Cour constitutionnelle
Arrêt n° 107/2024
du 3 octobre 2024
Numéro du rôle : 8119
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 909, alinéa 2, de l’ancien Code civil, posée par la Cour d’appel d’Anvers.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 28 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 décembre 2023, la Cour d’appel d’Anvers a posé une question préjudicielle qui, par ordonnance de la Cour du 20 décembre 2023, a été reformulée comme suit :
« L’article 909, alinéa 2, de l’ancien Code civil viole-t-il/violait-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il s’applique uniquement aux gestionnaires et aux membres du personnel de maisons de repos, de maisons de repos et de soins ainsi que de toute autre structure d’hébergement collectif pour personnes âgées (qui ne peuvent ainsi pas profiter des dispositions testamentaires qu’une personne hébergée dans leur établissement aurait faites en leur faveur durant son séjour), et non aux maisons de repos et aux maisons de repos et de soins elles-mêmes en tant que personnes morales, à savoir des établissements/structures d’hébergement collectif pour personnes âgées ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Peter Celis, assisté et représenté par Me Tom Hermans et Me Yves Hautekiet, avocats au barreau d’Anvers;
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- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Aube Wirtgen et Me Sietse Wils, avocats au barreau de Bruxelles.
Peter Celis a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 26 juin 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Sabine de Bethune et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
En 2015, une résidente d’un centre de soins résidentiels, sans héritiers réservataires, a fait un legs universel en faveur de celui-ci. Le centre de soins résidentiels, en tant que légataire universel, a demandé l’annulation de trois donations que le mandataire de la résidente, peu avant le décès de celle-ci en 2020, avait faites, en exécution d’un mandat de protection, à la nièce de la résidente, nièce qui est également la mère du mandataire. Le juge de première instance a déclaré l’action fondée dans une mesure limitée. Le centre de soins résidentiels a interjeté appel de cette décision et demande le remboursement complet des trois donations en question par sa bénéficiaire et par le mandataire, qui sont les parties intimées. Celles-ci ont fait appel incident et demandent de rejeter l’action de la partie appelante.
Les parties intimées font valoir que le legs universel qui a été fait à la partie appelante est nul en vertu de l’article 909 de l’ancien Code civil. La partie appelante estime que cette disposition ne contient une présomption d’incapacité irréfragable qu’à l’égard des gestionnaires et des membres du personnel de maisons de repos et de soins et non à l’égard des maisons de repos et de soins elles-mêmes. À l’instar des parties intimées, la Cour d’appel d’Anvers se demande si la disposition législative précitée, dans cette interprétation littérale et restrictive, viole le principe d’égalité et de non-discrimination. Elle pose dès lors la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Une des parties intimées devant la juridiction a quo invite la Cour à répondre à la question préjudicielle par l’affirmative. Le législateur a estimé que les résidents d’un centre de soins résidentiels se trouvent dans une position de dépendance et doivent être protégés contre d’éventuels abus. Il ne serait pas raisonnablement justifié que cette protection ne s’applique qu’aux éventuels abus de la part des gestionnaires et des membres du personnel du centre de soins résidentiels et non aux éventuels abus de la part du centre de soins résidentiels lui-même. Aux Pays-Bas, la protection s’applique dans les deux cas, selon la partie intimée devant la juridiction a quo.
A.2. Le Conseil des ministres estime que la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Il souligne tout d’abord le pouvoir discrétionnaire du législateur. Le principe d’égalité et de
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non-discrimination n’est violé que si la différence de traitement est manifestement déraisonnable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Ensuite, il estime que la différence de traitement est raisonnablement justifiée, en ce que toute limitation du principe général de capacité juridique doit être interprétée de manière restrictive. L’incapacité à établir des dispositions en faveur de centres de soins résidentiels aurait dû être expressément prévue dans la loi si telle avait été l’intention du législateur.
A.3. Dans son mémoire en réponse, la partie intimée devant la juridiction a quo soutient que le raisonnement du Conseil des ministres est boiteux. La circonstance que des exceptions à une règle générale doivent être interprétées de manière restrictive ne change rien au fait que la règle générale peut être discriminatoire en soi. Tel est d’ailleurs le cas en l’espèce.
-B-
B.1. La question préjudicielle porte sur la possibilité pour un centre de soins résidentiels de recevoir des donations et des legs de la part d’un de ses résidents. L’article 909, alinéa 2, de l’ancien Code civil exclut cette possibilité en principe pour les gestionnaires et les membres du personnel de centres de soins résidentiels, mais non pour les centres de soins résidentiels eux-
mêmes.
La juridiction a quo demande à la Cour si cette différence de traitement est contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, qui garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.2. L’article 909 de l’ancien Code civil, tel qu’il est applicable dans l’instance soumise à la juridiction a quo, dispose :
« Les docteurs en médecine, chirurgie et accouchements, les officiers de santé et les pharmaciens qui auront traité une personne pendant la maladie dont elle meurt, ne pourront profiter des dispositions entre-vifs ou testamentaires qu’elle aurait faites en leur faveur pendant le cours de cette maladie.
Les gestionnaires et membres du personnel de maisons de repos, maisons de repos et de soins ainsi que de toute autre structure d’hébergement collectif pour personnes âgées ne pourront profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu’une personne hébergée dans leur établissement aurait faites en leur faveur durant son séjour.
Sont exceptées :
1° les dispositions rémunératoires faites à titre particulier, eu égard aux facultés du disposant et aux services rendus;
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2° les dispositions universelles, dans le cas de parenté jusqu’au quatrième degré inclusivement, pourvu toutefois que le décédé n’ait pas d’héritiers en ligne directe; à moins que celui au profit de qui la disposition a été faite, ne soit lui-même du nombre de ces héritiers;
3° les dispositions en faveur du conjoint, du cohabitant légal ou de la personne vivant maritalement avec le disposant.
Les mêmes règles sont observées à l’égard des ministres du culte et autres ecclésiastiques, ainsi qu’à l’égard des délégués du Conseil Central Laïque ».
L’article 909 de l’ancien Code civil a été abrogé par l’article 58, 3°, de la loi du 19 janvier 2022 « portant le livre 2, titre 3, ‘ Les relations patrimoniales des couples ’ et le livre 4 ‘ Les successions, donations et testaments ’ du Code civil », à dater du 1er juillet 2022.
Le Code civil contient une disposition similaire à partir de cette date (article 4.142).
B.3. L’article 909, alinéa 2, de l’ancien Code civil a été inséré par l’article 2, 2°, de la loi du 22 avril 2003 « modifiant l’article 909 du Code civil ». Le premier alinéa disposait déjà que, notamment, les médecins qui ont traité une personne durant la maladie dont elle est décédée ne peuvent pas profiter de dispositions entre vifs ou testamentaires faites pendant le cours de cette maladie.
L’ajout du deuxième alinéa visait à étendre aux gestionnaires et aux membres du personnel d’institutions de soins résidentiels pour personnes âgées l’interdiction existante contenue dans le premier alinéa, et ce, pour mettre les personnes qui y résident et leur patrimoine à l’abri de toute influence exercée par des personnes qui souhaiteraient se procurer un avantage (Doc.
parl., Chambre, 1999-2000, DOC 50-0150/001, p. 3). Préserver l’intégrité des relations de soins en prévenant d’éventuels abus est un objectif légitime.
B.4. La différence de traitement repose sur un critère de distinction objectif, à savoir la distinction entre des bénéficiaires-personnes physiques et des bénéficiaires-personnes morales.
B.5. Au regard de l’objectif légitime poursuivi par le législateur, il n’est pas raisonnablement justifié que l’impossibilité de recevoir des donations et des legs d’un résident d’un centre de soins résidentiels s’applique uniquement à l’égard des gestionnaires et des
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membres du personnel de ce centre de soins résidentiels et non à l’égard du centre lui-même.
Les personnes morales aussi peuvent, par l’entremise de leurs représentants légaux, se procurer un avantage en abusant des relations de soins, de sorte qu’il est également nécessaire de protéger les résidents d’institutions de soins résidentiels pour personnes âgées contre ce type d’abus.
B.6. La différence de traitement entre les centres de soins résidentiels et les gestionnaires et membres du personnel de ces centres n’est dès lors pas compatible avec les articles 10 et 11
de la Constitution.
B.7. En vertu de l’article 28, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la Cour indique, si elle l’estime nécessaire, par voie de disposition générale, les effets des dispositions jugées inconstitutionnelles qui doivent être considérés comme définitifs ou provisoirement maintenus pour le délai qu’elle détermine.
B.8. Afin d’éviter toute insécurité juridique, il convient de maintenir les effets de la disposition en cause, dans la mesure où elle a été jugée inconstitutionnelle, comme indiqué dans le dispositif.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 909, alinéa 2, de l’ancien Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que l’interdiction ne s’applique pas aux personnes morales.
- Les effets de cette disposition, dans la mesure où elle a été jugée inconstitutionnelle, sont maintenus pour les dispositions entre vifs exécutées et les successions clôturées, non contestées, avant la date du prononcé du présent arrêt.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 3 octobre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Luc Lavrysen