Cour constitutionnelle
Arrêt n° 102/2024
du 26 septembre 2024
Numéro du rôle : 8091
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 458 du Code pénal et l’article 57
de la loi du 6 juillet 2007 « relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes », posées par le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée de la juge Joséphine Moerman, faisant fonction de présidente, du président Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par la juge Joséphine Moerman,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 2 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 18 octobre 2023, le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 458 du Code pénal viole-t-il l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition empêche la personne née d’une grossesse résultant d’un traitement de procréation médicalement assistée grâce à un don de gamètes d’obtenir de la part du dispensateur du traitement une quelconque information sur sa filiation biologique du côté du donneur ?
L’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes viole-t-il l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition empêche la personne née d’une grossesse résultant d’un traitement de procréation médicalement assistée grâce à un don de gamètes d’obtenir de la part
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du dispensateur du traitement des informations sur sa filiation biologique du côté du donneur qui permettent l’identification de ce dernier ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- Iris Tuijaerts et Hilde Tuijaerts, assistées et représentées par Me Joris Gebruers, avocat au barreau du Limbourg;
- l’« Universitair Ziekenhuis Gent », assisté et représenté par Me Sylvie Tack, avocate au barreau de Flandre occidentale, et par Me Johan Vande Lanotte, avocat au barreau de Gand (partie intervenante);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Thomas Beelen, avocat au barreau de Louvain.
Par ordonnance du 29 mai 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande d’une partie à être entendue, la Cour, par ordonnance du 12 juin 2024, a fixé l’audience au 10 juillet 2024.
À l’audience publique du 10 juillet 2024 :
- ont comparu :
. Me Leen Vanbrabant, avocate au barreau de Bruxelles, loco Me Joris Gebruers, pour Iris Tuijaerts et Hilde Tuijaerts;
. Me Johan Vande Lanotte, pour l’« Universitair Ziekenhuis Gent »;
. Me Thomas Beelen, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure
En 1999, Hilde Tuijaerts, seconde partie demanderesse devant la juridiction a quo, a subi un traitement de procréation médicalement assistée, lors duquel les spermatozoïdes d’un donneur anonyme ont été utilisés. Ce traitement a donné lieu à une grossesse ayant conduit à la naissance de jumeaux, dont Iris Tuijaerts, première partie demanderesse devant la juridiction a quo.
Iris Tuijaerts, désormais majeure, souhaite connaître l’identité du donneur, ainsi que d’autres caractéristiques pertinentes de ce dernier. À cet effet, Iris Tuijaerts a demandé à l’« Universitair Ziekenhuis Brussel » (hôpital universitaire bruxellois dépendant d’une université de langue néerlandaise, ci-après : l’UZ Brussel), partie défenderesse devant la juridiction a quo, qui est l’hôpital où a eu lieu le traitement de procréation médicalement assistée, le transfert du dossier médical concernant Hilde Tuijaerts. L’UZ Brussel n’a pas accédé à cette demande.
Hilde Tuijaerts et Iris Tuijaerts ont alors cité l’UZ Brussel devant le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles. Elles réclament le transfert, dans son intégralité, du dossier médical concernant Hilde Tuijaerts.
Par jugement du 2 octobre 2023, le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles a jugé qu’Hilde Tuijaerts n’a aucun intérêt à la demande qui tend en réalité à obtenir certaines informations sur sa filiation biologique et que la demande introduite par Iris Tuijaerts doit s’entendre comme visant la transmission des données du père biologique dont dispose l’UZ Brussel. Avant de statuer, le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles estime nécessaire de poser à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
–A–
A.1. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo estiment que les deux questions préjudicielles appellent une réponse affirmative. Elles soutiennent que le droit à la connaissance de ses origines, qui est garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, s’oppose à la législation en cause, qui fait primer à l’avance et de manière absolue l’intérêt du donneur à rester anonyme sur celui de la personne qui souhaite connaître ses origines. Ce dernier intérêt prime pourtant en principe, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, sur l’intérêt de la paix des familles et sur la sécurité juridique des liens familiaux. Il doit à tout le moins pouvoir être demandé au donneur son consentement à la divulgation de ses données, y compris, en particulier, celles qui concernent sa santé, et, en cas de refus, un recours auprès d’une autorité indépendante doit en principe être ouvert.
Par ailleurs, les parties demanderesses devant la juridiction a quo observent que la Belgique est de plus en plus isolée dans le domaine de l’anonymat du donneur. Dans un grand nombre de pays européens, l’anonymat des donneurs de gamètes a été levé. En outre, le Conseil de l’Europe et le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies recommandent d’interdire l’anonymat des donneurs de gamètes et d’accorder aux enfants issus d’un don l’accès aux informations relatives au donneur.
Enfin, selon les parties demanderesses devant la juridiction a quo, la levée de l’anonymat du donneur n’entraîne pas nécessairement une diminution du nombre de donneurs de gamètes. Une étude empirique révèle que, si un État fournit les efforts nécessaires, par exemple, au moyen de financements accrus ou de campagnes, la levée de l’anonymat ne conduit pas à une pénurie de donneurs. Dans la mesure où il y aurait malgré tout une diminution du nombre de donneurs, celle-ci ne serait par ailleurs en principe que temporaire.
A.2.1. Le Conseil des ministres estime que les deux questions préjudicielles appellent une réponse négative.
Il souligne tout d’abord que l’article 458 du Code pénal et l’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 « relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes » (ci-après : la loi du 6 juillet 2007) ne comportent pas une interdiction absolue de transmettre une quelconque information relative au donneur de gamètes. L’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 autorise en effet le don non anonyme
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résultant d’un accord entre le donneur et le ou les receveurs et interdit exclusivement, en cas de don anonyme, la divulgation de données permettant l’identification du donneur. En outre, les articles 64 et 65 de la même loi prévoient que les centres de fécondation peuvent communiquer, sous certaines conditions, les informations médicales relatives au donneur de gamètes susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant aux receveurs des gamètes, ainsi qu’au médecin traitant de la personne qui a été conçue par insémination ou au médecin traitant des receveurs des gamètes.
Ensuite, le Conseil des ministres soutient que l’interdiction de communiquer des données permettant l’identification du donneur anonyme repose sur une base légale suffisamment précise et répond à un besoin social impérieux, à savoir éviter une pénurie de dons de gamètes. Selon le Conseil des ministres, l’interdiction découle aussi d’une mise en balance des intérêts minutieuse et elle ne produit pas des effets disproportionnés. Aucune autre mesure ne peut en effet garantir un nombre suffisant de donneurs de gamètes. En outre, l’ingérence est tempérée par le fait qu’un don non anonyme est possible et que les informations médicales peuvent être transmises sous certaines conditions. Par ailleurs, le Conseil des ministres souligne que la préservation de l’anonymat est nécessaire en tout état de cause pour protéger le droit au respect de la vie privée et familiale du donneur anonyme. Ce donneur pouvait en effet considérer que son identité ne serait jamais communiquée. Enfin, le Conseil des ministres fait valoir qu’il n’existe pas de consensus européen sur la levée de l’anonymat du donneur de gamètes et qu’il ne découle pas de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’identité du donneur devrait pouvoir être révélée sans son consentement. Cette Cour n’exige pas non plus qu’il doive toujours y avoir une autorité indépendante qui soit en mesure de statuer sur un refus.
A.2.2. À titre subsidiaire, si la Cour constatait que les dispositions en cause violent le droit au respect de la vie privée et familiale, le Conseil des ministres demande le maintien des effets pour tous les dons de gamètes qui ont eu lieu avant le prononcé de l’arrêt, ainsi que pour tous ceux qui auront lieu dans les six mois de ce prononcé.
Le maintien des effets est nécessaire pour protéger le droit au respect de la vie privée et familiale des donneurs qui ont donné de manière anonyme et qui ne pouvaient pas prévoir la levée de leur anonymat, pour limiter la baisse du nombre de donneurs et pour donner au législateur le temps d’élaborer une nouvelle législation. À cet effet, le législateur aurait besoin d’un délai de 24 mois.
A.3. La partie intervenante, à savoir l’« Universitair Ziekenhuis Gent » (hôpital universitaire de Gand), estime également que les questions préjudicielles appellent une réponse négative. Elle souligne d’abord que les questions préjudicielles ne sont pas nuancées, dès lors qu’elles ne tiennent pas compte des informations qui peuvent être communiquées sur la base de l’article 65 de la loi du 6 juillet 2007. Selon elle, l’article 57 de cette loi permet, en outre, la communication de toutes les données non identifiantes, mais l’interprétation de la juridiction a quo selon laquelle ces données relèvent elles aussi du secret professionnel n’est pas manifestement erronée. En outre, la partie intervenante observe que le Conseil de l’Europe recommande seulement de supprimer pour l’avenir les dons anonymes. La levée rétroactive de l’anonymat est rejetée. Les dons qui auront lieu à l’avenir ne font toutefois pas l’objet des questions préjudicielles.
Par ailleurs, la partie intervenante déduit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, sauf disposition législative contraire, il n’existe pas de droit à connaître l’identité du donneur de gamètes ou à obtenir des informations non identifiantes sur celui-ci. Si un tel droit était malgré tout octroyé rétroactivement, cela perturberait gravement non seulement la vie privée et familiale du donneur, mais également la relation de confiance entre, d’une part, le donneur et, d’autre part, le médecin et le centre de fécondation. Par ailleurs, des actions relatives à la filiation pour des inséminations qui ont eu lieu avant la loi du 6 juillet 2007 ne sont pas exclues.
Selon la partie intervenante, la circonstance que la loi du 6 juillet 2007 ne contient pas de droit procédural permettant de demander au donneur son consentement au transfert de données n’est pas non plus contraire au droit au respect de la vie privée et familiale. Le donneur anonyme doit être considéré comme un étranger n’ayant aucun lien avec l’enfant conçu. En outre, une telle demande risque également de perturber gravement la vie privée et familiale du donneur et de nuire à la relation de confiance établie avec le médecin et avec le centre de fécondation.
En tout état de cause, selon la partie intervenante, la Cour peut tout au plus constater une lacune que le législateur doit combler.
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–B–
Quant aux dispositions en cause
B.1.1. Les questions préjudicielles portent sur l’article 458 du Code pénal et sur l’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 « relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes » (ci-après : la loi du 6 juillet 2007).
L’article 458 du Code pénal dispose :
« Les médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, sages-femmes et toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie, qui, hors le cas où ils sont appelés à rendre témoignage en justice (ou devant une commission d’enquête parlementaire) et celui où la loi, le décret ou l’ordonnance les oblige ou les autorise à faire connaître ces secrets, les auront révélés, seront punis d’un emprisonnement d’un an à trois ans et d’une amende de cent euros à mille euros ou d’une de ces peines seulement ».
L’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 dispose :
« Lorsque les gamètes sont affectés à un programme de don, le centre de fécondation consulté est tenu de rendre inaccessible toute donnée permettant l’identification du donneur. Le don non anonyme résultant d’un accord entre le donneur et le ou les receveurs est autorisé.
Toute personne travaillant pour ou dans un centre de fécondation, qui prend connaissance, de quelque manière que ce soit, d’informations permettant d’identifier des donneurs de gamètes est tenue au secret professionnel et est passible de sanctions conformément à l’article 458 du Code pénal ».
B.1.2. L’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 garantit l’anonymat du donneur de gamètes n’ayant pas consenti avec le ou les receveurs à un don non anonyme. En vertu de cette disposition, les centres de fécondation sont tenus de rendre inaccessible toute donnée permettant l’identification du donneur de gamètes. Toute personne travaillant pour ou dans un centre de fécondation qui prend connaissance, de quelque manière que ce soit, de ces informations est par ailleurs tenue au secret professionnel, dont la violation est punie conformément à l’article 458 du Code pénal.
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En vertu de l’article 458 du Code pénal, le dépositaire du secret professionnel qui fait connaître le secret qu’on lui confie, hors le cas où il est appelé à rendre témoignage en justice ou devant une commission d’enquête parlementaire et celui où la loi, le décret ou l’ordonnance l’oblige ou l’autorise à faire connaître le secret, est puni d’un emprisonnement d’un an à trois ans et d’une amende de cent euros à mille euros ou d’une de ces peines seulement.
B.2.1. Les articles 56, 64, § 1er, et 65 de la loi du 6 juillet 2007 sont également pertinents pour répondre aux questions préjudicielles.
L’article 56 de la loi du 6 juillet 2007 dispose :
« À compter de l’insémination des gamètes donnés, les règles de la filiation telles qu’établies par le Code civil jouent en faveur du ou des auteurs du projet parental ayant reçu lesdits gamètes.
Aucune action relative à la filiation ou à ses effets patrimoniaux n’est ouverte aux donneurs de gamètes. De même, aucune action relative à la filiation ou à ses effets patrimoniaux ne peut être intentée à l’encontre du ou des donneur(s) de gamètes par le(s) receveur(s) de gamètes et par l’enfant né de l’insémination de gamètes ».
L’article 64, § 1er, de la loi du 6 juillet 2007, qui a été modifié pour la dernière fois par la loi du 11 juillet 2023 « portant des dispositions diverses en matière de santé », dispose :
« Sans préjudice du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE
(règlement général sur la protection des données), et la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, le centre de fécondation collecte pour chaque donneur de gamètes les informations suivantes :
1° les informations médicales relatives au donneur de gamètes, susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant à naître;
2° les caractéristiques physiques du donneur de gamètes;
3° les informations nécessaires à l’application de la présente loi ».
L’article 65 de la loi du 6 juillet 2007, qui a été modifié pour la dernière fois par la loi du 17 juillet 2015 « portant des dispositions diverses en matière de santé », dispose :
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« Les informations relatives aux donneurs de gamètes, mentionnées à l’article 64, § 1er, 1°, peuvent être communiquées par le centre de fécondation :
1° à la receveuse ou au couple receveur qui le demande au moment de faire un choix;
2° pour autant que la santé de la personne qui a été conçue par l’insémination de gamètes le requière, à son médecin traitant et à celui de la receveuse ou du couple receveur ».
B.2.2. L’article 56 de la loi du 6 juillet 2007 prévoit qu’aucune action relative à la filiation ou à ses effets patrimoniaux ne peut être intentée par les receveurs de gamètes et par l’enfant né de l’insémination de gamètes à l’encontre des donneurs de gamètes. Cette disposition empêche également les donneurs de gamètes d’intenter une telle action.
B.2.3. Conformément à l’article 65 de la loi du 6 juillet 2007, lu en combinaison avec l’article 64, § 1er, 1°, de la même loi, les centres de fécondation peuvent communiquer les informations médicales relatives au donneur de gamètes susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant à naître aux receveurs des gamètes qui le demandent au moment de faire un choix, ainsi qu’au médecin traitant de l’enfant conçu ou à celui des receveurs des gamètes, pour autant que la santé de la personne qui a été conçue par l’insémination de gamètes le requière.
Quant aux questions préjudicielles
B.3.1. Par la première question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 458 du Code pénal est compatible avec l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il empêche la personne née d’une grossesse résultant d’un traitement de procréation médicalement assistée grâce à un don de gamètes d’obtenir de la part du dispensateur du traitement une quelconque information sur le donneur des gamètes.
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Par la seconde question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 est compatible avec l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il empêche la personne née d’une grossesse résultant d’un traitement de procréation médicalement assistée grâce à un don de gamètes d’obtenir de la part du dispensateur du traitement des informations sur le donneur des gamètes qui pourraient permettre l’identification de ce dernier.
Eu égard à leur connexité, la Cour examine les deux questions préjudicielles conjointement.
B.3.2. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que le litige au fond porte sur une personne majeure née d’une grossesse résultant d’un traitement de procréation médicalement assistée grâce à un don de gamètes qui a eu lieu avant l’entrée en vigueur de la loi du 6 juillet 2007. Elle réclame à l’hôpital où a eu lieu le traitement la transmission des données identifiantes et des données non identifiantes du donneur des gamètes.
La Cour limite son examen à cette hypothèse et interprète les questions préjudicielles en ce sens qu’elles portent sur la transmission de ces données par le centre de fécondation.
B.4.1. Le Conseil des ministres soutient que les questions préjudicielles procèdent d’une interprétation manifestement erronée des dispositions en cause. Selon lui, ces dispositions interdisent exclusivement la communication de données permettant l’identification de la personne qui a fait un don anonyme. En outre, l’article 65 de la loi du 6 juillet 2007 autorise expressément le centre de fécondation à communiquer, sous certaines conditions, les informations médicales relatives au donneur de gamètes susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant conçu. La partie intervenante se rallie à la position du Conseil des ministres en ce que celle-ci porte sur l’article 65 de la loi du 6 juillet 2007.
