Cour constitutionnelle
Arrêt n° 94/2024
du 19 septembre 2024
Numéro du rôle : 8108
En cause : la question préjudicielle relative à l’article XX.229 du Code de droit économique, posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 2 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 17 novembre 2023, la Cour d’appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article XX.229 du Code de droit économique, en tant que l’interdiction professionnelle qu’il permet au tribunal de l’insolvabilité de prononcer à charge du failli ou des personnes assimilées au failli qui a commis une faute grave et caractérisée ayant contribué à la faillite est interprétée comme une sanction de nature pénale, viole-t-il les articles 12 et 14 de la Constitution qui consacrent le principe de légalité en matière pénale, lus isolément ou en combinaison avec l’article 7, § 1er de la Convention européenne des droits de l’homme ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- L. J.-S. K., assisté et représenté par Me Philippe Marcus Helmons, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Evrard de Lophem et Me Juliette Van Vyve, avocats au barreau de Bruxelles.
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L. J.-S. K. a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 24 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande d’une partie à être entendue, la Cour, par ordonnance du 15 mai 2024, a fixé l’audience au 12 juin 2024.
À l’audience publique du 12 juin 2024 :
- ont comparu :
. Me Philippe Marcus Helmons, pour L. J.-S. K.;
. Me Juliette Van Vyve, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
L. J.-S. K. est l’un des fondateurs et le gérant de la SRL « Serkal Express Delivery », qui est active dans le secteur du transport.
Le 8 février 2021, le Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles déclare ouverte, par jugement, sur citation de l’Office national de sécurité sociale, la faillite de cette société.
Le 8 juin 2022, le ministère public cite L. J.-S. K. à comparaître devant le Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles en vue d’entendre ce dernier lui interdire d’exploiter, personnellement ou par interposition de personne, une entreprise pendant une durée de dix ans, en application de l’article XX.229 du Code de droit économique.
Le 16 mars 2023, le Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles fait droit à cette demande.
Le 21 avril 2023, L. J.-S. K. interjette appel de cette décision.
La Cour d’appel de Bruxelles juge que L. J.-S. K., en tant que gérant, est assimilable au failli, conformément à l’article XX.229, § 3, du Code de droit économique. Elle juge également qu’il avait commis une faute grave et caractérisée qui a contribué à la faillite, dès lors qu’entre la date d’entrée en vigueur de l’article XX.229 du Code
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de droit économique et la faillite de son entreprise, il s’était abstenu de déposer les déclarations fiscales, de payer les impôts de la société ou de les provisionner dans les comptes, il avait laissé les dettes s’accumuler à la suite du non-paiement des dettes fiscales sociales et des amendes et il avait posé des actes au mépris des droits des tiers.
La Cour d’appel estime que l’interdiction, prévue à l’article XX.229 du Code de droit économique, d’exploiter une entreprise est une sanction de nature pénale au sens des articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle observe également que, contrairement aux articles 1er et 1bis de l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 « relatif à l’interdiction judiciaire faite à certains condamnés et aux faillis d’exercer certaines fonctions, professions ou activités » (ci-après : l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934), qui énuméraient les infractions pouvant donner lieu au prononcé de la peine accessoire d’interdiction professionnelle, l’article XX.229 du Code de droit économique se réfère à la notion de « faute grave et caractérisée », qui constitue une norme générale de comportement non autrement définie, sans préciser les éléments matériels de l’infraction.
À l’invitation de la partie appelante, la Cour d’appel de Bruxelles pose dès lors la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. La partie appelante devant la juridiction a quo fait valoir que la sanction prévue à l’article XX.229 du Code de droit économique est une sanction à caractère pénal au sens de l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Elle rappelle qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, pour déterminer si une mesure peut être qualifiée de sanction pénale, il convient d’examiner la qualification qui lui est donnée en droit interne, la nature de l’infraction et la sévérité de la peine que la personne encourt. Ces deux derniers critères sont alternatifs.
Elle observe que le fait que la disposition en cause figure dans le Code de droit économique et relève de la compétence des juridictions civiles en droit interne ne suffit pas pour que le caractère de sanction pénale soit dénié à l’interdiction d’exploiter une entreprise, en cause. Elle fait valoir que le législateur a prévu la possibilité d’octroyer le sursis et la suspension du prononcé.
En ce qui concerne la nature de l’infraction, la partie appelante devant la juridiction a quo affirme que l’objectif de la mesure est de punir pour empêcher la réitération des agissements incriminés, de sorte qu’elle poursuit un but à la fois préventif et répressif.
Elle observe également que la peine maximale est de dix ans d’interdiction professionnelle en qualité de gérant à titre personnel ou de mandataire de société, et ce, même en qualité d’indépendant personne physique.
A.2. La partie appelante devant la juridiction a quo soutient que la notion de « faute grave et caractérisée », même comprise au regard de la jurisprudence et de la doctrine, n’est pas assez précise pour répondre à l’exigence de prévisibilité de la loi pénale. Elle rappelle que la juridiction a quo a jugé que la disposition en cause n’offre pas les mêmes degrés de précision et de prévisibilité que les articles 1er et 1bis de l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934.
A.3. À titre principal, le Conseil des ministres soutient que la disposition en cause n’instaure pas une sanction pénale au sens de l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
La sanction en cause est qualifiée de sanction civile en droit interne.
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Il estime que la disposition en cause est davantage liée à la protection des intérêts économiques et des tiers lésés qu’à la répression d’une conduite infractionnelle. Il rappelle que, par l’arrêt n° 40/2023 du 9 mars 2023
(ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.040), la Cour a jugé que l’objectif de la disposition en cause était d’« éviter qu’une personne qui, en ayant commis une faute grave et caractérisée, a déjà contribué à la faillite d’une personne morale reproduise le même comportement et contribue à la faillite d’une autre personne morale » (B.4). Il affirme que les articles 1er et 1bis de l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934, que la juridiction a quo prend comme points de comparaison, se distinguent quant à leur ratio legis, dès lors que ces dispositions ne portent pas sur l’insolvabilité et qu’elles prévoient la possibilité pour le juge qui condamne une personne comme auteur ou complice d’une des infractions citées d’assortir cette condamnation de l’interdiction d’exercer certaines fonctions dans certains types de sociétés.
Le Conseil des ministres estime également que plusieurs éléments permettent de relativiser la sévérité de la sanction. Celle-ci est judiciaire, facultative et temporaire. Le tribunal de l’entreprise peut décider une interdiction professionnelle conditionnelle de trois ans. Il peut également suspendre la décision pour cette durée. Si le failli obtient la réhabilitation ou si le jugement est rapporté, l’interdiction n’a plus d’effet.
A.4. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres observe que la notion de « faute grave et caractérisée » n’est pas neuve, puisqu’elle fondait les actions de la curatelle en comblement de passif qui étaient dirigées contre le failli en application du Code des sociétés. Elle est également utilisée dans les articles XX.173, § 3, et XX.225 du Code de droit économique.
Il rappelle que, selon la Cour européenne des droits de l’homme, la précision d’une disposition doit s’apprécier compte tenu de la jurisprudence et du fait que le citoyen peut au besoin s’entourer de conseils éclairés.
Il fait valoir qu’il ressort de la jurisprudence que la faute grave et caractérisée comporte trois éléments constitutifs. La faute « grave » est définie comme la faute impardonnable qu’un dirigeant raisonnablement prudent et diligent n’aurait pas commise. Elle heurte les normes essentielles de la vie en société. La faute est « caractérisée » lorsqu’elle est nettement marquée et perçue comme un acte gravement fautif par toute personne raisonnable, de sorte que son auteur était conscient ou devait être conscient que celle-ci contribuerait à la faillite.
Enfin, la « faute grave et caractérisée » doit effectivement avoir contribué à la faillite. Le Conseil des ministres décrit plusieurs comportements que la jurisprudence a qualifiés de fautes graves et caractérisées. Il s’agit, notamment, de la création d’un siège social fictif, de l’absence de dépôt des comptes annuels à la Banque nationale pendant toute la durée du mandat de gérant, de la prise d’engagements trop importants eu égard à la situation financière de l’entreprise et de l’absence systématique de paiement des cotisations des impôts ou des cotisations sociales.
Le Conseil des ministres déduit de cette jurisprudence qu’il ne fait pas de doute que la partie appelante devant la juridiction a quo devait savoir qu’elle commettait des fautes graves et caractérisées, étant donné qu’elle n’a pas tenu de comptabilité ni payé ses créanciers, qu’elle a détourné des biens saisis appartenant à la société faillie, qu’elle a transféré le personnel vers une société concurrente et qu’elle a omis de faire aveu de faillite dans le délai légal.
A.5. La partie appelante devant la juridiction a quo répond que le premier critère, celui de la qualification en droit interne, est d’une importance relative pour la qualification de sanction pénale. Elle considère également que les objectifs de la disposition qui sont mis en exergue par le Conseil des ministres confirment que celle-ci poursuit un but préventif et répressif. En ce qui concerne la sévérité de la peine, elle fait valoir que, lorsque le Conseil des ministres évoque la faculté de prononcer une interdiction professionnelle conditionnelle ou de suspendre la décision, il vise en réalité le sursis et la suspension du prononcé, qui sont deux institutions de droit pénal. En outre, la procédure de réhabilitation du failli prévue à l’article XX.235 du Code de droit économique est calquée sur la procédure de réhabilitation en droit pénal.
Elle fait valoir que l’arrêt de la Cour n° 40/2023, précité, porte sur une question distincte et que les conclusions de cet arrêt ne sont pas transposables.
A.6. La partie appelante devant la juridiction a quo rappelle que le principe de légalité porte sur les peines et sur les infractions. Elle estime que le Conseil des ministres reconnaît la légalité et le caractère pénal de la
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sanction, sans reconnaître concomitamment la légalité et le caractère pénal de l’infraction prévue par la disposition en cause.
Elle reconnaît que d’autres dispositions législatives contiennent la notion de « faute grave et caractérisée ».
Elle considère toutefois que l’inconstitutionnalité provient, en l’espèce, du fait qu’elle est utilisée pour définir une infraction. Le droit pénal n’admet pas des notions à ce point vagues. Elle soutient que les définitions des éléments constitutifs de la faute grave et caractérisée restent imprécises, dès lors qu’elles se réfèrent à des notions telles que « le dirigeant raisonnablement prudent et diligent », les « normes essentielles de la vie en société », la faute « perçue comme un acte gravement fautif par [toute personne] raisonnable ».
Enfin, en ce qui concerne les faits qui lui sont reprochés, la partie appelante devant la juridiction a quo fait valoir qu’il s’agit principalement d’accusations en matière pénale qui n’ont pourtant pas fait l’objet d’une information ou d’une instruction respectant les garanties de la procédure pénale.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article XX.229 du Code de droit économique, qui dispose :
« § 1er. Le tribunal de l’insolvabilité qui a déclaré la faillite, ou si celle-ci a été déclarée à l’étranger, le tribunal de l’insolvabilité de Bruxelles, peut s’il est établi qu'une faute grave et caractérisée du failli a contribué à la faillite, interdire, par un jugement motivé, à ce failli d’exploiter, personnellement ou par interposition de personne, une entreprise.
[...]
§ 3. Pour l’application du présent article, sont assimilés au failli, les administrateurs et les gérants d’une personne morale déclarée en faillite, dont la démission n’aura pas été publiée un an au moins avant la déclaration de la faillite ainsi que toute personne qui, sans être administrateur ou gérant, aura effectivement détenu le pouvoir de gérer la personne morale déclarée en faillite.
[...]
§ 5. La durée de cette interdiction est fixée par le tribunal conformément aux paragraphes 1er, 3 et 4. Elle ne peut excéder dix ans.
[...]
§ 6. Le tribunal peut assortir l’interdiction d’un sursis pour une durée de trois ans ou suspendre le prononcé pour une même durée. Le tribunal précise les conditions auxquelles il soumet le sursis ou la suspension du prononcé ».
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La disposition en cause a été insérée dans le Code de droit économique par l’article 3 de la loi du 11 août 2017 « portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’ dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au Livre XX, et des dispositions d’application au Livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique ». Elle est entrée en vigueur le 1er mai 2018.
B.2. Les travaux préparatoires de cette disposition mentionnent :
« Les interdictions étaient jusqu’à présent contenues dans l’Arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 relatif à l’interdiction judiciaire d’exercer certaines fonctions ou activités. Les dispositions relatives à l’insolvabilité contenues dans l’arrêté royal sont extraites de l’AR et introduites dans ce titre sous une forme légèrement adaptée.
Dans la mesure où la Cour européenne des droits de l’homme estimerait que la déchéance est une sanction pénale, il a été estimé opportun d’introduire la possibilité d’une suspension du prononcé et d’une condamnation conditionnelle.
Il n’a pas paru opportun de soumettre les titulaires de professions libérales soumis à des règles disciplinaires propres aux interdictions de ce livre. Ceci aurait pu conduire à une double peine » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/001, p. 105).
B.3. La disposition en cause trouve son origine dans l’article 3bis de l’arrêté royal n° 22
du 24 octobre 1934 « relatif à l’interdiction judiciaire faite à certains condamnés et aux faillis d’exercer certaines fonctions, professions ou activités », et non dans les articles 1er et 1bis du même arrêté.
Cet article attribuait au tribunal de commerce la compétence de prononcer une interdiction professionnelle à charge du failli, de l’administrateur ou du gérant d’une société commerciale, « s’il [était] établi qu’une faute grave et caractérisée de celui-ci [avait] contribué à la faillite »
(article 3bis, §§ 2 et 3).
Il avait été inséré par l’article 87 de la loi du 4 août 1978 « de réorientation économique ».
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B.4. Il ressort des travaux préparatoires de cette disposition que son objectif était « l’assainissement de la fonction commerciale » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 415/1, p. 46). Les travaux préparatoires poursuivent :
« Il s’agit d’éliminer du circuit commercial ceux qui, comme administrateurs, gérants ou personnes ayant effectivement détenu ce pouvoir, ont commis une faute grave et caractérisée ayant contribué à la faillite de leur société. Ces dispositions complètent ainsi l’interdiction déjà contenue dans l'arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934 à l’encontre des faillis non réhabilités.
[...]
D’autre part, il s’agit d’aggraver la responsabilité de ces mêmes administrateurs, gérants et personnes interposées lorsqu’en cas de faillite, il y a insuffisance d’actif et faute de gestion ayant conduit à cette situation. [...]
Cet ensemble législatif est constitué d’autant de dispositions dissuasives au comportement des pourvoyeurs de main-d’œuvre qui camouflent leurs opérations par la constitution de sociétés sans moyens financiers légalement saisissables par leurs créanciers ou qui laissent les sociétés dont ils sont les dirigeants de droit ou de fait, tomber en faillite sans conséquence dommageable aucune ni pour leur patrimoine personnel ni même pour la possibilité de recommencer leur commerce sous une autre façade » (ibid., pp. 46-47).
B.5. Il ressort de la jurisprudence que la faute est grave dès lors que c’est une faute « impardonnable, qu’un dirigeant raisonnablement prudent et diligent n’aurait pas commise, heurtant les normes essentielles de la vie en société, non identifiable au dol bien qu’en étant voisine » (Bruxelles, 23 mars 2023; Bruxelles, 7 avril 2022, 2021/AR/1472; Liège, 21 juin 2021, 2020/RG/826; Liège, 25 février 2016). La faute est « caractérisée » lorsqu’elle est « nettement marquée », « ce qui signifie que l’acte doit pouvoir être perçu comme gravement fautif par tout homme raisonnable : l’auteur était conscient ou devait l’être qu’elle contribuerait à la faillite de la société » (Bruxelles, 23 mars 2023; Bruxelles, 7 avril 2022, 2021/AR/1472;
Liège, 21 juin 2021, 2020/RG/826; Liège, 25 février 2016). Enfin, la « faute ne doit pas être l’origine exclusive de la faillite, mais il suffit qu’elle y ait contribué, peu importe que d’autres facteurs en soient également la cause » (Liège, 21 juin 2021, 2020/RG/826; Liège, 25 février 2016).
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Quant au fond
B.6. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article XX.229 du Code de droit économique avec les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.7.1. Bien que la question préjudicielle vise tout l’article XX.229 du Code de droit économique, il ressort de l’arrêt de renvoi qu’elle ne porte que sur les paragraphes 1er, 3, 5, alinéa 1er, et 6 de cet article.
La Cour limite son examen à ces dispositions.
B.7.2. Il ressort de l’arrêt de renvoi que la juridiction a quo a jugé qu’il était établi que la partie appelante devant elle s’était abstenue de déposer les déclarations fiscales, de payer les impôts de la société ou de les provisionner dans les comptes, qu’elle avait laissé s’accumuler les dettes à la suite du non-paiement des dettes fiscales sociales et des amendes et qu’elle avait posé des actes au mépris des droits des tiers.
B.8.1. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
B.8.2. En attribuant au pouvoir législatif la compétence pour déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles, l’article 12, alinéa 2, de la Constitution garantit à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle de la disposition constitutionnelle précitée procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est ou non punissable. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte
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un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.8.3. En ce qu’il vise à permettre à celui qui adopte un comportement d’évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement, comme il est dit en B.5.2, le principe de légalité garanti par l’article 12, alinéa 2, de la Constitution est étroitement lié au principe de légalité garanti par l’article 14 de la Constitution, qui dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
B.9.1. L’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».
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B.9.2. En ce qu’il exige que tout délit soit prévu par la loi, l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme a une portée analogue à celle des articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
B.9.3. En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, une mesure constitue une sanction pénale au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme si elle a un caractère pénal selon sa qualification en droit interne ou s’il ressort de la nature de l’infraction, à savoir la portée générale et le caractère préventif et répressif de la sanction, qu’il s’agit d’une sanction pénale ou encore s’il ressort de la nature et de la sévérité de la sanction subie par l’intéressé qu’elle a un caractère punitif et donc dissuasif (CEDH, grande chambre, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2016:1115JUD002413011, §§ 105-107; grande chambre, 10 février 2009, Zolotoukhine c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2009:0210JUD001493903, § 53; grande chambre, 23 novembre 2006, Jussila c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2006:1123JUD007305301, §§ 30-
31). Ces critères sont alternatifs et non cumulatifs. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme considère que, lorsqu’aucun critère n’apparaît décisif à lui seul, une approche cumulative est possible (CEDH, 24 février 1994, Bendenoun c. France, ECLI:CE:ECHR:1994:0224JUD001254786, § 47).
La Cour européenne des droits de l’homme utilise les mêmes critères en ce qui concerne l’application de l’article 7 de la Convention précitée (CEDH, 4 octobre 2016, Žaja c. Croatie, ECLI:CE:ECHR:2016:1004JUD003746209, § 86; décision, 9 juin 2016, Société Oxygène Plus c. France, ECLI:CE:ECHR:2016:0517DEC007695911, § 43; 15 mai 2008, Nadtochiy c. Ukraine, ECLI:CE:ECHR:2008:0515JUD000746003, § 32; décision, 24 novembre 1998, Brown c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:1998:1124DEC003864497), qui a une portée analogue à celle de l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à celle de l’article 49, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la même Charte (CJUE, grande chambre, 5 décembre 2017, C-42/17, M.A.S. et M.B., ECLI:EU:C:2017:936, point 54).
B.10. En l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner si la mesure en cause revêt un caractère pénal au sens des dispositions constitutionnelles et conventionnelles précitées, qui garantissent le principe de légalité en matière pénale. Il suffit en effet de constater que
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l’article XX.229, §§ 1er, 3, 5, alinéa 1er, et 6, du Code de droit économique satisfait en tout état de cause aux conditions de clarté et de prévisibilité que les lois en matière pénale doivent remplir conformément à ce principe de légalité.
B.11. Lorsqu’elle apprécie la clarté et la prévisibilité de la mesure en cause, la Cour doit avoir à l’esprit que cette mesure s’adresse aux personnes qui exploitent une entreprise ou aux administrateurs ou gérants d’une personne morale, qui sont tous des professionnels. L’on peut attendre de tout entrepreneur qu’il fasse preuve de la vigilance nécessaire dans l’exercice de son métier et qu’il mette un soin particulier à évaluer les risques que son activité comporte.
B.12. Il ressort des travaux préparatoires de la disposition en cause, cités en B.2, que la notion de « faute grave et caractérisée qui a contribué à la faillite » trouve son origine dans l’article 3bis de l’arrêté royal n° 22 du 24 octobre 1934. Cette notion a également été utilisée aux articles 265, 409 et 530 du Code des sociétés, qui concernent la responsabilité des administrateurs. Comme il est dit en B.5, cette notion fait l’objet d’une jurisprudence abondante.
La disposition en cause reprend de la sorte une notion qui est issue d’une législation ancienne qui a fait l’objet de précisions jurisprudentielles suffisant à éclairer le sujet de droit dans son comportement.
B.13. L’article XX.229, §§ 1er, 3, 5, alinéa 1er, et 6, du Code de droit économique est compatible avec les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article XX.229, §§ 1er, 3, 5, alinéa 1er, et 6, du Code de droit économique ne viole pas les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 septembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul