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04/07/2024 | BELGIQUE | N°78/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 04 juillet 2024, 78/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 78/2024
du 4 juillet 2024
Numéro du rôle : 8198
En cause : la demande de suspension de l’article 166 de la loi du 9 février 2024 « portant dispositions diverses en matière d’économie » (remplacement de l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces »), introduite par la SRL « Vermetal » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pi

erre Nihoul, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrij...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 78/2024
du 4 juillet 2024
Numéro du rôle : 8198
En cause : la demande de suspension de l’article 166 de la loi du 9 février 2024 « portant dispositions diverses en matière d’économie » (remplacement de l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces »), introduite par la SRL « Vermetal » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la demande et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 5 avril 2024 et parvenue au greffe le 8 avril 2024, une demande de suspension de l’article 166 de la loi du 9 février 2024
« portant dispositions diverses en matière d’économie » (remplacement de l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces »), publiée au Moniteur belge du 21 mars 2024, a été introduite par la SRL « Vermetal », la SA « Schrootbedrijf A. De Rooy en zoon », la SRL « Tribel Metals », la SRL « De Knop Recycling », la SRL « IJzerland », la SRL « Alfamet », la SRL « Transmétaux », la SRL « Vandeweyer Recycling & Demolition », la SRL « Vrints Scrap & Services », la SRL « Degels-Metal », la SA « Etn. Roosen », la SRL « De Cocker Geert », la SRL « Bally », la SRL « AF-Logi », la SRL « Kabel Recycling Company » et Johan Vincent, assistés et représentés par Me Wouter Vaassen, avocat au barreau de Bruxelles.
Par la même requête, les parties requérantes demandent également l’annulation de la même disposition légale.
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Par ordonnance du 10 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia, a fixé l’audience pour les débats sur la demande de suspension au 15 mai 2024, après avoir invité les autorités visées à l’article 76, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle à introduire, le 8 mai 2024 au plus tard, leurs observations écrites éventuelles sous la forme d’un mémoire, dont une copie serait envoyée dans le même délai aux parties requérantes, ainsi qu’au greffe de la Cour par courriel envoyé à l’adresse « greffe@const-court.be ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Tine Bricout, avocate au barreau de Gand, a introduit des observations écrites.
À l’audience publique du 15 mai 2024 :
- ont comparu :
. Me Wouter Vaassen, pour les parties requérantes;
. Me Tine Bricout, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1.1. Les parties requérantes demandent la suspension de l’article 166 de la loi du 9 février 2024 « portant dispositions diverses en matière d’économie » (ci-après : la loi du 9 février 2024), qui remplace l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces » (ci-après : la loi du 18 septembre 2017). Elles exposent que cette disposition implique que le paiement de câbles en cuivre, de vieux métaux ou de biens contenant des matières précieuses ne peut être effectué ou reçu en espèces lorsque l’acheteur n’est pas un consommateur, à moins que ces matières précieuses soient présentes en faible quantité seulement et uniquement en raison de leurs propriétés physiques nécessaires, et sauf en cas de vente publique effectuée sous la supervision d’un huissier de justice.
A.1.2. Les parties requérantes font valoir qu’elles sont toutes des opérateurs du marché dans le secteur du recyclage des métaux et elles estiment que la disposition attaquée a de graves répercussions sur leurs activités principales. Elles soulignent que certaines d’entre elles sont fortement dépendantes de la fourniture de métaux par des particuliers et qu’une part importante de ces fournitures sont payées en espèces. Elles estiment que la
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disposition précitée compromet sérieusement le flux entrant de métaux à recycler. Elles en déduisent qu’elles sont directement et défavorablement affectées par la disposition attaquée.
Quant au préjudice grave difficilement réparable
A.2.1. Les parties requérantes estiment qu’elles subissent, en tant qu’entreprises opérant dans le cadre légal, un préjudice grave difficilement réparable, dès lors que les personnes et entreprises qui opèrent dans le circuit économique au noir, eu égard notamment au fait que les services d’inspection ont indiqué qu’ils n’entendent pas effectuer de contrôles à court terme, peuvent encore effectuer un maximum de transactions en payant en espèces, si bien qu’elles ont un avantage économique déloyal par rapport aux entreprises qui opèrent dans le cadre de la loi.
Elles estiment que l’impossibilité pour les entreprises qui opèrent dans le cadre légal d’effectuer des transactions en payant en espèces aura pour conséquence de renforcer le circuit économique au noir, et de rendre dès lors improbable le rétablissement du circuit économique légal.
A.2.2. Les parties requérantes estiment également que la disposition attaquée a pour effet d’augmenter le risque que des personnes socialement plus vulnérables soient victimes d’un usage abusif de leur compte bancaire et de leur identité. Elles estiment que la protection de ces personnes devrait être une préoccupation sociale.
A.2.3. Les parties requérantes font également valoir que la disposition attaquée nuit à l’environnement, puisque moins de gens seront enclins à confier des déchets métalliques aux entreprises chargées de les recycler.
A.2.4. Selon les parties requérantes, la disposition attaquée les place également dans une position de concurrence déloyale par rapport aux entreprises établies dans d’autres États membres de l’Union européenne.
Selon elles, tel est d’autant plus le cas pour les entreprises qui, telles les deuxième et cinquième parties requérantes, sont établies près de la frontière d’un pays limitrophe.
A.2.5. Les parties requérantes font également valoir que l’absence d’un régime transitoire accompagnant la disposition attaquée est grave et que le préjudice qui en découle ne saurait être réparé par une annulation ultérieure de cette disposition.
A.2.6. Selon les parties requérantes, l’avantage que représente pour elles la suspension de l’exécution de la disposition attaquée l’emporte effectivement sur les inconvénients pour l’intérêt général, étant donné qu’une suspension aurait pour effet de rétablir la réglementation antérieure, qui permettait le paiement en espèces aux consommateurs pour des montants allant jusqu’à 500 euros. Dès lors que ce régime antérieur prévoyait en outre que le consommateur devait dans ce cas être identifié et enregistré, ce régime répondait selon elles mieux aux objectifs poursuivis par le législateur.
A.2.7. Les parties requérantes estiment également que la disposition attaquée compromet gravement le système monétaire de l’Union européenne, ne fût-ce que pour un secteur spécifique, à l’égard des consommateurs.
Elles relèvent, dans ce cadre, que la Banque centrale européenne (BCE) a indiqué à plusieurs reprises que la possibilité de liquidation immédiate de transactions préserve notamment la libre circulation sur laquelle s’appuie l’Union européenne. Elles estiment que la charge administrative liée au paiement électronique est disproportionnée pour les transactions mineures. Dans la mesure où la Cour estimerait qu’il n’est pas suffisamment clair que la possibilité de payer en espèces est protégée par le droit de l’Union européenne, elles estiment qu’il y a lieu de poser une question préjudicielle au sujet de la compatibilité des articles 10 et 11 du règlement (CE) n° 974/98 du Conseil du 3 mai 1998 « concernant l’introduction de l’euro » (ci-après : le règlement (CE) n° 974/98) avec l’article 128, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : le TFUE). Dans ce cas, selon elles, la Cour doit également juger qu’il est satisfait à la première condition visée à l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi spéciale du 6 janvier 1989). Sur ce point, elles se réfèrent à l’arrêt de la Cour n° 167/2020 du 17 décembre 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.167).
A.2.8. Selon les parties requérantes, le droit de l’Union européenne requiert qu’elles aient accès à un juge qui puisse préserver efficacement les droits dérivés de ce droit de l’Union. Elles relèvent que les États membres de l’Union européenne doivent, selon la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, désigner le juge compétent et déterminer les règles procédurales pour les actions qui tendent à protéger les droits que les justiciables puisent dans le droit de l’Union européenne. Selon cette jurisprudence, ces règles procédurales ne peuvent pas être moins favorables que celles qui s’appliquent pour des procédures nationales analogues
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(principe d’équivalence) et elles ne peuvent pas rendre impossible ou exagérément difficile dans la pratique l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité). Elles soulignent que la Cour de justice a également jugé qu’il faut qu’existent des procédures en référé pour pouvoir préserver ces droits. S’il fallait en l’espèce juger que la demande de suspension n’est pas recevable ou que le préjudice grave difficilement réparable n’est pas démontré, il s’ensuivrait, selon les parties requérantes, que l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union serait rendu impossible dans la pratique, ce qui constituerait une violation du principe d’effectivité précité.
En pareil cas, le juge national est, selon elles, tenu d’écarter l’application de la règle procédurale nationale en question. Elles ajoutent que la Cour de justice a également jugé que le fait de devoir s’exposer à des procédures administratives ou pénales et aux sanctions qui en découlent, comme unique voie de recours pour pouvoir contester la compatibilité de dispositions nationales avec le droit de l’Union, ne suffit pas pour garantir une protection juridique effective. Elles relèvent en outre que, selon la jurisprudence de la Cour de justice, il convient de prévoir une période transitoire raisonnable pour les mesures des autorités publiques qui ont une incidence sur la libre circulation des biens, ce à quoi il n’est, selon elles, pas satisfait en l’espèce. Si la Cour devait juger que le droit de l’Union européenne n’est pas suffisamment clair en la matière, les parties requérantes suggèrent que la Cour pose à la Cour de justice une question préjudicielle portant sur cette problématique.
A.3.1. Le Conseil des ministres estime que les parties requérantes s’abstiennent d’indiquer concrètement en quoi consisterait précisément le préjudice que la disposition attaquée leur causerait. Il relève que l’ancienne réglementation limitait déjà la possibilité de payer en espèces et il estime que, dans ce contexte, il n’est pas sérieux d’affirmer que certaines circonstances de fait ne sont nées qu’à la suite de la disposition attaquée.
A.3.2. Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes ne démontrent pas qu’elles subiraient une perte financière imputable à la disposition attaquée. Selon lui, elles ne démontrent pas davantage que la disposition attaquée aurait pour effet de rendre des personnes socialement plus vulnérables victimes d’un usage abusif de leur compte bancaire et de leur identité.
A.3.3. Le Conseil des ministres conteste la position des parties requérantes selon laquelle la condition relative au préjudice grave difficilement réparable est contraire au droit de l’Union européenne et il estime qu’il n’y a pas lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Le principe d’effectivité employé par la Cour de justice ne peut selon lui être interprété en ce sens que les parties requérantes ont droit à la suspension de la disposition attaquée sans qu’il soit satisfait aux conditions contenues dans l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989. Selon lui, les parties requérantes ne démontrent pas que le recours en annulation et la possibilité supplémentaire d’introduire une demande de suspension ne sont pas des voies de recours effectives. Il estime en outre que le fait de poser une question préjudicielle à la Cour de justice se heurte au caractère urgent d’une demande de suspension.
A.3.4. Selon le Conseil des ministres, la circonstance que les services d’inspection ont indiqué que, jusqu’au 31 décembre 2024, il sera prévu une période de tolérance au cours de laquelle aucune amende ne sera infligée ne permet nullement de déduire, contrairement à ce que semblent prétendre les parties requérantes, que les autorités publiques compétentes tendent elles-mêmes à une suspension de la disposition attaquée.
Quant au caractère sérieux des moyens
En ce qui concerne le premier moyen
A.4. Le premier moyen est pris de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 3, paragraphe 1, c), 34, 35, 36, 56 et suivants, 63 et suivants et 127 à 133 du TFUE, avec les articles 10 et 11 du règlement (CE) n° 974/98 et avec l’article 2, paragraphe 1, de la décision 98/415/CE du Conseil du 29 juin 1998 « relative à la consultation de la Banque centrale européenne par les autorités nationales au sujet de projets de réglementation » (ci-après : la décision 98/415/CE).
A.5.1. Les parties requérantes estiment qu’il découle des articles 127, paragraphe 4, et 128, paragraphe 1, du TFUE et de l’article 2, paragraphe 1, de la décision 98/415/CE que le législateur belge doit demander l’avis de la BCE avant d’adopter des dispositions ayant force de loi qui règlent l’utilisation des espèces. Elles exposent que la disposition attaquée n’était à l’origine pas contenue dans le projet de loi initial qui a abouti à la loi du 9 février
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2024 et que cette disposition résulte de l’adoption d’un amendement introduit par plusieurs parlementaires. Elles estiment que l’amendement n’a pas fait l’objet d’une demande d’avis à la BCE.
Elles se réfèrent à la jurisprudence de la Cour de justice l’Union européenne et en déduisent qu’une réglementation nationale adoptée en violation d’une forme substantielle est inopposable aux justiciables et qu’il y a lieu d’écarter son application. Elles soulignent que la BCE, dans son « Guide relatif à la consultation de la Banque centrale européenne par les autorités nationales au sujet de projets de réglementation », dit que, dans les États membres où les particuliers ont le droit d’introduire un recours visant à annuler une réglementation nationale sur le fondement d’un vice de procédure grave, ces particuliers doivent également avoir le droit de demander l’annulation d’une réglementation nationale adoptée en violation d’une forme substantielle du droit de l’Union, telle que la consultation préalable de la BCE. Elles concluent que la disposition attaquée viole l’article 127, paragraphe 4, du TFUE et l’article 2, paragraphe 1, de la décision 98/415/CE.
A.5.2. Les parties requérantes estiment que la disposition attaquée doit être suspendue et annulée afin que soit garantie la protection effective des droits qu’elles puisent dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Elles déduisent de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qu’il n’existerait pas de protection juridique effective si, pour contester la compatibilité de la disposition attaquée avec le droit de l’Union européenne, elles devaient s’exposer à des procédures administratives ou pénales et aux sanctions qui en découlent.
A.5.3. Si la Cour avait des doutes quant à l’interprétation exacte de l’article 127, paragraphe 4, du TFUE et de l’article 2, paragraphe 1, de la décision 98/415/CE, les parties requérantes suggèrent que la Cour pose à la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles à ce sujet.
A.6.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les parties requérantes n’exposent pas en quoi la disposition attaquée ferait naître une différence de traitement ou une égalité de traitement. Selon lui, elles ne précisent même pas quelles catégories de personnes seraient injustement traitées de la même manière ou différemment. Il souligne que la disposition attaquée s’applique à tous les professionnels qui achètent à des consommateurs des vieux métaux, des câbles en cuivre ou des biens contenant des matières précieuses. Il estime que les parties requérantes ne démontrent pas que les producteurs et prestataires de services d’autres pays sont lésés pour ce qui est de l’accès au marché belge. Il souligne par ailleurs que la Cour a jugé que la disposition antérieure qui prévoyait une interdiction analogue à l’interdiction actuellement attaquée était conforme à la Constitution.
A.6.2. En ce que le premier moyen est pris de la violation du droit de l’Union européenne, le Conseil des ministres observe que la Cour n’est pas compétente pour contrôler des normes législatives directement au regard de ce droit. Il estime que la simple mention des articles 10 et 11 de la Constitution dans le moyen ne suffit pas en l’espèce pour pouvoir invoquer la violation du droit de l’Union européenne. Pour cette raison, il considère également qu’il n’est pas utile de poser des questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.
A.6.3. Selon le Conseil des ministres, la directive (UE) 2015/849 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2015 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission » (ci-après : la directive (UE) 2015/849) octroie aux États membres de l’Union européenne un pouvoir de régulation étendu en ce qui concerne les paiements en espèces. Il se réfère à cet égard au sixième considérant de cette directive. Il ajoute que les transactions pour les métaux précieux sont, dans le cadre de cette directive, considérées comme des transactions présentant un risque de blanchiment potentiellement plus élevé. Il estime que la disposition attaquée est compatible avec les prescriptions européennes qui tendent à limiter au maximum les pratiques de blanchiment et la criminalité financière.
A.6.4. En ce qui concerne la circonstance que l’avis de la BCE n’a pas été demandé, le Conseil des ministres fait valoir que des avis ont déjà été demandés auparavant au sujet de règles en projet relatives aux paiements en espèces et qu’il ressort d’un avis de la BCE du 8 décembre 2023 que le législateur peut effectivement instaurer une interdiction de paiement en espèces. Il estime qu’il est en l’occurrence satisfait aux conditions identifiées par la BCE dans cet avis pour exclure la possibilité de payer en espèces.
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En ce qui concerne le second moyen
A.7. Le second moyen est pris de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10, 11, 16, 19, 22bis, 22ter, 23 et 27 de la Constitution et de l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, lus en combinaison avec les principes de bonne administration et de proportionnalité, avec la liberté de commerce et d’industrie, telle qu’elle était garantie, jusqu’à l’adoption de l’article II.3 du Code de droit économique, par le décret d’Allarde des 2-17 mars 1791, avec les articles 3, paragraphe 1, c), 34, 35, 36, 56 et suivants, 63 et suivants et 127 à 133 du TFUE, avec les articles 10 et 11 du règlement (CE) n° 974/98, avec l’article 2, paragraphe 1, de la décision 98/415/CE, avec l’article 2, paragraphe 1, 3, e), et le considérant 6 de la directive (UE) 2015/849, avec les articles 25, 26, 36, 37, 47, 48 et 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 5, 9, 12, 16, 19 et 26 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées.
A.8.1. Les parties requérantes critiquent tout d’abord le fait que, par la loi du 9 février 2024, le législateur a, d’une part, confirmé le droit au paiement en espèces pour les consommateurs en général, notamment en vue de protéger certaines catégories de personnes et, d’autre part, entièrement exclu la possibilité de payer en espèces dans le secteur du recyclage des métaux et supprimé l’identification et l’enregistrement du consommateur dans le cadre de ce secteur, sans prévoir un régime transitoire adéquat. Elles critiquent également le fait que la BCE n’ait pas été consultée en ce qui concerne le deuxième régime, alors qu’elle avait été consultée en ce qui concerne le premier régime. Elles estiment que la différence de traitement ainsi créée n’est pas raisonnablement justifiée et que la disposition attaquée viole les articles 10 et 11 de la Constitution. Elles estiment également que cette disposition viole le droit de l’Union européenne et qu’une violation de ce droit constitue également une violation des articles 10 et 11 de la Constitution.
A.8.2. Les parties requérantes considèrent ensuite que la disposition attaquée restreint la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, en ce qu’elle fait naître une concurrence déloyale entre les entreprises établies en Belgique et les entreprises établies dans les pays limitrophes de la Belgique. Elles relèvent qu’aux Pays-Bas et en Allemagne, les règles relatives aux paiements en espèces dans le secteur du recyclage des métaux sont moins strictes.
A.8.3. Les parties requérantes estiment également que la disposition attaquée porte une atteinte disproportionnée à la valeur de paiement des billets et pièces de monnaie en euros, valeur qui, selon elles, est garantie par les articles 3, paragraphe 1, c), 127, paragraphe 4, et 128, paragraphe 1, du TFUE et par les articles 10
et 11 du règlement (CE) n° 974/98. Elles se réfèrent à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, dont elles déduisent qu’une réglementation nationale ne peut aboutir, en droit ou en fait, à la suppression des billets en euros. À tout le moins une limitation du paiement en espèces doit-elle, selon elles, être adéquate pour que le but d’intérêt public poursuivi soit atteint, et cette restriction ne peut pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. Selon elles, il n’est pas satisfait à ces conditions en l’espèce.
A.8.4. Dans le cadre de leur second moyen, les parties requérantes critiquent une fois de plus le fait que la disposition attaquée n’ait pas fait l’objet d’une demande d’avis à la BCE. À l’appui de leur point de vue, elles invoquent des arguments analogues à ceux qu’elles invoquent dans le cadre du premier moyen.
A.8.5. Les parties requérantes relèvent ensuite que chaque entreprise a déjà une obligation de notification si elle effectue ou reçoit des paiements en espèces de 10 000 euros ou plus. Elles se réfèrent à cet égard à l’article 2, paragraphe 1, 3, e), et au considérant 6 de la directive (UE) 2015/849, et elles en déduisent que les paiements en espèces de 10 000 euros ou plus doivent en principe être autorisés. Elles estiment que le droit à un procès équitable ainsi que le principe de la présomption d’innocence, le principe de non-incrimination et l’interdiction de provocation qui en découlent s’opposent à une interdiction des paiements en espèces d’un montant inférieur à 10 000 euros. Elles suggèrent que la Cour pose à la Cour de justice de l’Union européenne une question concernant cette problématique. Elles se réfèrent également à l’avis de la BCE relatif au régime applicable au secteur du recyclage des métaux en Belgique, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur de la loi du 9 février 2024, et relèvent que la BCE a estimé que le plafond de 500 euros qui était en vigueur à l’époque pour les paiements en espèces était exagérément bas, quelle que fût l’intention du législateur.
A.8.6. Selon les parties requérantes, la disposition attaquée discrimine en outre les personnes qui n’ont pas accès ou qui ont un accès limité aux moyens de paiement électroniques, comme les personnes âgées et les personnes qui, pour des raisons éthiques, ne souhaitent pas collaborer avec les banques. Elles estiment que cette disposition limite de manière injustifiée l’accès de ces personnes aux biens et services à disposition du public.
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Elles sont d’avis que la disposition attaquée porte ainsi également atteinte au droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. Elles déduisent en outre de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que, bien que les États membres de l’Union européenne puissent limiter les paiements en espèces, ceux-ci doivent en tout état de cause donner aux personnes qui n’ont pas accès aux moyens de paiement électroniques la possibilité de payer en espèces. Elles soulignent, à cet égard, que la disposition attaquée ne prévoit aucune exception pour les personnes qui n’ont pas accès aux moyens de paiement électroniques.
A.8.7. Les parties requérantes critiquent également le fait que le secteur du recyclage des métaux et les consommateurs de ce secteur n’ont pas été impliqués dans l’élaboration de la disposition attaquée, alors que d’autres parties prenantes l’ont été. Elles estiment que, pour cette raison aussi, la disposition attaquée viole le principe d’égalité et de non-discrimination. Elles font également valoir que cette disposition nuit à l’environnement, puisque moins de gens seront enclins à confier des déchets métalliques aux entreprises responsables de leur recyclage. Elles soutiennent également que cette disposition pose problème dans le cadre de la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée. Elles estiment que les paiements sont une forme d’expression et que le droit au respect de la vie privée comprend celui de ne pas transmettre ses données bancaires.
Elles considèrent également que la disposition attaquée viole la présomption d’innocence, dès lors qu’elle postule que le secteur du recyclage des métaux est composé exclusivement de criminels.
A.8.8. Les parties requérantes critiquent enfin le fait que la disposition attaquée ne prévoie pas de régime transitoire. Elles se réfèrent à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, dont elles déduisent qu’il convient de prévoir un régime transitoire raisonnable pour les mesures prises par l’autorité publique qui ont une incidence sur la libre circulation des biens. Elles relèvent que leur fédération sectorielle n’a pu informer ses membres que le 28 mars 2024 de ce que la disposition attaquée entrerait en vigueur le 31 mars 2024 et que les banques seraient fermées le 29 mars 2024, de même que le 1er avril 2024. Dans ce cadre, elles relèvent également que le service d’inspection a indiqué qu’il comprenait que les entreprises aient besoin de plus de temps pour s’adapter. Elles estiment que l’absence de régime transitoire non seulement viole le principe d’égalité et de non-
discrimination, mais encourage également la concurrence déloyale.
A.9.1. Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes n’exposent pas concrètement quelles sont les différentes normes de référence qui seraient violées à la lumière des articles 10 et 11 de la Constitution. Il répète que la Cour n’est pas compétente pour contrôler des normes législatives directement au regard de normes internationales.
A.9.2. Le Conseil des ministres estime que plusieurs critiques invoquées dans le cadre du second moyen sont fondées sur de simples hypothèses que les parties requérantes ne développent pas et que ces mêmes parties ne démontrent pas non plus que ces hypothèses reposent sur des faits avérés ou qu’elles pourraient devenir réalité. Il estime que tel est le cas lorsque les parties requérantes affirment que le secteur des métaux n’a pas été associé à l’élaboration de la disposition attaquée, que cette disposition serait néfaste pour l’environnement, que la liberté d’expression aurait été violée et que l’ensemble du secteur du recyclage des métaux serait considéré comme criminel du fait de la disposition attaquée.
A.9.3.1. En ce qui concerne la violation alléguée du principe d’égalité et de non-discrimination, le Conseil des ministres estime tout d’abord que les parties requérantes n’exposent pas en quoi la disposition attaquée ferait naître une différence de traitement ou une identité de traitement.
A.9.3.2. Le Conseil des ministres ajoute que le secteur des métaux n’est pas suffisamment comparable à d’autres secteurs, dès lors que le secteur des métaux connaît de nombreux abus. Il estime en outre que la situation des consommateurs qui n’ont pas accès aux moyens de paiement électroniques n’est pas suffisamment comparable à la situation d’autres consommateurs.
A.9.3.3. S’il fallait admettre que les situations visées sont comparables, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement est raisonnablement justifiée. Se référant à l’arrêt de la Cour n° 141/2019 du 17 octobre 2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.141), il fait valoir que la différence de traitement repose sur un critère objectif, plus précisément sur la nature du bien qui fait l’objet de l’opération, et qu’elle poursuit un but légitime, à savoir éviter les abus dans le secteur du recyclage des métaux. Il ajoute que la disposition attaquée est pertinente et proportionnée au but poursuivi. Dans ce cadre, il fait valoir qu’une mesure moins attentatoire, telle que celle que contenait la réglementation antérieure, n’est pas efficace et que les moyens de paiement électroniques sont très répandus, de sorte qu’il existe des alternatives accessibles au paiement en espèces.
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A.9.4. En ce qui concerne la violation alléguée de la liberté d’entreprendre, le Conseil des ministres considère tout d’abord qu’il n’est pas question d’une restriction de cette liberté, étant donné que les paiements électroniques restent possibles et que chaque entreprise a droit à un service bancaire de base. S’il fallait néanmoins considérer qu’il est effectivement question d’une restriction de la liberté d’entreprendre, cette restriction est selon lui raisonnablement justifiée par un motif d’intérêt général. Il se réfère en la matière à l’arrêt de la Cour n° 141/2019, précité.
A.9.5. En ce qui concerne la violation alléguée de la libre circulation des personnes, des services, des biens et des capitaux, le Conseil des ministres estime que les parties requérantes tirent des conclusions erronées de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Selon lui, il ressort de cette jurisprudence que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas systématiquement aux règles nationales qui instaurent des restrictions au paiement en espèces pour des raisons d’intérêt public, comme celles qui sont liées à la lutte contre la criminalité.
Selon lui, cette vision est conforme au sixième considérant de la directive (UE) 2015/849. Il estime que la disposition attaquée est proportionnée aux buts d’intérêt général qui sont poursuivis par le législateur.
A.9.6. En ce qui concerne la critique relative à l’absence de régime transitoire, le Conseil des ministres estime qu’il appartient au législateur d’apprécier s’il est nécessaire ou opportun de prévoir un régime transitoire.
Selon lui, les parties requérantes ne démontrent pas que l’absence d’un tel régime n’est pas justifiée en l’espèce.
Il ajoute que les services d’inspection ont annoncé que, jusqu’au 31 décembre 2024, il sera prévu une période de tolérance au cours de laquelle aucune amende ne sera infligée.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Les parties requérantes demandent la suspension et l’annulation de l’article 166 de la loi du 9 février 2024 « portant dispositions diverses en matière d’économie » (ci-après : la loi du 9 février 2024), qui remplace l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017
« relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces » (ci-après : la loi du 18 septembre 2017) comme suit :
« Sauf en cas de vente publique effectuée sous la supervision d’un huissier de justice, une personne qui n’est pas un consommateur ne peut payer aucun montant en espèces lorsqu’elle achète des vieux métaux, des câbles en cuivre ou des biens contenant des matières précieuses à une autre personne, à moins que ces matières précieuses ne soient présentes en faible quantité seulement et uniquement en raison de leurs propriétés physiques nécessaires ».
En l’absence, dans la loi du 9 février 2024, d’une disposition relative à l’entrée en vigueur de l’article 166, cet article est entré en vigueur le dixième jour qui a suivi la publication de la loi du 9 février 2024 au Moniteur belge du 21 mars 2024.
B.2. Avant son remplacement par l’article 166 de la loi du 9 février 2024, l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 disposait :
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« Toutefois, sauf en cas de vente publique effectuée sous la supervision d’un huissier de justice :
1° le paiement de câbles de cuivre ne peut être effectué ou reçu en espèces, lorsque l’acheteur n’est pas un consommateur;
2° le paiement de vieux métaux ou de biens contenant des matières précieuses, à moins que ces matières précieuses ne soient présentes en faible quantité seulement et uniquement en raison de leurs propriétés physiques nécessaires :
a) ne peut être effectué ou reçu en espèces lorsque ni le vendeur, ni l’acheteur ne sont des consommateurs;
b) ne peut être effectué ou reçu en espèces au-delà de 500 euros lorsque le vendeur est un consommateur et l’acheteur n’est pas un consommateur. Dans ce dernier cas, si l’acheteur accepte d’effectuer le paiement en espèces pour tout ou partie du paiement, il doit identifier le consommateur, vérifier son identité et conserver ses données ainsi que la preuve de la vérification, selon les modalités prévues par le Roi ».
B.3.1. Le remplacement de l’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 par l’article 166 de la loi du 9 février 2024 résulte de l’adoption d’un amendement introduit par plusieurs parlementaires à la Chambre des représentants.
Les travaux préparatoires mentionnent :
« L’amendement n° 14 est relatif à la prévention du blanchiment. L’article 67, § 2, alinéa 2, de la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces est modifié de manière à aligner le régime des vieux métaux et des biens contenant des matières précieuses sur celui des câbles de cuivre. Actuellement, un consommateur qui vend à un professionnel des vieux métaux ou des biens contenant des matières précieuses peut recevoir de celui-ci un paiement en espèces jusqu’à 500 euros. À l’avenir, ce ne sera plus le cas : le paiement en espèces sera interdit dans cette situation. Les raisons de cette modification, qui résultent des constatations policières et de l’Inspection économique, sont les suivantes :
- de nombreuses personnes se font passer pour des consommateurs alors que la fréquence de leurs ventes et les quantités vendues démontrent une activité professionnelle. Le total des paiements en espèces réalisés à de tels soi-disant consommateurs peut atteindre des montants très élevés dans certains centres de recyclage. On a ainsi observé des retraits en espèces cumulés supérieurs à 1 million d’euros par an sur les comptes de certaines entreprises;
- le plafond de 500 euros actuellement prévu est régulièrement détourné par l’utilisation de plusieurs cartes d’identité. Il a été observé que des ventes largement supérieures à 500 euros sont découpées en plusieurs petites ventes d’un montant inférieur, chacune étant prétendument effectuée par une personne différente (technique dite du ‘ saucissonnage ’);
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- certains ferrailleurs et bijoutiers sont peu regardants et omettent d’identifier le vendeur, créant ainsi une distorsion de concurrence par rapport à ceux qui appliquent la loi;
- certains acheteurs d’or ambulants organisent des achats d’or dans des hôtels, en insistant sur la rétribution en espèces. Or, il a été constaté que très peu de vendeurs se présentent. Il y a donc de forts soupçons que ces achats d’or ambulants servent à justifier la provenance de bijoux volés » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3665/009, pp. 6-7).
B.3.2. Il en ressort que le législateur a estimé qu’il s’indiquait, en prévention de certains abus constatés par la police et par l’Inspection économique, de mettre fin à la possibilité qu’avaient les consommateurs de vendre des vieux métaux ou des biens contenant des métaux précieux à un commerçant moyennant un paiement en espèces, lorsque le montant à payer n’excédait pas 500 euros. Il résulte ainsi de la disposition attaquée que de telles transactions ne peuvent plus se faire au moyen d’un paiement en espèces.
Quant à la demande de suspension
B.4.1. Aux termes de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi spéciale du 6 janvier 1989), deux conditions doivent être remplies pour que la suspension puisse être décidée :
- des moyens sérieux doivent être invoqués;
- l’exécution immédiate de la règle attaquée doit risquer de causer un préjudice grave difficilement réparable.
Les deux conditions étant cumulatives, la constatation que l’une de ces deux conditions n’est pas remplie entraîne le rejet de la demande de suspension.
B.4.2. Quant au risque de préjudice grave difficilement réparable, la suspension par la Cour d’une disposition législative doit permettre d’éviter que l’application immédiate de la
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norme attaquée entraîne pour les parties requérantes un préjudice grave qui ne pourrait être réparé ou qui pourrait difficilement l’être en cas d’annulation de cette norme.
Il ressort de l’article 22 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 que, pour satisfaire à la deuxième condition de l’article 20, 1°, de cette loi, les personnes qui forment une demande de suspension doivent exposer, dans leur requête, des faits concrets et précis qui prouvent à suffisance que l’application immédiate des dispositions dont elles demandent l’annulation risque de leur causer un préjudice grave difficilement réparable.
Ces personnes doivent notamment faire la démonstration de l’existence du risque de préjudice, de sa gravité, de son caractère difficilement réparable et de son lien avec l’application des dispositions attaquées.
B.5. Les parties requérantes estiment que la disposition attaquée leur cause, en tant qu’entreprises actives dans le secteur du recyclage de métaux, plusieurs préjudices graves difficilement réparables.
B.6.1. Elles font notamment valoir qu’elles subissent, en tant qu’entreprises opérant dans le cadre légal, un préjudice grave difficilement réparable, dès lors que les personnes et entreprises qui opèrent dans le circuit économique au noir, eu égard notamment au fait que les services d’inspection ont indiqué qu’ils n’entendaient pas effectuer de contrôles à court terme, peuvent encore effectuer un maximum de transactions en payant en espèces, si bien que les personnes et entreprises opérant sur le marché au noir ont un avantage économique déloyal par rapport aux entreprises qui opèrent dans le cadre de la loi. Elles estiment que le circuit économique au noir s’en trouverait ainsi renforcé.
Elles font également valoir que la disposition attaquée les place dans une position de concurrence déloyale par rapport aux entreprises établies dans d’autres États membres de l’Union européenne. Selon elles, tel est d’autant plus le cas pour les entreprises qui, comme les deuxième et cinquième parties requérantes, sont établies près de la frontière d’un pays limitrophe.
B.6.2. La disposition attaquée a pour effet que la vente de certains biens par un consommateur à un commerçant ne peut plus s’effectuer au moyen d’un paiement en espèces,
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mais elle n’interdit pas aux consommateurs de vendre de tels biens à un commerçant. Les moyens de paiement par voie électronique ou par virement bancaire sont aujourd’hui très répandus et peuvent être couramment utilisés par les commerçants professionnels et par les consommateurs, de sorte qu’il existe des alternatives accessibles au paiement en espèces.
Compte tenu de ce qui précède, les préjudices mentionnés en B.6.1 et invoqués par les parties requérantes sont trop hypothétiques pour être pris en compte dans le cadre de l’examen d’une demande de suspension. Les parties requérantes n’apportent en outre pas d’éléments concrets et précis démontrant que leur position concurrentielle sur le marché en question serait compromise.
B.7. En ce qu’elles font valoir que l’absence d’un régime transitoire accompagnant la disposition attaquée leur cause un préjudice grave difficilement réparable, les parties requérantes n’exposent pas de manière suffisamment claire en quoi consisterait précisément le préjudice en question. Leur requête ne contient pas davantage d’éléments concrets et précis à cet égard.
Comme il est dit en B.6.2, il existe des alternatives accessibles au paiement en espèces, de sorte que les ventes visées par la disposition attaquée restent possibles. Contrairement à ce que semblent alléguer les parties requérantes, la charge administrative que représente un paiement électronique ne peut être qualifiée de préjudice grave au sens de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989.
B.8. En ce que les parties requérantes renvoient aux préjudices que causerait la disposition attaquée pour l’environnement en général, pour le système monétaire de l’Union européenne en général et pour les personnes socialement vulnérables qui pourraient être victimes d’une utilisation abusive de leur compte bancaire et de leur identité, il ne s’agit pas de préjudices personnels et, partant, ils ne peuvent être invoqués à l’appui de leur demande de suspension.
B.9.1. Il résulte de ce qui précède que l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable n’est pas démontrée.
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B.9.2. Dès lors que l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable n’est pas démontrée, il n’y a, contrairement à ce que semblent soutenir les parties requérantes, pas lieu de mettre en balance les préjudices découlant de l’application immédiate de la disposition attaquée pour les parties requérantes avec les préjudices pour l’intérêt général qu’impliquerait une suspension.
B.10.1. Les parties requérantes ajoutent que le droit de l’Union européenne exige qu’elles aient accès à un juge qui puisse préserver efficacement leurs droits découlant de ce droit de l’Union. Elles font valoir en substance que l’application de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, en ce que celui-ci soumet la demande de suspension d’une disposition législative à la condition que l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable soit démontrée, doit être écartée pour cause de violation du droit de l’Union européenne.
B.10.2. En ce qui concerne la protection juridictionnelle effective des droits conférés par l’ordre juridique européen en général, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé (CJCE, grande chambre, 13 mars 2007, C-432/05, Unibet, ECLI:EU:C:2007:163, points 37-43) :
« 37. D’emblée, il convient de rappeler que, en vertu d’une jurisprudence constante, le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres, qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (arrêts du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec.
p. 1651, points 18 et 19; du 15 octobre 1987, Heylens e.a., 222/86, Rec. p. 4097, point 14; du 27 novembre 2001, Commission/Autriche, C-424/99, Rec. p. I-9285, point 45; du 25 juillet 2002, Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, 050/00 P, Rec. p. I-6677, point 39, et du 19 juin 2003, Eribrand, C-467/01, Rec. p. I-6471, point 61) et qui a également été réaffirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000 à Nice (JO C 364, p. 1).
38. Il incombe à cet égard aux juridictions des États membres, par application du principe de coopération énoncé à l’article 10 CE, d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit communautaire (voir, en ce sens, arrêts du 16 décembre 1976, Rewe, 33/76, Rec. p. 1989, point 5, et Comet, 45/76, Rec. p. 2043, point 12; du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p. 629, points 21 et 22; du 19 juin 1990, Factortame e.a., C-213/89, Rec. p. I-2433, point 19, ainsi que du 14 décembre 1995, Peterbroeck, C-312/93, Rec.
p. I-4599, point 12).
39. Il y a également lieu de rappeler que, en l’absence de réglementation communautaire en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les
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juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire (voir, notamment, arrêts précités Rewe, point 5; Comet, point 13; Peterbroeck, point 12; du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C-453/99, Rec. p. I-6297, point 29, ainsi que du 11 septembre 2003, Safalero, C-13/01, Rec. p. I-8679, point 49).
40. En effet, si le traité CE a institué un certain nombre d’actions directes qui peuvent être exercées, le cas échéant, par des personnes privées devant le juge communautaire, il n’a pas entendu créer devant les juridictions nationales, en vue du maintien du droit communautaire, des voies de droit autres que celles établies par le droit national (arrêt du 7 juillet 1981, Rewe, 158/80, Rec. p. 1805, point 44).
41. Il n’en irait autrement que s’il ressortait de l’économie de l’ordre juridique national en cause qu’il n’existe aucune voie de recours permettant, même de manière incidente, d’assurer le respect des droits que les justiciables tirent du droit communautaire (voir, en ce sens, arrêt du 16 décembre 1976, Rewe, précité, point 5, et arrêts précités Comet, point 16, ainsi que Factortame e.a., points 19 à 23).
42. Ainsi, s’il appartient, en principe, au droit national de déterminer la qualité et l’intérêt d’un justiciable pour agir en justice, le droit communautaire exige néanmoins que la législation nationale ne porte pas atteinte au droit à une protection juridictionnelle effective (voir, notamment, arrêts du 11 juillet 1991, Verholen e.a., C-87/90 à C-89/90, Rec. p. I-3757, point 24, et Safalero, précité, point 50). Il incombe en effet aux États membres de prévoir un système de voies de recours et de procédures permettant d’assurer le respect de ce droit (arrêt Unión de Pequeños Agricultores/Conseil, précité, point 41).
43. À cet égard, les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire ne doivent pas être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe de l’équivalence) et ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité) (voir, notamment, arrêt du 16 décembre 1976, Rewe, précité, point 5, et arrêts précités Comet, points 13 à 16; Peterbroeck, point 12; Courage et Crehan, point 29; Eribrand, point 62, ainsi que Safalero, point 49) ».
B.10.3. Il ressort de cette jurisprudence de la Cour de justice qu’à défaut d’une harmonisation au niveau européen, les recours juridictionnels organisés au sein d’un État membre en vue de garantir le respect du droit de l’Union européenne sont régis, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, par les règles procédurales nationales.
Selon la Cour de justice, le principe de l’autonomie procédurale est encadré par deux autres principes, à savoir, d’une part, le principe d’équivalence et, d’autre part, le principe
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d’effectivité. Le principe d’équivalence exige que les règles procédurales nationales applicables lorsqu’est en cause le droit européen ne soient pas moins favorables que celles qui sont applicables aux recours similaires de nature interne. Le principe d’effectivité s’oppose à ce que les règles procédurales nationales applicables rendent pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique européen.
B.10.4. Le principe de l’autonomie procédurale, encadré par les principes d’équivalence et d’effectivité, s’applique notamment lorsqu’un juge national est saisi d’une demande de suspension d’une norme nationale dont il est allégué qu’elle violerait le droit européen.
Par l’arrêt du 13 mars 2007 cité en B.10.2, la Cour de justice s’est également prononcée sur une question préjudicielle par laquelle « la juridiction de renvoi demand[ait], en substance, si, eu égard au principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire et en cas de doute sur la conformité de dispositions nationales avec ce dernier, l’octroi de mesures provisoires pour suspendre l’application desdites dispositions jusqu’à ce que la juridiction compétente se soit prononcée sur la conformité de celles-ci avec le droit communautaire est régi par les critères fixés par le droit national applicable devant la juridiction compétente ou par des critères communautaires » (CJCE, grande chambre, 13 mars 2007, précité, point 78).
La Cour de justice a jugé, dans le cadre de cette question préjudicielle :
« 79. À cet égard, il résulte, certes, d’une jurisprudence constante que le sursis à l’exécution d’une disposition nationale fondée sur une réglementation communautaire dans un litige pendant devant une juridiction nationale, tout en relevant des règles de procédure nationales, est soumis dans tous les États membres à des conditions d’octroi uniformes et analogues à celles du référé devant le juge communautaire (arrêts du 21 février 1991, Zuckerfabrik Süderdithmarschen et Zuckerfabrik Soest, C-143/88 et C-92/89, Rec. p. I-415, points 26 et 27; du 9 novembre 1995, Atlanta Fruchthandelsgesellschaft, C-465/93, Rec. p. I-
3761, point 39, et du 6 décembre 2005, ABNA e.a., C-453/03, C-11/04, C-12/04 et C-194/04, Rec. p. I-10423, point 104). Toutefois, l’affaire au principal est différente de celles ayant donné lieu à ces arrêts, en ce que la demande de mesures provisoires d’Unibet vise à suspendre non pas les effets d’une disposition nationale prise en application d’une réglementation communautaire dont la légalité serait contestée, mais les effets d’une législation nationale dont la conformité avec le droit communautaire est contestée.
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80. Partant, en l’absence d’une réglementation communautaire en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de régler les conditions d’octroi de mesures provisoires destinées à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire.
81. Par conséquent, l’octroi de mesures provisoires pour suspendre l’application de dispositions nationales jusqu’à ce que la juridiction compétente se soit prononcée sur la conformité de celles-ci avec le droit communautaire est régi par les critères fixés par le droit national applicable devant cette juridiction.
82. Cependant, ces critères ne sauraient être moins favorables que ceux concernant des demandes similaires de nature interne (principe de l’équivalence) ni rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité).
83. Dès lors, il y a lieu de répondre à la troisième question que le principe de protection juridictionnelle effective des droits conférés aux justiciables par le droit communautaire doit être interprété en ce sens que, en cas de doute sur la conformité de dispositions nationales avec le droit communautaire, l’octroi éventuel de mesures provisoires pour suspendre l’application desdites dispositions jusqu’à ce que la juridiction compétente se soit prononcée sur la conformité de celles-ci avec le droit communautaire est régi par les critères fixés par le droit national applicable devant ladite juridiction, pour autant que ces critères ne sont pas moins favorables que ceux concernant des demandes similaires de nature interne et ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile la protection juridictionnelle provisoire de tels droits » (CJCE, grande chambre, 13 mars 2007, précité, points 79-83).
B.10.5. Il en ressort que la Cour de justice de l’Union européenne, en ce qui concerne les conditions auxquelles une suspension de l’application d’une disposition nationale peut être obtenue, établit une distinction entre, d’une part, les dispositions nationales prises en application du droit de l’Union européenne dont la légalité est contestée et, d’autre part, les dispositions nationales dont est contestée la compatibilité avec le droit de l’Union.
Alors que, pour la suspension d’une disposition nationale fondée sur le droit de l’Union européenne dont la légalité est contestée, des conditions uniformes et « analogues à celles du référé devant le juge communautaire » sont applicables, pour la suspension de dispositions nationales dont la conformité avec le droit de l’Union européenne est contestée, « les critères fixés par le droit national applicable devant cette juridiction » trouvent à s’appliquer. Ces derniers critères ne peuvent toutefois être moins favorables que ceux qui sont applicables aux recours similaires de nature interne (principe d’équivalence) et ils ne peuvent pas rendre
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pratiquement impossible ou excessivement difficile la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par le droit de l’Union européenne (principe d’effectivité).
B.10.6. Étant donné qu’en l’espèce c’est la conformité de la disposition attaquée au droit de l’Union européenne qui est en cause et non la légalité du droit de l’UE lui-même, les critères établis dans l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 s’appliquent.
B.10.7. La condition relative au risque d’un préjudice grave difficilement réparable mentionnée à l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 s’applique tant lorsqu’est invoquée une violation du droit de l’Union européenne que lorsqu’une telle violation n’est pas invoquée.
Le principe d’équivalence est donc respecté.
B.10.8.1. En ce qui concerne le principe d’effectivité en général, la Cour de justice a jugé :
« Pour ce qui concerne le principe d’effectivité, il ressort de la jurisprudence de la Cour que les cas dans lesquels se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés aux particuliers par l’ordre juridique communautaire doivent, de même, être analysés en tenant compte de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, du déroulement et des particularités de celle-ci devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il y a lieu de prendre en considération, s’il échet, les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure (arrêts du 21 février 2008, Tele2
Telecommunication, C-426/05, EU:C:2008:103, point 55, et la jurisprudence citée, et 29 octobre 2009, Pontin, C-63/08, EU:C:2009:666, point 47) » (CJUE, 7 mars 2018, C-494/16, Santoro, ECLI:EU:C:2018:166, point 43).
B.10.8.2. Il en ressort que, pour apprécier le principe d’effectivité, il convient de prendre en compte notamment la place de la disposition procédurale en question dans l’ensemble de la procédure, ainsi que le déroulement et les spécificités de celle-ci.
Il convient de constater sur ce point qu’une demande de suspension d’une disposition législative introduite à la Cour revêt un caractère accessoire par rapport au recours en annulation introduit contre cette disposition et que la condition relative au risque d’un préjudice grave
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difficilement réparable s’applique exclusivement dans le cadre de la demande de suspension introduite devant la Cour. Cette demande tend précisément à éviter que l’application immédiate de la norme attaquée cause aux parties requérantes un préjudice grave qui ne pourrait être réparé ou qui pourrait difficilement l’être en cas d’annulation.
En ce que les parties requérantes démontrent, dans le cadre d’une demande de suspension d’une disposition législative, l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable, elles disposent d’une voie de recours effective pour sauvegarder provisoirement, dans l’attente d’une décision de la Cour concernant le recours en annulation, leurs droits découlant du droit de l’Union européenne. De la circonstance qu’une disposition législative ne peut être suspendue par la Cour lorsque l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable n’est pas démontrée, il ne peut être déduit que l’exercice des droits conférés aux particuliers par le droit de l’Union européenne est rendu pratiquement impossible ou excessivement difficile. En effet, les droits que les parties requérantes puisent dans le droit de l’Union européenne, dans les cas où il n’existe pas de risque de préjudice grave difficilement réparable, sont pleinement garantis dans le cadre du recours en annulation de la norme en question introduit par ces parties.
Il ressort en outre de l’arrêt de la Cour de justice cité en B.10.8.1 que, pour apprécier le principe d’effectivité, il convient de prendre en considération, s’il échet, les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de la sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure. En l’espèce, il convient de tenir compte du fait que le droit au contradictoire dans le cadre d’une demande de suspension d’une norme législative, précisément en raison du caractère urgent d’une telle demande, est garanti dans une mesure moindre que dans le cadre d’un recours en annulation. Eu égard notamment au fait que la Cour doit examiner des normes qui ont été adoptées par des assemblées législatives élues démocratiquement, une telle restriction du droit au contradictoire, outre les cas visés aux articles 71 et 72 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, ne peut être considérée comme raisonnablement justifiée que dans les cas où l’affaire présente un caractère urgent, plus précisément lorsque l’application immédiate de la norme attaquée ferait naître, pour les parties requérantes, un préjudice grave qui ne pourrait être réparé ou qui pourrait l’être difficilement en cas d’annulation.
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B.10.8.3. Il ressort par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice relative aux conditions uniformes applicables en vue de la suspension d’une disposition nationale fondée sur le droit de l’Union européenne dont la validité est contestée que, dans ce cadre, s’applique une condition analogue à celle de l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable, contenue dans l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 :
« 28. A cet égard, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que des mesures de sursis à l’exécution d’un acte attaqué ne peuvent être prises que si elles sont urgentes, autrement dit s’il est nécessaire qu’elles soient édictées et portent leurs effets dès avant la décision sur le fond, pour éviter que la partie qui les sollicite subisse un préjudice grave et irréparable.
29. Pour ce qui est de l’urgence, il convient de préciser que le préjudice invoqué par le requérant doit être susceptible de se concrétiser avant même que la Cour ait pu statuer sur la validité de l’acte communautaire attaqué. Quant à la nature du préjudice, ainsi que la Cour l’a plusieurs fois jugé, un préjudice purement pécuniaire ne saurait, en principe, être regardé comme irréparable. Toutefois, il appartient à la juridiction des référés d’examiner les circonstances propres à chaque espèce. A cet égard, elle doit apprécier les éléments permettant d’établir si l’exécution immédiate de l’acte faisant l’objet de la demande de sursis serait de nature à entraîner pour le requérant des dommages irréversibles qui ne pourraient être réparés si l’acte communautaire devait être déclaré invalide » (CJCE, 21 février 1991, C-143/88 et C-92/89, Zuckerfabrik Süderdithmarschen AG, ECLI:EU:C:1991:65, points 28 et 29).
B.10.8.4. Il résulte de ce qui précède que la condition de l’existence d’un risque de préjudice grave difficilement réparable, contenue dans l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, est conforme au principe d’effectivité.
B.10.8.5. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’accéder à la suggestion des parties requérantes de poser en la matière une question préjudicielle à la Cour de justice.
B.11. Dès lors qu’une des conditions de fond pour que la suspension puisse être décidée n’est pas remplie, il y a lieu de rejeter la demande de suspension.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette la demande de suspension.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 4 juillet 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 78/2024
Date de la décision : 04/07/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 10/08/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-07-04;78.2024 ?

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