B.4.2. L’article 458 du Code pénal, qui fait l’objet de la première question préjudicielle, n’interdit pas aux dépositaires du secret professionnel de faire connaître les secrets qui leur ont été confiés si la loi, le décret ou l’ordonnance les y oblige ou les y autorise. L’article 65 de la
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loi du 6 juillet 2007 contient une telle autorisation pour les informations médicales relatives au donneur de gamètes susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant conçu, bien que cette autorisation s’applique exclusivement aux communications faites aux receveurs des gamètes et au médecin traitant de l’enfant conçu ou à celui de ces receveurs.
Pour le surplus, la loi du 6 juillet 2007 ne permet pas la divulgation d’informations relatives au donneur. La première question préjudicielle ne procède dès lors pas d’une interprétation manifestement erronée, en ce qu’elle est posée dans un litige dans lequel l’enfant issu d’un don de gamètes réclame au centre de fécondation des informations identifiantes et non identifiantes concernant le donneur, sans qu’existe aucune nécessité médicale à cet égard.
L’article 57 de la loi du 6 juillet 2007, qui fait l’objet de la seconde question préjudicielle, oblige les centres de fécondation à rendre inaccessibles les données permettant l’identification du donneur et soumet au secret professionnel toute personne travaillant pour ou dans un centre de fécondation qui prend connaissance de telles données de quelque manière que ce soit. La seconde question préjudicielle, qui porte exclusivement sur les données identifiantes du donneur, ne procède pas davantage d’une interprétation manifestement erronée.
B.5.1. L’article 22 de la Constitution dispose :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit ».
L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
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B.5.2. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).
La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un tout indissociable.
B.5.3. Le droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les dispositions précitées, a pour but essentiel de protéger les personnes contre les ingérences dans leur vie privée et leur vie familiale.
Le droit au respect de la vie privée et familiale a une portée étendue et implique notamment un droit à l’identité et à l’épanouissement personnel, lequel comporte un droit à la connaissance de ses origines. À l’épanouissement personnel contribuent, en effet, l’établissement des détails de son identité d’être humain et l’intérêt vital à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l’identité de son géniteur. La naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relèvent de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte. L’intérêt que peut avoir un individu à connaître son ascendance ne cesse nullement avec l’âge (CEDH, 7 septembre 2023, Gauvin-Fournis et Silliau c. France, ECLI:CE:ECHR:2023:0907JUD002142416, §§ 106 et 109; 30 janvier 2024, Cherrier c. France, ECLI:CE:ECHR:2024:0130JUD001884320, § 50; voy. aussi CEDH, grande chambre, 13 février 2003, Odièvre c. France, ECLI:CE:ECHR:2003:0213JUD004232698, §§ 29 et 44; 25 septembre 2012, Godelli c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2012:0925JUD003378309, §§ 46, 63 et 69).
B.5.4. L’article 22, alinéa 1er, de la Constitution, pas plus que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’exclut une ingérence de l’autorité publique dans le droit au respect de la vie privée, mais exige que cette ingérence soit prévue dans une disposition législative suffisamment précise, réponde à un besoin social impérieux et soit proportionnée à l’objectif légitime poursuivi. Ces dispositions engendrent en outre l’obligation positive pour l’autorité publique de prendre des mesures visant à garantir un respect effectif de la vie privée
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et familiale, même dans le cadre des relations entre individus (CEDH, 27 octobre 1994, Kroon e.a. c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:1994:1027JUD001853591, § 31).
B.5.5. Lorsqu’il élabore un régime légal qui entraîne une ingérence de l’autorité publique dans la vie privée, le législateur doit ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (CEDH, 26 mai 1994, Keegan c. Irlande, ECLI:CE:ECHR:1994:0526JUD001696990, § 49; 27 octobre 1994, Kroon e.a. c. Pays-Bas, précité, § 31; 2 juin 2005, Znamenskaya c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2005:0602JUD007778501, § 28; 24 novembre 2005, Shofman c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2005:1124JUD007482601, § 34).
À cet égard, le législateur dispose d’une marge d’appréciation qui n’est toutefois pas illimitée : pour apprécier si une règle légale est compatible avec le droit au respect de la vie privée, il convient de vérifier si le législateur a trouvé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. Pour cela, il ne suffit pas que le législateur ménage un équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble, mais il doit également ménager un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées (CEDH, 6 juillet 2010, Backlund c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2010:0706JUD003649805, § 46), sous peine de prendre une mesure qui ne serait pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis.
La marge d’appréciation dont dispose le législateur est plus large en présence de questions morales ou éthiques délicates ou lorsqu’un équilibre doit être trouvé entre des intérêts ou des droits conflictuels. En revanche, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation est plus restreinte (CEDH, 7 septembre 2023, Gauvin-Fournis et Silliau c. France, précité, §§ 105 et 111-112; 30 janvier 2024, Cherrier c. France, précité, §§ 52 et 67-69).
B.6. Les dispositions en cause relèvent du champ d’application de l’article 22 de la Constitution et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, puisqu’elles portent sur l’accès aux informations concernant le donneur par un enfant issu d’un don de gamètes.
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B.7.1. Avant l’entrée en vigueur de la loi du 6 juillet 2007, l’anonymat du donneur découlait exclusivement de l’article 458 du Code pénal. L’impossibilité pour le centre de fécondation ou pour le dispensateur du traitement de fournir des informations concernant le donneur était alors plus générale, étant donné que l’exception visée à l’article 65 de la loi du 6 juillet 2007, lu en combinaison avec l’article 64 de la même loi, n’existait pas encore.
B.7.2. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 6 juillet 2007 que le législateur a maintenu l’anonymat du donneur de gamètes qui a fait un don anonyme pour éviter une pénurie de donneurs, comme dans quelques pays où l’anonymat du donneur avait été levé :
« Un autre point important concerne l’anonymat des donneurs de gamètes. À cet égard, on opte pour un statu quo. Au sein du groupe de travail ‘ bioéthique ’, plusieurs sénateurs se sont certes montrés clairement favorables à la levée de l’anonymat, mais les informations alarmistes en provenance de certains pays voisins au sujet de la diminution du nombre de donneurs ont incité à davantage de prudence. Avant que notre pays ne franchisse aussi, éventuellement, le pas, il est sans doute préférable d’examiner quels seraient les effets de l’anonymat des donneurs.
À l’heure actuelle, bon nombre de médecins demandent instamment que cet anonymat soit maintenu; certes, la conséquence est que des personnes venant des Pays-Bas, par exemple, font appel à des centres belges de fécondation » (Doc. parl., Sénat, 2005-2006, n° 3-1440/9, p. 61).
Les mêmes travaux préparatoires indiquent aussi pourquoi le législateur, en ce qui concerne les données non identifiantes du donneur, a voulu autoriser exclusivement la communication d’informations médicales relatives au donneur de gamètes susceptibles de revêtir une importance pour le développement sain de l’enfant conçu :
« Concernant l’amendement n° 22, le ministre rappelle que c’est uniquement pour les besoins de la sécurité sanitaire que les données sont transmises soit au médecin traitant, soit à un médecin travaillant dans un centre de médecine reproductive, dans un centre de génétique ou dans un autre environnement médical. En ce qui concerne les données non identifiables du donneur, la volonté est de ne pas transmettre ces données non relevantes à l’enfant ou à la famille afin de ne pas entretenir le mythe selon lequel le caractère de l’enfant, par exemple, serait inscrit dans les gènes du donneur » (Doc. parl., Chambre, 2006-2007, DOC 51-2567/004, pp. 40 et 41).
Ces objectifs sont légitimes.
B.8.1. La procréation médicalement assistée au moyen d’un don anonyme de gamètes a lieu dans le cadre d’une relation juridique entre le centre de fécondation et le donneur (article 59
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de la loi du 6 juillet 2007) ainsi qu’entre le centre de fécondation et le receveur des gamètes (article 62 de la même loi). Lors de l’examen de la constitutionnalité des dispositions en cause, la Cour doit toutefois s’assurer que le législateur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents de toutes les personnes impliquées dans la procréation médicalement assistée, à savoir le centre de fécondation, le donneur de gamètes, le receveur de gamètes et l’enfant conçu.
Le droit au respect de la vie privée et familiale, dans le cadre de l’anonymat des donneurs de gamètes, ne vise pas à protéger les intérêts du centre de fécondation mais bien ceux de ces donneurs. En particulier, les donneurs ayant fait don de gamètes avant le prononcé du présent arrêt disposent, en vertu de l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec le principe de la sécurité juridique et de la confiance légitime, de l’attente légitime selon laquelle la règle de l’anonymat, sous laquelle ils ont réalisé leur don, continuerait à les protéger.
B.8.2. Toutefois, les intérêts légitimes des donneurs n’enlèvent rien au fait que, comme il est dit en B.5.3, la connaissance de ses origines constitue un aspect particulièrement important de l’identité d’un individu.
Les dispositions en cause empêchent, en toutes circonstances et quel que soit l’intérêt qu’il invoque, l’enfant conçu, qui n’a jamais pu s’opposer à l’anonymat du donneur au moment de la conclusion du contrat, d’obtenir du centre de fécondation la moindre information identifiante ou non identifiante concernant le donneur. Les dispositions en cause ne lui permettent pas davantage de contacter ce donneur directement ou indirectement pour lui demander s’il accepte que son anonymat soit levé. Les dispositions en cause privent ainsi de manière absolue les enfants issus d’un don de gamètes de toute possibilité de connaître leurs origines par l’intermédiaire du centre de fécondation, y compris dans l’hypothèse où le donneur consentirait à lever son anonymat.
Ainsi, le législateur n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en cause, mais il a donné la priorité absolue aux intérêts du donneur, au détriment des intérêts de l’enfant conçu.
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B.9. L’article 458 du Code pénal et l’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 ne sont dès lors pas compatibles avec l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils empêchent de manière absolue l’enfant issu d’un don de gamètes d’obtenir de la part du centre de fécondation une quelconque information identifiante ou non identifiante concernant le donneur.
B.10. Il appartient au législateur d’élaborer une législation relative à l’accès aux informations concernant le donneur par un enfant issu d’un don de gamètes, qui ménage un juste équilibre entre tous les intérêts et droits concernés, et en particulier entre le droit de l’enfant issu d’un don de gamètes à la connaissance de ses origines et le droit du donneur de gamètes au respect de sa vie privée et familiale.
Quant au maintien des effets
B.11.1. Le Conseil des ministres demande à la Cour de maintenir les effets des dispositions en cause pour tous les dons de gamètes qui ont eu lieu avant l’arrêt, ainsi que pour tous les dons de gamètes qui auront lieu dans les six mois de l’arrêt.
B.11.2. En vertu de l’article 28, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, si elle l’estime nécessaire, la Cour indique, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions ayant fait l’objet d’un constat d’inconstitutionnalité qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu’elle détermine.
B.11.3. L’élimination de l’inconstitutionnalité constatée requiert, comme il est dit en B.5.5, que le législateur ménage un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Comme il est dit en B.8.1, les intérêts de l’individu n’englobent pas seulement ceux de l’enfant conçu, mais également ceux, notamment, des donneurs des gamètes, qui disposent de l’attente légitime selon laquelle la règle de l’anonymat, sous laquelle ils ont réalisé leur don, continuerait à les protéger. Comme il est également dit en B.5.5, le législateur doit en outre ménager ce juste équilibre dans un contexte qui suscite des questions éthiques.
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Afin de permettre au législateur de tenir compte de tous ces intérêts, les effets de la disposition en cause doivent être maintenus jusqu’à l’entrée en vigueur des dispositions législatives visées en B.10 et au plus tard jusqu’au 30 juin 2027 inclus.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 458 du Code pénal et l’article 57 de la loi du 6 juillet 2007 « relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes » violent l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils empêchent de manière absolue l’enfant issu d’un don de gamètes d’obtenir de la part du centre de fécondation une quelconque information identifiante ou non identifiante concernant le donneur.
- Les effets de ces dispositions sont maintenus jusqu’à l’entrée en vigueur des dispositions législatives visées en B.10 et au plus tard jusqu’au 30 juin 2027 inclus.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 26 septembre 2024.
Le greffier, La présidente f.f.,
Nicolas Dupont Joséphine Moerman