirmé dans son arrêt n° 116/2023 du 20 juillet 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.116), le droit de vote est un aspect de l’état de droit démocratique qui est à ce point essentiel que sa protection intéresse tous les citoyens (B.2.4). D’après la partie requérante, la disposition attaquée a pour conséquence que seuls certains jeunes âgés de seize et dix-sept ans prendront part au scrutin pour l’élection du Parlement européen, à savoir ceux qui ont un intérêt prononcé pour la politique ou des opinions politiques extrêmes. Cette proportion ne serait pas représentative de l’ensemble du groupe des jeunes âgés de seize et dix-sept ans, et encore moins de l’électorat en général. La disposition attaquée influera donc sur le résultat de l’élection du Parlement européen. Il s’ensuit que la partie
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requérante justifie d’un intérêt à poursuivre l’annulation de cette disposition, ainsi qu’il ressort également de l’arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024 (ECLI:BE:GHCC:2024:ARR.035), par lequel la Cour s’est prononcée sur la demande de suspension dans l’affaire présentement examinée (B.6.5).
A.2. Selon le Conseil des ministres, la partie requérante ne justifie pas de l’intérêt requis, ainsi que le confirme l’arrêt de la Cour n° 76/94 du 18 octobre 1994 (ECLI:BE:GHCC:1994:ARR.76). L’on n’aperçoit pas en quoi l’annulation de la disposition attaquée procurerait un avantage à la partie requérante. Celle-ci ne démontre pas que la disposition attaquée peut avoir une influence réelle sur le poids de son vote. La disposition attaquée ne porte pas atteinte au droit de vote actif ou passif de la partie requérante en tant qu’électeur majeur. Elle ne concerne qu’une modalité du droit de vote, à savoir l’obligation de voter, pour un groupe d’électeurs auquel la partie requérante n’appartient pas. Il ne ressort du reste pas de la requête que la partie requérante viserait à obtenir l’abrogation de l’obligation de voter pour tous les électeurs. L’hypothèse selon laquelle la disposition attaquée donnerait lieu à un résultat électoral non représentatif n’est par ailleurs pas étayée par la partie requérante. Il découle de ce qui précède que le fait de déclarer le recours recevable reviendrait à admettre l’action populaire, ce que le Constituant n’a pas voulu. Selon le Conseil des ministres, le recours en annulation est dès lors irrecevable.
Quant au fond
A.3.1. La partie requérante invoque quatre moyens, tous pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.3.2. Par le premier moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Par l’effet de la disposition attaquée, la première catégorie d’électeurs, contrairement à la seconde, n’est pas soumise à l’obligation de participer au scrutin pour l’élection du Parlement européen.
Selon la partie requérante, il relève du pouvoir d’appréciation du législateur de déterminer si les électeurs sont soumis ou non à l’obligation de prendre part au scrutin lors de l’élection du Parlement européen. Dans une démocratie représentative, l’égalité de traitement entre les citoyens en matière de droit de vote sous tous ses aspects est toutefois essentielle, de sorte que le législateur ne peut pas opérer entre les électeurs une distinction fondée sur l’âge. L’objectif, poursuivi par le législateur, de ne pas obliger les personnes mineures à s’engager politiquement et d’aménager une phase transitoire stimulante de vote facultatif ne saurait justifier la différence de traitement critiquée, ainsi qu’il ressort également de l’arrêt n° 35/2024 précité. Le législateur considère en effet que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans sont, au même titre que les personnes majeures, capables de se forger une opinion politique et de voter pour le parti qui représente au mieux cette opinion. La différence de traitement critiquée révèle des approches contradictoires du droit de vote, lequel est considéré tantôt comme un devoir du citoyen, tantôt comme un droit dont l’électeur peut faire usage dans son propre intérêt. La partie requérante soutient que la Cour, dans son arrêt n° 116/2023, précité, confirme que les électeurs mineurs et les électeurs majeurs doivent faire l’objet d’une stricte égalité de traitement en ce qui concerne le caractère obligatoire ou facultatif de la participation au scrutin. En conséquence de cet arrêt, si le législateur n’était pas intervenu en adoptant la loi du 25 décembre 2023, la participation au vote aurait été obligatoire pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans inscrits au registre de la population de leur commune, ainsi que l’a confirmé la Cour par son arrêt n° 35/2024 (B.5). La disposition attaquée a une nouvelle fois annihilé l’égalité entre les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et les électeurs majeurs telle qu’elle avait été rétablie par l’arrêt de la Cour n° 116/2023, précité.
En ce qui concerne l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la partie requérante fait valoir que le caractère obligatoire ou facultatif de la participation au scrutin n’est pas une simple modalité du système électoral, mais une caractéristique essentielle du droit de vote, ainsi que l’a jugé la Cour par son arrêt n° 35/2024 (B.12.2). De ce fait, l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, en vertu duquel le droit de vote doit être « égal », trouve à s’appliquer.
A.3.3. Par le deuxième moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs qui, le 9 juin 2024, auront pour la première fois l’âge requis pour voter lors de l’élection du Parlement européen, selon qu’ils sont mineurs ou majeurs. Par la disposition attaquée, le législateur entendait mettre en place, pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans, une phase transitoire de vote facultatif au cours de laquelle ils pourraient
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décider eux-mêmes s’ils souhaitent participer au scrutin, sans s’exposer à des sanctions pénales. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que le législateur n’ait pas prévu une telle phase transitoire à l’égard des électeurs majeurs qui, le 9 juin 2024, pourront participer au scrutin pour la première fois, à savoir les électeurs âgés de 18 à 22 ans. L’on peut par ailleurs admettre que certains électeurs plus âgés, qui ont déjà, par le passé, participé au scrutin en vue de l’élection du Parlement européen, veuillent eux aussi avoir la possibilité de choisir de participer au scrutin le 9 juin 2024. La différence de traitement entre ces électeurs et les électeurs âgés de seize et dix-sept ans n’est pas raisonnablement justifiée non plus.
A.3.4. Par le troisième moyen, la partie requérante critique une nouvelle fois la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Selon la partie requérante, cette différence de traitement n’est pas justifiée non plus par la circonstance, évoquée à l’occasion des travaux préparatoires de la loi du 25 décembre 2023, que les mineurs doivent en principe comparaître devant le juge de la jeunesse, lequel peut uniquement prendre des mesures conservatoires. En matière de droit de vote, l’application aux personnes mineures d’un régime pénal différent de celui qui est appliqué aux personnes majeures est dénuée de pertinence. Il convient de distinguer l’obligation de se rendre aux urnes et les sanctions relatives au non-respect de cette obligation. Partant, le statut juridique particulier des mineurs ne saurait justifier la différence de traitement critiquée, ainsi que l’a confirmé la Cour par son arrêt n° 35/2024, précité (B.14).
A.3.5. Par le quatrième moyen, la partie requérante critique aussi la différence de traitement entre, d’une part, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et, d’autre part, les électeurs majeurs. Les articles 207 à 210 du Code électoral fixent les sanctions pénales relatives à l’obligation de voter lors des élections fédérales. En vertu de l’article 39, alinéa 2, de la loi du 23 mars 1989, ces dispositions sont applicables aux électeurs visés à l’article 39, alinéa 1er, de la loi précitée, tel qu’il a été modifié par la disposition attaquée. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que, par l’effet de cette modification, des poursuites pénales ne puissent pas être engagées contre des électeurs âgés de seize et dix-sept ans, mais bien contre des électeurs majeurs, dans le cadre de l’élection du Parlement européen.
A.4.1. Le Conseil des ministres estime que les quatre moyens sont liés sur le fond, de sorte qu’ils doivent être examinés conjointement. En substance, les griefs de la partie requérante portent en effet tous sur la même différence de traitement, à savoir entre, d’une part, les Belges majeurs qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge et, d’autre part, les Belges âgés de seize et dix-sept ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge. Par l’effet de la disposition attaquée, seule la première catégorie d’électeurs est soumise à l’obligation de voter. Selon le Conseil des ministres, les moyens ne sont pas fondés.
A.4.2. En ce qui concerne l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Conseil des ministres expose que cette disposition garantit uniquement le droit de vote en tant que tel, mais qu’elle ne s’applique pas aux modalités du droit de vote, telles que l’obligation de voter. Les États contractants sont libres de déterminer le système électoral et ses modalités, tant que le droit de vote en tant que tel n’est pas soumis à des restrictions déraisonnables. L’imposition ou non d’une obligation de voter ne restreint pas le droit de vote. Étant donné que tant les jeunes âgés de seize et dix-sept ans que les personnes majeures ont le droit de voter pour l’élection du Parlement européen, l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne saurait être violé, selon le Conseil des ministres.
A.4.3. Le Conseil des ministres estime que la disposition attaquée n’est pas non plus contraire au principe d’égalité et de non-discrimination. Par l’arrêt n° 116/2023 précité, auquel le législateur a voulu donner exécution par la loi du 25 décembre 2023, la Cour a jugé qu’il appartient au législateur de déterminer si et à quelles conditions le droit de vote est exercé. Plus précisément, la Cour a conclu que le choix d’offrir aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté de voter lors de l’élection européenne relève du pouvoir d’appréciation du législateur et que rien n’indique qu’un tel choix serait manifestement déraisonnable (B.4.5). Il relève a fortiori du pouvoir d’appréciation du législateur de déterminer si et dans quelle mesure les électeurs sont soumis à une obligation de voter. En prévoyant une inscription automatique des jeunes âgés de seize et dix-sept ans sur les listes des électeurs, le législateur a, selon le Conseil des ministres, répondu aux objections exprimées par la Cour dans son arrêt n° 116/2023, précité. La loi du 25 décembre 2023 n’entrave en effet en rien le droit de vote pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans. Contrairement à ce que fait valoir la partie requérante, la Cour, par l’arrêt précité, ne s’est pas prononcée sur une éventuelle obligation de voter. Le Conseil des ministres souligne que le législateur a expressément choisi de ne pas étendre l’obligation de voter aux électeurs mineurs.
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Le Conseil des ministres estime que les catégories d’électeurs précitées ne sont pas comparables, étant donné que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans doivent en principe comparaître devant le juge de la jeunesse et que le régime de sanction contenu dans les articles 207 à 210 du Code électoral ne peut pas leur être appliqué tel quel.
Dans la mesure où il serait tout de même question de catégories de personnes comparables, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement critiquée repose sur un critère de distinction objectif, à savoir l’âge des électeurs. Cette différence de traitement est raisonnablement justifiée. Le législateur a voulu offrir aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté de s’engager politiquement, sans que cet engagement s’accompagne d’une obligation de voter ou d’un risque de sanctions pénales. Cette phase transitoire de vote facultatif permet de stimuler l’intérêt et l’implication politiques des jeunes. Par ailleurs, le Conseil des ministres souligne que le statut des personnes mineures en droit pénal s’oppose à une obligation de voter, dont le non-respect est, par définition, sanctionné pénalement. Enfin, la disposition attaquée ne produit pas des effets disproportionnés. Le fait que, comme le fait valoir la partie requérante, les électeurs majeurs n’ont jamais bénéficié d’une phase transitoire analogue de vote facultatif ne conduit pas à une autre conclusion. C’est le propre d’une nouvelle réglementation qu’une distinction soit faite entre les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relevaient du champ d’application de la règle antérieure et les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relèvent du champ d’application de la réglementation nouvelle.
Quant au maintien des effets
A.5. Dans son mémoire, le Conseil des ministres demande qu’en cas d’annulation, les effets de la disposition attaquée soient maintenus, conformément à l’article 8, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, au cours de la prochaine législature du Parlement européen. Le Conseil des ministres estime que la rétroactivité de l’annulation aurait des conséquences disproportionnées, et plus précisément qu’elle porterait atteinte à la stabilité politique, à la continuité démocratique et à la sécurité juridique ainsi qu’au droit de vote des jeunes âgés de seize et dix-sept ans. Si la Cour ne prononce l’annulation de la disposition attaquée qu’après le 9 juin 2024, la rétroactivité de l’annulation aura en particulier pour conséquence que les membres belges du Parlement européen auront été élus sur la base d’une législation inconstitutionnelle, ce à quoi le législateur ne pourrait plus remédier. Dans son mémoire en réplique, le Conseil des ministres renonce à sa demande de maintien des effets, se référant aux considérants B.19.2 à B.19.4 de l’arrêt n° 35/2024 précité, par lequel la Cour a suspendu la disposition attaquée.
A.6. Selon la partie requérante, aucun motif ne justifie le maintien de la disposition attaquée. Ainsi que l’a jugé la Cour par son arrêt n° 35/2024, précité, par lequel la disposition attaquée a été suspendue, l’arrêt relatif au recours en annulation n’affectera en rien la régularité de l’élection, le 9 juin 2024, des membres belges du Parlement européen.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Le recours en annulation porte sur l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023
« modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien code civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription » (ci-après : la loi du 25 décembre 2023).
B.2. Les articles 2 et 3 (non attaqués) de la loi du 25 décembre 2023 disposent :
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« Art. 2. Dans l’article 1er de la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen, modifié en dernier lieu par la loi du 28 mars 2023 et annulé en partie par l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle, les modifications suivantes sont apportées :
a) les paragraphes 1er et 2 sont remplacés par ce qui suit :
‘ § 1er. Pour être électeur pour le Parlement européen, il faut :
1° être Belge;
2° être âgé de seize ans accomplis;
3° être inscrit aux registres de population d’une commune belge ou être inscrit aux registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière situés dans un Etat non membre de l’Union européenne, ou être inscrit aux registres de la population tenus dans un des postes consulaires de carrière situés dans un Etat membre de l’Union européenne au sein duquel ils ne peuvent pas voter pour le Parlement européen;
4° ne pas se trouver dans un cas d’exclusion ou de suspension prévus par les articles 6 à 8
du Code électoral.
Les conditions de l’électorat, visées dans le présent paragraphe, doivent être réunies le jour de l’établissement de la liste des électeurs, à l’exception de celles qui sont visées à l’alinéa 1er, 2° et 4°, qui doivent être remplies au jour de l’élection.
§ 2. Peuvent acquérir la qualité d’électeur pour le Parlement européen et être admis à exercer leur droit de vote en faveur de candidats figurant sur des listes belges :
1° les Belges qui sont inscrits aux registres de la population tenus dans un des postes consulaires de carrière situés dans un Etat membre de l’Union européenne au sein duquel ils peuvent voter pour le Parlement européen, qui réunissent les conditions d’électorat visées au § 1er, alinéa 1er, 2° et 4°, qui en font la demande conformément au chapitre II, section II, du présent titre, auprès du poste consulaire belge dont ils relèvent et qui n’ont pas manifesté leur volonté d’exercer leur droit de vote dans l’Etat membre dans lequel ils résident;
2° les ressortissants des autres Etats membres de l’Union européenne qui, hormis la nationalité, réunissent les autres conditions visées au paragraphe 1er, et qui ont manifesté, conformément au paragraphe 3, leur volonté d’exercer leur droit de vote en Belgique.
[...]
Les mineurs ne peuvent introduire une demande visée à l’alinéa 1er, 1° et 2°, qu’à partir de l’âge de quatorze ans accomplis. ’;
b) le paragraphe 3/1 est abrogé.
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Art. 3. Dans l’article 3 de la même loi, modifié en dernier lieu par la loi du 28 mars 2023
et annulé en partie par l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle, l’alinéa 1er est remplacé par ce qui suit :
‘ Le premier jour du deuxième mois qui précède celui au cours duquel l’élection du Parlement européen a lieu, le collège des bourgmestre et échevins de chaque commune dresse la liste rassemblant les électeurs belges visés à l’article 1er, § 1er, inscrits dans les registres de la population de cette commune, ainsi que les électeurs visés à l’article 1er, § 2, alinéa 1er, 2°.
Pour cette opération, le collège des bourgmestre et échevins charge le Service public fédéral Intérieur de lui fournir gratuitement et de manière digitale les données visées à l’alinéa 2, première phrase, de chaque personne satisfaisant aux conditions de l’électorat et inscrite aux registres de la population. Ces données sont détruites le lendemain du jour de la validation des élections. ’ ».
Il découle de ces dispositions que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans sont inscrits d’office sur la liste rassemblant les électeurs de leur commune et qu’ils sont ainsi intégrés au corps électoral pour l’élection des membres du Parlement européen, pour la Belgique.
B.3.1. L’article 13, attaqué, de la loi du 25 décembre 2023 a remplacé l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989 « relative à l’élection du Parlement européen » (ci-après :
la loi du 23 mars 1989) comme suit :
« La participation au scrutin est obligatoire :
1° pour les Belges majeurs inscrits au registre de population d’une commune belge;
2° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits dans les registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
3° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un autre Etat membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs visés à l’article 7;
4° pour les ressortissants majeurs des autres Etats membres de l’Union européenne inscrits sur la liste des électeurs de la commune de leur résidence, en exécution de l’article 3 ».
B.3.2. En vertu de l’article 39, alinéa 2, de la loi du 23 mars 1989, les articles 207 à 210
du Code électoral sont applicables à ces électeurs. Ces dispositions contiennent le régime de sanction applicable aux électeurs qui ne participent pas au scrutin en vue de l’élection législative fédérale.
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B.3.3. Avant son remplacement par l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023, l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il avait été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022 « modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen en vue d’offrir aux citoyens la faculté de voter dès l’âge de 16 ans » (ci-après : la loi du 1er juin 2022), disposait :
« La participation au scrutin est obligatoire :
1° pour les Belges majeurs inscrits au registre de la population d’une commune belge;
2° pour les Belges mineurs de plus de seize ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge et qui sont inscrits sur la liste des électeurs de la commune de leur résidence, en exécution de l’article 3;
3° pour les Belges majeurs qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits dans les registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
4° pour les Belges mineurs de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un Etat non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire belge de carrière dont ils relèvent, en exécution des articles 5 à 7;
5° pour les Belges de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un autre Etat membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire belge de carrière dont ils relèvent, en exécution des articles 5 à 7;
6° pour les ressortissants des autres Etats membres de l’Union européenne de plus de seize ans inscrits sur la liste des électeurs de la commune belge de leur résidence, en exécution de l’article 3 ».
Par son arrêt n° 116/2023 du 20 juillet 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.116), la Cour a annulé la loi du 1er juin 2022, « en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs ».
B.3.4. Il découle de la disposition attaquée que la participation au scrutin en vue de l’élection européenne n’est pas obligatoire pour les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et que le régime de sanction fixé aux articles 207 à 210 du Code électoral ne leur est pas
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applicable. Les électeurs âgés de seize et dix-sept ans ne sont en effet plus repris dans l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été remplacé par la disposition attaquée.
B.4.1. L’exposé général relatif à la proposition de loi ayant conduit à la loi du 25 décembre 2023 mentionne :
« La présente proposition de loi fait suite à l’arrêt n° 116/2023 de la Cour constitutionnelle du 20 juillet 2023. Par cet arrêt, la Cour constitutionnelle a annulé la loi du 1er juin 2022
modifiant la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen en vue d’offrir aux citoyens la faculté de voter dès l’âge de seize ans, en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes Belges de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs.
Dans son arrêt n° 116/2023, la Cour constitutionnelle a jugé que le choix de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève de la compétence du législateur et que rien ne révèle que ce choix serait manifestement déraisonnable.
Cette volonté du législateur s’inscrit pleinement dans la résolution du Parlement européen du 11 novembre 2015 sur la réforme de la loi électorale de l’Union européenne (2015/2035(INL)), qui recommande aux États membres, pour l’avenir, d’envisager d’harmoniser l’âge minimal des électeurs à seize ans afin de garantir une plus grande égalité aux citoyens de l’Union lors des élections.
[...]
La Cour constitutionnelle a donc clairement confirmé la possibilité d’élargissement du droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans mais a annulé l’obligation préalable d’inscription. La présente proposition de loi vise donc à modifier la loi du 23 mars 1989 relative à l’élection du Parlement européen, afin de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans toutefois leur imposer de formalité préalable d’inscription (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3700/001, pp. 3-4) ».
B.4.2. Le commentaire des articles mentionne :
« La Cour constitutionnelle a expressément reconnu dans l’arrêt n° 116/2023 que le législateur peut raisonnablement choisir d’étendre ce droit de vote aux jeunes de seize et dix-
sept ans et que cela constitue un pouvoir discrétionnaire de ce dernier. Toutefois, la Cour ne mentionne aucune obligation de se rendre aux urnes pour ce groupe de jeunes de seize et dix-sept ans.
Actuellement, pour l’élection du Parlement européen, entre autres, les Belges majeurs sont soumis à une obligation de vote, et cette obligation de vote est assortie de la possibilité de sanctions pénales. Les mineurs de seize et dix-sept ans constituent toutefois une catégorie de personnes différente de celle des majeurs, puisque dans le cadre du droit pénal, ils doivent en
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principe comparaître devant un tribunal de la jeunesse qui ne peut prendre que des mesures conservatoires, sauf si le juge de la jeunesse estime que ces mineurs doivent faire l’objet d’un dessaisissement et donc comparaître devant le juge pénal (à l’exception des infractions de roulage, pour lesquelles il est de règle que les mineurs de seize et dix-sept ans comparaissent devant le tribunal de police). Par conséquent, cette obligation de vote n’est pas rendue applicable aux mineurs.
L’accord de gouvernement de 2020 précise également clairement qu’il s’agit de ‘ jeunes qui veulent voter ’. La volonté du législateur est d’étendre le droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans, dans le cadre d’une évolution sociale plus large où ils sont considérés comme capables de voter et où le législateur veut leur donner la possibilité de s’engager politiquement.
Cette évolution est d’ailleurs conforme à la volonté de l’Union européenne d’harmoniser l’âge du droit de vote et aux initiatives législatives récentes visant à accorder plus de droits aux jeunes de seize ans, par exemple la loi du 21 mars 2022 modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel. Toutefois, le législateur ne souhaite pas que cette extension aille jusqu’à soumettre cette catégorie de personnes au vote obligatoire.
Lors de son introduction (certes, au niveau fédéral), le vote obligatoire a été conçu comme un devoir du citoyen, dans l’intérêt de la société, pour participer à l’exercice de la souveraineté ou encore comme un ‘ mandat ’. Toutefois, ce mandat n’a pas vocation à être imposé aux mineurs. Bien qu’il y ait une volonté de donner aux jeunes de seize et dix-sept ans la possibilité de s’engager politiquement, le législateur ne veut pas les obliger à le faire.
Par conséquent, il semble objectif et raisonnable de ne pas soumettre les jeunes de seize et dix-sept ans au vote obligatoire, mais d’introduire une phase transitoire de vote non obligatoire pour les jeunes de seize et dix-sept ans, permettant ainsi aux mineurs de décider en toute autonomie s’ils souhaitent ou non participer à l’élection du Parlement européen, sans craindre les sanctions liées au vote obligatoire. Une fois majeurs, les jeunes citoyens à partir de dix-huit ans sont à juste titre soumis à l’obligation de vote.
Inscription automatique
Cette loi prévoit donc l’inscription automatique sur les listes électorales et le vote non obligatoire pour les groupes de Belges de seize et dix-sept ans, qui ne peuvent exercer leur droit de vote que par rapport aux listes belges. Ces mesures concernent d’abord les Belges résidant en Belgique. Elles concernent par ailleurs également les Belges âgés de seize et dix-sept ans qui vivent à l’étranger, en particulier dans les États non membres de l’Union européenne, ainsi que dans les États membres de l’Union européenne où les jeunes ne peuvent voter pour le Parlement européen qu’à partir de l’âge de dix-huit ans. Ces groupes de Belges résidant à l’étranger devront, comme les majeurs et comme pour l’élection de la Chambre, remplir un formulaire d’enregistrement en tant qu’électeur, sur lequel ils doivent indiquer leur commune de rattachement et la manière dont ils souhaitent voter (voir plus loin les art. 5 et 6). Le fait de remplir ce formulaire n’a pas d’incidence sur l’inscription automatique » (ibid., pp. 4-5).
B.5. Aux termes de ces travaux préparatoires, la loi du 25 décembre 2023 vise à donner exécution à l’arrêt de la Cour n° 116/2023, précité. Comme il est dit en B.3.3, la Cour, par cet
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arrêt, a annulé la loi du 1er juin 2022, « en ce qu’elle subordonne le droit de vote pour les jeunes de seize et dix-sept ans à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs ».
La loi du 1er juin 2022 offrait aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans la faculté d’obtenir la qualité d’électeur pour le Parlement européen en introduisant auprès de la commune une demande écrite d’inscription sur la liste des électeurs, conformément à un modèle établi par le ministre de l’Intérieur (article 1er, §§ 2 et 3/1, de la loi du 23 mars 1989, tels que ces paragraphes ont été modifiés et insérés par l’article 2 de la loi du 1er juin 2022).
Par l’effet de l’annulation par l’arrêt n° 116/2023 précité, la participation au scrutin aurait été obligatoire pour les jeunes âgés de seize et dix-sept ans inscrits au registre de la population de leur commune (article 39, alinéa 1er, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été remplacé par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022), si le législateur n’était pas intervenu en adoptant la loi du 25 décembre 2023.
Par son arrêt n° 116/2023 précité, la Cour a notamment jugé :
« B.4.5. Le choix de permettre aux jeunes de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève du pouvoir d’appréciation du législateur.
Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur alors que rien ne révèle qu’elle serait manifestement déraisonnable.
B.4.6. À la lumière des objectifs poursuivis consistant à contribuer à une harmonisation progressive des conditions de participation aux élections européennes et à éveiller l’intérêt pour ces élections, chez les jeunes aussi, le législateur a pu raisonnablement, sans violer le principe d’égalité et de non-discrimination, étendre aux jeunes de seize et dix-sept ans le droit de vote à ces élections ».
Et, plus loin :
« B.7.1. En ce que l’élargissement du droit de vote pour ces élections aux jeunes de seize et dix-sept ans repose sur le constat que les jeunes, tout comme les adultes, sont en mesure de se faire une opinion politique et de voter pour le parti ou le candidat qui représente le mieux leur opinion (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2373/004, pp. 27 et 50), il n’est pas raisonnablement justifié de subordonner l’exercice de ce droit de vote, pour les Belges de seize et dix-sept ans, à la condition qu’ils demandent à être inscrits sur la liste des électeurs. Comme
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il est dit en B.2.4, le droit de vote constitue un droit politique fondamental dans une démocratie représentative ».
B.6. Par son arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024 (ECLI:BE:GHCC:2024:ARR.035), la Cour a suspendu la disposition présentement attaquée.
Quant à la recevabilité
B.7.1. Le Conseil des ministres fait valoir que la partie requérante ne justifie pas de l’intérêt requis et que le recours est dès lors irrecevable.
B.7.2. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.7.3. La partie requérante, qui se prévaut de sa qualité d’électeur, estime que la disposition attaquée est de nature à porter atteinte à son droit de vote. Le fait que, en l’absence d’une obligation de vote, seuls quelques jeunes de seize et dix-sept ans aillent voter aurait une incidence sur le résultat de l’élection du Parlement européen et sur le poids du vote exprimé par la partie requérante.
B.7.4. La disposition attaquée concerne le droit de vote. Le droit de vote est un aspect de l’état de droit démocratique qui est à ce point essentiel que sa protection intéresse tous les citoyens.
B.7.5. Le recours en annulation est recevable.
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Quant au fond
B.8. La partie requérante invoque quatre moyens, tous pris de la violation des articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25, point b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Dans les premier, troisième et quatrième moyens, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et les électeurs majeurs. Par l’effet de la disposition attaquée, les électeurs âgés de seize et dix-sept ans, contrairement aux électeurs majeurs, ne sont pas obligés de participer au scrutin pour l’élection du Parlement européen.
Selon la partie requérante, il est essentiel dans une démocratie représentative que les citoyens soient traités de la même manière en ce qui concerne le droit électoral dans tous ses aspects et le législateur ne peut établir entre les électeurs aucune distinction fondée sur l’âge, ce que confirme, selon elle, l’arrêt n° 116/2023 précité. L’objectif, poursuivi par le législateur, de ne pas obliger les personnes mineures à s’engager politiquement ne saurait justifier la différence de traitement critiquée (premier moyen). Selon la partie requérante, cette différence de traitement n’est pas justifiée non plus par le fait que les personnes mineures doivent en principe, ainsi qu’il est mentionné dans les travaux préparatoires de la loi du 25 décembre 2023, comparaître devant le juge de la jeunesse (troisième moyen). Il ne serait pas raisonnablement justifié non plus que les articles 207 à 210 du Code électoral ne soient pas applicables aux électeurs âgés de seize et dix-sept ans dans le cadre des élections européennes, si bien que des poursuites pénales ne pourraient être engagées que contre les électeurs majeurs (quatrième moyen).
Dans le deuxième moyen, la partie requérante critique la différence de traitement entre les électeurs qui, le 9 juin 2024, auront pour la première fois l’âge requis pour voter lors de l’élection du Parlement européen, selon qu’ils seront, à cette date, mineurs ou majeurs. Selon la partie requérante, il n’est pas raisonnablement justifié que le législateur n’ait prévu une phase transitoire de vote facultatif que pour les électeurs âgés de seize et dix-sept ans.
Compte tenu de leur connexité, la Cour examine les premier, troisième et quatrième moyens conjointement.
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B.9.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.9.2. L’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose :
« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l’article 2
et sans restrictions déraisonnables :
a) de prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis;
b) de voter et d’être élu, au cours d’élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l’expression libre de la volonté des électeurs;
c) d’accéder, dans des conditions générales d’égalité, aux fonctions publiques de son pays ».
B.9.3. En vertu de l’article 8, alinéas 2 à 4, de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer les conditions d’exercice du droit de vote pour l’élection du Parlement européen.
Toute différence de traitement entre les membres du corps électoral doit toutefois être compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
B.10.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les électeurs âgés de seize et dix-sept ans et les électeurs majeurs ne se trouvent pas dans des situations comparables, parce que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans doivent en principe comparaître devant le tribunal de la jeunesse
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et que le régime de sanction contenu dans les articles 207 à 210 du Code électoral ne pourrait leur être appliqué que si le tribunal de la jeunesse décidait de se dessaisir à leur égard.
B.10.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. La circonstance que, lorsqu’une personne mineure commet un fait qualifié infraction, c’est en principe le droit en matière de délinquance juvénile qui est applicable, et non le droit pénal commun et le droit commun de la procédure pénale, peut certes constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, mais elle ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité.
Sinon, le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination serait vidé de toute substance.
B.10.3. Comme la Cour l’a jugé par l’arrêt n° 116/2023, précité (B.4.5), le choix de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de voter aux élections européennes relève du pouvoir d’appréciation du législateur. Il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle du législateur, alors que rien n’indique que celle-ci serait manifestement déraisonnable.
B.11.1. Les jeunes âgés de seize et dix-sept ans font partie du corps électoral pour l’élection du Parlement européen, au même titre que les autres électeurs.
B.11.2. La disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre deux catégories d’électeurs, en ce qu’elle octroie aux électeurs âgés de seize et dix-sept ans un simple droit de vote sans obligation de vote, alors qu’elle soumet les électeurs majeurs à une obligation de vote.
À cet égard, il convient de rappeler que le droit de vote constitue un droit politique fondamental de la démocratie représentative et qu’il est d’une importance cruciale pour l’établissement et le maintien des fondements de la démocratie. Étant donné que le caractère obligatoire ou facultatif de la participation au vote constitue une caractéristique essentielle du droit de vote, une fragmentation du corps électoral sur ce point doit être justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général.
B.12. La loi du 25 décembre 2023 vise à contribuer à une plus grande implication des jeunes dans les élections du Parlement européen et à une harmonisation progressive, au niveau
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européen, de la majorité électorale pour ces élections, conformément à la résolution du Parlement européen du 11 novembre 2015 « sur la réforme de la loi électorale de l’Union européenne (2015/2035(INL)) ». Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.4.2, le souhait du législateur était en particulier « d’étendre le droit de vote aux jeunes de seize et dix-sept ans, dans le cadre d’une évolution sociale plus large où ils sont considérés comme capables de voter et où le législateur veut leur donner la possibilité de s’engager politiquement ». Ces objectifs sont légitimes.
Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a écarté l’obligation de vote pour les jeunes de seize et dix-sept ans, d’une part, en raison de la situation juridique particulière des personnes mineures et, d’autre part, dans un souci de ne pas mettre une pression indésirable sur ces jeunes, en prévoyant une phase transitoire stimulante de vote facultatif.
Les justifications précitées ne constituent toutefois pas un motif impérieux d’intérêt général susceptible de justifier, au regard d’une caractéristique essentielle du droit de vote, la différence de traitement entre les électeurs selon qu’ils sont majeurs ou mineurs. Du reste, le caractère obligatoire du vote ne constitue pas un obstacle à la réalisation des objectifs poursuivis par le législateur.
B.13. En outre, par la loi du 1er juin 2022, le législateur avait prévu que les jeunes âgés de seize et dix-sept ans, après avoir choisi d’appartenir au corps électoral, étaient inscrits sur la liste des électeurs et soumis au vote obligatoire, et que, partant, ils étaient passibles des sanctions pénales visées aux articles 207 à 210 du Code électoral. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.4.1 qu’à l’occasion de la loi du 25 décembre 2023, le législateur est revenu sur son intention initiale, en estimant que la possibilité de sanctions pénales faisait obstacle au caractère obligatoire du vote des jeunes âgés de seize et dix-sept ans, dès lors que ceux-ci doivent en principe comparaître devant le tribunal de la jeunesse, dans l’hypothèse d’un fait qualifié infraction.
L’existence de modalités spécifiques sur le plan de la procédure pénale au profit des personnes mineures, qui demeurent applicables en toute hypothèse, n’est toutefois pas de nature à justifier que seuls les électeurs âgés de dix-huit ans ou plus sont susceptibles de faire l’objet
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de poursuites répressives en cas de non-exercice du droit de vote. À cet égard, il convient de noter que le régime particulier prévu pour les personnes mineures sur le plan de la procédure pénale n’a en principe pas d’incidence sur le caractère infractionnel du comportement réprimé.
B.14. Les premier, troisième et quatrième moyens sont fondés.
B.15. Dès lors qu’il ne saurait donner lieu à une annulation plus étendue, le deuxième moyen ne doit pas être examiné.
Quant au maintien des effets
B.16.1. Dans son mémoire, le Conseil des ministres demande qu’en cas d’annulation, les effets de la disposition attaquée soient maintenus, conformément à l’article 8, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, au cours de la prochaine législature du Parlement européen. Le Conseil des ministres soutient en substance que la rétroactivité de l’annulation aura pour conséquence que les membres belges du Parlement européen auront été élus sur la base d’une législation inconstitutionnelle. Dans son mémoire en réplique, le Conseil des ministres renonce à sa demande de maintien des effets, se référant aux considérants B.19.2 à B.19.4 de l’arrêt n° 35/2024 du 21 mars 2024, précité, par lequel la Cour a suspendu la disposition attaquée.
B.16.2. L’article 8, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 dispose :
« Si la Cour l’estime nécessaire, elle indique, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions annulées qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu’elle détermine ».
B.16.3. En ce qui concerne les effets de la suspension de la disposition attaquée, la Cour, par son arrêt n° 35/2024, précité, a jugé ce qui suit :
« B.19.3. Les effets d’une suspension étant, pour la durée de celle-ci, les mêmes que ceux d’une annulation, il s’ensuit que l’article 39, alinéa 1er, précité, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022, telle qu’elle a été annulée par l’arrêt n° 116/2023 précité, s’applique à l’élection du Parlement européen du 9 juin 2024, de
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sorte que la participation au scrutin est obligatoire pour les personnes mineures âgées de plus de seize ans visées par cette disposition, à savoir :
- les Belges âgés de plus de seize ans qui sont inscrits au registre de la population d’une commune belge;
- les Belges âgés de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un État non membre de l’Union européenne et qui sont inscrits aux registres de la population tenus dans les postes consulaires de carrière;
- les Belges âgés de plus de seize ans qui résident sur le territoire d’un autre État membre de l’Union européenne et qui sont inscrits sur la liste des électeurs du poste consulaire de carrière belge dont ils relèvent;
- les ressortissants des autres États membres de l’Union européenne âgés de plus de seize ans inscrits sur la liste des électeurs de la commune belge de leur résidence.
B.19.4. Dans cette optique, il convient d’observer que l’arrêt qui sera rendu au stade de l’examen du recours en annulation dans la présente affaire, quelle que soit sa portée, n’aura pas la moindre conséquence sur la régularité de l’élection du 9 juin 2024 précitée, dès lors que celle-
ci se déroulera valablement sur la base de l’article 39, alinéa 1er, précité, de la loi du 23 mars 1989, tel qu’il a été modifié par l’article 15 de la loi du 1er juin 2022, telle qu’elle a été annulée par l’arrêt n° 116/2023, et ce, par l’effet même du présent arrêt de suspension ».
Il s’ensuit que la rétroactivité de l’annulation de la disposition attaquée ne compromet pas la régularité de l’élection, le 9 juin 2024, des membres du Parlement européen, élus en Belgique. Partant, il n’y a pas lieu de maintenir les effets de cette disposition.
B.16.4. Au surplus, il appartient au législateur de déterminer comment, pour les futures élections du Parlement européen, il convient de remédier à l’inconstitutionnalité constatée.
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Par ces motifs,
la Cour
annule l’article 13 de la loi du 25 décembre 2023 « modifiant la loi du 23 mars 1989
relative à l’élection du Parlement européen et modifiant l’ancien [C]ode civil, afin de permettre aux jeunes âgés de seize et dix-sept ans de prendre part à cette élection sans formalité préalable d’inscription ».
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 20 juin 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 68/2024
Date de la décision : 20/06/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-06-20;68.2024 ?

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