Cour constitutionnelle
Arrêt n° 70/2024
du 27 juin 2024
Numéro du rôle : 8011
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 577-3, alinéa 1er, de l’ancien Code civil (tel qu’il était d’application avant le 1er janvier 2019), lu en combinaison avec l’article 179
de la loi du 18 juin 2018 « portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges », posée par le Juge de paix du premier canton d’Eupen - Saint-Vith.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 24 mai 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 9 juin 2023, le Juge de paix du premier canton d’Eupen-Saint Vith a posé la question préjudicielle suivante :
« Est-ce que l’article 577-3, alinéa 1, dernière phrase de l’ancien Code civil, tel que applicable avant le 01 janvier 2019 en relation avec la disposition transitoire de l’article 179 de la loi du 18 juin 2018 viole-t-il les articles 10, 11 et 16 de la Constitution lus en combinaison, ou non avec l’article 1er du 1er protocole additionnelle de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que les copropriétaires soumis au régime dérogatoire de copropriété forcée constitué avant le 01 janvier 2019 ne peuvent plus jamais basculer vers le régime de droit commun de la copropriété forcée prévu par les articles 577-3 et suivant de l’ancien Code civil et 3.84 et suivants du Code civil, sans que cette décision soit prise à l’unanimité des copropriétaires, alors que dans le cadre d’un régime dérogatoire de copropriété forcée constitué après le 01 janvier 2019, il suffit qu’un des copropriétaires ne soit plus désaccord [lire :
d’accord] pour pouvoir passer au régime légal de la copropriété forcée ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- Monique Kirsch, assistée et représentée par Me Sophie Boufflette, avocate au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Sébastien Depré, Me Evrard de Lophem et Me Megi Bakiasi, avocats au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 24 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Kattrin Jadin et Danny Pieters, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par un acte notarié du 14 juin 2007, un immeuble à appartements est placé en régime de copropriété forcée générale régie par l’article 577-2 de l’ancien Code civil. Cet acte prévoit une dérogation aux règles propres à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis qui sont prévues aux articles 577-3 et suivants de l’ancien Code civil. En janvier 2022, deux nouveaux copropriétaires convoquent une assemblée générale, afin, notamment, de désigner un syndic. Se référant essentiellement à l’acte du 14 juin 2007 qui a institué un régime dérogatoire de copropriété forcée, la troisième copropriétaire conteste la tenue de cette assemblée générale. Cette dernière a tout de même lieu le 7 février 2022. Contestant la validité de cette assemblée générale et des décisions qui y ont été prises, la troisième copropriétaire saisit la juridiction a quo. Elle demande à la juridiction a quo, entre autres, de dire pour droit que l’immeuble est régi par l’acte du 14 juin 2007 et qu’il n’est soumis ni à l’application des articles 577-3 à 577-14 de l’ancien Code civil, ni à celle des articles 3.84 à 3.100 du Code civil, et que les décisions prises le 7 février 2022 n’ont aucune existence légale.
La juridiction a quo relève tout d’abord qu’en vertu de l’article 37 de la loi du 4 février 2020 « portant le livre 3 ‘ Les biens ’ du Code civil », les articles 3.78 et suivants du Code civil ne sont pas applicables ratione temporis en l’espèce, de sorte que ce sont les articles 577-2 et suivants de l’ancien Code civil qui demeurent applicables. Elle souligne ensuite que l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable lors de l’adoption de l’acte du 14 juin 2007, prévoit que le régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis, prévu aux articles 577-3 et suivants de l’ancien Code civil, ne s’applique pas « si la nature des biens ne le justifie pas et que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation ». La juridiction a quo considère que, tout comme la décision initiale de déroger au régime légal, la décision de revenir au régime légal exige l’unanimité des copropriétaires (sauf lorsque la nature du bien ne justifie plus la dérogation). La juridiction a quo observe ensuite que l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien
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Code civil a été modifié par la loi du 18 juin 2018 « portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges » (ci-après : la loi du 18 juin 2018), modification qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Depuis lors, cette disposition prévoit qu’il peut être dérogé au régime légal « si la nature des parties communes le justifie, aussi longtemps que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation et moyennant un acte de base créant des parties privatives distinctes ». Selon la juridiction a quo, il résulte de cette nouvelle disposition qu’un copropriétaire qui n’est plus d’accord avec le régime dérogatoire peut obtenir le passage au régime légal. Cela étant, la juridiction a quo relève qu’en vertu de la disposition transitoire prévue à l’article 179 de la loi du 18 juin 2018, selon laquelle une dérogation valablement décidée avant le 1er janvier 2019 « n’entre pas dans le champ d’application du nouvel article 577-3, alinéa 1er, dernière phrase », le régime dérogatoire qui a été constitué par l’acte du 14 juin 2007 ne relève pas du champ d’application de la nouvelle disposition. La juridiction a quo se demande s’il n’en résulte pas une discrimination entre les copropriétaires qui sont soumis à un régime dérogatoire ayant été constitué avant le 1er janvier 2019 et les copropriétaires qui sont soumis à un régime dérogatoire ayant été constitué après le 1er janvier 2019. Elle pose dès lors la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo relève que la loi du 30 juin 1994 « modifiant et complétant les dispositions du Code civil relatives à la copropriété », qui a inséré les articles 577-3 et suivants dans l’ancien Code civil, a prévu la possibilité de déroger à ces dispositions à la double condition que la nature du bien indivis permette une telle dérogation et que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation (ancien article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil). Elle fait valoir que, selon cette disposition, l’accord unanime des copropriétaires est requis non seulement pour la décision initiale d’appliquer le régime dérogatoire mais aussi pour la décision de mettre fin au régime dérogatoire et de passer au régime légal. Selon elle, cette exigence d’unanimité est conforme au principe de la convention-loi consacré à l’article 1134 de l’ancien Code civil. Elle ajoute que la modification apportée par la loi du 18 juin 2018 confirme cette lecture : si un copropriétaire avait pu révoquer unilatéralement la décision d’appliquer le régime dérogatoire, il n’aurait pas été nécessaire de modifier l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil.
Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, la disposition transitoire prévue à l’article 179 de la loi du 18 juin 2018 est justifiée par la sécurité juridique et par le principe de la convention-loi. Elle fait valoir que le législateur n’a pas voulu surprendre les copropriétaires qui sont engagés dans un régime dérogatoire ayant été constitué sous l’empire de l’ancien article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil et auquel ils ne peuvent mettre fin que comme ils l’ont constitué, c’est-à-dire à l’unanimité. Elle soutient que le législateur en 2018 a souhaité remédier pour l’avenir à une difficulté mise en évidence par la pratique, sans néanmoins remettre en cause les accords valablement conclus sous l’empire de la législation antérieure. Il s’ensuit, selon elle, que la différence de traitement créée par la modification législative de 2018 entre les copropriétaires qui sont concernés par un régime dérogatoire ayant été constitué avant le 1er janvier 2019 et ceux qui sont concernés par un régime dérogatoire ayant été constitué après le 1er janvier 2019 est raisonnablement justifiée. Elle conclut que l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant le 1er janvier 2019, lu en combinaison avec l’article 179 de la loi du 18 juin 2018, est compatible avec les articles 10, 11 et 16
de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
A.2. Le Conseil des ministres souligne tout d’abord qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’en ce qui concerne le contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, il n’est pas pertinent de comparer des situations régies par des législations successives. Il soutient que les deux situations identifiées par la juridiction a quo concernent une même catégorie de personnes, à savoir les copropriétaires qui ont d’abord opté pour un régime dérogatoire et qui souhaitent ultérieurement passer au régime légal, sous l’empire de deux législations successives
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(à savoir l’article 577-3 de l’ancien Code civil, dans ses versions antérieure et postérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 18 juin 2018). Selon lui, ces deux situations ne sont pas comparables.
Ensuite, le Conseil des ministres fait valoir qu’à supposer que les situations soient comparables, il n’existe pas de différence de traitement entre elles. Il relève que l’article 577-3 de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 18 juin 2018, n’encadre pas la question du passage du régime dérogatoire au régime légal et qu’il fait l’objet d’interprétations divergentes. Il observe ainsi que, si certains juges, dont la juridiction a quo, considèrent que l’unanimité des copropriétaires est requise pour passer du régime dérogatoire au régime légal, d’autres juges estiment qu’il suffit qu’un seul copropriétaire le demande. S’appuyant sur les travaux préparatoires de la loi du 18 juin 2018, le Conseil des ministres souligne que, depuis l’entrée en vigueur de cette loi, un seul copropriétaire peut demander le passage du régime dérogatoire au régime légal, ce qui constitue une simple confirmation d’une position qui était défendue antérieurement. Il rappelle ensuite qu’il convient de privilégier une interprétation conciliante, compatible avec la Constitution. Selon lui, l’article 577-3 de l’ancien Code civil doit être interprété en ce sens que le désaccord d’un copropriétaire suffit pour passer du régime dérogatoire au régime légal, et ce, quelle que soit la date à laquelle le régime dérogatoire a été constitué. Il conclut que, dans cette interprétation, la différence de traitement en cause est inexistante.
Enfin, le Conseil des ministres soutient qu’à supposer que les situations soient comparables et qu’il existe une différence de traitement entre elles, cette différence de traitement répond à un objectif légitime et est proportionnée à la réalisation de celui-ci. Il souligne que la modification apportée à l’article 577-3 de l’ancien Code civil par la loi du 18 juin 2018 vise à une meilleure prise en compte des réalités du terrain. Le Conseil des ministres souscrit en outre intégralement aux développements contenus dans le mémoire de la partie demanderesse devant la juridiction a quo. Ainsi, il soutient que la disposition transitoire prévue à l’article 179 de la loi du 18 juin 2018 garantit la sécurité juridique et qu’elle ne produit pas des effets disproportionnés. Il relève qu’il reste possible de passer du régime dérogatoire au régime légal moyennant l’unanimité des copropriétaires, ce qui est une application du principe de la convention-loi.
-B-
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1. Au sein du chapitre de l’ancien Code civil relatif à la copropriété, les articles 577-3 à 577-14 constituent une section II, intitulée « De la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis », laquelle concerne essentiellement la copropriété par appartements. Ces articles portent, en autres, sur l’acte de base, le règlement de copropriété et le règlement d’ordre intérieur, sur la personnalité juridique de l’association des copropriétaires, sur l’assemblée générale et les majorités qui y sont requises selon le type de décisions, et sur le syndic. Ces articles sont impératifs (article 577-14 de l’ancien Code civil).
B.2. L’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 18 juin 2018 « portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de
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résolution des litiges » (ci-après : la loi du 18 juin 2018), permet toutefois de déroger au régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis prévu aux articles 577-3 à 577-14 de l’ancien Code civil, pour autant (1) que la nature des biens ne justifie pas l’application de ces dispositions et (2) que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation. Ces deux conditions sont cumulatives.
Tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 18 juin 2018, l’article 577-3, alinéa 1er, de l’ancien Code civil dispose :
« Les principes relatifs à la copropriété forcée énoncés à l’article 577-2, § 9, et les règles de la présente section, sont applicables à tout immeuble ou groupe d’immeubles bâtis dont le droit de propriété est réparti entre plusieurs personnes par lots comprenant chacun une partie privative bâtie et une quote-part dans des éléments immobiliers communs. Ils ne s’y appliquent pas si la nature des biens ne le justifie pas et que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation ».
À propos de cette faculté de dérogation, les travaux préparatoires de la loi du 30 juin 1994
« modifiant et complétant les dispositions du Code civil relatives à la copropriété » indiquent :
« [La section Ire] est intitulée ‘ De la copropriété ordinaire et de la copropriété forcée en général ’. L’article 577-2 concerne en effet d’une part, en ses paragraphes 1 à 8, la copropriété ordinaire et d’autre part, en ses paragraphes 9 et 10, tous les immeubles qui font l’objet d’une copropriété forcée, c’est-à-dire, qui sont ‘ affectés à l’usage de deux ou plusieurs héritages distincts ’. Parmi ces immeubles, il en est dont la nature ne justifie pas l’application du régime mis en œuvre par la nouvelle section II qui implique la constitution d’une assemblée générale, … Il s’agit de biens tel[s] qu’un parking, une piscine, un jardin.
Ces biens peuvent échapper aux dispositions de la section II, mais ils restent soumis aux dispositions des §§ 9 et 10 de l’article 577-2 » (Doc. parl., Chambre, 1990-1991, n° 1756/1, pp. 4 et 5).
« Le texte de l’alinéa 1er [de l’article 577-3] affirme désormais clairement :
- le principe de l’application impérative du système en projet à tout immeuble bâti ou groupe d’immeubles bâtis se trouvant en état de copropriété;
- une dérogation possible à ce principe, à la double condition que :
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- elle soit justifiée par la nature des biens en copropriété;
- elle soit décidée de l’accord de tous les copropriétaires indivis.
En principe, la section II s’applique donc à tous les immeubles bâtis ou groupes d’immeubles bâtis dont la propriété est répartie entre plusieurs personnes, par lots comprenant chacun une partie privative et une quote-part dans des éléments immobiliers communs.
Cette définition vise d’abord l’hypothèse classique de l’immeuble divisé par étages ou appartements, construit sur sol commun, de même que le cas où un immeuble ainsi divisé est construit, sous le régime du droit de superficie, sur un sol dont un tiers s’est réservé la copropriété. Elle vise aussi le cas où deux ou plusieurs immeubles divisés ont été bâtis sur sol commun ou non. C’est ce que l’intitulé de la section vise essentiellement par ‘ groupes d’immeubles bâtis ’.
Il convient cependant de souligner que le régime de la loi est pareillement de nature à s’appliquer à des groupes d’immeubles bâtis non divisés par étages ou appartements (villas individuelles par exemple) mais au service desquels sont affectés des biens immobiliers mis en état de copropriété (aire de parcage, piscine, jardin, etc.).
Tel est donc le principe, qui connaît une dérogation. Il ne conviendrait pas, en effet, de décider impérativement que toutes les situations visées ci-dessus tombent uniformément sous le coup de la section II. Ainsi, il serait absurde que deux copropriétaires voisins qui ont établi une canalisation commune soient tenus de constituer une assemblée générale, de nommer un syndic, etc. Le régime prévu à la section II serait pareillement inadapté à l’hypothèse où deux copropriétaires d’un immeuble comportant un rez-de-chaussée et un étage décideraient de créer deux appartements privatifs, en laissant en état de copropriété le sol, les gros murs, le toit, etc.
L’application de la section II peut donc être écartée, mais uniquement si les deux conditions suivantes sont remplies: il faut que la nature des lieux (un parking, une piscine, une cour, une canalisation) rende inutile l’application du statut en projet et il faut que tous les propriétaires indivis soient d’accord pour exclure l’application de ces règles.
Il ne s’agit donc nullement d’un système facultatif dont l’application serait laissée à la libre appréciation des intéressés.
Le respect de cette double condition est [soumis] au contrôle du juge. Si le juge estime que la nature des biens en copropriété ne justifie pas qu’il soit dérogé aux dispositions de la section II, cette constatation le conduira à décider l’application desdites dispositions, lors même qu’une volonté expresse de soustraire l’immeuble bâti ou le groupe d’immeubles bâtis à ces règles aurait été émise. Ce n’est là qu’une application de l’adage ‘ Fraus omnia corrumpit ’.
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La référence faite, dans l’alinéa premier, à l’article 577-2, § 9, a pour seul objet de préciser que les hypothèses visées dans la section II ne sont qu’une application particulière de l’idée générale de copropriété forcée » (ibid., pp. 8-10).
B.3.1. L’article 577-3, alinéa 1er, de l’ancien Code civil a été modifié par l’article 163 de la loi du 18 juin 2018. À la suite de cette modification, il prévoit qu’il peut être dérogé au régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis, prévu aux articles 577-3 à 577-14 de l’ancien Code civil (1) si la nature des parties communes le justifie, (2) aussi longtemps que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation et (3) moyennant un acte de base créant des parties privatives distinctes. Ces trois conditions sont cumulatives.
Tel qu’il a été modifié par l’article 163 de la loi du 18 juin 2018, l’article 577-3, alinéa 1er, de l’ancien Code civil dispose :
« Les principes relatifs à la copropriété forcée énoncés à l’article 577-2, § 9, et les règles de la présente section, sont applicables à tout immeuble ou groupe d’immeubles bâti ou susceptible d’être bâti dont le droit de propriété est réparti par lots comprenant chacun une partie privative et des éléments immobiliers communs. Il peut être dérogé à la présente section si la nature des parties communes le justifie, aussi longtemps que tous les copropriétaires s’accordent sur cette dérogation et moyennant un acte de base créant des parties privatives distinctes ».
La modification de la faculté de dérogation s’inscrit dans le cadre de la quatrième ligne directrice poursuivie par la loi du 18 juin 2018, à savoir des « éclaircissements apportés aux copropriétaires sur de très nombreux plans » (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-
2919/001, p. 44). À propos de cette modification, les travaux préparatoires de la loi du 18 juin 2018 indiquent :
« La pratique connaît des difficultés pour identifier les hypothèses où il peut être dérogé à la loi impérative. Certains ont égard au nombre de lots, mais la majorité de la doctrine privilégie la gestion simplifiée des éléments immobiliers communs; [...].
Il est proposé en conséquence de préciser que c’est la nature des parties communes qui peut justifier la dérogation, avec, toujours, l’accord de tous les copropriétaires. Le nombre de lots ne justifie pas en tant quel tel une dérogation à l’application de la présente section. Si la dérogation est décidée, l’immeuble ou groupe d’immeubles sera soumis au droit commun de la copropriété forcée des § 9 et 10 de l’article 577-2 du Code civil; il convient alors de s’assurer que l’on est
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bien en présence de parties communes affectées à des parties privatives distinctes existant juridiquement : la passation d’un acte de base est nécessaire.
Il a été aussi constaté en pratique que des copropriétaires, d’accord dans un premier temps sur la dérogation, pouvaient ne plus l’être mais aussi et surtout que les copropriétaires changent et que de nouveaux arrivants peuvent se voir ainsi privés d’un régime impératif plus détaillé et protecteur. Dès lors que l’un des copropriétaires n’est plus d’accord, la dérogation pourra être remise en cause en saisissant le magistrat de ce litige » (ibid., pp. 200-201).
B.3.2. L’article 163 de la loi du 18 juin 2018 est entré en vigueur le 1er janvier 2019
(article 179/1 de la loi du 18 juin 2018).
L’article 179, alinéa 3, de la loi du 18 juin 2018 prévoit toutefois, à titre de disposition transitoire, qu’une dérogation aux articles 577-3 à 577-14 de l’ancien Code civil qui a été valablement décidée avant le 1er janvier 2019 ne relève pas du champ d’application du nouvel article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil. L’article 179, alinéa 3, de la loi du 18 juin 2018 dispose :
« Une dérogation à l’application de la section intitulée ‘ Copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis ’ valablement décidée avant l’entrée en vigueur du présent titre, n’entre pas dans le champ d’application du nouvel article 577-3, alinéa 1er, dernière phrase ».
À cet égard, les travaux préparatoires de la loi du 18 juin 2018 indiquent :
« Le principe de la réforme de la loi est qu’elle produise ses effets sur-le-champ. Il faut en effet empêcher que deux systèmes coexistent pendant de nombreuses décennies.
Il va de soi que ce principe ne peut toutefois porter préjudice aux positions acquises. Ainsi, les décisions de l’assemblée générale qui ont été valablement prises avant l’entrée en vigueur de cette loi ne peuvent plus être remises en cause. Il en va de même pour une exclusion valable du champ d’application qui aurait vu le jour selon l’ancien article 577-3 du Code civil » (Doc.
parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2919/001, p. 228).
B.4. Les articles 577-3 à 577-14 de l’ancien Code civil ont été abrogés par la loi du 4 février 2020 « portant le livre 3 ‘ Les biens ’ du Code civil » (ci-après : la loi du 4 février 2020), laquelle a introduit des dispositions correspondantes aux articles 3.84 à 3.100 du Code civil. Dans la décision de renvoi, la juridiction a quo a toutefois jugé qu’il résulte de la
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disposition transitoire prévue à l’article 37 de la loi du 4 février 2020 que ces dispositions ne sont pas applicables ratione temporis au litige au fond.
Quant au fond
B.5. Il ressort du libellé de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que la Cour est interrogée à propos de l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par l’article 163 de la loi du 18 juin 2018, lu en combinaison avec l’article 179, alinéa 3, de la même loi. Il est demandé à la Cour si ces dispositions sont compatibles avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour est plus particulièrement invitée à comparer la situation des copropriétaires qui sont soumis à un régime dérogatoire, selon que celui-ci a été constitué avant ou après le 1er janvier 2019. Si le régime dérogatoire a été constitué après le 1er janvier 2019, un seul copropriétaire peut imposer qu’il soit mis fin au régime dérogatoire et que le régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis soit appliqué (article 577-
3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il a été modifié par l’article 163 de la loi du 18 juin 2018). À l’inverse, dans l’interprétation donnée par la juridiction a quo, si le régime dérogatoire a été constitué avant le 1er janvier 2019, l’unanimité des copropriétaires est exigée pour mettre fin au régime dérogatoire et pour appliquer le régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis (article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par l’article 163 de la loi du 18 juin 2018, lu en combinaison avec l’article 179, alinéa 3, de la même loi).
B.6.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les dispositions en cause peuvent être interprétées en ce sens que, quelle que soit la date de constitution du régime dérogatoire, un seul copropriétaire peut imposer le passage du régime dérogatoire au régime légal, de sorte que la différence de traitement en cause est inexistante.
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B.6.2. Il appartient en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique, sous réserve d’une lecture manifestement erronée des dispositions en cause.
La juridiction a quo interprète les dispositions en cause en ce sens que, lorsque le régime dérogatoire a été constitué avant le 1er janvier 2019, l’unanimité des copropriétaires est exigée pour passer du régime dérogatoire au régime légal.
La Cour examine la question préjudicielle dans l’interprétation donnée par la juridiction a quo, qui n’est pas manifestement erronée.
B.7. La Cour examine tout d’abord la compatibilité de la différence de traitement mentionnée en B.5 avec le principe d’égalité et de non-discrimination, tel qu’il est garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.8. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.9. Il appartient en principe au législateur, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’estimer s’il est nécessaire ou opportun d’assortir celle-ci de dispositions transitoires. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’est violé que si le régime transitoire ou son absence entraîne une différence de traitement dénuée de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime.
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Ce principe est étroitement lié au principe de la sécurité juridique, qui interdit au législateur de porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt que possèdent les sujets de droit d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.10. Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, la question préjudicielle n’invite pas la Cour à comparer une même catégorie de personnes sous l’empire de deux législations applicables successivement. La Cour est interrogée sur la différence de traitement, qui résulte de la disposition transitoire prévue à l’article 179, alinéa 3, de la loi du 18 juin 2018, entre deux catégories de personnes distinctes sous l’empire de la législation applicable depuis le 1er janvier 2019 : d’une part, les copropriétaires soumis à un régime dérogatoire qui a été constitué après le 1er janvier 2019 et, d’autre part, les copropriétaires soumis à un régime dérogatoire qui a été constitué avant le 1er janvier 2019. Si le régime dérogatoire a été constitué après le 1er janvier 2019, un seul copropriétaire peut imposer le passage du régime dérogatoire au régime légal, tandis que si le régime dérogatoire a été constitué avant cette date, l’unanimité des copropriétaires est exigée pour passer du régime dérogatoire au régime légal. Les deux catégories de personnes précitées sont comparables au regard des articles 10 et 11 de la Constitution.
B.11. La différence de traitement en cause repose sur un critère de distinction objectif, à savoir la date de constitution du régime dérogatoire.
B.12.1. La Cour doit examiner si ce critère est pertinent, eu égard à l’objet des dispositions en cause et aux objectifs poursuivis par le législateur.
B.12.2. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 18 juin 2018 mentionnés en B.3.1
que le législateur a entendu non seulement protéger les copropriétaires qui, dans un premier temps, ont marqué leur accord pour constituer un régime dérogatoire et qui, ensuite, ne sont plus d’accord avec celui-ci, mais qu’il a aussi et surtout entendu protéger les nouveaux copropriétaires, c’est-à-dire ceux qui acquièrent un lot alors que le régime dérogatoire a déjà été constitué. Le législateur a entendu reconnaître à chaque copropriétaire le droit d’imposer le passage du régime dérogatoire au régime légal, afin que celui-ci ne soit pas privé d’un régime impératif plus détaillé et plus protecteur.
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En ce qui concerne le droit transitoire, il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.3.2 que l’objectif premier du législateur est que la réforme opérée par la loi du 18 juin 2018
produise ses effets immédiatement, afin d’« empêcher que deux systèmes coexistent pendant de nombreuses décennies ».
Lorsque ces mêmes travaux préparatoires indiquent que cela ne peut toutefois pas porter préjudice aux « positions acquises » et que cela ne peut pas entraîner la remise en cause d’une dérogation qui a été valablement décidée selon la législation antérieure, cette indication concerne les deux autres modifications que la loi du 18 juin 2018 a apportées à la faculté de dérogation, à savoir la modification selon laquelle c’est la nature des parties communes qui doit justifier la dérogation et la modification relative à l’établissement d’un acte de base créant des parties privatives distinctes. Le législateur a ainsi souhaité qu’une dérogation valablement décidée selon la législation antérieure ne puisse pas être remise en cause au seul motif qu’elle ne correspond pas à ce que la loi du 18 juin 2018 exige sur ces deux points. L’extrait précité des travaux préparatoires ne concerne en revanche pas le droit qui est reconnu à chaque copropriétaire d’imposer le passage du régime dérogatoire au régime légal.
Au demeurant, les principes de la sécurité juridique et de la confiance légitime n’exigent pas qu’il soit prévu que ce droit ne s’applique pas lorsque le régime dérogatoire a été constitué avant le 1er janvier 2019. Dès lors qu’il était déjà question, avant l’entrée en vigueur de la loi du 18 juin 2018, d’un régime dérogeant à des dispositions impératives plus détaillées et plus protectrices, les copropriétaires concernés ne pouvaient pas légitimement s’attendre à ce que le droit, en particulier les conditions du maintien du régime dérogatoire, reste inchangé sur ce point. En effet, il ne peut pas y avoir d’attentes légitimes au maintien d’un régime dérogatoire à des règles que le législateur qualifie lui-même d’« impératives » (article 577-14 de l’ancien Code civil).
B.12.3. Il s’ensuit que la différence de traitement en cause repose sur un critère de distinction qui n’est pas pertinent, eu égard à l’objet des dispositions en cause et aux objectifs poursuivis par le législateur.
13
B.13. L’article 179, alinéa 3, de la loi du 18 juin 2018 n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il empêche que, lorsqu’une dérogation au régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis a été valablement décidée avant le 1er janvier 2019, il soit mis fin à cette dérogation à la demande d’un seul copropriétaire.
Ce constat d’inconstitutionnalité a pour conséquence qu’un seul copropriétaire peut imposer le passage du régime dérogatoire au régime légal, y compris lorsque le régime dérogatoire a été constitué avant le 1er janvier 2019.
B.14. Il résulte de ce qui précède qu’il n’est manifestement plus utile, pour la solution du litige pendant devant la juridiction a quo, d’examiner si l’article 577-3, alinéa 1er, seconde phrase, de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par l’article 163
de la loi du 18 juin 2018, lu en combinaison avec l’article 179, alinéa 3, de la même loi, est compatible avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Sur ce point, la question préjudicielle n’appelle dès lors pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 179, alinéa 3, de la loi du 18 juin 2018 « portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges » viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il empêche que, lorsqu’une dérogation au régime légal propre à la copropriété forcée des immeubles ou groupes d’immeubles bâtis a été valablement décidée avant le 1er janvier 2019, il soit mis fin à cette dérogation à la demande d’un seul copropriétaire.
- Pour le surplus, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 27 juin 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul