Cour constitutionnelle
Arrêt n° 99/2024
du 26 septembre 2024
Numéro du rôle : 7985
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article XX.103 du Code de droit économique, posées par la Cour d’appel de Mons.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 17 avril 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 avril 2023, la Cour d’appel de Mons a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article XX.103 du Code de droit économique viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les secrétariats sociaux agréés sont contraints de délivrer gratuitement des documents sociaux et de sortie dans le cadre d’une faillite alors que tous les autres prestataires de services de la société faillie, notamment les comptables et les secrétariats non agréés, conservent le droit au remboursement de leurs prestations ? »;
« L’article XX.103 du Code de droit économique viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les secrétariats sociaux agréés sont contraints de délivrer gratuitement des documents sociaux et de sortie si cette obligation est interprétée comme étant limitée aux faillites sur aveu et ne s’appliquant pas aux faillites sur citation ? Cette disposition peut-elle s’interpréter comme s’appliquant à toutes les faillites quel que soit leur mode d’ouverture ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- l’ASBL « Group S – Secrétariat Social », assistée et représentée par Me Edwin Truyens, avocat au barreau d’Anvers;
- Me Paul Debetencourt et Me Axel Caby, avocats au barreau de Tournai, agissant en qualité de curateur à la faillite de la SRL « Actissia Belgique »;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Sébastien Depré, Me Evrard de Lophem et Me Germain Haumont, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’ASBL « Group S – Secrétariat Social »;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 24 avril 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Magali Plovie et Willem Verrijdt, a décidé :
- que l’affaire était en état,
- d’inviter les parties à répondre préalablement à la question suivante par un mémoire complémentaire à introduire par pli recommandé à la poste le 21 mai 2024 au plus tard et à communiquer dans le même délai aux autres parties, ainsi qu’au greffe de la Cour par courriel envoyé à l’adresse « greffe@const-court.be » :
« Quelle éventuelle incidence sur la présente affaire n° 7985 déduisez-vous de la modification apportée à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique par l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 ‘ transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité ’ (disposition qui fait par ailleurs l’objet d’un recours en annulation actuellement pendant devant la Cour, inscrit sous le numéro 8138 du rôle de la Cour) ? »,
- qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue,
- et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 21 mai 2024 et l’affaire mise en délibéré.
Des mémoires complémentaires ont été introduits par :
- l’ASBL « Group S – Secrétariat Social »;
- Me Paul Debetencourt et Me Axel Caby;
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- le Conseil des ministres.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 21 mai 2024.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par un jugement du 18 janvier 2022, le Tribunal de l’entreprise du Hainaut, division de Tournai, déclare la faillite de la SRL « Actissia Belgique » sur aveu du débiteur. Les curateurs licencient le personnel et demandent à l’ASBL « Group S - Secrétariat Social », secrétariat social de la société faillie, de communiquer gratuitement les documents sociaux de sortie. L’ASBL « Group S - Secrétariat Social » transmet certains documents mais entend être rémunérée pour les prestations relatives à l’établissement des autres documents, ce que les curateurs refusent.
À la demande des curateurs, le Tribunal de l’entreprise du Hainaut, division de Tournai, par un jugement du 19 avril 2022, condamne l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » à fournir gratuitement les documents concernés, sous peine d’astreinte. Cette dernière fournit les documents, mais fait appel de ce jugement devant la juridiction a quo. En degré d’appel, elle réclame la condamnation de la curatelle à lui payer la somme de 1 747,48 euros, pour l’établissement de ces documents. La juridiction a quo relève qu’au moment de la faillite, l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » était le secrétariat social agréé de la SRL « Actissia Belgique » et qu’elle est par conséquent tenue, en vertu de l’article XX.103 du Code de droit économique, de remettre gratuitement aux curateurs les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs, ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs. La juridiction a quo souligne que l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » ne peut pas s’exonérer de cette obligation légale sous prétexte qu’elle n’avait pas encore reçu d’instructions de la part son affiliée pour le mois au cours duquel la faillite a été déclarée. La juridiction a quo considère en outre que cette obligation légale suppose que l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » effectue les calculs nécessaires à l’établissement des documents concernés sans pouvoir facturer ses prestations. La juridiction a quo en conclut que les contestations de l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » ne peuvent pas être retenues s’il est fait application de l’article XX.103
du Code de droit économique. La juridiction a quo examine ensuite la demande, formulée à titre subsidiaire par l’ASBL « Group S - Secrétariat Social », que deux questions préjudicielles soient posées au sujet de la compatibilité de cette disposition avec les articles 10 et 11 de la Constitution. La juridiction a quo considère que la première question préjudicielle suggérée est pertinente et qu’il n’y a pas, en l’espèce, d’absence manifeste d’inconstitutionnalité. Quant à la seconde question préjudicielle suggérée, la juridiction a quo relève qu’elle est pertinente si l’article XX.103 du Code de droit économique est interprété en ce sens qu’il s’applique uniquement aux faillites sur aveu. La juridiction a quo pose dès lors les deux questions préjudicielles reproduites plus haut.
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III. En droit
-A-
Quant à l’objet des questions préjudicielles
A.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les questions préjudicielles portent uniquement sur le troisième alinéa de l’article XX.103 du Code de droit économique et qu’elles concernent en particulier la fourniture gratuite, visée dans la seconde phrase de cet alinéa, des documents de sortie à remettre aux travailleurs.
Quant à la première question préjudicielle
A.2.1. L’ASBL « Group S - Secrétariat Social » commence par exposer son interprétation de l’article XX.103 du Code de droit économique. Elle relève que les secrétariats sociaux sont régis par les articles 27
et 27bis de la loi du 27 juin 1969 « révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » (ci-après : la loi du 27 juin 1969) et par les articles 31ter et 31quater de la loi du 29 juin 1981
« établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés ». Elle souligne qu’il résulte de cette dernière disposition que le contrat entre un secrétariat social et un employeur est en partie un contrat de mandat. Elle estime qu’un secrétariat social ne peut effectuer des calculs de rémunération sans avoir reçu des instructions de la part de l’employeur. En ce qui concerne l’obligation imposée par la disposition en cause, elle soutient que les documents sociaux à délivrer après la faillite sont établis en fonction des calculs de rémunération effectués conformément aux instructions que l’employeur a données avant la faillite. Selon elle, la disposition en cause impose aux secrétariats sociaux de délivrer gratuitement les documents sociaux et non d’effectuer gratuitement des calculs de rémunération. Toujours selon elle, un secrétariat social ne peut pas être obligé d’effectuer gratuitement des calculs de rémunération à la demande des curateurs et d’ensuite délivrer gratuitement des documents sociaux. Elle fait valoir, exemples à l’appui, que si tel était le cas, cela aurait des conséquences énormes pour les secrétariats sociaux. Elle se demande, enfin, s’il est juridiquement défendable de calculer des rémunérations pour une période pour laquelle l’entreprise tombant en faillite ne paie plus les rémunérations. Selon elle, le calcul de rémunérations qui ne sont pas payées et la délivrance d’une fiche de paie et d’un compte individuel exposent les travailleurs concernés au risque de devoir payer des contributions sur des sommes qu’ils n’ont jamais perçues.
Elle fait ensuite valoir que la différence de traitement en cause entre les secrétariats sociaux agréés et les autres prestataires de services n’est pas raisonnablement justifiée par le fait que seuls les secrétariats sociaux agréés bénéficient de certains avantages, comme l’usage réservé de la dénomination de « secrétariat social » ou le pouvoir exclusif de percevoir les cotisations sociales de leurs employeurs affiliés. Sur ce dernier point, elle relève que les délais légaux dans lesquels les secrétariats sociaux doivent payer les cotisations de sécurité sociale à l’ONSS ont été fortement raccourcis et que leur rentabilité a en outre fortement diminué à la suite du faible taux d’intérêt qui s’applique depuis de nombreuses années. Elle souligne que les prestataires de services non agréés effectuent plus ou moins les mêmes services que les secrétariats sociaux, mais que ces derniers font l’objet de contrôles systématiques qui garantissent une certaine qualité. Elle ajoute que les employeurs qui ne sont pas affiliés à un secrétariat social font généralement appel à un autre prestataire de services et que, si un tel employeur fait faillite, le curateur doit payer pour la délivrance des documents sociaux, de sorte que les travailleurs concernés sont défavorisés. Enfin, elle se réfère à une consultation d’un cabinet d’avocats selon laquelle (1) rien ne justifie que les secrétariats sociaux agréés doivent délivrer gratuitement des documents sociaux et de sortie dans le cadre d’une faillite, alors que tous les autres créanciers conservent le droit au paiement de leurs prestations, (2) la différence de traitement entre les secrétariats sociaux agréés et les autres prestataires de services sociaux n’est pas raisonnablement justifiée et (3) il n’est pas raisonnablement justifié de traiter différemment les secrétariats sociaux agréés selon qu’ils délivrent des documents dans le cadre d’une faillite ou dans un autre contexte.
L’ASBL « Group S - Secrétariat Social » conclut que la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 24 de la Constitution.
Dans son mémoire complémentaire, l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » observe que l’obligation de fournir gratuitement les derniers documents sociaux et les documents de sortie, qui s’appliquait auparavant aux
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seuls secrétariats sociaux, a été étendue aux autres prestataires de services sociaux par l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019
relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité » (ci-après :
la loi du 7 juin 2023). Selon elle, dès lors que cette modification est entrée en vigueur le 1er septembre 2023, elle n’a pas d’incidence directe sur l’affaire présentement examinée. Toujours selon elle, il peut toutefois être déduit de cette modification qu’il existait effectivement auparavant une discrimination entre les secrétariats sociaux et les autres prestataires de services sociaux.
A.2.2. Les curateurs à la faillite de la SRL « Actissia Belgique » font valoir que la disposition en cause vise à protéger les travailleurs en leur permettant d’obtenir rapidement leurs documents sociaux et à améliorer les conditions de travail du curateur. Ils relèvent que l’intervention gratuite du secrétariat social est également justifiée par l’obligation, pour le curateur, avant toute clôture et même en l’absence de tout actif, de délivrer les documents sociaux. Ils font valoir qu’en vertu de l’article 27 de la loi du 27 juin 1969, seuls les secrétariats sociaux agréés peuvent (1) faire parvenir à l’ONSS les déclarations justificatives du montant des cotisations sociales dues pour les travailleurs salariés, (2) payer les cotisations sociales pour le compte de l’employeur et (3) accomplir toutes les formalités auxquelles les employeurs sont tenus en vertu de la législation relative à la sécurité sociale. Selon eux, les autres organismes qui peuvent établir des documents sociaux, mais qui ne disposent pas des pouvoirs de représentation légaux, ne sont pas des secrétariats sociaux. Ils considèrent que les deux catégories ne sont pas comparables. Ils concluent que la disposition en cause est compatible avec les articles 10, 11 et 24 de la Constitution.
Dans leur mémoire complémentaire, les curateurs à la faillite de la SRL « Actissia Belgique » soutiennent que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 n’a pas d’incidence sur l’affaire présentement examinée, dès lors que cette disposition s’applique aux procédures d’insolvabilité ouvertes après le 1er septembre 2023 (articles 272 et 273 de la loi du 7 juin 2023) et que la faillite de la SRL « Actissia Belgique » est antérieure à cette date. Ils soulignent par ailleurs que cette disposition ne fait pas disparaître les différences fondamentales précitées qui existent entre les prestataires de services sociaux non agréés et les secrétariats sociaux. À titre infiniment subsidiaire, à supposer que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 soit applicable en l’espèce et à supposer qu’il ait auparavant existé une discrimination entre les deux catégories précitées, ils relèvent que l’intervention du législateur a fait disparaître cette discrimination, de sorte que la question préjudicielle est devenue sans objet.
A.2.3. Le Conseil des ministres soutient que la Cour ne doit pas se prononcer sur l’interprétation qu’il y a lieu de donner à la disposition en cause, dès lors que cette question a déjà été tranchée par la juridiction a quo et que l’interprétation de cette dernière n’est pas manifestement erronée.
Le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement entre, d’une part, les secrétariats sociaux agréés et, d’autre part, les comptables et les secrétariats non agréés, est justifiée par le fait que seuls les secrétariats sociaux agréés peuvent percevoir les cotisations sociales des employeurs affiliés en vue de leur versement aux institutions compétentes. Il relève ensuite que la disposition en cause vise à fluidifier le travail des curateurs et à protéger les travailleurs de la société faillie, de sorte qu’elle poursuit des objectifs légitimes. Selon lui, l’obligation faite aux secrétariats sociaux agréés de fournir gratuitement les documents de sortie est proportionnée à ces objectifs. Il souligne à cet égard qu’il se peut que le secrétariat social agréé soit la seule personne capable de délivrer ces documents indispensables à l’exercice des droits sociaux des travailleurs. De plus, il estime que, si la délivrance de ces documents était conditionnée au paiement d’une somme d’argent, cela réduirait la protection sociale des travailleurs des sociétés qui ont recours aux services d’un secrétariat social agréé et cela les défavoriserait par rapport aux travailleurs des sociétés pour lesquelles les informations nécessaires à l’établissement de ces documents sont disponibles en interne et donc accessibles gratuitement pour le curateur.
Enfin, quant à la consultation d’un cabinet d’avocats à laquelle l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » renvoie, le Conseil des ministres souligne que cette consultation n’a été rédigée ni dans le cadre de l’affaire présentement examinée, ni pour le compte de l’ASBL « Group S - Secrétariat Social », et qu’elle est assortie d’une réserve. Le Conseil des ministres conclut que la différence de traitement en cause est raisonnablement justifiée.
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Dans son mémoire complémentaire, le Conseil des ministres relève que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023
s’inscrit dans le cadre de la transposition de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 « relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité) » (ci-
après : la directive (UE) 2019/1023), laquelle vise en particulier à rendre les procédures concernées plus efficaces et moins longues, et à garantir le meilleur niveau de protection quant au paiement des salaires des travailleurs pour le travail déjà réalisé. Il relève toutefois que la directive (UE) 2019/1023 n’est pas pertinente en ce qui concerne l’affaire au fond, dès lors que le délai de transposition expirait le 17 juillet 2022 pour la majorité des dispositions.
Le Conseil des ministres soutient qu’eu égard à la prérogative exclusive des secrétariats sociaux agréés de percevoir les cotisations sociales de leurs employeurs affiliés, il était justifié que, dans un premier temps, seuls les secrétariats sociaux agréés soient visés par l’obligation de délivrance gratuite prévue à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique. Selon lui, afin de réaliser les objectifs poursuivis par la directive (UE) 2019/1023, il est ensuite apparu pertinent et justifié d’étendre cette obligation aux prestataires de services sociaux non agréés, qui constituent la seconde catégorie de mandataires sociaux. Toujours selon lui, cette extension s’inscrit également dans le cadre de la réalisation progressive des droits consacrés par l’article 23 de la Constitution, en particulier le droit fondamental à la sécurité sociale. Il souligne en effet que les documents sociaux et de sortie sont nécessaires aux travailleurs pour obtenir de nombreuses prestations de sécurité sociale. Enfin, il se réfère à la large marge d’appréciation dont le législateur dispose en matière socio-économique. Le Conseil des ministres en conclut que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 n’a pas d’incidence sur la question préjudicielle présentement examinée.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.3.1. L’ASBL « Group S - Secrétariat Social » se réfère à une consultation d’un cabinet d’avocats dont il ressort que la disposition en cause figure dans un article qui régit spécifiquement la faillite sur aveu. Selon cette consultation, rien ne justifie de traiter différemment les prestations effectuées dans le cadre d’une faillite, selon que celle-ci a été ouverte à la suite d’un aveu ou non. L’ASBL « Group S - Secrétariat Social » en conclut que la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 24 de la Constitution.
A.3.2. Les curateurs à la faillite de la SRL « Actissia Belgique » font valoir que l’article XX.103 du Code de droit économique s’applique à tout type de faillite. Selon eux, cela ressort non seulement de la volonté du législateur de protéger les travailleurs en cas de faillite, mais aussi du fait que cette disposition figure dans un chapitre relatif aux différents modes d’ouverture de la faillite. Ils en concluent que, pour être compatible avec les articles 10, 11 et 24 de la Constitution, la disposition en cause doit être interprétée comme s’appliquant à toutes les faillites, indépendamment de leur mode d’ouverture.
A.3.3. Le Conseil des ministres fait valoir, à titre principal, que la différence de traitement en cause est inexistante. Selon lui, la disposition en cause s’applique à tout type de faillite, ainsi que cela ressort de son contexte normatif direct et systémique. En premier lieu, il relève que l’article XX.103, alinéa 3, seconde phrase, du Code de droit économique ne fait pas naître une différence de traitement entre la faillite sur aveu et la faillite sur citation, et il observe que le dernier alinéa du même article s’applique à tout type de faillite. En outre, il souligne qu’une faillite peut être ouverte à la suite d’un aveu ou d’une citation (article XX.100 du Code de droit économique), que le principe est celui de l’aveu (article XX.102 du même Code) et que, quel que soit le type de faillite, la désignation du curateur n’a lieu qu’après le jugement déclaratif de faillite (article XX.104 du même Code), de sorte que l’intervention du curateur auprès du secrétariat social ne se conçoit qu’après le prononcé de ce jugement. Il relève que toutes les dispositions suivantes du Code de droit économique règlent la procédure de faillite de manière uniforme, que celle-ci ait été ouverte à la suite d’un aveu ou d’une citation. Se référant à l’article XX.139, § 1er, du Code de droit économique et à la question de la résiliation des contrats de travail, le Conseil des ministres fait valoir que les documents visés à l’article XX.103 du même Code sont tout autant essentiels au travail du curateur en cas de faillite sur aveu qu’en cas de faillite sur citation. Enfin, le Conseil des ministres estime qu’il ressort de la consultation à laquelle l’ASBL « Group S - Secrétariat Social » se réfère que le cabinet d’avocats consulté n’était pas lui-même convaincu de sa propre conclusion quant au champ d’application de la disposition en cause.
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Selon le Conseil des ministres, la seconde question préjudicielle repose sur une prémisse erronée et elle n’appelle dès lors pas de réponse.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient qu’à supposer que la disposition en cause s’applique uniquement aux faillites sur aveu, la différence de traitement en cause résulte non pas de cette disposition, mais de l’absence d’une disposition analogue pour les faillites sur citation. Selon lui, si la Cour constatait une lacune législative, il y aurait lieu de préciser que, dans l’attente de l’intervention du législateur, l’obligation pour les secrétariats sociaux agréés de délivrer gratuitement les documents concernés doit également s’appliquer aux faillites sur citation.
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Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. Les questions préjudicielles portent sur l’article XX.103 du Code de droit économique. L’article XX.103, alinéa 1er, énumère les pièces qui doivent être jointes à un aveu de faillite. L’article XX.103, alinéa 3, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, impose au secrétariat social auquel l’entreprise en faillite était affiliée de remettre gratuitement au curateur les documents suivants : les comptes individuels et, le cas échéant, le code octroyé par l’ONSS, visés à l’article XX.103, alinéa 1er, 4°, (si l’entreprise est dans l’impossibilité de les joindre à son aveu de faillite), les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs et les documents de sortie à remettre aux travailleurs.
Tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, l’article XX.103 du Code de droit économique dispose :
« Le débiteur joint par les mêmes voies à son aveu :
1° le bilan de ses affaires ou une note indiquant les motifs qui l’empêchent de le déposer;
2° un bilan contenant un état des actifs et des passifs visé par le Livre III, titre 3, chapitre 2, du présent Code ainsi que l’énumération et l’évaluation de tous les biens mobiliers et immobiliers du débiteur, l’état des créances et des dettes, le tableau des profits et pertes, le dernier compte de résultats dûment clôturé et le tableau des dépenses; il doit être certifié véritable, daté et signé par le débiteur.
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3° les données relatives à l’endroit où se trouve la comptabilité, en indiquant si elle est tenue par des tiers; si tel est le cas, les coordonnées de ces tiers et les moyens d’avoir un accès à cette comptabilité;
4° s’il occupe ou a occupé du personnel au cours des dix-huit derniers mois, le registre du personnel, le compte individuel prévu par l’article 4, § 1er, 2°, de l’arrêté royal n° 5 du 23 octobre 1978 relatif à la tenue des documents sociaux, tant celui de l’année civile écoulée que celui de l’année civile en cours, les données relatives au secrétariat social et aux caisses sociales auxquels l’entreprise est affiliée, l’identité des membres du comité pour la prévention et la sécurité au travail et des membres de la délégation syndicale, ainsi que, le cas échéant, le code d’accès que l’Office national de la Sécurité sociale a attribué à l’entreprise et qui permet de consulter le registre électronique du personnel et donne accès aux autres données d’identification nécessaires;
5° la liste mentionnant le nom et l’adresse des clients et des fournisseurs;
6° la liste mentionnant le nom et l’adresse des personnes physiques qui, à titre gratuit, se sont constituées sûreté personnelle pour l’entreprise;
7° la liste des associés si le débiteur est une entreprise visée à l’article I.1, alinéa 1er, 1°, c), du présent livre, ou d’une personne morale dont les associés ont une responsabilité illimitée, ainsi que la preuve que les associés ont été informés.
Lors du dépôt des pièces, le débiteur veille au respect de son secret professionnel.
Si l’entreprise est dans l’impossibilité de joindre à son aveu les comptes individuels et, le cas échéant, le code octroyé à l’employeur par l’Office national de Sécurité sociale, visés à l’alinéa 1er, 4°, le secrétariat social auquel l’entreprise était affiliée prend immédiatement et gratuitement en charge ces obligations, sur simple demande des curateurs. Le secrétariat social fournit au curateur gratuitement et sur sa demande, les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs.
Le déclarant reçoit un accusé de réception après le dépôt dans le registre.
L’insertion dans le registre de toutes autres pièces concernant la faillite est constatée de la même manière, sans qu’il soit nécessaire d’en dresser un autre acte de dépôt ».
L’article XX.132, alinéa 3, du Code de droit économique dispose :
« Les curateurs collaborent activement et prioritairement à la détermination du montant des créances déclarées par les travailleurs de l’entreprise faillie ».
L’article XX.135, § 3, du Code de droit économique dispose :
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« La clôture de la faillite pour insuffisance d’actif ne peut être prononcée que lorsqu’il est reconnu que les curateurs ont fait ce qui était en leur pouvoir pour remettre aux travailleurs les documents sociaux prévus par la loi ».
B.2.1. L’obligation imposée aux secrétariats sociaux par l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique trouve son origine dans la loi du 15 juillet 2005 « visant à compléter les articles 10 et 46 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites ». Cette loi avait inséré, dans l’article 10 de la loi du 8 août 1997 « sur les faillites », l’alinéa suivant :
« Si le commerçant est dans l’impossibilité de joindre à son aveu les comptes individuels et, le cas échant, le code octroyé à l’employeur par l’Office national de Sécurité sociale, visés à l’alinéa 1er, 3°, du présent article, le secrétariat social auquel le commerçant était affilié prend immédiatement et gratuitement en charge ces obligations, sur simple demande des curateurs ».
L’amendement à l’origine de cette disposition, qui a été introduit à la suite de l’audition d’un expert (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/005, pp. 18-19), était justifié comme suit :
« La loi-programme du 8 avril 2003 (Moniteur belge du 17 avril 2003) a instauré l’obligation pour le commerçant de joindre les ‘ comptes individuels ’ à son aveu.
Dans la pratique, cette disposition est malheureusement restée lettre morte.
Presque toutes les entreprises sont affiliées à un secrétariat social agréé et le commerçant part dès lors du principe que le secrétariat social fournira les comptes individuels au curateur, sur simple demande de celui-ci.
Il n’est pas exceptionnel qu’un curateur doive attendre plusieurs mois avant d’être en possession des comptes individuels nécessaires de l’année de la déclaration de la faillite et de l’année précédente.
Des sommes considérables sont souvent réclamées pour la délivrance des comptes individuels, ce qui incite les secrétariats sociaux à essayer de recouvrer les frais d’administration en retard auprès du curateur. Tous les secrétariats sociaux peuvent, sur simple demande, imprimer ou transmettre par courrier électronique les comptes individuels des dernières années, sans que cela occasionne de frais importants.
Ces comptes individuels sont indispensables pour pouvoir délivrer des formulaires C4 et d’autres documents sociaux aux travailleurs licenciés, et pour vérifier ou rectifier leurs créances.
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Il est dès lors recommandé d’imposer aux secrétariats sociaux l’obligation légale de mettre à la disposition du curateur, à court terme et gratuitement, les comptes individuels et les codes octroyés à l’employeur par l’ONSS » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/002, p. 2).
Lors des discussions en commission, cette disposition avait également fait l’objet des échanges suivants :
« [Un membre] ne voit pas d’objection à ce que l’on complète l’article 10, comme le suggère [l’expert]. À l’argument selon lequel les secrétariats sociaux facturent des coûts exagérés pour la mise à disposition des données du compte individuel, on peut opposer que cette formalité entraîne des coûts administratifs pour les secrétariats sociaux.
[L’expert] estime qu’ils essaient, de cette manière, de récupérer une partie des arriérés de frais de gestion. Il suffit qu’ils demandent une garantie à l’employeur, ce que font d’ailleurs beaucoup de secrétariats sociaux.
[Un autre orateur] souligne que la loi sur les faillites dispose que les curateurs, même en cas de faillite sans le moindre actif, ne peuvent clôturer celle-ci qu’après la délivrance des documents sociaux. Cette règle pourrait servir de fondement à une éventuelle obligation » (Doc.
parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/005, p. 19);
« [Un membre] présente un amendement (n° 1, DOC 51 1541/002) tendant à modifier l’article 10 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites. L’amendement permet aux curateurs d’avoir plus rapidement accès aux comptes individuels et au registre électronique du personnel sur la base desquels ils peuvent délivrer les formulaires C4 ainsi que d’autres documents sociaux aux travailleurs licenciés.
[Un deuxième membre] souligne que cet amendement remédie à un problème pratique fréquent. Il est extrêmement important que les travailleurs licenciés disposent le plus rapidement possible des documents sociaux requis afin de pouvoir solliciter le bénéfice des allocations de chômage et de se présenter à nouveau sur le marché de l’emploi.
[Une troisième membre] s’interroge sur l’opportunité d’une initiative législative en la matière, dès lors que les curateurs ont accès à DIMONA et à la Banque-Carrefour des entreprises et peuvent ainsi obtenir les informations nécessaires sur simple demande. Selon l’intervenante, il n’est pas apparu, au cours des auditions, que l’obtention d’informations posait des problèmes aux curateurs.
[Le deuxième membre] doute que la Banque-Carrefour des entreprises mette des comptes individuels à la disposition des curateurs. Selon lui, il est bel et bien ressorti des auditions que les secrétariats sociaux sont très réticents à mettre des comptes individuels à disposition » (ibid., p. 22);
« La commission prend ensuite connaissance de la note légistique du service juridique de la Chambre concernant le projet de texte adopté de la proposition de loi visant à compléter les articles 10 et 46 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites.
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[...]
En vertu du contenu du nouvel alinéa 3 de l’article 10, l’insertion des mots ‘ tant celui de l’année civile en cours que celui de l’année civile écoulée ’ a pour conséquence que le secrétariat social ne prendra immédiatement et gratuitement en charge que les obligations du commerçant afférentes à ces années.
[Un membre] ayant demandé si l’on avait tenu compte de la possibilité que la liquidation d’une faillite dure plusieurs années, [une autre membre] explique que la limitation à deux années correspond à un choix des auteurs de l’amendement n° 1 » (ibid., p. 28).
B.2.2. Lors de l’insertion du livre XX dans le Code de droit économique par la loi du 11 août 2017 « portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, et des dispositions d’application au Livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique », l’article XX.103 du Code de droit économique a fait l’objet du commentaire suivant :
« Cet article reprend en grande partie les dispositions de l’article 10 de la loi sur les faillites.
Quelques modifications sont néanmoins apportées au système. Les renvois aux règles comptables sont actualisés; la manière dont le secrétariat social apporte son assistance est également détaillée » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/001, p. 81).
B.3. La législation sociale distingue deux types de mandataires que les employeurs peuvent désigner dans le cadre de leur administration sociale : d’une part, les prestataires de services sociaux qui ne sont pas agréés comme secrétariats sociaux (ci-après : les prestataires de services sociaux) et, d’autre part, les secrétariats sociaux agréés, qui disposent, en vertu de leur agrément, du droit exclusif de percevoir les cotisations sociales dues par les employeurs affiliés et de les verser à l’ONSS.
L’article 31ter de la loi du 29 juin 1981 « établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés » dispose :
« § 1er. Les employeurs ont la possibilité de désigner un mandataire dans le cadre de leur administration sociale.
§ 2. Il existe deux types de mandataires :
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1° les prestataires de services sociaux sont des mandataires qui, au nom et pour le compte d’employeurs, remplissent en relation directe avec les institutions de sécurité sociale, des formalités prévues en matière de sécurité sociale auxquelles les employeurs sont tenus à l’égard desdites institutions.
Dans les limites du mandat conclu avec l’employeur, ils se chargent d’accompagner les employeurs dans leurs relations avec les institutions telles que définies à l’article 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité sociale, et de les informer dans ce contexte;
2° les secrétariats sociaux agréés, tels que visés à l’article 27 de la loi du 27 juin 1969
révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs.
§ 3. Pour remplir les formalités prévues en matière de sécurité sociale pour ses employeurs affiliés, le mandataire reçoit un accès au réseau électronique de la sécurité sociale, pour autant qu’ :
1° il s’identifie dûment auprès des services de l’Office national de sécurité sociale;
2° il se conforme aux instructions des administrations concernées;
3° à la demande des administrations compétentes, il fournisse tous les renseignements ou transmette tout document pour la surveillance de l’application des lois sociales, conformément au Code pénal social, pour autant que ces renseignements ou ces documents soient nécessaires pour l’exécution des missions du mandataire;
4° il informe l’Office national de Sécurité sociale endéans les 15 jours suivant l’événement, de la dénonciation ou de la suppression d’un employeur ».
L’article 27, §§ 1er et 2, de la loi du 27 juin 1969 « révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » dispose :
« § 1er. Les secrétariats sociaux agréés sont des prestataires de services sociaux, tels que visés à l’article 31ter, § 2, 1°, de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés et qui, en vertu d’un agrément, perçoivent les cotisations sociales de leurs employeurs affiliés en vue de leur versement aux institutions chargées de la perception des cotisations de sécurité sociale.
§ 2. Le Roi fixe les conditions dans lesquelles le Ministre qui a les Affaires sociales dans ses attributions peut agréer des secrétariats sociaux d’employeurs appelés à accomplir en qualité de mandataires de leurs affiliés les formalités prescrites par le présente loi. Il détermine leurs droits et obligations.
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Le Roi peut, par un arrêté délibéré en Conseil des Ministres, accorder aux catégories d’employeurs qu’Il détermine une intervention financière dans les frais d’affiliation à un secrétariat social agréé, dont Il fixe le montant, les conditions et les règles spécifiques d’octroi.
Les réviseurs d’entreprise des secrétariats sociaux font rapport par écrit au Ministre qui a les Affaires sociales dans ses attributions et à l’Office national de Sécurité sociale endéans les soixante jours de l’approbation statutaire du rapport annuel, sur l’accomplissement de leur mission et plus particulièrement à propos du plan comptable fixé par le Roi.
L’usage de la dénomination ‘ secrétariat social ’ est exclusivement réservé aux mandataires qui, conformément aux dispositions fixées par le Roi, sont agréés comme secrétariat social.
L’agréation confère au secrétariat social le droit exclusif de percevoir les cotisations dues par les employeurs affiliés, et ce uniquement de manière scripturale, et de les verser à l’Office national de Sécurité sociale.
A défaut de cette agréation spécifique, il est interdit à un prestataire de services sociaux, tel que visé à l’article 31ter, § 2, 1°, de la loi précitée du 29 juin 1981 de procéder à la perception de cotisations ».
Les articles 44 à 51 de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 « pris en exécution de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » (ci-après : l’arrêté royal du 28 novembre 1969) règlent les conditions d’agrément, les obligations et les droits des secrétariats sociaux. Parmi les obligations des secrétariats sociaux figure l’obligation « de constituer et de tenir pour chacun des employeurs affiliés, à un lieu situé en Belgique, un dossier complet relatif à l’application des lois sociales pour l’ensemble du personnel des employeurs affiliés » (article 48, § 1er, 3°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969). Cette obligation est également applicable aux prestataires de services sociaux (article 53/3 de l’arrêté royal du 28 novembre 1969).
B.4. L’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, s’applique uniquement aux secrétariats sociaux.
B.5. L’obligation de délivrer gratuitement les derniers documents sociaux et les documents de sortie dans le cadre d’une faillite a été étendue aux prestataires de services sociaux par l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration
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préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité » (ci-après : la loi du 7 juin 2023), qui dispose :
« À l’article XX.103, alinéa 3, du même Code, inséré par la loi du 11 août 2017, les mots ‘ Le secrétariat social fournit au curateur gratuitement et sur sa demande, ’ sont remplacés par les mots ‘ Le secrétariat social ou le prestataire de services sociaux fournissent gratuitement au curateur sur sa simple demande, ’ ».
Les articles 272 et 273 de la loi du 7 juin 2023 disposent :
« Art. 272. Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux procédures d’insolvabilité ouvertes à partir de l’entrée en vigueur de la présente loi.
Art. 273. La présente loi entre en vigueur le 1er septembre 2023 ».
Il s’ensuit que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023, qui fait l’objet d’un recours en annulation dans l’affaire n° 8138, n’est pas applicable ratione temporis au litige pendant devant la juridiction a quo.
Quant aux questions préjudicielles
B.6.1. Le Conseil des ministres fait valoir que les questions préjudicielles portent uniquement sur l’alinéa 3 de l’article XX.103 du Code de droit économique. De plus, il soutient qu’elles concernent uniquement les documents de sortie à remettre aux travailleurs.
B.6.2. Les questions préjudicielles concernent l’obligation pour les secrétariats sociaux de délivrer gratuitement les « documents sociaux et de sortie » dans le cadre d’une faillite.
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Il s’ensuit que les questions préjudicielles portent uniquement sur l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 7 juin 2023.
Une partie devant la Cour ne peut pas modifier ou faire modifier la portée de la question préjudicielle posée par la juridiction a quo. C’est à la juridiction a quo qu’il appartient de juger quelle question préjudicielle elle doit poser à la Cour et de déterminer ainsi l’étendue de la saisine. Il n’y a dès lors pas lieu de limiter l’examen des questions préjudicielles aux seuls documents de sortie.
En ce qui concerne la première question préjudicielle
B.7. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution. La Cour est invitée à examiner la différence de traitement entre, d’une part, les secrétariats sociaux et, d’autre part, tous les autres prestataires de services de la société faillie, notamment les « secrétariats non agréés », c’est-à-dire les prestataires de services sociaux, et les comptables. Alors que les secrétariats sociaux doivent délivrer gratuitement les derniers documents sociaux et les documents de sortie dans le cadre d’une faillite, les autres prestataires de services de la société faillie conservent le droit au paiement de leurs prestations.
B.8. La juridiction a quo interprète la disposition en cause en ce sens que les calculs nécessaires à l’établissement des documents concernés doivent aussi être effectués gratuitement par le secrétariat social.
La Cour examine la question préjudicielle dans cette interprétation, qui n’est pas manifestement erronée.
B.9. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
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L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.10. Les catégories de personnes mentionnées en B.7 sont suffisamment comparables, dès lors qu’il s’agit de prestataires de services de la société faillie.
B.11. La différence de traitement en cause repose sur un critère de distinction objectif, à savoir le fait que le prestataire est ou non un secrétariat social.
B.12. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés.
B.13. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2 que l’obligation imposée aux secrétariats sociaux de délivrer, à la simple demande du curateur, les derniers documents sociaux et les documents de sortie vise à préserver les droits des travailleurs et à faciliter le travail du curateur. Quant à la gratuité, elle vise à prévenir le risque d’abus, en particulier le risque que les secrétariats sociaux tentent à cette occasion de récupérer une partie des arriérés de frais de gestion. Ces objectifs sont légitimes.
B.14. Au regard de ces objectifs, il est pertinent que la disposition en cause s’applique à des mandataires que les employeurs peuvent désigner dans le cadre de leur administration sociale et non à tous les prestataires de la société faillie.
Il n’est en revanche pas pertinent, au regard de ces objectifs, que la disposition en cause fasse naître, parmi ces mandataires, une différence de traitement entre les secrétariats sociaux et les prestataires de services sociaux. Comme il est dit en B.3, les prestataires de services sociaux, tout comme les secrétariats sociaux, remplissent, en relation directe avec les
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institutions de sécurité sociale, des formalités en matière de sécurité sociale au nom et pour le compte d’employeurs. En outre, tant les prestataires de services sociaux que les secrétariats sociaux sont tenus de constituer et de tenir, pour chaque employeur affilié, un dossier complet relatif à l’application des lois sociales pour l’ensemble du personnel. Bien que les secrétariats sociaux, à la différence des prestataires de services sociaux, doivent disposer d’un agrément et puissent, en vertu de celui-ci, percevoir les cotisations sociales dues par les employeurs affiliés et les verser à l’ONSS, cette différence ne présente pas de lien avec la question de la délivrance gratuite des derniers documents sociaux et des documents de sortie dans le cadre d’une faillite et elle ne permet dès lors pas de justifier raisonnablement la différence de traitement en cause.
B.15. Compte tenu de la large marge d’appréciation dont il dispose en la matière, le législateur a raisonnablement pu considérer que, par rapport à d’autres mesures d’encadrement du prix des prestations concernées, la gratuité prévue par la disposition en cause est de nature à atteindre de façon plus certaine les objectifs poursuivis, en particulier la sauvegarde des droits des travailleurs en leur permettant de disposer le plus rapidement possible des documents concernés et la lutte contre les abus que le législateur avait constatés.
La disposition en cause ne produit pas des effets disproportionnés pour les prestataires qui y sont soumis. Ceux-ci peuvent, dans les contrats qu’ils concluent avec les employeurs qui font appel à leurs services, couvrir le risque de devoir fournir gratuitement les documents concernés si un employeur fait faillite. En outre, en ce qui concerne les comptes individuels, l’obligation se limite à ceux de l’année civile écoulée et de l’année civile en cours.
B.16. L’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 7 juin 2023, n’est pas compatible avec les articles 10 et 11
de la Constitution en ce qu’il ne s’applique pas aux prestataires de services sociaux.
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En ce qui concerne la seconde question préjudicielle
B.17. La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle cette disposition s’applique uniquement en cas de faillite sur aveu du débiteur. La Cour est invitée à examiner la différence de traitement entre les secrétariats sociaux, selon que la faillite a été ouverte à la suite d’un aveu ou d’une citation.
B.18. L’article XX.103, alinéa 1er, du Code de droit économique énumère les pièces que le débiteur doit joindre « à son aveu ». L’article XX.103, alinéa 3, première phrase, du même Code concerne la situation dans laquelle l’entreprise est dans l’impossibilité de joindre certains documents « à son aveu ».
Il s’ensuit que l’interprétation selon laquelle la disposition en cause s’applique uniquement en cas de faillite sur aveu n’est pas manifestement erronée. La Cour examine la question préjudicielle dans cette interprétation.
B.19. La différence de traitement en cause repose sur un critère de distinction objectif, à savoir le mode d’ouverture de la faillite.
B.20. Ni les travaux préparatoires ni les mémoires des parties ne font apparaître en quoi la différence de traitement en cause serait raisonnablement justifiée au regard des objectifs poursuivis, qui sont mentionnés en B.13. Au regard de ceux-ci, il n’est pas pertinent d’établir une distinction selon que la faillite est ouverte à la suite d’un aveu ou d’une citation.
B.21. Cette inconstitutionnalité ne trouve toutefois pas sa source dans la disposition en cause, mais dans l’absence d’une disposition législative analogue applicable en cas de faillite sur citation.
B.22. L’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 7 juin 2023, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il s’applique en cas de faillite sur aveu. L’absence d’une disposition
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législative analogue applicable en cas de faillite sur citation n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
1. L’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité », viole les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il ne s’applique pas aux prestataires de services sociaux qui ne sont pas des secrétariats sociaux agréés.
2. - La même disposition ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’elle s’applique en cas de faillite sur aveu.
- L’absence d’une disposition législative analogue applicable en cas de faillite sur citation viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 26 septembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul