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19/09/2024 | BELGIQUE | N°92/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 19 septembre 2024, 92/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 92/2024
du 19 septembre 2024
Numéro du rôle : 8095
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire, posée par la Cour du travail de Gand, division de Bruges.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de l

a question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 20 octobre 2023, dont l’expédition est par...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 92/2024
du 19 septembre 2024
Numéro du rôle : 8095
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire, posée par la Cour du travail de Gand, division de Bruges.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 20 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 24 octobre 2023, la Cour du travail de Gand, division de Bruges, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire viole-t-il le droit au respect des biens garanti par l’article 16 de la Constitution et par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que, selon cette disposition, le créancier qui, dans le cadre du règlement collectif de dettes de son débiteur, ne déclare pas sa créance dans le délai prévu par cette disposition doit être réputé renoncer à sa créance et en ce que cette disposition ne permet pas au juge d’apprécier cette renonciation présumée et de la prononcer ou non ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- K.S., assisté et représenté par Me Jonas Devoldere, avocat au barreau de Gand;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Steve Ronse et Me Thomas Quintens, avocats au barreau de Flandre occidentale.
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Par ordonnance du 29 mai 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Danny Pieters et Kattrin Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige soumis à la juridiction a quo porte sur un projet de plan de règlement amiable qui ne tient pas compte du dédommagement civil auquel la première partie appelante a été condamnée par la Cour d’appel de Gand, par un arrêt du 15 septembre 2021, envers la première partie intimée, et ce pour avoir commis une infraction pénale.
Bien que ce dédommagement soit mentionné dans la requête en ouverture de la procédure de règlement collectif de dettes, la première partie intimée n’a pas introduit de déclaration de créance, ni dans le mois de la notification de la décision d’admissibilité (conformément à l’article 1675/9, § 2, du Code judiciaire), ni dans le dernier délai subséquent de quinze jours à compter de la réception de la communication du médiateur de dettes l’informant qu’il dispose d’un tel dernier délai (conformément à l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire).
Le conseil de la première partie intimée devant la juridiction a quo a formé un contredit contre ce projet de plan de règlement amiable auprès du médiateur de dettes, faisant valoir que son client est porteur d’une déficience intellectuelle et qu’il n’a pas pu correctement évaluer l’importance des lettres qui lui ont été adressées. Le médiateur a décidé en conséquence de soumettre le contredit au Tribunal du travail de Gand, division de Courtrai, qui a, par jugement du 3 février 2023, déclaré le contredit fondé et a ordonné au médiateur d’établir un nouveau projet de plan de règlement amiable contenant la créance de la première partie intimée. Les première et seconde parties appelantes ont interjeté appel de ce jugement devant la juridiction a quo. Celle-ci décide d’office de poser la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. La première partie intimée devant la juridiction a quo relève que sa créance bénéficie d’une protection particulière, vu que le juge, en vertu de l’article 1675/13, § 3, du Code judiciaire, ne peut pas accorder de remise des dettes constituées d’indemnités accordées pour la réparation d’un préjudice corporel causé par une infraction.
À la lumière de ce qui précède, le constat d’une présomption de renonciation et donc le constat que la créance de la première partie intimée ne peut pas entrer dans le règlement collectif de dettes de la première partie appelante constituent une atteinte disproportionnée au droit de propriété, garanti par l’article 16 de la Constitution et par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Non seulement la première partie intimée ne pourrait-elle dans ce cas recevoir le moindre dédommagement, mais l’intérêt général ne serait en outre pas servi.
A.1.2. La première partie intimée devant la juridiction a quo demande à la Cour d’étendre l’examen de la question préjudicielle à un contrôle au regard du principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution. Selon la première partie intimée devant la juridiction a quo, la disposition en
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cause est doublement incompatible avec ce principe. Premièrement, l’application de la présomption d’abandon de créance constitue, sans distinction en fonction des capacités mentales du créancier, une identité de traitement de personnes qui se trouvent dans des circonstances différentes, sans qu’existe pour ce faire une justification raisonnable. Deuxièmement, la disposition en cause aboutit à une différence de traitement non raisonnablement justifiée entre, d’une part, le créancier d’une dette ne pouvant être remise qui est mentionnée dans la demande de règlement collectif de dettes et pour laquelle le créancier a fait une déclaration et, d’autre part, le créancier d’une dette ne pouvant être remise qui est mentionnée dans la demande de règlement collectif de dettes mais pour laquelle le créancier n’a pas fait de déclaration.
A.2. Le Conseil des ministres estime que la disposition en cause est compatible avec le droit de propriété.
En effet, les créanciers reçoivent deux délais pour faire leur déclaration de créance, qui ne commencent de surcroît qu’au moment où ils ont été informés régulièrement de la décision d’admissibilité. Toute autre appréciation reviendrait à entraver de manière injustifiée le règlement collectif de dettes, qui tend à un redressement de la situation financière du débiteur, de sorte que celui-ci puisse mener une vie conforme à la dignité humaine.
En ce qui concerne le contrôle, demandé par la première partie intimée devant la juridiction a quo, au regard du principe d’égalité et de non-discrimination, le Conseil des ministres observe que les parties n’ont pas le droit d’étendre la portée de la question préjudicielle.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire.
L’article 1675/9 du Code judiciaire, tel qu’il est applicable devant la juridiction a quo, dispose :
« § 1er. Dans les cinq jours du prononcé de la décision d’admissibilité, celle-ci est notifiée conformément à l’article 1675/16 par le greffier :
1° au requérant et à son conjoint ou au cohabitant légal, en y joignant le texte de l’article 1675/7, et le cas échéant, à son conseil;
2° aux créanciers et aux personnes qui ont constitué une sûreté personnelle en y joignant un formulaire de déclaration de créance, le texte du § 2, du présent article ainsi que le texte de l’article 1675/7;
3° au médiateur de dettes en y joignant copie de la requête et les pièces y annexées;
4° aux débiteurs concernés en y joignant le texte de l’article 1675/7, et en les informant que dès la réception de la décision, tout paiement doit être versé sur un compte, ouvert à cet effet par le médiateur de dettes et sur lequel sont versés tous les paiements faits au requérant.
Le médiateur de dettes met le requérant en mesure d’être informé continuellement relativement au compte, aux opérations effectuées sur ce compte et au solde de ce compte.
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§ 2. La déclaration de créance doit être faite au médiateur de dettes dans le mois de l’envoi de la décision d’admissibilité, soit par lettre recommandée à la poste avec accusé de réception, soit par déclaration en ses bureaux avec accusé de réception daté et signé par le médiateur ou son mandataire.
Elle indique la nature de la créance, sa justification, son montant en principal, intérêts et frais, les causes éventuelles de préférence ainsi que les procédures auxquelles elle donnerait lieu.
§ 3. Si un créancier ne fait pas de déclaration de créance dans le délai visé au § 2, alinéa 1er, le médiateur de dettes l’informe par lettre recommandée à la poste avec accusé de réception, qu’il dispose d’un dernier délai de quinze jours, à compter de la réception de cette lettre, pour faire cette déclaration. Si la déclaration n’est pas faite dans ce délai, le créancier concerné est réputé renoncer à sa créance. Dans ce cas, le créancier perd le droit d’agir contre le débiteur et les personnes qui ont constitué pour lui une sûreté personnelle. Il récupère ce droit en cas de rejet ou de révocation du plan.
Le texte du présent article est imprimé sur la lettre visée à l’alinéa 1er.
§ 4. Le médiateur de dettes prélève sur les montants qu’il perçoit en application du § 1er, 4°, un pécule qui est mis à la disposition du requérant et qui est au moins égal au montant protégé en application des articles 1409 [et] 1412. Ce pécule peut être réduit pour une période limitée moyennant l’autorisation expresse écrite du requérant, mais il doit toujours être supérieur, tant dans le cadre du plan de règlement amiable que dans le cadre du plan de règlement judiciaire, aux montants visés à l’article 14 de la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, majorés de la somme des montants visés à l’article 1410, § 2, 1° ».
B.2.1. La procédure de règlement collectif de dettes a été instaurée par la loi du 5 juillet 1998 « relative au règlement collectif de dettes et à la possibilité de vente de gré à gré des biens immeubles saisis » (ci-après : la loi du 5 juillet 1998). Cette procédure vise à rétablir la situation financière du débiteur surendetté en lui permettant notamment, dans la mesure du possible, de payer ses dettes et en lui garantissant simultanément ainsi qu’à sa famille qu’ils pourront mener une vie conforme à la dignité humaine (article 1675/3, alinéa 3, du Code judiciaire). La situation financière de la personne surendettée est globalisée et celle-ci est soustraite à la pression anarchique des créanciers grâce à l’intervention d’un médiateur de dettes, désigné aux termes de l’article 1675/6 du même Code par le juge qui aura, au préalable, statué sur l’admissibilité de la demande de règlement collectif de dettes.
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B.2.2. La décision d’admissibilité au règlement collectif de dettes fait naître une situation de concours entre les créanciers et a pour effet la suspension des intérêts et l’indisponibilité du patrimoine du requérant (article 1675/7, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire). Cette décision entraîne la suspension de l’effet des sûretés réelles et des privilèges, sauf en cas de réalisation du patrimoine (article 1675/7, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire). Elle entraîne également la suspension de toutes les voies d’exécution qui tendent au paiement d’une somme d’argent (article 1675/7, § 2, alinéa 1er, du Code judiciaire).
La décision d’admissibilité entraîne l’interdiction, pour le requérant, sauf autorisation du juge, d’accomplir tout acte étranger à la gestion normale du patrimoine, d’accomplir tout acte susceptible de favoriser un créancier (sauf le paiement d’une dette alimentaire mais à l’exception des arriérés de celle-ci) et d’aggraver son insolvabilité (article 1675/7, § 3, du Code judiciaire).
Les effets de la décision d’admissibilité se prolongent jusqu’au rejet, jusqu’au terme ou jusqu’à la révocation du règlement collectif de dettes, sous réserve des stipulations du plan de règlement (article 1675/7, § 4, du Code judiciaire).
B.2.3. Le législateur a également recherché un équilibre entre les intérêts du débiteur et ceux des créanciers (Doc. parl., Chambre, 1996-1997, n° 1073/11, p. 20). Ainsi, la procédure de règlement collectif de dettes tend au remboursement intégral ou partiel des créanciers (Doc.
parl., Chambre, 1996-1997, n° 1073/1, p. 12).
Le débiteur propose à ses créanciers de conclure un plan de règlement amiable par la voie d’un règlement collectif de dettes, sous le contrôle du juge, qui doit se prononcer sur l’accord donné au projet de plan de règlement amiable ou sur le contredit contre celui-ci (article 1675/10, § 4) et qui peut imposer un plan de règlement judiciaire à défaut d’accord (article 1675/3, alinéas 1er et 2, du Code judiciaire). Cette absence d’accord est constatée par le médiateur (article 1675/11 du Code judiciaire). Le plan de règlement judiciaire peut comporter un certain nombre de mesures, telles que le report ou le rééchelonnement du paiement des dettes en principal, intérêts et frais, la réduction des taux d’intérêt conventionnels au taux d’intérêt légal
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ou la remise de dettes totale ou partielle des intérêts moratoires, indemnités et frais (article 1675/12 du Code judiciaire). Si ces mesures ne permettent pas de rétablir la situation financière du débiteur, le juge peut décider toute autre remise partielle de dettes, même en capital, à l’exception des dettes énumérées à l’article 1675/13, § 3, du Code judiciaire et moyennant le respect des conditions fixées à l’article 1675/13 du même Code.
Si aucun plan amiable ou judiciaire n’est possible en raison de l’insuffisance des ressources du requérant, l’article 1675/13bis du Code judiciaire autorise le juge, à certaines conditions, à accorder la remise totale des dettes sans plan de règlement, à l’exception des dettes énumérées à l’article 1675/13, § 3.
B.3.1. Le créancier qui souhaite que sa créance figure dans le plan de règlement est tenu de faire une déclaration de sa créance auprès du médiateur de dettes. Initialement, pour ce faire, il convenait de respecter uniquement le délai, contenu dans l’article 1675/9, § 2, du Code judiciaire, d’un mois après la notification de la décision d’admissibilité, sans que des effets soient attachés au non-respect de ce délai. L’article 9, 3°, de la loi du 13 décembre 2005
« portant des dispositions diverses relatives aux délais, à la requête contradictoire et à la procédure en règlement collectif de dette » (ci-après : la loi du 13 décembre 2005) a modifié cette disposition en prévoyant, par l’insertion d’un paragraphe 3 dans l’article 1675/9 du Code judiciaire, un délai supplémentaire de quinze jours et en rattachant le non-respect de ce délai à une présomption d’abandon de créance.
B.3.2. Les travaux préparatoires de la loi du 13 décembre 2005 exposent le régime en cause de la façon suivante :
« L’hypothèse visée au 3° de cet article est celle du créancier mentionné dans la requête à qui un formulaire de déclaration de créance a été transmis mais qui ne le renvoie pas au médiateur de dettes.
Deux attitudes se rencontrent dans la pratique (la loi ne réglant pas spécifiquement cette situation) :
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- à défaut de déclaration de créance, le médiateur de dettes reprend sa créance dans le plan de règlement amiable pour le montant qui lui semble justifié. A défaut de contredit, le créancier sera réputé avoir consenti au plan;
- si le créancier ne réagit pas et ne formule aucun contredit, le médiateur de dettes estime qu’il renonce à sa créance.
Il n’est pas acceptable qu’un créancier régulièrement informé entrave l’élaboration et l’exécution du plan. Il est dès lors prévu que l’absence de déclaration de créance, après un ultime avertissement, sera considérée comme un abandon de la créance.
Le créancier récupère ce droit d’agir en cas de rejet ou de révocation du plan.
Il faut éviter que certains débiteurs déposent une requête en règlement collectif de dettes avec comme seul espoir la négligence d’un de leurs créanciers, qui ne rentrerait pas sa déclaration de créance dans les délais.
Par ailleurs, cette sanction est imposée au créancier négligent qui retarde ou rend plus difficile l’élaboration d’un plan de règlement, dans lequel de nombreuses parties sont souvent impliquées. Dès lors que le plan est révoqué ou qu’il n’est finalement pas accordé à un débiteur, cette sanction ne se justifie plus » (Doc. parl., Chambre, 2003-2004, DOC 51-1309/001, pp. 14
et 15).
B.3.3. La sanction visée à l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire n’implique pas l’extinction du droit du créancier, mais bien la perte du droit de participer à la procédure en règlement collectif de dettes, impliquant la perte du droit d’obtenir un remboursement, sauf en cas de rejet ou de révocation du plan de règlement (Cass., 19 mars 2018, S.17.0038.F, ECLI:BE:CASS:2018:ARR.20180319.2). Étant donné que le délai prévu par cette disposition n’est pas un délai prescrit à peine de déchéance au sens de l’article 860 du Code judiciaire, les articles 861, 864 et 865 de ce Code ne sont pas applicables à la sanction résultant du non-respect de ce délai (ibid.).
La circonstance que les informations relatives à une créance soient mentionnées dans la requête introductive de la demande de règlement collectif de dettes ne dispense pas le titulaire de cette créance de faire une déclaration de créance selon le mode et dans les délais prescrits par l’article 1675/9, §§ 2 et 3, du Code judiciaire (ibid.).
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B.3.4. Dans son avis relatif au projet à l’origine de la loi du 13 décembre 2005, le Conseil supérieur de la justice a suggéré « d’attribuer la compétence au juge d’apprécier l’opportunité de la déclaration lorsqu’une discussion naît sur [la tardiveté ou non de celle-ci] » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1309/002, p. 8). Selon le ministre de la Justice de l’époque, cette suggestion ne nécessitait pas d’adaptation du régime en cause. Selon le ministre, « quant à la sanction du créancier qui rentre tardivement sa déclaration, il est évident que celle-ci ne peut être appliquée qu’au créancier qui a été régulièrement informé » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1309/012, p. 32), donnant l’exemple d’une notification à la bonne adresse, et « le pouvoir d’appréciation du juge à cet égard est bien entendu complet » (ibid.).
Il convient d’en déduire que le législateur entendait lier à la déclaration tardive de la créance une présomption irréfragable d’abandon de créance, à tout le moins dans la mesure où
le créancier a été régulièrement sommé d’introduire sa créance. Le juge dispose par conséquent uniquement d’un pouvoir d’appréciation en ce qui concerne le caractère régulier de la notification et de la sommation au créancier ainsi que concernant le respect des délais pour introduire la déclaration. Toutefois, lorsqu’il est satisfait aux conditions d’application de l’article 1675/9, § 3, le juge ne peut pas renoncer à la sanction de la déchéance du droit de participer à la procédure en règlement collectif de dettes.
Quant au fond
B.4.1. La juridiction a quo demande à la Cour si l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire est compatible avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), en ce qu’il dispose que le créancier qui, dans le cadre du règlement collectif de dettes, ne déclare pas sa créance dans le délai prévu par cette disposition doit être réputé de plein droit renoncer à sa créance, sans que le juge puisse statuer sur la présomption de renonciation et décider de prononcer ou non cette renonciation.
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B.4.2. Eu égard à ce qui est dit en B.3.4, la Cour comprend la question préjudicielle en ce sens qu’elle est invitée à se prononcer sur le point de savoir si le juge, hors l’hypothèse d’une sommation irrégulière, doit pouvoir disposer d’un pouvoir d’appréciation pour renoncer à la sanction de la déchéance du droit de participer à la procédure en règlement collectif de dettes.
B.4.3. Il ressort de la décision de renvoi que le litige soumis à la juridiction a quo porte sur un projet de plan de règlement amiable dans le cadre d’un règlement collectif de dettes ne tenant pas compte d’un dédommagement civil auquel le débiteur a été condamné envers le créancier, étant donné que ce dernier, bien que ce dédommagement soit mentionné dans la requête en ouverture de la procédure de règlement collectif de dettes, a omis de faire une déclaration de créance dans le délai prévu par l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire, le motif invoqué de l’inertie étant le fait que le créancier est porteur d’une déficience intellectuelle, si bien qu’il n’a pas pu correctement évaluer l’importance des notifications qui lui ont été adressées.
B.5.1. La première partie intimée devant la juridiction a quo demande à la Cour d’étendre l’examen de la question préjudicielle à un contrôle au regard du principe d’égalité et de non-
discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.5.2. Les parties devant la Cour ne peuvent modifier ou étendre la portée d’une question préjudicielle.
La Cour limite par conséquent son examen à un contrôle au regard de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.6.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.6.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
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« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.6.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition en cause.
B.6.4. L’article 1er du Protocole précité offre une protection non seulement contre l’expropriation ou la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
B.7. En ce qu’elle prévoit une présomption irréfragable d’abandon de créance, sauf lorsque le plan de règlement est rejeté ou révoqué, à l’égard du créancier qui n’introduit pas sa créance dans le délai supplémentaire de quinze jours, la disposition en cause n’entraîne pas une expropriation au sens de l’article 16 de la Constitution.
La Cour doit toutefois examiner si la disposition en cause est compatible avec le droit au respect des biens garanti par l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec la première phrase du premier alinéa de l’article 1er du Premier Protocole additionnel (comp. CEDH, 20 juillet 2004, Bäck c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2004:0720JUD003759897, § 58).
B.8. Une ingérence dans le droit au respect des biens est justifiée si elle est prévue par une base juridique suffisamment accessible, précise et prévisible (CEDH, 21 juillet 2016, Mamatas e.a. c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2016:0721JUD006306614, § 98; 14 mai 2013, N.K.M.
c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2013:0514JUD006652911, § 48), si elle poursuit un intérêt public
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ou général légitime (CEDH, grande chambre, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005308013, § 113) et si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection de ce droit (ibid., § 115).
B.9. En ce qui concerne la condition selon laquelle l’ingérence doit être prévue par une base juridique suffisamment accessible, précise et prévisible, il suffit, en l’espèce, de constater que la présomption irréfragable d’abandon de créance lorsque la créance n’est pas introduite dans le délai supplémentaire de quinze jours est prévue de façon suffisamment claire et précise par la disposition en cause.
B.10. Les travaux préparatoires cités en B.3.2 font apparaître que l’introduction d’un délai supplémentaire de quinze jours pour faire la déclaration de créance et le rattachement du non-
respect de ce délai à une présomption irréfragable d’abandon de créance poursuivent un but légitime d’intérêt général, à savoir assurer l’efficacité du plan de règlement amiable qui, en tant qu’élément du règlement collectif de dettes, vise à permettre un nouveau départ au débiteur (Doc. parl., Chambre, 1996-1997, n° 1073/1, p. 12).
B.11.1. Le régime en cause incite les créanciers à déclarer le plus vite possible leur créance via une procédure simple. Ceci permet au médiateur de dettes et à toutes les autres personnes intéressées de faire le plus rapidement possible le bilan de la situation financière du débiteur et d’établir un projet de plan de règlement amiable, de manière à clôturer rapidement le règlement collectif de dettes. À la lumière tant de l’objectif mentionné en B.10 que des restrictions qu’implique la procédure en règlement collectif de dettes pour le débiteur, comme les restrictions en matière de gestion patrimoniale contenues dans l’article 1675/7, § 3, du Code judiciaire et le fait de disposer d’un revenu limité (pécule) (article 1675/9, § 4, du Code judiciaire), il n’est pas déraisonnable que le créancier qui n’a pas fait la déclaration de sa créance en temps utile ne puisse, de plein droit, plus participer à la procédure en règlement collectif de dettes. Un système dans lequel il est, dans chaque affaire, laissé au juge le soin d’apprécier si l’introduction éventuellement tardive de la déclaration doit être sanctionnée d’une déchéance du droit de participer à la procédure en règlement collectif de dettes risquerait non seulement
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de ralentir la procédure en règlement collectif de dettes, mais également de donner lieu à des décisions de justice divergentes et dès lors à une insécurité juridique.
B.11.2. La Cour doit encore examiner si le régime en cause ne produit pas des effets disproportionnés à l’objectif mentionné en B.10.
La disposition en cause accorde au créancier concerné un délai supplémentaire de quinze jours pour introduire sa créance, la sanction n’étant applicable qu’en cas de non-respect de ce délai. La lettre par laquelle le créancier se voit accorder ce délai supplémentaire de quinze jours doit par ailleurs mentionner expressément le texte de l’article 1675/9, § 3, alinéa 1er, du Code judiciaire, attirant ainsi son attention sur la conséquence de son inaction.
Comme il est dit en B.3.4, la sanction en cause n’est pas applicable si la lettre précitée ne contient pas cette mention. Comme il est dit en B.3.3, le créancier concerné retrouve son droit de recours à l’égard du débiteur si le plan de règlement est rejeté ou révoqué.
Par ailleurs, le créancier concerné peut renverser la présomption de renonciation en démontrant l’existence d’un cas fortuit ou d’une force majeure, principe auquel la disposition en cause ne déroge pas. Il appartient au juge, au regard de l’explication du créancier concerné, de veiller à ne pas interpréter de manière trop formaliste ces causes de justification.
L’impossibilité de saisir la portée d’une notification qui découle de l’état mental d’une partie au procès peut ainsi, en fonction des circonstances de la cause, être considérée comme un cas de force majeure (comp. CEDH, 15 juin 2006, Lacarcel Menendez c. Espagne, ECLI:CE:ECHR:2006:0615JUD004174502, § 39). Le juge peut également, à la lumière des circonstances de la cause, prendre en compte la déclaration tardive du créancier en la considérant comme un fait nouveau justifiant l’adaptation ou la révision du plan de règlement, comme le prévoit l’article 1675/14, § 2, alinéa 3, du Code judiciaire. En vue d’illustrer l’application de cette disposition, les travaux préparatoires de la loi du 5 juillet 1998 ont notamment mentionné le cas où « le créancier n’aura pas, pour diverses raisons qui ne lui sont pas imputables, pu prendre connaissance [de la notification qui a fait courir le délai d’introduction de la déclaration] en temps utile » (Doc. parl., Chambre, 1996-1997, n° 1073/1,
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p. 35). Au cours des travaux préparatoires de la loi du 13 décembre 2005, le ministre de la Justice de l’époque a insisté sur le fait que « la notion de ‘ fait nouveau ’ doit garder toute sa souplesse pour conserver son efficacité » et que « la latitude du juge doit rester entière à cet égard, si l’on souhaite que l’ensemble des situations possibles puissent être appréhendées en cours de procédure » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1309/012, p. 30). Enfin, le refus de tenir compte d’une créance introduite tardivement pourrait également, dans certaines circonstances, constituer une forme d’abus de droit.
B.11.3. Eu égard à ce qui précède, l’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens.
B.12. L’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire est compatible avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
14
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 1675/9, § 3, du Code judiciaire ne viole pas l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 septembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 92/2024
Date de la décision : 19/09/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 02/10/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-09-19;92.2024 ?

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