Cour constitutionnelle
Arrêt n° 87/2024
du 18 juillet 2024
Numéro du rôle : 8013
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 171, 5°, b), et 6°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 1er juin 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 12 juin 2023, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 171, 5°, b) du CIR 1992 en ce qu’il prévoit une imposition distincte des rémunérations, contrairement aux profits, dont le paiement ou l’attribution n’a eu lieu par l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement ne viole-t-il pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution ?
L’article 171, 6°, du CIR 1992 viole-t-il les articles 10, 11 et 172 de la Constitution en ce qu’il ne vise que les profits payés par une autorité publique à l’exclusion de ceux payés par des particuliers alors que, dans les deux cas, le créancier qui reçoit le paiement en une seule fois postérieurement à l’année des prestations se voit imposer cette situation pour des raisons indépendantes de sa volonté, sans risque d’abus ni possibilité d’arrangement entre parties pour retirer un avantage fiscal du retard de paiement ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- B.S., assisté et représenté par Me Marc Levaux, avocat au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Isabelle Tasset, avocate au barreau de Liège-Huy.
B.S. a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 29 mai 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
B.S. est architecte depuis 1991. De 2004 à 2012, il exerce sa profession en étant associé à V.N., un autre architecte.
Depuis juin 2012, un conflit l’oppose à son ancien associé.
Le 21 novembre 2012, B.S. assigne celui-ci devant le Tribunal de commerce de Liège, division de Liège. Par un jugement du 16 décembre 2016, le Tribunal condamne in solidum V.N. et sa société à payer à B.S. des arriérés de rémunérations, ainsi qu’une somme provisionnelle à titre de perte de revenus.
Le 21 mars 2018, les parties signent une convention transactionnelle afin de mettre fin au litige. Il est convenu que V.N. et sa société payent solidairement et pour solde de tout compte, les sommes suivantes :
- pour les arriérés d’honoraires afférents à l’année 2010 : 98 000 euros;
- pour les arriérés d’honoraires afférents à l’année 2011 : 20 000 euros;
- pour les arriérés d’honoraires afférents à l’année 2012 : 33 000 euros.
Le 25 mars 2018, B.S. envoie trois factures à V.N., en exécution de la convention transactionnelle.
Le 26 avril 2018, B.S. perçoit les montants précités.
Dans sa déclaration fiscale pour l’exercice d’imposition 2019, relatif aux revenus de l’année 2018, B.S. se déclare architecte. Il déclare avoir perçu, outre ses recettes, 151 000 euros à titre d’arriérés d’honoraires et il revendique le bénéfice de l’imposition distincte de ceux-ci.
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Le 12 novembre 2020, l’administration fiscale prend un avis de rectification de la déclaration pour l’exercice d’imposition 2019. Elle se fonde sur l’article 171, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992) pour rejeter l’application du taux distinct aux honoraires versés en 2018 et pour soumettre ces derniers au régime ordinaire de taxation prévu à l’article 130 du CIR 1992. L’administration fiscale annonce l’application d’un accroissement de 10 %.
Le 11 décembre 2020, B.S. conteste le redressement et revendique le bénéfice :
- soit de l’article 171, 5°, b), du CIR 1992, qui, selon lui, est applicable aux bénéfices et profits dont le paiement tardif est le fait d’une autorité publique ou de l’existence d’un litige;
- soit du taux applicable aux profits provenant d’une activité professionnelle antérieure en vertu de l’article 171, 5°, c), du CIR 1992, en raison de la cessation complète et définitive de son activité au profit de la société dans laquelle il était associé à V.N.;
- soit de l’article 171, 6°, du CIR 1992, en raison du litige l’opposant à son ancien associé, lequel exclut tout arrangement ou toute volonté d’obtenir un avantage fiscal.
Le 23 décembre 2020, l’administration fiscale prend une décision de taxation en maintenant son interprétation de la base légale de la taxation.
Le 25 janvier 2021, une cotisation conforme aux bases légales notifiées est établie au nom de B.S., pour l’exercice d’imposition 2019.
Le 19 février 2021, B.S. introduit une réclamation.
Le 30 juin 2021, l’administration fiscale rejette la réclamation.
Le 20 septembre 2021, B.S. saisit le Tribunal de première instance de Liège pour contester la décision de l’administration fiscale.
Le 1er juin 2023, le Tribunal de première instance de Liège rend un jugement dans lequel il considère que B.S. ne peut revendiquer le bénéfice d’aucune des trois dispositions précitées.
Selon le Tribunal, B.S. ne peut revendiquer le bénéfice de l’article 171 , 5°, c), du CIR 1992, dès lors qu’il n’a pas cessé complètement et définitivement son activité professionnelle d’architecte.
Il ne peut pas davantage se voir appliquer l’article 171, 5°, b), du même Code, étant donné que cette disposition est réservée à la rémunération des travailleurs, à l’exclusion des profits des professions libérales.
À l’invitation de la partie demanderesse, la juridiction a quo pose, à propos de cette disposition, la première question préjudicielle reproduite plus haut.
Enfin, selon le Tribunal, l’article 171, 6°, du CIR 1992 s’applique au montant qui, par le fait de l’autorité publique, n’a pas été payé au cours de l’année des prestations mais en une seule fois, de sorte qu’il ne peut être appliqué aux honoraires dans le cadre d’une relation contractuelle entre des personnes privées.
La juridiction a quo rappelle que le fait que le champ d’application de cette disposition soit limité aux retards imputables à l’autorité publique est justifié par la volonté d’éviter les abus, et en particulier d’empêcher que des parties privées s’accordent de manière à retirer un avantage fiscal du retard de paiement. Elle estime toutefois que la situation de conflit et de mésentente irrémédiable dans laquelle se trouvent le créancier et son débiteur, qui sont des personnes privées, pourrait être comparable à celle du retard de paiement d’une autorité publique et qu’on pourrait s’interroger sur la pertinence du critère de distinction fondé sur le statut, public ou privé, du débiteur. Elle considère en l’espèce que la partie demanderesse ne présente aucun risque d’entente avec son débiteur, de sorte que l’exclure du champ d’application de l’article 171, 6°, du CIR 192 reviendrait à lui faire subir une surcharge fiscale que le législateur a voulu éviter.
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À l’invitation de la partie demanderesse, la juridiction a quo pose dès lors la seconde question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Première question préjudicielle
A.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo fait valoir que le législateur a prévu que le bénéfice d’une imposition distincte est accordé dans l’hypothèse où le contribuable, pour une raison indépendante de sa volonté, reçoit le paiement de ses prestations après la période à laquelle ces prestations se rapportent. L’objectif du législateur était d’éviter que le contribuable subisse une surcharge fiscale découlant du taux progressif de l’impôt qui lui serait appliqué si le paiement des arriérés était globalisé avec l’ensemble des revenus de l’exercice en cours. Or, cette imposition distincte n’est pas prévue pour les profits qui satisfont aux mêmes conditions, sans que cette différence de traitement soit raisonnablement justifiée.
A.2. La partie demanderesse devant la juridiction a quo observe que la Cour a déjà jugé qu’une différence de traitement similaire, résultant de la même disposition, était discriminatoire. Par son arrêt n° 82/2015 du 28 mai 2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.082), elle a considéré que le principe d’égalité était violé, dès lors que l’imposition distincte ne s’appliquait pas en cas de paiement tardif des indemnités de réparation d’une perte temporaire de rémunérations de dirigeant d’entreprise – payées dans le cas d’espèce en exécution d’un contrat d’assurance « revenu garanti » –, alors que cette imposition distincte s’appliquait au paiement tardif d’indemnités pour perte temporaire de revenus accordées à des salariés.
Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, le même raisonnement doit être suivi dans l’affaire présentement examinée.
A.3. Elle met également en exergue le fait que sa situation n’est couverte par aucun des textes légaux applicables, ce qui rend la situation injuste et contraire à l’objectif poursuivi par le législateur.
A.4. Le Conseil des ministres soutient que le législateur avait l’intention de ne viser que les arriérés de rémunération, qu’ils soient versés par une autorité publique ou par un employeur privé. La différence de traitement en cause se justifie par le fait que les travailleurs perçoivent leurs revenus de façon régulière, dès lors que ceux-ci sont déterminés à l’avance et ne sont pas soumis à des aléas, tandis que les bénéfices et profits des indépendants sont variables et aléatoires. De surcroît, les profits sont en principe imposés l’année de leur perception, quelle que soit l’année de la prestation correspondante. En effet, une créance ou un droit à des honoraires ne sont pas considérés comme des profits d’un titulaire de profession libérale. La matière imposable ne prend naissance qu’au moment de l’encaissement de la créance ou du paiement de l’honoraire. De plus, la base imposable dépend de nombreuses variables, telles que les frais déductibles. Selon le Conseil des ministres, ces variations entraînent une plus grande difficulté à établir le taux moyen normal auquel des arriérés de revenus d’indépendants pourraient être imposés.
Le Conseil des ministres rappelle qu’aux yeux de la Cour, ces distinctions ont justifié la différence de traitement entre les salariés qui bénéficient du mécanisme d’imposition distinct visé à l’article 171, 5°, b), du CIR 1992 et les indépendants qui ne peuvent bénéficier qu’à de strictes conditions du mécanisme d’imposition distinct visé à l’article 171, 6°, deuxième tiret, du même Code (arrêt n° 38/2005 du 16 février 2005, ECLI:BE:GHCC:2005:ARR.038).
Le Conseil des ministres estime également que le législateur souhaitait éviter de déroger au principe de l’annualité de l’impôt, qui est généralement applicable en matière de bénéfices et de profits.
A.5. En outre, selon le Conseil des ministres, il appartenait à la partie préjudiciée de réclamer la réparation intégrale du dommage subi, ce qui comprend l’éventuel surcoût fiscal qui découlerait du taux d’imposition
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progressif sur les sommes perçues. Le dédommagement de la partie demanderesse devant la juridiction a quo n’a pas à être mis à charge de la collectivité en lieu et place du véritable responsable.
Le Conseil des ministres affirme que la décision de renvoi n’établit pas que, dans le cas d’espèce, la partie demanderesse devant la juridiction a quo s’est vu appliquer un taux d’imposition sur les honoraires perçus tardivement plus élevé que celui auquel ces honoraires auraient été taxés s’ils avaient été perçus l’année à laquelle ils ont été rattachés.
A.6. Enfin, le Conseil des ministres rappelle qu’il découle du principe de légalité en matière fiscale qu’une éventuelle lacune ne pourrait être comblée que par une intervention législative.
A.7. La partie demanderesse devant la juridiction a quo répond qu’il ressort des travaux préparatoires cités par le Conseil des ministres que le législateur voulait traiter de la même manière les salariés du privé et les membres du personnel des autorités publiques. Le législateur a estimé qu’il n’était pas souhaitable d’imposer une surcharge fiscale au contribuable lorsque le retard de paiement ne procède pas de son fait.
Au regard de cet objectif, il n’y a, selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, aucune raison d’exclure du bénéfice du mécanisme mis en place par l’article 171, 5°, b), du CIR 1992 les personnes qui perçoivent des profits, lorsque le retard de paiement de ceux-ci ne résulte pas du fait de ces personnes.
Seconde question préjudicielle
A.8. La partie demanderesse devant la juridiction a quo rappelle que la Cour a considéré que le législateur avait pour objectif d’éviter que des parties puissent retirer un avantage fiscal de l’application de cette disposition, en prévoyant un retard de paiement (arrêt n° 175/2013 du 19 décembre 2013, ECLI:BE:GHCC:2013:ARR.175).
Or, l’adoption de l’article 171, 6°, du CIR 1992 serait, selon le Conseil des ministres, fondée sur la prémisse selon laquelle ce type d’accord ne serait pas possible avec une autorité publique. La partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la disposition en cause n’exige pas que le paiement soit effectué directement par une autorité publique. Selon elle, il ne faut donc pas vérifier strictement si le paiement est réalisé par une autorité publique, mais si le contribuable, qui reçoit un paiement de prestations après la période à laquelle ces prestations se rapportent, a eu la faculté de prévoir ce retard de paiement dans le but d’en obtenir un avantage fiscal.
A.9. La partie demanderesse devant la juridiction a quo fait valoir que l’exclusion des profits dont le retard de paiement ne résulte pas du fait d’une autorité publique mais pour lesquels le contribuable n’avait pas la faculté ni la volonté d’obtenir un avantage fiscal ne correspond pas à l’objectif poursuivi par le législateur.
A.10. Le Conseil des ministres soutient que le législateur a considéré que le bénéfice de l’imposition distincte ne devait pas être étendu à l’ensemble des profits visés à l’article 23, § 1er, 2°, du CIR 1992, lesquels restent soumis à la règle générale de la globalisation des revenus. Le législateur a eu égard au fait que le paiement des profits était, en règle, susceptible d’être modalisé en fonction des prestations fournies et de la volonté des parties.
Le cas échéant, le titulaire de profits peut exiger le paiement de provisions qui couvrent le montant de ses honoraires. Le législateur a également considéré qu’il convenait d’éviter que les parties s’entendent dans le but d’imputer certains revenus à des exercices déterminés, aux fins de réduire la charge fiscale.
Selon le Conseil des ministres, le législateur a estimé que le fait d’être payé tardivement, en partie ou d’une manière qui n’est pas fiscalement la plus avantageuse, relève des risques normaux des titulaires de professions libérales, de sorte que la situation du titulaire de profits dont les honoraires sont payés avec retard ne revêt pas un caractère suffisamment exceptionnel qui justifierait l’extension du régime dérogatoire prévu à l’article 171, 6°, deuxième tiret, du CIR 1992.
A.11. Le Conseil des ministres soutient également que la différence de traitement en cause se justifie par le statut particulier de l’autorité publique en tant que débiteur. Il observe que les autorités publiques servent l’intérêt général et disposent des prérogatives de puissance publique, contrairement aux personnes privées. De surcroît, les
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règles régissant le droit de la fonction publique entraînent nécessairement des régularisations en raison des modalités qui sont propres au processus décisionnel administratif. En outre, les modalités de passation des contrats conclus avec les autorités publiques sont le plus souvent gouvernées par des techniques particulières et les paiements sont soumis à de nombreuses contraintes, notamment à des impératifs d’ordre budgétaire. Enfin, les modes de recouvrement à l’égard des autorités publiques diffèrent radicalement des modes de recouvrement de créances auprès des personnes privées, compte tenu de l’immunité d’exécution dont jouissent les premières, en application du principe de la continuité du service public.
Le Conseil des ministres considère également qu’il convient de raisonner par analogie avec l’arrêt n° 175/2013 précité, par lequel la Cour s’est prononcée sur la différence de traitement entre les personnes qui perçoivent des profits payés par une autorité publique et celles qui perçoivent des profits payés par des personnes privées. La Cour a jugé que cette différence de traitement était raisonnablement justifiée, dès lors que « le législateur a, en effet, pris en compte la situation particulière des titulaires de profits qui sont payés avec retard par le fait d’une autorité publique, en raison du caractère particulier de cette autorité en tant que débiteur, des règles spécifiques qui s’appliquent aux autorités publiques en matière de paiement et des retards qui en résultent. Le législateur a par ailleurs pris en compte le fait que les paiements faits par des particuliers peuvent plus facilement être étalés dans le temps en fonction de la fourniture des prestations, selon les accords que les parties négocient entre elles et, dans le souci d’éviter des abus, il n’a pas voulu que les parties puissent retirer un avantage fiscal d’un retard de paiement » (B.10).
A.12. En outre, selon le Conseil des ministres, la situation en cause dans le litige devant la juridiction a quo n’est aucunement comparable avec la situation visée dans la disposition en cause. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de payer en une fois des profits pour des prestations dépassant douze mois. La transaction concernée vise, pour le contribuable, à récupérer des arriérés d’honoraires liés à des exercices fiscaux précis, en raison d’un manquement causé par un tiers responsable.
A.13. La partie demanderesse devant la juridiction a quo répond que, contrairement à ce qu’allègue le Conseil des ministres, les arriérés d’honoraires sont en l’espèce des revenus qui revêtent un caractère totalement exceptionnel, dès lors qu’ils résultent d’un litige entre deux anciens associés. Contrairement à l’article 171, 5°, b), du CIR 1992, l’article 171, 6°, du même Code n’est pas applicable aux profits dont le retard de paiement résulte de l’existence d’un litige. Cette limitation du champ d’application de la disposition ne permet pas d’atteindre le but recherché par le législateur.
-B-
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1. La première question préjudicielle porte sur l’article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992). La seconde question préjudicielle porte sur l’article 171, 6°, du même Code.
B.2. L’article 171 du CIR 1992 dispose :
« Par dérogation aux articles 130 à 145 et 146 à 156, sont imposables distinctement, sauf si l’impôt ainsi calculé, majoré de l’impôt État afférent aux autres revenus, est supérieur à l’impôt calculé conformément aux articles précités et afférent aux revenus visés aux articles 17, § ler, 1° à 3° et 90, alinéa 1er, 6° et 9°, et aux plus-values sur valeurs et titres mobiliers
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imposables sur base de l’article 90, alinéa 1er, 1°, majoré de l’impôt État afférent à l’ensemble des autres revenus imposables :
[…]
5° au taux moyen afférent à l’ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu douze mois de revenus professionnels imposables qui est déterminé sur base de l’impôt dû en application des articles 130 à 145 et 146
à 154, diminué des réductions d’impôt visées aux articles 1451 à 14516 , 14524, 14526, 14528, 14532 à 14535, 14548 et 154bis :
[…]
b) les indemnités en réparation totale ou partielle d’une perte temporaire de revenus professionnels visées aux articles 25, 6°, b, 27, alinéa 2, 4°, b, 32, alinéa 2, 2°, et 33, alinéa 3, et les rémunérations, pensions, rentes ou allocations visées aux articles 31 et 34, dont le paiement ou l’attribution n’a eu lieu, par le fait d’une autorité publique ou de l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle elles se rapportent effectivement;
[...]
6° au taux afférent à l’ensemble des autres revenus imposables qui est déterminé sur base de l’impôt dû en application des articles 130 à 145 et 146 à 154, diminué des réductions d’impôt visées aux articles 1451 à 14516 , 14524, 14526, 14528, 14532 à 14535, 14548 et 154bis :
[...]
- les profits visés à l’article 23, § 1er, 2°, qui se rapportent à des actes accomplis pendant une période d’une durée supérieure à 12 mois et dont le montant n’a pas, par le fait de l’autorité publique, été payé au cours de l’année des prestations, mais a été réglé en une seule fois, et ce exclusivement pour la partie qui excède proportionnellement un montant correspondant à 12 mois de prestations;
[...] ».
B.3.1. L’article 171 précité accorde le bénéfice d’un taux d’imposition distinct aux contribuables, notamment les travailleurs salariés, qui déclarent les rémunérations qu’il vise et qui n’ont été payées, notamment par le fait de l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle ces sommes se rapportent (article 171, 5°, b)) et aux contribuables, notamment les travailleurs indépendants, qui déclarent les profits qu’il vise et qui, par le fait d’une autorité publique, n’ont pas été payés au cours de l’année des prestations (article 171, 6°, deuxième tiret).
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B.3.2. L’article 171 du CIR 1992 déroge, en ce qui concerne les revenus énumérés dans cet article, au principe de la globalisation, c’est-à-dire à l’addition des quatre catégories de revenus différentes définies à l’article 6 du CIR 1992, en vertu duquel le revenu imposable à l’impôt des personnes physiques est constitué de l’ensemble des revenus nets, soit la somme des revenus nets des catégories énumérées dans cette disposition, à savoir les revenus des biens immobiliers, les revenus des capitaux et biens mobiliers, les revenus professionnels et les revenus divers, diminuée des dépenses déductibles mentionnées aux articles 104 à 116 du CIR 1992. L’impôt est calculé sur cette somme selon les règles fixées aux articles 130 et suivants, mais après l’accomplissement de quelques opérations.
L’article 171 du CIR 1992 fixe un mode de calcul particulier de l’impôt et des taux d’imposition spéciaux pour certains revenus, à condition toutefois que le régime de l’addition de tous les revenus imposables, en ce compris ceux qui peuvent être imposés distinctement, ne s’avère pas plus avantageux pour le contribuable.
B.4.1. L’article 171, 5°, b), du CIR 1992 trouve son origine dans l’article 1er de la loi du 7 juillet 1953 « modifiant les lois coordonnées relatives aux impôts sur les revenus en ce qui concerne les arriérés de certaines rémunérations » (ci-après : la loi du 7 juillet 1953), qui insère un paragraphe 5 dans l’article 32 des lois relatives aux impôts sur les revenus, coordonnées le 15 janvier 1948 (ci-après : les lois coordonnées du 15 janvier 1948). Cette disposition prévoyait que, pour l’application de l’impôt sur les revenus, les rémunérations dont le paiement n’avait lieu qu’après l’expiration de l’année à laquelle elles se rapportaient étaient considérées comme des revenus de cette année imposable.
B.4.2. L’article 32, § 5, des lois coordonnées du 15 janvier 1948 tendait à instaurer une exception à la règle de l’annualité de l’impôt (Doc. parl., Chambre, 1952-1953, n° 444, p. 2).
Les travaux préparatoires de la loi du 7 juillet 1953 expliquent cette règle :
« Bien que le texte de l’article 35 [des lois coordonnées du 15 janvier 1948] ne soit peut-
être pas d’une rédaction parfaite, la doctrine et la jurisprudence ont admis que seuls sont soumis
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à la taxe professionnelle les revenus réellement encaissés, sans qu’il soit tenu compte de la date à laquelle ils avaient été acquis.
Ainsi, un avocat touchant des honoraires à la fin d’un long procès, verra ce revenu imposé au cours de l’exercice pendant lequel a eu lieu le paiement desdits honoraires et non au cours de l’exercice pendant lequel il les a acquis.
L’employé ou le fonctionnaire qui, à un moment donné, a reçu des arriérés ou des allocations plus ou moins importants, sera taxé sur cette base au cours de l’année pendant laquelle il a reçu ces arriérés et non au cours de l’année pendant laquelle il aurait dû les recevoir » (ibid., p. 1).
B.4.3. En raison du phénomène des arriérés de rémunérations payés par les pouvoirs publics, le législateur a considéré qu’il était « injuste et inéquitable d’imposer ces arriérés importants pendant l’année pendant laquelle ils ont été encaissés. En effet, l’application du principe de la progressivité de l’impôt a fait passer ces fonctionnaires ou employés dans une tranche d’imposition supérieure, de sorte qu’ils ont dû payer un coefficient d’impôt qui ne leur aurait jamais été réclamé si leur traitement avait été adapté en temps utile » (ibid., p. 2).
Le législateur a toutefois reconnu « qu’à la suite de négligences ou de mauvaise volonté, de difficultés de caisse ou de procès, certaines rémunérations et indemnités soient liquidées avec un retard considérable dans le secteur privé. Pourquoi traiterait-on dans ce domaine, avec plus de sévérité les employés et les ouvriers du secteur privé que leurs collègues des administrations publiques ? [...] Il en résulterait une même injustice ‘ par le fait de l’autorité patronale ’. Un tel fait de l’autorité patronale, bien qu’il soit moins contrôlable ou plus difficile d’en faire la preuve, a eu cependant pour les salariés et appointés les mêmes conséquences involontaires et inévitables » (ibid.).
Pour répondre à cette préoccupation, la commission des Finances a adopté un amendement pour que le bénéfice du mécanisme dérogatoire de calcul de l’impôt sur les arriérés de rémunération s’applique lorsque le retard ne procède pas du fait du contribuable (ibid.).
B.4.4. Le texte adopté en commission des Finances a ensuite fait l’objet d’un amendement, présenté par le Gouvernement, aux termes duquel le champ d’application de la disposition était restreint aux retards de paiement qui résultent du fait d’une autorité publique ou de l’existence d’un litige (Doc. parl., Chambre, 1952-1953, n° 470, p. 1).
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La justification de cet amendement mentionne :
« La Commission a estimé qu’il doit être fait application de la mesure dans tous les cas où
le retard dans le paiement ne procède pas du fait du contribuable.
Cette formule sera génératrice de conflits et susceptible de donner lieu à des abus.
Toutefois, pour répondre à l’idée qui est à la base de la modification apportée par la Commission, le Gouvernement vous propose de soumettre les rémunérations arriérées au système proposé, lorsque le paiement tardif est dû au fait d’une autorité publique ou au fait de l’existence d’un litige entre employeur et employé » (ibid.).
B.5.1. L’article 23, § 2, 3°, de la loi du 20 novembre 1962 « portant réforme des impôts sur les revenus » a modifié la règle de calcul mise en place, afin que les arriérés soient imposés au « taux moyen afférent à l’ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu une activité professionnelle normale ».
B.5.2. Par cette disposition, qui deviendra plus tard l’article 93 du Code des impôts sur les revenus 1964 et ensuite l’article 171 du CIR 1992, le législateur a voulu éviter les conséquences sévères que l’application rigoureuse de la progressivité de l’impôt des personnes physiques entraînerait pour les contribuables qui recueillent certains revenus ayant un caractère plutôt exceptionnel. Selon les travaux préparatoires de l’article 23, qui a instauré les impositions distinctes, le législateur a voulu « freiner la progressivité de l’impôt, lorsque le revenu imposable comprend des revenus non périodiques » (Doc. parl., Chambre, 1961-1962, n° 264/1, p. 85; n° 264/42, p. 126).
B.5.3. À partir de l’exercice d’imposition 2019, la notion de « dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu une activité professionnelle normale » a été remplacée par celle de « dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu douze mois de revenus professionnels imposables » (articles 2 et 3 de la loi du 7 avril 2019 « modifiant le Code des impôts sur les revenus 1992 en ce qui concerne l’imposition distincte »).
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B.6. L’article 171, 6°, deuxième tiret, procède d’une intention similaire à celle qui a présidé à l’adoption de l’article 171, 5°. L’exposé des motifs de la loi du 4 août 1978 « de réorientation économique » (qui a modifié l’article 93 précité) indique :
« Dans l’état actuel de la législation, les honoraires et autres profits qui se rapportent à des prestations accomplies pendant une période d’une durée supérieure à douze mois et dont le montant n’a pas, par le fait de l’autorité publique, été payé au cours de l’année des prestations, mais a été réglé en une seule fois, sont taxés comme des revenus de l’année pendant laquelle ils ont été perçus avec application du taux normal d’imposition.
Pour y pallier, il est proposé d’appliquer aux honoraires et autres profits de l’espèce un régime analogue à celui qui s’applique déjà actuellement aux ‘ pécules de vacances promérités ’ payés aux employés.
Ceci revient en fait à appliquer aux arriérés d’honoraires, etc., le taux d’impôt applicable à ce qui correspond normalement à douze mois de prestations » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 415/1, pp. 33 et 34).
Le rapport fait au nom de la commission du Sénat précise :
« Le chapitre II règle le problème de la taxation des honoraires payés par une autorité publique aux titulaires de professions libérales pour des prestations qui sont étalées sur une période de plus de douze mois.
Pour éviter une surtaxation due à la progressivité du taux de l’impôt, la quotité des honoraires qui excède proportionnellement un montant correspondant à douze mois de prestations sera imposée distinctement au taux afférent à l’ensemble des autres revenus imposables » (ibid., n° 415/2, p. 51).
En commission du Sénat, le ministre a indiqué :
« Les honoraires qui se rapportent à des prestations accomplies pendant une période supérieure à douze mois et qui, par le fait de l’autorité publique, ne sont pas payés pendant l’année des prestations mais liquidés en une seule fois, sont actuellement imposés au cours de l’année de l’encaissement et le taux d’imposition progressif est appliqué sans atténuation.
Dans l’article 51 du projet, il est suggéré un régime analogue à celui qui existe à présent pour le pécule de vacances promérité à l’employé; dorénavant donc ces honoraires seront subdivisés en deux parties :
a) Une première partie qui correspond à douze mois de prestations sera ajoutée aux autres revenus de l’année pour constituer la base imposable;
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b) Une deuxième partie - le reste - qui sera taxée distinctement suivant le tarif appliqué aux revenus sub a).
[...]
Ce régime existe déjà pour le pécule de vacances promérité payé à l’employé qui quitte l’entreprise.
Il ne peut être appliqué aux honoraires privés, car la règle reste toujours l’annualité de l’impôt. En outre, dans le secteur privé, il est loisible de régler les paiements en fonction de la fourniture des prestations et des intérêts des deux parties. Il est superfétatoire que le législateur prévoie encore des facilités supplémentaires sur la base de commodité purement fiscale d’une des parties » (ibid., pp. 71 et 72).
Un amendement visant à supprimer les mots « par le fait de l’autorité publique » fut rejeté, tant au Sénat (ibid., p. 74) qu’à la Chambre des représentants (Doc. parl., Chambre, 1977-1978, n° 470/9, p. 30), pour les motifs suivants :
« Le Ministre rappelle tout d’abord que la mesure contenue dans l’article 51 est demandée depuis longtemps et qu’elle permettra de mieux réaliser l’égalité des contribuables devant l’impôt. Le Ministre s’oppose ensuite à l’amendement en soulignant qu’en matière de paiement, le secteur privé est assujetti à d’autres règles que l’autorité publique et que dès lors, le paiement peut facilement être étalé dans le temps. Le Ministre souligne enfin que l’autorité publique a été définie de manière très large (cf. rapport du Sénat, p. 73) » (ibid.).
Quant à la première question préjudicielle
B.7. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 171, 5°, b), du CIR 1992 avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en tant que cette disposition crée une différence de traitement entre, d’une part, les contribuables qui perçoivent des rémunérations et, d’autre part, les contribuables qui perçoivent des profits, en ce qui concerne le calcul de l’impôt sur les revenus dont le paiement ou l’attribution n’a eu lieu, par le fait de l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle ils se rapportent effectivement.
B.8.1. L’article 171, 5°, b), du CIR 1992 n’est appliqué que lorsque l’impôt calculé conformément à cette disposition, majoré de l’impôt afférent aux autres revenus, n’est pas
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supérieur à celui qui résulterait de l’application des articles 130 à 145 et 146 à 156 du même Code à l’ensemble des revenus imposables.
B.8.2. Le Conseil des ministres soutient que la décision de renvoi n’établit pas que, dans le cas d’espèce, la partie demanderesse devant la juridiction a quo s’est vu appliquer un taux d’imposition plus élevé sur les honoraires perçus tardivement que celui auquel ces honoraires auraient été taxés s’ils avaient été perçus l’année à laquelle ils ont été rattachés.
Dans la mesure où le Conseil des ministres contesterait l’utilité de la réponse à la première question préjudicielle pour la solution du litige, il convient de rappeler qu’il appartient en principe à la juridiction a quo de déterminer si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. La Cour ne pourrait s’abstenir de répondre à la question qui lui est posée que si la réponse à cette question n’était manifestement pas utile à la solution de ce litige, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
B.9. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination. L’article 172 de la Constitution est une application particulière de ce principe en matière fiscale.
Le principe d’égalité en matière fiscale n’interdit pas au législateur d’octroyer un avantage fiscal à certains contribuables, pour autant que la différence de traitement ainsi créée puisse se justifier raisonnablement.
B.10. Le champ d’application de l’article 171, 5°, b), du CIR 1992 est limité, d’une part, par la référence aux rémunérations, pensions, rentes et allocations visées aux articles 31 et 34
du CIR 1992 et, d’autre part, par la condition selon laquelle le paiement ou l’attribution desdits revenus doit avoir eu lieu après l’expiration de la période imposable à laquelle ils se rapportent effectivement, et ceci du fait d’une autorité publique ou de l’existence d’un litige.
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Les rémunérations visées à l’article 31 du CIR 1992 sont celles des travailleurs soumis à la législation sur les contrats de travail ou à un statut légal ou réglementaire similaire.
B.11. Il existe des différences fondamentales entre les travailleurs, d’une part, indépendants et les travailleurs salariés, d’autre part, en ce qui concerne les régimes fiscaux qui leur sont applicables. Ces différences empêchent de comparer à tous égards ces catégories de personnes. La circonstance que le revenu soit payé, fixé ou attribué tardivement par le fait de l’existence d’un litige peut néanmoins avoir une incidence défavorable sur les impôts à payer, tant pour les travailleurs indépendants que pour les travailleurs salariés. De ce point de vue, ils peuvent être réputés comparables.
B.12.1. Comme il est dit en B.5.2, l’article 171, 5°, du CIR 1992 a pour objectif de freiner la progressivité de l’impôt lorsque le revenu imposable comprend des revenus non périodiques et que le retard de paiement de ces revenus n’est pas imputable au contribuable mais à une autorité publique ou à l’existence d’un litige. Il n’est pas pertinent, au regard de cet objectif, d’exclure du champ d’application de l’article 171, 5°, b), du CIR 1992 les profits réalisés par les travailleurs indépendants lorsque le retard de paiement qu’ils subissent résulte de l’existence d’un litige et qu’il ne leur est pas imputable.
Eu égard aux effets de l’exclusion précitée, la volonté de limiter les exceptions au principe de l’annualité de l’impôt et le souci d’éviter les abus ne sauraient justifier la différence de traitement en cause. En effet, lorsque le retard de paiement résulte de l’existence d’un litige, un conflit oppose le créancier des profits et son débiteur, de sorte que le risque que ceux-ci concluent un accord dans le but d’imputer des revenus à des exercices déterminés en vue de réduire la charge fiscale est sans commune mesure avec le risque qui peut exister dans une situation non conflictuelle.
B.12.2. De surcroît, le fait qu’il existe des différences fondamentales entre, d’une part, les travailleurs indépendants et, d’autre part, les travailleurs salariés, et plus précisément le fait que les revenus des travailleurs indépendants peuvent varier d’une année à l’autre et ne sont pas perçus de façon régulière, alors que le salaire des travailleurs est déterminé d’avance et n’est généralement pas soumis à des fluctuations incertaines, ne saurait davantage justifier la
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différence de traitement en cause, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres. En effet, le revenu imposable est constitué aussi d’arriérés de revenus qui peuvent varier d’une année à l’autre, tant pour les salariés que pour les travailleurs indépendants.
De surcroît, s’il est vrai que le paiement des profits est, en règle, susceptible d’être modalisé par les parties au contrat en fonction des prestations fournies, tel n’est pas le cas lorsque, comme en l’espèce, la date à laquelle les profits ont été perçus résulte de la transaction conclue dans le cadre du litige qui oppose les parties et qu’elle n’a pas de lien avec la date à laquelle les prestations ont été fournies.
B.12.3. Le calcul du taux moyen auquel des arriérés de revenus doivent être imposés est effectué en référence à la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu douze mois de revenus professionnels imposables. L’administration fiscale estime que, s’il n’est pas possible d’identifier une année de référence dans la carrière du travailleur salarié, les arriérés doivent être imposés distinctement au taux de l’impôt sur les revenus des personnes physiques qui leur aurait été appliqué s’ils avaient été payés en temps utile et imposés pour les années auxquelles ils se rapportent. « Toutefois, lorsque les arriérés se rapportent à des années différentes, il y a lieu, en pratique et dans un but de simplification, d’appliquer au montant net total de ces arriérés la moyenne des taux déterminés suivant la règle » précitée (« Commentaire de l’art. 171, CIR 92 », 29 juin 2015, ComIR 1992, 171/337 à 171/340).
Cette méthode de calcul pourrait, sans difficulté excessive, être appliquée aux travailleurs indépendants qui n’auraient pas perçu de revenus professionnels imposables pour chacun des douze mois de l’année considérée, dès lors que le montant des arriérés et la période à laquelle ils se rapportent sont déterminés dans le jugement qui condamne le débiteur au paiement de ceux-ci ou, comme en l’espèce, dans la convention transactionnelle conclue entre les parties à la suite d’une décision judiciaire.
B.12.4. Le Conseil des ministres soutient également qu’il appartient à la partie préjudiciée de réclamer la réparation intégrale du dommage subi, ce qui comprend l’éventuel surcoût fiscal qui découlerait du taux d’imposition progressif sur les sommes perçues. Il estime qu’il
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n’appartient pas à la collectivité de dédommager la partie préjudiciée en lieu et place du responsable.
À supposer que les travailleurs indépendants qui ne sont pas responsables du retard de paiement qu’ils subissent puissent réclamer en justice l’éventuel surcoût fiscal qui découlerait du taux d’imposition progressif sur les sommes perçues lorsque le paiement de ce surcoût peut être imputé à la faute du débiteur de revenus, l’argument que soulève le Conseil des ministres aurait pu valoir à l’identique pour les travailleurs salariés si ceux-ci ne bénéficiaient pas de l’imposition distincte, en vertu de l’article 171, 5°, b), du CIR 1992. En effet, dans cette hypothèse, les travailleurs salariés pourraient eux aussi, le cas échéant, réclamer au débiteur un montant équivalent au surcoût fiscal, lorsque ce surcoût résulte de la faute du débiteur.
La différence qui existe entre les travailleurs indépendants et les travailleurs salariés découle dès lors de la disposition en cause.
Ni les travaux préparatoires ni le mémoire du Conseil des ministres ne font apparaître pour quel motif les titulaires de profits devraient être tenus de réclamer en justice le surcoût fiscal résultant du retard de paiement tandis que les titulaires de rémunérations pourraient bénéficier d’une imposition distincte.
B.13. L’article 171, 5°, b), du CIR 1992 n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce qu’il ne prévoit pas que les profits sont imposés distinctement au taux moyen afférent à l’ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu douze mois de revenus professionnels imposables, lorsque le paiement de ces profits n’a eu lieu, par le fait de l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle ils se rapportent effectivement.
Dans l’attente d’une intervention du législateur, il appartient à la juridiction a quo de mettre fin à l’inconstitutionnalité constatée par la Cour, étant donné que ce constat est exprimé en des termes suffisamment clairs et complets pour permettre que la disposition en cause soit appliquée
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dans le respect des articles 10, 11 et 172 de la Constitution. Plus spécifiquement, la juridiction a quo peut le faire en appliquant aux profits l’article 171, 5°, b), du CIR 1992, en ayant égard, le cas échéant, à ce qui est dit en B.12.3.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.14.1. Compte tenu de la réponse à la première question préjudicielle, la réponse à la seconde question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo.
B.14.2. La seconde question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 171, 5°, b), du Code des impôts sur les revenus 1992 viole les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce qu’il ne prévoit pas que les profits sont imposés distinctement au taux moyen afférent à l’ensemble des revenus imposables de la dernière année antérieure pendant laquelle le contribuable a eu douze mois de revenus professionnels imposables, lorsque le paiement de ces profits n’a eu lieu, par le fait de l’existence d’un litige, qu’après l’expiration de la période imposable à laquelle ils se rapportent effectivement.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 18 juillet 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul