Cour constitutionnelle
Arrêt n° 82/2024
du 10 juillet 2024
Numéro du rôle : 8103
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 63, § 2, du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique », posée par le Juge de paix du canton de Lennik.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 9 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 13 novembre 2023, le Juge de paix du canton de Lennik a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 63, § 2, du décret flamand du 24 février 2017 relatif à l’expropriation d’utilité publique viole-t-il les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, lu isolément ou en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la proportionnalité, en ce que la limitation dans le temps de l’application du principe général de la neutralité planologique vaut, de la même manière et sans la moindre mesure transitoire spécifique, en ce qui concerne, d’une part, les procédures d’expropriation dont la phase administrative a donné lieu à un arrêté d’expropriation définitif conformément au décret du 24 février 2017 et, d’autre part, les procédures d’expropriation dans le cadre desquelles il n’existe pas d’arrêté d’expropriation définitif et dont :
- la procédure administrative a été clôturée avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017, sous l’empire de la loi du 27 mai 1870 portant simplification des formalités administratives en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique,
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- mais dont la phase judiciaire se déroule par application et sous l’empire du décret du 24 février 2017 ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la commune de Roosdaal, assistée et représentée par Me Filip De Preter, Me Frank Judo, Me Bert Van Herreweghe et Me Louise Janssens, avocats au barreau de Bruxelles;
- le centre public d’action sociale de Bruxelles, assisté et représenté par Me Antoine de le Court, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me Patrick Van Der Straten, avocat au barreau d’Anvers.
Par ordonnance du 24 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
À la suite d’une expropriation, par la commune de Roosdaal, de deux parcelles non bâties appartenant au centre public d’action sociale de Bruxelles (ci-après : le CPAS de Bruxelles), le Juge de paix du canton de Lennik doit se prononcer sur l’indemnité d’expropriation définitive. Il a été procédé à l’expropriation en vue de la réalisation d’un plan d’exécution spatial qui destine principalement les parcelles concernées à une « zone d’entreprises artisanales » et en partie à une zone tampon. Avant l’approbation du plan concerné, ces parcelles étaient affectées comme zone agricole et comme zone de récréation. Le Juge de paix constate que la phase administrative de la procédure d’expropriation a été clôturée avant l’entrée en vigueur du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique (ci-après : le décret du 24 février 2017), en application de la loi du 27 mai 1870 « portant simplification des formalités administratives en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique » (ci-après : la loi du 27 mai 1870), et que les dispositions du décret du 24 février 2017
s’appliquent à la phase judiciaire de cette procédure.
Selon l’article 63 du décret du 24 février 2017, il n’est pas tenu compte, dans le cas d’une expropriation en vue de la réalisation d’un plan d’exécution spatial, lors de la détermination de la valeur du bien immobilier, de la plus-value ou de la moins-value résultant des prescriptions de ce plan, mais cette règle de neutralité planologique ne s’applique que si le plan d’exécution spatial a été établi définitivement moins de cinq ans avant la prise de la décision d’expropriation définitive. Le Juge de paix du canton de Lennik constate que la notion de « décision d’expropriation définitive » contenue dans le décret du 24 février 2017 a une signification clairement délimitée, alors que tel n’est pas le cas dans la loi du 27 mai 1870. Le Juge de paix constate aussi que le plan d’exécution spatial pour la réalisation duquel l’expropriation a eu lieu a été approuvé le 15 mars 2012, que le plan
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d’expropriation a été établi définitivement le 27 avril 2017 conformément aux dispositions de la loi du 27 mai 1870 et que l’autorisation d’expropriation a été accordée à la commune de Roosdaal le 29 novembre 2017, conformément aux dispositions de la même loi. Le Juge de paix du canton de Lennik estime que l’autorisation d’expropriation du 29 novembre 2017 clôt la phase administrative et qu’il peut être procédé à la phase judiciaire de l’expropriation. Le Juge de paix estime aussi que plus de cinq ans se sont écoulés depuis l’approbation du plan d’exécution spatial et que, selon le décret du 24 février 2017, la règle de la neutralité planologique ne saurait donc trouver à s’appliquer.
Le Juge de paix souligne que, sous l’empire de la loi du 27 mai 1870, la neutralité planologique n’était pas limitée dans le temps, de sorte que l’instance expropriante ne devait pas tenir compte du délai de cinq ans qui s’applique depuis l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017. Il estime ensuite qu’il s’indique de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Le CPAS de Bruxelles estime que, par l’article 63 du décret du 24 février 2017, le législateur décrétal a voulu, d’une part, étendre la neutralité planologique à toutes les expropriations destinées à la réalisation d’un plan d’exécution spatial, d’un plan d’aménagement, d’un arrêté relatif à la préférence ou d’un arrêté relatif au projet, quel que soit son fondement juridique, et, d’autre part, limiter dans le temps l’application de la neutralité planologique, en ce sens que cette neutralité ne peut s’appliquer que si la nouvelle destination spatiale a été établie définitivement au maximum cinq ans auparavant.
A.2. Le CPAS de Bruxelles souligne que, par l’arrêt n° 143/2018 du 18 octobre 2018
(ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.143), la Cour a déclaré que tant la règle de la neutralité planologique que la limitation temporelle de son application sont conformes à la Constitution. Le CPAS de Bruxelles estime que l’on n’aperçoit pas pourquoi la limitation temporelle de l’application de la règle de la neutralité planologique serait inconstitutionnelle dans la situation où la phase administrative de la procédure d’expropriation s’est déroulée selon les règles qui étaient d’application avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017. Selon lui, l’article 63 du décret du 24 février 2017 concerne une modalité de l’évaluation de l’indemnité d’expropriation totalement distincte de la manière dont se déroule la phase administrative de la procédure d’expropriation. Il souligne que la phase administrative de l’affaire d’expropriation qui est pendante devant la juridiction a quo relevait de l’application non seulement de la loi du 27 mai 1870, mais aussi des articles 2.4.3 à 2.4.9 du Code flamand de l’aménagement du territoire du 15 mai 2009 (ci-après : le Code flamand de l’aménagement du territoire), dont les principes généraux ont été partiellement repris dans le décret du 24 février 2017, et que la disposition en cause s’applique tant aux plus-values qu’aux moins-values résultant des prescriptions d’un plan d’exécution spatial pour la réalisation duquel il est procédé à l’expropriation. Selon lui, la circonstance que le terme « décision d’expropriation définitive » n’apparaît pas dans la législation qui était applicable avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017 n’est pas pertinente, dès lors que, dans l’affaire qui est pendante devant la juridiction a quo, il est clair que les décisions d’expropriation définitives ont été prises en 2017. Il souligne encore que la juridiction a quo a déjà jugé que la disposition en cause peut, en principe, trouver à s’appliquer dans l’affaire pendante devant elle.
A.3.1. La commune de Roosdaal estime que la question de droit contenue dans la question préjudicielle porte sur l’absence d’un régime transitoire déterminant si le juge doit appliquer la disposition en cause, ainsi que les modalités de cette application, pour les cas où il ne pouvait pas encore s’agir d’une « décision d’expropriation définitive » au sens du décret du 24 février 2017. Elle estime que, par « décision d’expropriation définitive », le législateur décrétal vise une nouvelle réalité juridique qui ne peut découler que de l’application des règles nouvelles, et que les parties à une procédure d’expropriation qui se déroule intégralement en application des garanties contenues dans le décret du 24 février 2017 ne sauraient raisonnablement être traitées de la même manière que celles qui ont clôturé la phase administrative de l’expropriation par une autorisation ministérielle, mais qui en entament la phase judiciaire après l’entrée en vigueur du nouveau décret.
A.3.2. Selon la commune de Roosdaal, dans l’affaire qui est pendante devant la juridiction a quo, la disposition en cause ne permet pas de calculer le délai de cinq ans qu’elle prévoit, dès lors qu’il n’existe pas de
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« décision d’expropriation définitive » dans cette affaire. Elle renvoie aux définitions contenues dans l’article 2, 2°, 3° et 7°, du décret du 24 février 2017 et souligne que l’élaboration d’une « décision d’expropriation définitive »
est réglée aux articles 10 à 44 de ce décret. Elle estime qu’il ressort de ces dispositions qu’une « décision d’expropriation définitive » n’est pas comparable à une autorisation d’expropriation ni à un plan d’expropriation définitivement approuvé au sens des dispositions de la loi du 27 mai 1870. Elle estime que ce constat ressort aussi de l’article 124 du décret du 24 février 2017. En ce que le Gouvernement flamand soutient qu’en cas de circonstances changeantes, l’instance expropriante peut quand même recommencer la phase administrative de la procédure selon les règles du décret du 24 février 2017, la commune de Roosdaal fait valoir qu’une telle méthode serait contraire à l’objectif poursuivi par le législateur décrétal, qui consiste à offrir rapidement la sécurité juridique aux parties à une procédure d’expropriation.
A.3.3. La commune de Roosdaal fait valoir qu’il convient de tenir compte du fait qu’au cours de la période antérieure à l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017, elle pouvait considérer que l’indemnité d’expropriation serait estimée sur la base de la neutralité planologique. Elle estime qu’une instance expropriante qui entame et clôture la phase administrative de la procédure d’expropriation sous l’empire de l’ancienne législation en matière d’expropriation a d’autres attentes légitimes que celle qui suit toute la procédure d’expropriation conformément aux dispositions du décret du 24 février 2017. Elle critique l’égalité de traitement entre les deux catégories d’instances expropriantes. Les autres délais qui s’appliquent dans le cadre d’une expropriation destinée à la réalisation d’un plan d’exécution spatial et auxquels le Gouvernement flamand fait référence ne sont pas pertinents en la matière, puisque ces délais ont un autre objet, qu’ils poursuivent d’autres objectifs et qu’ils produisent d’autres effets.
A.3.4. La commune de Roosdaal attire l’attention sur le fait que la neutralité planologique est un principe général de droit et que ce principe de droit doit, selon elle, être appliqué dans l’affaire pendante devant la juridiction a quo. La disposition en cause doit selon elle recevoir une interprétation restrictive parce qu’une autre interprétation donnerait lieu à une appréciation illégale de l’indemnité d’expropriation. Selon elle, le législateur décrétal ne saurait raisonnablement justifier qu’une décision d’expropriation définitive au sens de la disposition en cause soit assimilée à des actes juridiques fondés sur l’ancienne réglementation, dès lors que la procédure administrative prévue sous la réglementation ancienne offrait moins de garanties aux propriétaires des biens expropriés. Elle conclut que l’application de la disposition en cause aux procédures d’expropriation dont la phase administrative s’est déroulée selon l’ancienne réglementation donne lieu à une indemnisation qui n’est pas équitable et qu’une telle interprétation de cette disposition est donc contraire au droit de propriété et au principe d’égalité et de non-discrimination.
A.3.5. La commune de Roosdaal conclut que l’absence d’un régime transitoire est inconstitutionnelle. Elle estime toutefois que la disposition en cause peut aussi recevoir une interprétation conforme à la Constitution. Selon cette interprétation conforme à la Constitution, cette disposition ne pourrait trouver à s’appliquer aux cas dans lesquels la phase administrative de la procédure d’expropriation s’est déroulée selon les dispositions de la loi du 27 mai 1870, puisque, dans ces cas-là, il n’existe pas de « décision d’expropriation définitive ».
A.4. Le Gouvernement flamand estime que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.5.1. Le Gouvernement flamand rappelle que la réglementation en matière d’aménagement du territoire prévoit depuis des décennies des délais pour les expropriations destinées à la réalisation de plans d’aménagement ou de plans d’exécution spatiaux. Il renvoie à cet égard à l’article 35 de la loi du 29 mars 1962 « organique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme », à l’article 33 du décret relatif à l’aménagement du territoire, coordonné le 22 octobre 1996, à l’article 74 du décret du 18 mai 1999 « portant organisation de l’aménagement du territoire », aux articles 2.4.4, § 2, et 2.4.8 du Code flamand de l’aménagement du territoire et à l’article 42 du décret du 24 février 2017. Il souligne qu’il découle de ces dispositions que, lorsqu’une procédure d’expropriation n’est pas entamée dans un délai déterminé, le propriétaire peut inviter le pouvoir expropriant à renoncer à l’expropriation, après quoi cette instance, en cas de maintien de son intention d’exproprier, doit agir dans un délai déterminé. Elle ajoute qu’à partir du décret du 18 mai 1999, il existe un double délai à respecter : d’une part, un délai qui vaut pour l’élaboration du plan d’expropriation et qui prend cours à partir de l’entrée en vigueur du plan de destination et, d’autre part, un délai qui vaut pour l’entame de la phase judiciaire de la procédure d’expropriation et qui prend cours à partir de l’approbation du plan d’expropriation.
A.5.2. Selon le Gouvernement flamand, la disposition en cause confirme le principe selon lequel une expropriation effectuée en vue de la réalisation d’un plan d’aménagement ou d’un plan d’exécution spatial doit avoir lieu dans un délai déterminé est confirmé dans la disposition en cause, puisqu’elle prévoit qu’il n’est pas
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tenu compte du principe de la neutralité planologique lorsque l’expropriation n’a pas lieu dans un délai déterminé.
Il estime qu’il serait injuste que la situation juridique résultant d’une modification de destination par l’application du principe de la neutralité planologique soit neutralisée de manière illimitée dans le temps. Il souligne en outre que la possibilité de rendre la décision d’expropriation caduque si l’instance expropriante attend plus de cinq ans pour entamer la phase judiciaire de l’expropriation vaut pour toutes les décisions d’expropriation, et ce, sur la base de l’article 42 du décret du 24 février 2017.
A.6.1. En ce qui concerne l’absence d’une disposition transitoire, le Gouvernement flamand estime qu’une telle disposition n’est utile que si l’application des règles nouvelles n’est pas suffisamment prévisible pour les parties intéressées, ce qui, selon lui, doit s’apprécier à la lumière des conséquences qu’ont les règles nouvelles dans des situations qui sont nées sous l’empire des règles anciennes.
A.6.2. Le Gouvernement flamand estime qu’en l’espèce, il convient de tenir compte du fait qu’il est admis depuis des décennies que l’instance expropriante ne peut pas tarder à procéder à la réalisation d’un plan de destination au moyen d’une expropriation judiciaire. Selon lui, la circonstance que les règles relatives à l’inaction de l’instance expropriante ont été modifiées au fil des années fait qu’il n’était pas nécessaire de prévoir un régime transitoire. Il estime en outre que c’est le propre d’une réglementation nouvelle que des situations qui relevaient de l’ancienne réglementation soient traitées différemment de celles qui relèvent de la réglementation nouvelle. Il estime que de telles différences de traitement ne sont pas contraires au principe d’égalité et de non-discrimination.
A.6.3. Le Gouvernement flamand souligne que, selon l’article 124 du décret du 24 février 2017, la phase judiciaire de l’expropriation doit se dérouler selon les dispositions de ce décret lorsque la phase administrative s’est déroulée et a été clôturée selon l’ancienne législation en matière d’expropriation. Dès lors que les nouvelles règles relatives à la phase judiciaire de l’expropriation renvoient souvent à la notion de « décision d’expropriation définitive » et que cette notion n’apparaît pas dans l’ancienne législation en matière d’expropriation, il se peut qu’en dépit de décisions d’expropriation déjà prises conformément à l’ancienne législation, l’instance expropriante doive tout de même prendre une nouvelle décision conformément aux règles du décret du 24 février 2017. Selon le Gouvernement flamand, l’instance expropriante peut, dans ces cas-là, décider de prendre une nouvelle décision d’expropriation en tenant compte des circonstances actuelles, puisque l’on peut supposer l’existence de circonstances nouvelles après cinq ans. Lorsqu’elle décide de ne pas prendre une nouvelle décision d’expropriation conformément aux règles du décret du 24 février 2017, l’instance expropriante ne peut pas invoquer le principe de la neutralité planologique si la décision d’expropriation qu’elle a prise conformément aux dispositions de la loi du 27 mai 1870 a été prise après l’expiration du délai de cinq ans contenu dans la disposition en cause. Le Gouvernement flamand estime enfin que l’introduction d’une procédure en contestation de la légalité de la décision d’expropriation auprès d’une autre juridiction que le juge de paix ne fait pas obstacle à l’introduction de la procédure d’expropriation devant le juge de paix, puisque ce dernier est légalement tenu d’apprécier la légalité interne et externe de la décision d’expropriation.
-B-
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article 63 du décret flamand du 24 février 2017
« relatif à l’expropriation d’utilité publique » (ci-après : le décret du 24 février 2017), qui dispose :
« § 1er. [Dans le] cas d’une expropriation pour la réalisation d’un plan d’exécution spatial, plan d’aménagement, arrêté relatif à la préférence ou arrêté relatif au projet, il n’est pas tenu compte, lors de la détermination de la valeur du bien immobilier ou droit réel exproprié, de la plus-value ou de la moins-value résultant des prescriptions de ce plan d’exécution spatial, plan
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d’aménagement, arrêté relatif à la préférence ou arrêté relatif au projet, quelle que soit l’autorité expropriante.
Les expropriations successives pour la réalisation d’un plan d'exécution spatial, arrêté relatif à la préférence ou arrêté relatif au projet, y compris un plan d’exécution spatial, arrêté relatif à la préférence ou arrêté relatif au projet révisé, sont censées constituer un ensemble à la date de la première décision d’expropriation pour la détermination de la valeur des biens immobiliers ou droits réels à exproprier.
§ 2. Le paragraphe 1er ne s’applique que si le plan d’exécution spatial ou plan d’aménagement, arrêté relatif à la préférence ou arrêté relatif au projet n’a été établi définitivement plus [de] cinq ans avant la prise de la décision d’expropriation définitive ».
B.2. Il est demandé à la Cour si l’article 63, § 2, du décret du 24 février 2017 est compatible avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la proportionnalité, en ce que la limitation temporelle qu’il contient en matière d’application de la neutralité planologique, telle qu’elle est réglée à l’article 63, § 1er, du même décret, s’applique de la même manière et sans aucune mesure transitoire aux procédures d’expropriation dont la phase judiciaire se déroule selon les dispositions du décret du 24 février 2017, que la phase administrative de la procédure se soit déroulée selon les dispositions de ce dernier décret ou selon celles de la loi du 27 mai 1870 « portant simplification des formalités administratives en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique » (ci-
après : la loi du 27 mai 1870).
B.3.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.3.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.4.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.4.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel offre une protection non seulement contre l’expropriation ou contre la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
Cet article ne porte pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général.
L’ingérence dans le droit au respect des biens n’est compatible avec ce droit que si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection de ce droit. La Cour européenne des droits de l’homme considère également que les États membres disposent en la matière d’une grande marge d’appréciation (CEDH, 2 juillet 2013, R.Sz. c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2013:0702JUD004183811, § 38).
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B.4.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition en cause.
B.5.1. Le principe de la sécurité juridique interdit au législateur décrétal de porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt des justiciables d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.5.2. Si le législateur décrétal estime qu’un changement de politique s’impose, il peut décider de lui donner un effet immédiat et il n’est pas tenu, en principe, de prévoir un régime transitoire. Les articles 10 et 11 de la Constitution ne sont violés que si le régime transitoire ou l’absence d’un tel régime entraîne une différence de traitement ou une identité de traitement dénuée de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime. Tel est le cas lorsqu’il est porté atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie déterminée de justiciables sans qu’un motif impérieux d’intérêt général puisse justifier l’absence d’un régime transitoire établi à leur profit.
Le principe de la confiance légitime est étroitement lié au principe de la sécurité juridique.
B.6. Le principe de la proportionnalité fait intrinsèquement partie du principe d’égalité et de non-discrimination et du droit au respect des biens. Ainsi, un contrôle au regard de ce principe n’ajoute rien, en l’espèce, au contrôle de la disposition en cause au regard des normes de référence mentionnées en B.3.1 et en B.4.1.
B.7.1. Par le décret du 24 février 2017, le législateur décrétal a instauré une seule et même procédure d’expropriation globale pour toutes les expropriations réalisées en Région flamande, à l’exception des expropriations réalisées par l’autorité fédérale ou par des organismes habilités par celle-ci, qui portent sur des compétences fédérales. Cette procédure comprend deux phases :
une phase administrative et une phase judiciaire.
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B.7.2. La phase administrative commence par une décision d’expropriation provisoire, prise par l’instance expropriante (article 10), qui doit être soumise à une enquête publique (articles 17 à 23). À l’issue de l’enquête publique, l’instance expropriante peut prendre une décision d’expropriation définitive (article 28), laquelle peut être contestée par les parties intéressées devant le Conseil pour les contestations des autorisations (article 43). Pour certaines instances expropriantes, une habilitation préalable à la décision d’expropriation définitive est requise (articles 8 et 9).
La phase judiciaire de la procédure d’expropriation commence lorsque l’instance expropriante, sur la base de la décision d’expropriation définitive, saisit le juge de paix (article 46). Dans la phase judiciaire de la procédure d’expropriation, le juge de paix doit se prononcer sur la légalité de l’expropriation (article 50, § 1er), sur l’indemnité d’expropriation provisionnelle, qui doit être versée par l’instance expropriante à la Caisse des dépôts et consignations (articles 52 et 53, alinéa 1er), et sur l’indemnité d’expropriation définitive (article 57).
B.8.1. Selon l’article 125 du décret du 24 février 2017, le décret entre en vigueur à une date à fixer par le Gouvernement flamand. Par l’article 38 de l’arrêté du Gouvernement flamand du 27 octobre 2017 « portant exécution du Décret flamand sur les Expropriations du 24 février 2017 », la date d’entrée en vigueur du décret a été fixée au 1er janvier 2018.
B.8.2. L’article 124 du décret du 24 février 2017 contient un régime transitoire pour les procédures d’expropriation qui étaient en cours à la date de l’entrée en vigueur du décret. Cette disposition établit une distinction selon qu’était en cours la phase administrative ou la phase judiciaire de la procédure d’expropriation.
Selon l’alinéa 1er de l’article 124 du décret du 24 février 2017, le titre 3 de ce décret, qui contient les dispositions relatives à la phase administrative de l’expropriation, n’est pas applicable aux procédures administratives en cours et ces procédures restent soumises aux dispositions qui étaient applicables avant l’entrée en vigueur du décret. Aux termes de l’alinéa 2
de cet article, l’instance expropriante doit, pour les expropriations dont la phase administrative s’est déroulée en application des règles qui étaient en vigueur avant l’entrée en vigueur du
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décret, déposer au greffe de la justice de paix, au plus tard le dixième jour précédant l’audience d’introduction, le dossier administratif « tel qu’il devait être composé conformément à ces règles ».
L’alinéa 3 de l’article 124 du décret du 24 février 2017 prévoit que le titre 4 de ce décret, qui contient les dispositions relatives à la phase judiciaire de la procédure d’expropriation, n’est pas applicable aux procédures judiciaires en cours qui restent soumises aux dispositions qui étaient applicables avant l’entrée en vigueur du décret.
B.9.1. Il ressort de la décision de renvoi que l’affaire qui est pendante devant la juridiction a quo porte sur une procédure d’expropriation dont la phase administrative, qui s’était déroulée selon les dispositions de la loi du 27 mai 1870, a été clôturée avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017 et dont la phase judiciaire a commencé après l’entrée en vigueur de ce décret, de sorte que les dispositions pertinentes de ce décret sont applicables à cette phase.
B.9.2. L’article 63, en cause, du décret du 24 février 2017 s’applique ainsi, en principe, dans l’affaire pendante devant la juridiction a quo lorsque le juge de paix détermine l’indemnité d’expropriation définitive.
B.10.1. Selon l’article 63, § 1er, alinéa 1er, du décret du 24 février 2017, il n’est pas tenu compte, lors de la détermination de la valeur du bien immobilier ou droit réel exproprié, de la plus-value ou de la moins-value résultant des prescriptions du plan d’exécution spatial, du plan d’aménagement, de l’arrêté relatif à la préférence ou de l’arrêté relatif au projet pour la réalisation duquel l’expropriation a lieu.
B.10.2. Par l’arrêt n° 143/2018 du 18 octobre 2018 (ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.143), la Cour a jugé que cette disposition ne viole pas le droit de propriété, tel qu’il est garanti par l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel, en ce qu’elle ne prévoit pas que les plus-values résultant de la réalisation de l’objectif de l’expropriation sont, après la réalisation de cet objectif, réservées aux anciens propriétaires :
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« B.7.4. L’article 63 contient le principe de la ‘ neutralité planologique ’. Il ressort des travaux préparatoires que le but est de maintenir ce principe, tel qu’il était également contenu dans l’ancien article 2.4.6, § 1er, du Code flamand de l’aménagement du territoire (Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n° 991/1, p. 88). Par son arrêt n° 186/2011 du 8 décembre 2011, la Cour a jugé, en ce qui concerne l’ancien article 2.4.6, § 1er, du Code flamand de l’aménagement du territoire, qu’il est justifié de ne pas tenir compte, pour le calcul de l’indemnité d’expropriation, de la plus-value ou de la moins-value résultant de la réalisation d’un plan d’exécution spatial, puisque c’est la réalisation, par l’expropriation, du plan d’exécution spatial qui influence réellement la valeur du bien immobilier.
B.7.5. Il ressort des travaux préparatoires que le but consiste à étendre la neutralité planologique à toutes les expropriations destinées à la réalisation du plan d’exécution spatial, du plan d’aménagement, de l’arrêté relatif à la préférence ou de l’arrêté relatif au projet, non seulement lorsque l’expropriation se fait sur la base d’un plan d’expropriation établi dans le cadre du Code flamand de l’aménagement du territoire, mais aussi quel que soit le fondement juridique. Les travaux préparatoires soulignent que la neutralité planologique s’applique uniquement lorsqu’il est réellement possible de démontrer l’existence d’un lien avec l’expropriation. À défaut, le principe général de la ‘ neutralité de l’objectif ’ s’applique :
‘ Quel que soit le fondement juridique de l’expropriation, la neutralité planologique trouve à s’appliquer, mais uniquement dans la mesure où l’expropriation est effectivement destinée à la réalisation d’un plan d’exécution spatial et dans des conditions comparables, telles qu’elles sont contenues dans les articles 2.4.4 et 2.4.8 du Code flamand de l’aménagement du territoire.
Cette règle est donc généralisée et ne dépend pas du fondement juridique utilisé, mais bien du fait que l’expropriation est destinée ou non à la réalisation d’un plan d’exécution spatial ’ (ibid., p. 89).
B.7.6. Les garanties qui entourent la neutralité planologique ont également été étendues.
L’article 2.4.4. du Code flamand de l’aménagement du territoire prévoit qu’un plan d’expropriation établi après le plan d’exécution spatial qu’il tend à réaliser doit être établi définitivement au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur de ce plan d’exécution spatial.
Afin d’étendre cette garantie à toutes les expropriations destinées à la réalisation d’un plan d’exécution spatial, d’un plan d’aménagement, d’un arrêté relatif à la préférence ou d’un arrêté relatif au projet, même si ceux-ci ne sont pas basés sur le Code flamand de l’aménagement du territoire, l’application de la neutralité planologique est limitée à cinq ans à partir de l’établissement définitif du plan d’exécution spatial. En vertu de l’article 42 du décret sur les expropriations, la possibilité de rendre caduque une décision d’expropriation si l’instance expropriante attend plus de cinq ans pour entamer la phase judiciaire est étendue à toutes les décisions d’expropriation (ibid.).
B.7.7. Les critères, contenus dans les dispositions attaquées, utilisés lors du calcul de l’indemnité d’expropriation tiennent compte du lien direct qui existe entre l’objectif de l’expropriation et la cause de la modification de la valeur du bien à exproprier. En effet, puisque c’est l’expropriation qui influence réellement la valeur du bien immobilier, il est justifié de ne pas tenir compte, lors du calcul de l’indemnité d’expropriation, de la plus-value ou de la moins-
value résultant de la réalisation de cet objectif.
B.7.8. Ainsi qu’il est dit en B.6.1 à B.6.3, l’expropriation n’est possible qu’en vue de réaliser un but d’utilité publique. L’affirmation des parties requérantes selon laquelle tant la neutralité de l’objectif que la neutralité planologique servent en réalité à permettre aux instances
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expropriantes de réaliser des bénéfices plantureux n’est pas étayée. Si, dans une affaire spécifique, ils sont convaincus que l’expropriation ne poursuit pas l’intérêt général, les propriétaires ont la possibilité de soumettre l’objectif d’expropriation à un contrôle juridictionnel. Enfin, non seulement il n’est pas tenu compte de la plus-value résultant de l’expropriation, mais il est en outre prévu que les propriétaires ne soient pas affectés par l’éventuelle moins-value découlant de l’objectif même de l’expropriation ou de l’exécution des travaux pour lesquels l’expropriation est autorisée.
B.7.9. Il découle de ce qui précède que les dispositions attaquées ne violent pas l’article 16
de la Constitution.
La lecture combinée de cet article de la Constitution avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme ne conduit pas à une autre conclusion ».
B.11.1. Selon l’article 63, § 2, en cause, du décret du 24 février 2017, le principe de la neutralité planologique contenu dans le premier paragraphe de cette disposition ne s’applique que si le plan d’exécution spatial ou le plan d’aménagement, l’arrêté relatif à la préférence ou l’arrêté relatif au projet n’a pas été établi définitivement plus de cinq ans avant la prise de la décision d’expropriation définitive.
B.11.2. En ce qui concerne la limitation temporelle contenue dans cette disposition, la Cour a jugé, par l’arrêt n° 143/2018, précité, que cette limitation est liée à l’article 2.4.4, § 2, du Code flamand de l’aménagement du territoire, qui dispose :
« Le plan d’expropriation, qui est établi postérieurement au plan d’exécution spatial dont il vise la réalisation, doit être définitivement fixé au plus tard 5 ans après l’entrée en vigueur de ce plan d’exécution spatial ».
Dans le cadre d’un moyen qui était pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution et qui portait sur le fait que la neutralité de l’objectif de l’expropriation réglée à l’article 62 du décret du 24 février 2017 ne fait pas l’objet d’une limitation dans le temps, alors qu’une limitation temporelle s’applique par contre à la neutralité planologique réglée à l’article 63 de ce décret, la Cour a jugé, par cet arrêt :
« B.8.3. La limitation dans le temps de l’application de la neutralité planologique est basée sur l’article 2.4.4 du Code flamand de l’aménagement du territoire. Cette disposition provient de l’article 70 du décret de la Région flamande du 18 mai 1999 ‘ portant organisation de l’aménagement du territoire ’. Par cette limitation, le législateur décrétal entendait notamment renforcer le lien direct entre le plan d’exécution spatial et l’expropriation :
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‘ Une différence majeure par rapport au régime contenu dans le décret organique de l’aménagement du territoire, coordonné le 22 octobre 1996 tient dans le fait qu’il est à présent imposé à l’autorité d’établir le plan d’exécution dans un délai déterminé : au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur du plan d’exécution spatial que ce plan entend réaliser. Cette disposition incite l’autorité à ne pas tarder à exécuter réellement ses plans d’exécution (cf. le délai de cinq ans pour exercer le droit de préemption, article 63, dernier alinéa). Le lien entre les plans d’exécution et l’expropriation est ainsi renforcé, contrairement aux expropriations qui ne tendent pas (ou pas exclusivement) à réaliser le plan d’exécution concerné ’ (Doc. parl., Parlement flamand, 1998-1999, n° 1332/1, p. 43).
B.8.4. Les travaux préparatoires font apparaître qu’en adoptant l’article 63, le législateur décrétal entendait établir, sur la base de ce lien direct, une présomption de neutralité en ce qui concerne la destination du bien immobilier sur la base du plan d’exécution spatial :
‘ Par ailleurs, les garanties offertes par le Code flamand de l’aménagement du territoire sont également reprises ici; il s’ensuit que, quelle que soit la disposition d’habilitation utilisée, il peut être fait usage de la neutralité planologique, mais uniquement dans la mesure où
1) l’expropriation tend à réaliser le plan d’exécution spatial et 2) la nouvelle destination spatiale a été établie définitivement au maximum cinq ans auparavant. En d’autres termes, il existe une présomption irréfragable de neutralité planologique si un plan d’expropriation mentionnant comme fondement juridique le Code flamand de l’aménagement du territoire ou le décret flamand du 25 avril 2014 relatif aux projets complexes est établi dans les cinq ans, quelle que soit l’instance expropriante. Pour le surplus, c’est évidemment le principe ordinaire de la neutralité de l’objectif qui s’applique.
L’exproprié dispose donc de garanties suffisantes quant au fait que le principe de la neutralité planologique ne pourra être appliqué que moyennant le respect de conditions claires ’ (Doc. parl., Parlement flamand, 2016-2017, n° 991/1, p. 89).
B.8.5. La différence de traitement en cause repose sur un critère objectif, à savoir l’objectif de l’expropriation, qui consiste à réaliser ou non un plan d’exécution spatial ou un plan d’aménagement, un arrêté relatif à la préférence ou un arrêté relatif au projet.
B.8.6. Le critère distinctif est pertinent, eu égard aux objectifs définis. La neutralité planologique, telle qu’elle est visée à l’article 63, est une forme spécifique de la neutralité de l’objectif, visée à l’article 62, et est dictée par le lien direct existant entre la réalisation d’un plan d’exécution spatial ou un plan d’aménagement, un arrêté relatif à la préférence ou un arrêté relatif au projet, et la cause de la modification de la valeur du bien à exproprier.
B.8.7. L’aménagement du territoire en Région flamande est axé sur un développement spatial durable, dans le cadre duquel l’espace disponible est géré au profit de la présente génération, sans pour autant compromettre les besoins des générations futures. À cet effet, les besoins spatiaux des différentes activités sociales sont simultanément mis en balance. La portée spatiale, l’impact environnemental et les conséquences culturelles, économiques, esthétiques et sociales sont pris en compte. Le but est ainsi d’optimiser la qualité spatiale (article 1.1.4 du Code flamand de l’aménagement du territoire).
Le législateur décrétal dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour définir sa politique en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire. Il n’est pas manifestement
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déraisonnable que, pour renforcer l’exécution des plans d’aménagement du territoire, le législateur décrétal ait limité dans le temps l’application de la ‘ neutralité planologique ’ et qu’il ne l’ait pas fait en ce qui concerne l’application de la ‘ neutralité de l’objectif ’ ».
B.11.3. La Cour a ainsi jugé, dans le cadre du moyen précité, qu’il n’est pas déraisonnable que l’application de la neutralité planologique soit limitée dans le temps.
B.12. En l’espèce, il convient toutefois d’examiner si la limitation dans le temps de l’application de la neutralité planologique est compatible avec les normes de référence mentionnées dans la question préjudicielle, en ce que cette limitation temporelle s’applique, de la même manière et sans aucune mesure transitoire, aux procédures d’expropriation dont la phase judiciaire se déroule selon les dispositions du décret du 24 février 2017, que la phase administrative de la procédure se soit déroulée selon les dispositions de ce dernier décret ou selon celles de la loi du 27 mai 1870.
B.13.1. La disposition en cause prévoit, dans le cadre de l’application de la neutralité planologique, un délai de cinq ans entre, d’une part, la fixation définitive du « plan d’exécution spatial ou plan d’aménagement, de l’arrêté relatif à la préférence ou de l’arrêté relatif au projet »
et, d’autre part, « la décision d’expropriation définitive ».
B.13.2. Comme il est dit en B.7.2, la phase administrative de l’expropriation qui se déroule selon les dispositions du décret du 24 février 2017 s’achève par la prise d’une décision d’expropriation définitive. Aux termes de l’article 2, 2°, du décret du 24 février 2017, il faut entendre par « décision d’expropriation définitive » l’acte de décision de l’instance expropriante, par lequel cette dernière déclare qu’elle clôture la phase administrative et entame la phase judiciaire, après avoir reçu préalablement, le cas échéant, une autorisation d’expropriation à cet effet.
Sous l’empire de la loi du 27 mai 1870, la phase administrative de l’expropriation consistait, chronologiquement, dans les grandes lignes, en l’établissement d’un projet de plan d’expropriation, en l’organisation d’une enquête publique sur ce projet, en l’approbation du plan d’expropriation et en la délivrance par l’autorité supérieure à l’instance expropriante d’une autorisation de procéder à l’expropriation sur la base du plan d’expropriation ad hoc. Dans la loi du 27 mai 1870, la notion de « décision d’expropriation définitive » n’apparaît pas.
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B.13.3. Le décret du 24 février 2017 ne contient pas de disposition précisant ce que, dans le cadre de l’application de la disposition en cause, il y a lieu d’entendre par la notion de « décision d’expropriation définitive », lorsque, comme c’est le cas dans l’affaire pendante devant la juridiction a quo, la phase administrative de la procédure d’expropriation s’est déroulée selon les dispositions de la loi du 27 mai 1870 et que la phase judiciaire se déroule selon les dispositions du décret du 24 février 2017.
B.13.4. Compte tenu des objectifs poursuivis par le législateur décrétal, il doit être admis que l’autorisation conférée à l’instance expropriante par l’instance supérieure, réglée dans la loi du 27 mai 1870, de procéder à l’expropriation doit être considérée comme la décision d’expropriation définitive au sens de la disposition en cause. Comme l’observe la juridiction a quo, sous le régime de la loi du 27 mai 1870, cette autorisation clôt en effet la phase administrative de l’expropriation, après quoi la phase judiciaire peut commencer.
B.14.1. Avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017, la neutralité planologique était réglée à l’article 2.4.6, § 1er, alinéa 1er, du Code flamand de l’aménagement du territoire, qui prévoyait :
« Lors de la détermination de la valeur de la parcelle expropriée, la plus-value ou la moins-
value résultant des prescriptions d’un plan d’exécution spatial n’est pas prise en compte, pour autant que l’expropriation soit requise en vue de la réalisation de ce plan d’exécution spatial ».
Aucune disposition législative ne limitait dans le temps l’application de la neutralité planologique.
B.14.2. L’article 2.4.4, § 2, du Code flamand de l’aménagement du territoire prévoyait toutefois déjà qu’un plan d’expropriation destiné à la réalisation d’un plan d’exécution spatial devait être définitivement fixé au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur de ce plan d’exécution spatial. Il ressort des travaux préparatoires que, par cette disposition, le législateur décrétal a voulu inciter l’autorité « à ne pas tarder à exécuter réellement ses plans d’exécution »
et renforcer « le lien entre les plans d’exécution et l’expropriation » (Doc. parl., Parlement flamand, 1998-1999, n° 1332/1, p. 43).
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B.14.3. Comme la Cour l’a jugé par l’arrêt n° 143/2018 précité, mentionné en B.11.2, la limitation dans le temps de l’application de la neutralité planologique, contenue dans la disposition en cause, est basée sur l’article 2.4.4 du Code flamand de l’aménagement du territoire et, par cette limitation temporelle, le législateur décrétal a voulu renforcer l’exécution des plans d’aménagement du territoire, un objectif qu’il a également poursuivi lors de l’adoption de l’article 2.4.4 du Code flamand de l’aménagement du territoire.
B.15.1. Même si l’application de la neutralité planologique n’était pas limitée dans le temps avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017, les instances qui procédaient à une expropriation destinée à la réalisation d’un plan d’exécution spatial savaient qu’elles ne pouvaient pas tarder à exécuter réellement ce plan d’exécution spatial au moyen de l’expropriation.
L’article 2.4.4, § 2, du Code flamand de l’aménagement du territoire prévoyait en effet déjà qu’un plan d’expropriation destiné à la réalisation d’un plan d’exécution spatial devait être définitivement fixé au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur de ce plan d’exécution spatial.
En outre, le législateur décrétal avait déjà pris d’autres mesures pour éviter que les instances expropriantes tardent à réaliser réellement l’expropriation envisagée. Selon l’ancien article 2.4.8 du Code flamand de l’aménagement du territoire, le propriétaire qui faisait l’objet d’une procédure d’expropriation pouvait, lorsque la phase judiciaire de cette procédure n’était pas engagée dans un délai de cinq ans à compter de l’approbation du plan d’expropriation, inviter le pouvoir expropriant à renoncer à l’expropriation de son bien, après quoi cette instance, en cas de maintien de son intention d’exproprier, devait entamer la procédure d’expropriation dans un délai déterminé, sous peine de nullité de plein droit du plan d’expropriation.
B.15.2. Les mesures, précitées, qui avaient déjà été prises par le législateur décrétal avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017 ne peuvent pas être dissociées de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’article 1er du Premier Protocole additionnel, dont il ressort que le droit de propriété garanti dans cet article s’oppose, dans certaines circonstances, à ce que la propriété d’une personne soit menacée d’expropriation pendant une longue période, sans que le propriétaire puisse exiger l’exécution réelle ou le retrait de la décision d’expropriation (CEDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c. Suède, ECLI:CE:ECHR:1982:0923JUD000715175, §§ 66-74).
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B.16. Compte tenu de ce qui est dit en B.15.1 et en B.15.2, les instances expropriantes ainsi que les personnes dont la propriété faisait l’objet d’une procédure d’expropriation savaient que la réalisation, dans les délais, d’une expropriation visant à mettre en œuvre un plan d’exécution spatial était un des objectifs poursuivis par le législateur décrétal et elles ne pouvaient pas légitimement s’attendre à ce que le législateur décrétal ne prenne pas d’autres mesures pour consolider cette réalisation dans les délais impartis.
Les instances expropriantes qui avaient réalisé la phase administrative d’une procédure d’expropriation avant l’entrée en vigueur du décret du 24 février 2017 savaient en outre qu’une procédure d’expropriation ne peut être clôturée qu’après l’accomplissement de la phase judiciaire de cette procédure, qui a notamment pour objet la fixation de l’indemnité d’expropriation définitive. Tant que la phase judiciaire de la procédure d’expropriation n’avait pas été entamée, les instances expropriantes ne pouvaient pas légitimement s’attendre à ce que le législateur décrétal laisse intactes les règles relatives à cette phase de la procédure et donc également les règles relatives à la fixation de l’indemnité d’expropriation définitive. Il en va de même en ce qui concerne les personnes dont la propriété faisait l’objet d’une procédure d’expropriation.
B.17.1. En ce que la disposition en cause ne contient pas un régime transitoire relatif à l’application de la neutralité planologique pour les cas dans lesquels la phase administrative de la procédure d’expropriation s’est déroulée selon la loi du 27 mai 1870 et la phase judiciaire de cette procédure se déroule selon le décret du 24 février 2017, cette disposition est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime.
B.17.2. Un contrôle au regard de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel, ne conduit pas à une autre conclusion. Par l’arrêt n° 143/2018 précité, la Cour a en effet déjà jugé que la disposition en cause est raisonnablement justifiée eu égard aux objectifs poursuivis par le législateur décrétal. Il n’est par ailleurs pas démontré que cette disposition ne conduit pas à une juste indemnité.
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B.18. Compte tenu de ce qui est dit en B.13.4, la disposition en cause est compatible avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel et avec le principe de la sécurité juridique.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Compte tenu de ce qui est dit en B.13.4, l’article 63, § 2, du décret flamand du 24 février 2017 « relatif à l’expropriation d’utilité publique » ne viole pas les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec le principe de la sécurité juridique.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 10 juillet 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen