Cour constitutionnelle
Arrêt n° 113/2024
du 24 octobre 2024
Numéro du rôle : 8102
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail », posées par le tribunal correctionnel du Brabant wallon.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 7 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 10 novembre 2023, le tribunal correctionnel du Brabant wallon a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 32decies, § 1er/1, spécialement ses alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996
relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail (tel qu’inséré par l’article 2, 3°, de la loi du 28 mars 2014 modifiant le Code judiciaire et la loi du 4 août 1996
relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires et tel que modifié par l’article 13 de la loi du 7 avril 2023 modifiant la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail, pour ce qui concerne la protection contre les mesures préjudiciables), interprété comme interdisant aux juridictions saisies d’un litige relatif à l’indemnisation d’un dommage découlant d’un acte de violence au travail tout pouvoir d’appréciation quant à l’étendue du montant à allouer, hormis les hypothèses visées à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 2, 1° ou 2°, deuxième phrase, de la loi du 4 août 1996 susmentionnée, viole-t-il les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution,
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lus isolément ou en combinaison avec les articles 6.1 et 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce que :
1) il crée une distinction tant pour l’auteur que pour la victime selon que d’une part, il s’agisse d’un fait de violence pénalement réprimé, se déroulant dans des circonstances non visées par l’article 32ter, alinéa 1er, 1° de la loi du 4 août 1996 susmentionnée, ou d’autre part, qu’il s’agisse d’un fait de violence au travail au sens de l’article précité, l’auteur n’étant tenu, conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil, qu’à la réparation intégrale du préjudice subi et prouvé par la victime dans le premier cas alors que dans le second cas, la victime a le choix entre la réparation intégrale du dommage ou l’allocation d’un montant forfaitaire;
2) il crée une distinction tant pour l’auteur que pour la victime selon que la victime d’un fait de violence au travail au sens de l’article 32ter, alinéa 1er, 1°, de la loi du 4 août 1996 d’une part, soit ou d’autre part, ne soit pas une personne autre que celles visées à l’article 2, § 1er, de la loi du 4 août 1996 susmentionnée lorsqu’elle agit en dehors du cadre de son activité professionnelle, l’auteur n’étant alors tenu, conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil et à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 3, de la loi du 4 août 1996, qu’à la réparation intégrale du préjudice subi et prouvé par la victime dans le second cas;
3) il crée une distinction tant pour l’auteur que pour la victime en fixant le dommage selon la hauteur des revenus de la victime jusqu’à concurrence du plafond fixé par l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 5, de la loi du 4 août 1996 susmentionnée, sans prendre en compte le dommage réellement subi par la victime;
4) la disposition litigieuse constituerait une peine, non prévisible et non accessible, en allouant au bénéfice de la victime d’un fait de violence au travail et selon le choix discrétionnaire de celle-ci un montant forfaitaire échappant à tout contrôle juridictionnel ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- P.M., assisté et représenté par Me Koen de Puydt, Me Toon Rumens et Me Sidney Van Ommeslaghe, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Hervé Deckers et Me Lucas Mesdom, avocats au barreau de Liège-Huy.
Le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Michel Pâques et Yasmine Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
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Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par son jugement du 7 novembre 2023, la juridiction a quo juge, sur le volet pénal, que P.M. est coupable d’une infraction de violence au travail envers un inspecteur social lors d’un contrôle effectué en juillet 2020
(infraction à l’article 32bis, alinéa 1er, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » (ci-après : la loi du 4 août 1996), sanctionnée par l’article 119 du Code pénal social), ainsi que d’une infraction d’obstacle à la surveillance lors du même contrôle. La juridiction a quo ordonne la suspension du prononcé de la condamnation. Elle examine ensuite, sur le volet civil, la demande de l’inspecteur social, qui s’est constitué partie civile et qui réclame l’indemnisation forfaitaire prévue par l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996. Cette disposition permet à la victime d’un acte de violence au travail de réclamer soit une indemnisation correspondant au dommage réel, soit une indemnisation forfaitaire correspondant, selon les cas, à trois mois ou six mois de rémunération brute. La juridiction a quo juge que l’inspecteur social a effectivement subi un préjudice, de nature morale. En l’absence de tout élément de preuve quant à l’étendue de ce préjudice, elle se demande toutefois si le montant de l’indemnisation forfaitaire n’est pas disproportionné au préjudice réellement subi. La juridiction a quo considère que la question de la constitutionnalité de la disposition en cause doit être examinée avant celle de savoir si, comme le soutient P.M., le fait de réclamer l’indemnisation forfaitaire est constitutif d’un abus de droit. Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la juridiction a quo décide de poser les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. P.M. fait valoir que, dans l’interprétation selon laquelle le juge est tenu d’ordonner l’indemnisation forfaitaire lorsque la victime opte pour celle-ci, la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, paragraphe 1, et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. Premièrement, P.M. soutient que, si le type et l’étendue de l’indemnité sont laissés au choix discrétionnaire et absolu de la victime, il se peut que cela devienne une indemnité punitive. Selon lui, il est discriminatoire et contraire aux exigences du droit à un procès équitable que deux auteurs d’infractions identiques puissent être tenus, selon le choix de la victime, au paiement d’indemnités totalement différentes. Se référant à l’arrêt de la Cour n° 5/98 du 21 janvier 1998 (ECLI:BE:GHCC:1998:ARR.005), il observe qu’une indemnité forfaitaire doit rester, en tout temps et dans chaque cas d’espèce, proportionnée au dommage subi.
Deuxièmement, P.M. souligne que le juge a l’obligation de garantir un procès juste et équitable et de veiller au respect des principes de proportionnalité et d’égalité des armes. Selon lui, dans l’interprétation précitée, la disposition en cause porte atteinte à ces obligations qui incombent au juge, ainsi qu’à son indépendance et à son impartialité. Par ailleurs, il estime que la victime commet un abus de droit si elle réclame l’indemnisation forfaitaire alors qu’elle sait que son dommage réel est inférieur. Troisièmement, P.M. considère que, dans l’interprétation précitée de la disposition en cause, l’indemnité constitue une peine imprévisible, qui dépend du seul choix de la victime. Selon lui, l’effet dissuasif est réservé à la victime, alors qu’il devrait uniquement émaner de l’autorité publique. Il ajoute que les victimes de violence qui ne peuvent pas se prévaloir de la disposition en cause sont discriminées, dès lors qu’elles doivent prouver le dommage et le lien causal. Enfin, il critique la grande imprévisibilité découlant du fait que la hauteur de la peine change en fonction de la rémunération de la victime.
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P.M. soutient que, pour pallier l’éventuelle inconstitutionnalité, la disposition en cause doit être interprétée en ce sens qu’elle se limite à fixer des lignes directrices pour le juge, qui doit conserver son pouvoir d’appréciation quant à l’indemnisation la plus juste à ordonner.
A.2. Le Conseil des ministres souligne que l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996, tel qu’il a été inséré par la loi du 28 mars 2014 « modifiant le Code judiciaire et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires », permet à la victime d’un acte de violence au travail ou de harcèlement moral ou sexuel au travail de réclamer l’indemnisation du dommage réellement subi ou bien une indemnisation forfaitaire. En premier lieu, le Conseil des ministres fait valoir que le travailleur qui est victime d’un acte de violence au travail ou de harcèlement au travail ne se trouve pas dans une situation comparable à toute autre personne qui subit un dommage. Il relève en effet que les travailleurs bénéficient, par leur situation, des règles spécifiques visant à assurer leur bien-être, qui sont notamment contenues dans la loi du 4 août 1996. En deuxième lieu, le Conseil des ministres observe que, lorsque la victime d’un acte de violence au travail réclame l’indemnisation forfaitaire, la juridiction conserve un pouvoir d’appréciation, dès lors qu’elle doit tout d’abord apprécier l’existence d’un acte de violence au travail et qu’elle peut ensuite fixer le montant de l’indemnisation, selon les cas, à trois ou à six mois de rémunération brute. En troisième lieu, selon le Conseil des ministres, un mécanisme d’indemnisation forfaitaire n’est pas, en lui-même, discriminatoire. Il observe que de tels mécanismes sont fréquents en droit du travail, comme la Cour l’a relevé par son arrêt n° 70/2018 du 7 juin 2018 (ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.070). À titre d’exemples, le Conseil des ministres cite la loi du 19 mars 1991 « portant un régime de licenciement particulier pour les délégués du personnel aux conseils d’entreprise et aux comités de sécurité, d’hygiène et d’embellissement des lieux de travail, ainsi que pour les candidats délégués du personnel », les articles 40 et 40bis de la loi du 16 mars 1971 « sur le travail », l’article 18 de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination » (ci-après : la loi du 10 mai 2007), ainsi que des conventions collectives de travail relatives au crédit-temps ou au congé parental. Il souligne que l’indemnisation forfaitaire prévue par l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996 vise à remédier au constat qu’il était auparavant très difficile pour la victime d’un acte de violence au travail d’obtenir une réparation effective en raison des difficultés en matière de preuve. Il relève que la disposition en cause résout ce problème et permet une économie substantielle de débat sur le montant de l’indemnisation. Il ajoute que des objectifs similaires sont poursuivis par le système d’indemnisation forfaitaire prévu par la loi du 10 mai 2007, dont la constitutionnalité a été reconnue par l’arrêt de la Cour n° 39/2009 du 11 mars 2009
(ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.039). En quatrième lieu, le Conseil des ministres soutient qu’il n’est pas discriminatoire que le montant de l’indemnisation forfaitaire soit fixé en fonction de la rémunération de la victime jusqu’à concurrence du plafond prévu à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 5, de la loi du 4 août 1996. Il renvoie aux exemples précités, qui se réfèrent systématiquement au critère de la rémunération, parfois même sans prévoir de plafond.
Le Conseil des ministres relève ensuite que la Cour a jugé, par son arrêt n° 39/2009, précité, que le système d’indemnisation forfaitaire prévu par la loi du 10 mai 2007 n’avait pas de caractère répressif. Selon lui, ce constat est transposable en l’espèce. Il souligne en effet que, lors de l’adoption de la disposition en cause, le législateur s’est inspiré des législations anti-discrimination. Il relève également que l’un des cas où l’indemnité forfaitaire prévue par la disposition en cause s’élève à six mois de rémunération est celui où la violence au travail est liée à un critère visé dans les législations anti-discrimination. Le législateur a voulu éviter que les victimes d’actes de violence au travail liés à un tel critère, qui relèvent du champ d’application de la disposition en cause, soient traitées différemment des autres victimes de discriminations, qui relèvent du champ d’application des législations anti-discrimination.
Le Conseil des ministres soutient enfin que la différence de traitement selon que les faits de violence s’opèrent ou non dans le cadre des relations de travail est raisonnablement justifiée en raison de l’impact social important qu’implique la violence au travail. Il se réfère à cet égard à l’arrêt de la Cour n° 70/2018, précité, par lequel la Cour a jugé qu’il n’est pas discriminatoire que la loi du 10 mai 2007 prévoie un système d’indemnisation forfaitaire spécifique en cas de discrimination dans les relations de travail.
Le Conseil des ministres conclut que la disposition en cause, dans l’interprétation selon laquelle la victime d’un acte de violence au travail peut réclamer la réparation forfaitaire de son préjudice, sans devoir en démontrer la réalité et l’étendue sur la base des règles ordinaires de la responsabilité civile, est compatible avec les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6, paragraphe 1, et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
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-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. Les questions préjudicielles concernent le mécanisme d’indemnisation forfaitaire prévu à l’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » (ci-après : la loi du 4 août 1996), en ce qu’il s’applique aux victimes d’actes de violence au travail.
B.2.1. L’article 2, § 1er, de la loi du 4 août 1996, tel qu’il était applicable avant sa modification par l’article 32 de la loi du 15 mai 2024 « instaurant un Service citoyen », dispose :
« La présente loi est applicable aux employeurs et aux travailleurs.
Pour l’application de la présente loi sont assimilés :
1° aux travailleurs :
a) les personnes qui, autrement qu’en vertu d’un contrat de travail, exécutent des prestations de travail sous l’autorité d’une autre personne;
b) les personnes qui suivent une formation professionnelle dont le programme de formation prévoit une forme de travail qui est effectué ou non dans l’établissement de formation;
c) les personnes liées par un contrat d’apprentissage;
d) les stagiaires;
e) les élèves et les étudiants qui suivent des études pour lesquelles le programme d’étude prévoit une forme de travail qui est effectué dans l’établissement d’enseignement;
2° aux employeurs : les personnes qui occupent les personnes visées au 1° ».
L’article 32bis, alinéa 1er, de la loi du 4 août 1996 dispose :
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« Les employeurs et les travailleurs ainsi que les personnes assimilées visées à l’article 2, § 1er, et les personnes, autres que celles visées à l’article 2, § 1er, qui entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail, sont tenues de s’abstenir de tout acte de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail ».
La violence au travail est définie comme visant chaque situation de fait dans laquelle un travailleur ou une autre personne à laquelle la section 2 (« Dispositions spécifiques concernant la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ») est applicable est menacé ou agressé psychiquement ou physiquement lors de l’exécution du travail (article 32ter, alinéa 1er, 1°, de la loi du 4 août 1996).
B.2.2. Le paragraphe 1er/1 de l’article 32decies de la loi du 4 août 1996 a été inséré dans cette disposition par la loi du 28 mars 2014 « modifiant le Code judiciaire et la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail en ce qui concerne les procédures judiciaires » (ci-après : la loi du 28 mars 2014).
L’article 32decies, § 1er/1, alinéa 1er, de la loi du 4 août 1996 prévoit que toute personne qui justifie d’un intérêt peut agir en justice pour demander des dommages et intérêts.
L’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 dispose :
« En réparation du préjudice matériel et moral causé par la violence ou le harcèlement moral ou sexuel au travail, l’auteur des faits est redevable de dommages et intérêts correspondant, au choix de la victime :
1° soit au dommage réellement subi par elle, à charge pour elle de prouver l’étendue de ce dommage;
2° soit à un montant forfaitaire correspondant à trois mois de rémunération brute. Le montant s’élève à six mois de rémunération brute dans l’une des trois hypothèses suivantes :
a) les conduites sont liées à un critère de discrimination visé dans les lois tendant à lutter contre les discriminations;
b) l’auteur se trouve dans une relation d’autorité vis-à-vis de la victime;
c) en raison de la gravité des faits.
Le montant forfaitaire visé à l’alinéa 2, 2°, ne peut être accordé aux personnes autres que celles visées à l’article 2, § 1er, qui entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail lorsqu’elles agissent en dehors du cadre de leur activité professionnelle.
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La rémunération mensuelle brute de l’indépendant est calculée en tenant compte des revenus professionnels bruts imposables indiqués dans la feuille de revenus la plus récente de l’impôt des personnes divisé par douze.
La rémunération mensuelle brute servant de base à la fixation du montant forfaitaire visé à l’alinéa 2, 2°, ne peut pas dépasser le montant des salaires mentionné à l’article 39 de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail, divisé par douze ».
Cette disposition permet ainsi à la victime d’un acte de violence au travail ou de harcèlement moral ou sexuel au travail de choisir entre, d’une part, une réparation du dommage réel, ce qui implique qu’elle doit apporter la preuve du dommage réellement subi par elle, et, d’autre part, une indemnisation forfaitaire de son dommage correspondant, selon les cas, à trois mois ou six mois de rémunération brute plafonnée.
B.2.3. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 28 mars 2014 (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, pp. 9 et 12, et Doc. parl., Sénat, 2013-
2014, n° 5-2468/2, p. 4) que, par l’introduction de cette faculté pour la victime d’un acte de violence au travail ou de harcèlement moral ou sexuel au travail d’opter pour une réparation forfaitaire, le législateur a entendu donner suite à une recommandation qui avait été émise par la Chambre des représentants dans le cadre d’une évaluation de la législation applicable (Doc.
parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-1671/003, p. 9).
Il ressort des mêmes travaux préparatoires que le législateur a voulu (1) alléger la charge de la preuve de la victime et réduire le nombre de contestations relatives au montant de l’indemnisation, (2) créer un effet dissuasif sur l’auteur des faits et (3) harmoniser la législation sur le bien-être au travail avec les législations relatives à la lutte contre les discriminations.
L’exposé des motifs de la loi du 28 mars 2014 indique à cet égard :
« L’harmonisation de la présente législation avec la législation relative à la lutte contre la discrimination est améliorée sur certains plans :
- Par analogie avec les dispositions qui s’appliquent dans la législation anti-discrimination, on prévoit un dédommagement forfaitaire en réparation du préjudice matériel et moral correspondant à trois mois de salaire brut et qui, dans des cas déterminés, est augmenté à six mois de salaire brut. Cette indemnité ne peut cependant pas dépasser un plafond déterminé »
(Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, p. 12).
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« L’alinéa 2 [du paragraphe 1er/1] a trait plus spécifiquement à l’indemnisation du préjudice par l’auteur des comportements abusifs.
L’auteur des faits peut être un travailleur, l’employeur ou un tiers. L’employeur peut toutefois être amené à payer cette indemnisation en tant que civilement responsable des fautes commises par ses travailleurs mais pourrait se retourner contre ceux-ci [a posteriori] pour réclamer ce payement, sous réserve de l’application éventuelle des règles d’immunité de responsabilité du travailleur.
L’alinéa 2 introduit la possibilité pour la victime de demander au juge une indemnité forfaitaire à charge de l’auteur en réparation du préjudice causé par les comportements abusifs.
Elle a ainsi le choix entre demander l’indemnisation forfaitaire (considérée alors comme un montant minimal de réparation) ou apporter la preuve du dommage qu’elle a effectivement subi (ce qui est difficile dans cette matière mais peut être un montant plus élevé que celui de l’indemnisation forfaitaire). Cette possibilité n’est offerte qu’à la victime elle-même et non aux groupements d’intérêt, au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme ou à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.
Dans la loi sur le bien-être, le principe de l’indemnisation forfaitaire existait uniquement pour indemniser les représailles de l’employeur qui avait licencié un travailleur en réaction au dépôt de sa plainte (article 32tredecies). Il n’était pas prévu d’indemnité forfaitaire dans la loi pour réparer les dommages découlant de la violence ou du harcèlement. La victime devait dès lors en vertu du droit commun apporter la preuve du dommage qu’elle avait réellement subi et du lien de causalité entre les comportements et le dommage. Or, il est généralement très difficile d’obtenir une réparation effective du dommage subi (surtout le dommage moral) en raison des problèmes de preuve inhérents à de telles actions. Le système du forfait résout ce problème de preuve et permet une économie substantielle de débats sur le montant de l’indemnisation.
Introduire cette indemnisation forfaitaire a également pour avantage de clarifier le montant auquel l’auteur de faits de harcèlement serait condamné à payer, avec l’espoir que cela ait un effet dissuasif sur cet auteur. Jusqu’ici, les juges décidaient du montant de l’indemnisation ex aequo et bono. Certains d’ailleurs ont utilisé erronément le forfait prévu dans le cadre de l’article 32tredecies précité (c.-à-d. le dédommagement en cas de violation de la protection contre le licenciement) pour réparer les dommages découlant de la violence ou du harcèlement »
(ibid., pp. 71-72).
Lors des discussions en commission au Sénat, la ministre compétente a également mis en évidence les trois objectifs précités :
« Le but est d’éviter toute discrimination, en termes de droits, entre les personnes qui peuvent invoquer la législation antidiscrimination et les personnes qui invoquent la législation relative aux risques psychosociaux qui fait partie intégrante de la loi sur le bien-être et qui concerne uniquement le lieu de travail.
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La législation antidiscrimination prévoit en effet la possibilité de demander une indemnisation forfaitaire.
Si l’on ne prévoyait pas cette possibilité pour les victimes d’actes de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail qui pourraient avoir un lien avec des motifs de discrimination énumérés dans la législation antidiscrimination, il y aurait alors une inégalité de traitement. Ainsi que le Parlement l’a suggéré, on a donc intégré, dans la loi sur le bien-être, la possibilité pour les victimes d’obtenir en justice une indemnisation forfaitaire. La ministre indique qu’elle ne s’est pas contentée de reprendre le principe, mais qu’elle a aussi étendu celui-
ci à toutes les victimes d’actes de violence ou de harcèlement moral ou sexuel. Cela lui paraissait relever de la logique même.
[...]
En ce qui concerne le but visé par le forfait, la ministre précise ce qui suit :
- il doit être suffisamment dissuasif;
- il doit faciliter l’administration de la charge de la preuve relative au préjudice, lorsque les faits sont établis. Si aucun forfait n’était prévu, la victime devrait prouver de manière très circonstanciée le préjudice subi et démontrer l’existence d’un lien de cause à effet entre les faits et le préjudice » (Doc. parl., Sénat, 2013-2014, n° 5-2468/2, pp. 4-5).
B.2.4. En ce qui concerne le champ d’application personnel de l’indemnisation forfaitaire, celui-ci ne faisait pas l’objet d’une délimitation spécifique dans le premier avant-projet de loi à l’origine de la loi du 28 mars 2014. La section de législation du Conseil d’État a alors observé :
« La question est de savoir si l’article 32decies, § 1er/1, en projet, de la loi du 4 août 1996
‘ relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail ’ (article 2, 3°, du projet), tient suffisamment compte de la formulation très étendue du champ d’application du chapitre Vbis de la loi précitée, qui implique que tant l’auteur que la victime des situations de fait ou des conduites qui y sont visées, peuvent également s’inscrire en dehors du cadre de la relation de travail et donc être des tiers, comme par exemple des indépendants occupés sur le lieu de travail ou des fournisseurs occasionnels de marchandises. Ainsi, se pose par exemple la question de savoir si la mesure relative à l’indemnité forfaitaire de six mois de rémunération brute pourra s’appliquer dans tous ces cas. Il est recommandé de réexaminer la mesure en projet sous cet angle » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, pp. 106-107).
La disposition en projet a ensuite été adaptée sur ce point, ce qui a abouti à l’alinéa 3 de l’article 32decies, § 1er/1, de la loi du 4 août 1996. Selon cet alinéa, l’indemnisation forfaitaire ne peut pas être accordée « aux personnes autres que celles visées à l’article 2, § 1er, qui entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail lorsqu’elles agissent en dehors du cadre de leur activité professionnelle ». Il s’ensuit que l’indemnisation forfaitaire peut être accordée aussi bien aux personnes qui ont la qualité de travailleur, d’employeur ou de personne
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y assimilée qu’aux personnes qui n’ont pas cette qualité mais qui, dans le cadre de leur activité professionnelle, entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail. En revanche, l’indemnisation forfaitaire ne peut pas être accordée aux personnes qui n’ont pas la qualité de travailleur, d’employeur ou de personne y assimilée et qui, en dehors du cadre de leur activité professionnelle, entrent en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Il ressort de l’exposé des motifs de la loi du 28 mars 2014 que, ce faisant, le législateur a souhaité, dans un souci de cohérence, réserver l’indemnisation forfaitaire au domaine des relations de travail :
« L’alinéa 2 [lire : l’alinéa 3] de cet article concerne les personnes qui peuvent demander ce forfait en justice. Les travailleurs sont bien entendus visés, même dans l’hypothèse où
l’auteur de harcèlement ou de violence est un tiers à l’entreprise. En effet, le but de cet article est de protéger tous les travailleurs contre le harcèlement ou la violence, peu importe que l’auteur soit un collègue ou un tiers. Une nuance est par contre introduite en ce qui concerne les tiers à l’entreprise qui sont victimes de harcèlement ou de violence. Lorsqu’ils sont eux-mêmes harcelés dans le cadre de leur activité professionnelle, qu’ils soient travailleurs ou indépendants (par exemple le fournisseur qui doit chaque semaine se rendre dans une entreprise et y subit à chaque fois du harcèlement), ils pourront faire usage du forfait. Par contre, lorsque le tiers victime entre en contact avec le travailleur dans un cadre privé (que ce soit en tant que client, étudiant ou usager de service public), et subit du harcèlement, il ne pourra pas demander le forfait en justice. L’explication de cette différence réside dans le fait de donner une certaine cohérence à notre législation : celle-ci concerne les relations de travail. En ce qui concerne le tiers victime dans sa sphère privée, donnons l’exemple d’un client de cinéma qui est harcelé par l’ouvreuse ou le client de supermarché par le caissier, il peut agir en justice sur base des lois anti-discriminations qui prévoient également un forfait s’il s’agit d’un harcèlement discriminatoire. Il semblerait également étrange de lui accorder un forfait correspondant à une rémunération alors qu’il n’est pas là en tant que travailleur. Par contre ce tiers pourra toujours demander la réparation de son dommage en prouvant son étendue et le lien de causalité entre les faits et son dommage (article 32decies, § 1er/1, alinéa 2, 1°) » (Doc. parl., Chambre, 2013-
2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, pp. 73-74).
B.2.5. En ce qui concerne le montant de l’indemnisation forfaitaire, l’exposé des motifs de la loi du 28 mars 2014 indique :
« Le forfait s’élève à 3 mois de rémunération brute de la victime.
Dans trois hypothèses, la victime pourra obtenir un dédommagement s’élevant à 6 mois de rémunération brute. Pour obtenir ce montant de 6 mois, la victime ne devra pas prouver
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l’étendue de son dommage réel, elle devra uniquement prouver que sa situation rentre dans une des trois hypothèses visées par la loi.
La première hypothèse concerne le fait que les comportements abusifs sont liés à un critère de discrimination visé dans les lois tendant à lutter contre les discriminations. Il s’agit de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes.
Selon les directives européennes de lutte contre les discriminations, le harcèlement est considéré comme une discrimination lorsque le comportement est lié à un critère de discrimination. Selon ces directives, les sanctions (dont les indemnités) doivent être effectives, proportionnées et dissuasives. Pour répondre à ces exigences développées par la Cour de justice de l’Union européenne, les lois belges de lutte contre les discriminations ont prévu la possibilité de demander une indemnisation forfaitaires de 6 mois de rémunération brute.
Les lois belges de lutte contre les discriminations renvoyant à l’application de la loi sur le bien-être des travailleurs en cas de harcèlement discriminatoire dans le cadre des relations de travail, il était donc nécessaire de prévoir le même régime indemnitaire dans les deux législations.
La deuxième hypothèse vise le fait que l’auteur se trouve dans une relation d’autorité vis-
à-vis de la victime. Cette relation d’autorité est un facteur aggravant dans la mesure où elle met le travailleur dans une situation dans laquelle il dispose de moins de ressources pour réagir aux agissements de la personne qui a un pouvoir de décision sur sa situation professionnelle (par exemple, quant à l’évaluation de ses prestations, aux modifications de ses conditions de travail, quant à la décision de licenciement, ...). Le fait pour l’auteur d’avoir un grade supérieur à la victime ne suffit donc pas en soi pour qu’il y ait une relation d’autorité.
La troisième hypothèse vise la gravité des faits. Sont graves les faits qui potentiellement peuvent entrainer de graves conséquences (même si ces conséquences ne se sont pas manifestées en l’espèce). La gravité s’appréciera in concreto : le juge prendra notamment en compte la fréquence, la durée des faits, le caractère intentionnel ou non des comportements…
Cette troisième hypothèse appuie le caractère dissuasif de cette disposition.
[...]
Le quatrième alinéa [lire : le cinquième alinéa] introduit un plafond que ne peut dépasser cette indemnité forfaitaire. Un renvoi est fait au plafond utilisé dans le cadre de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail et des lois coordonnées du 3 juin 1970 relatives à la prévention des maladies professionnelles et à la réparation des dommages résultant de celles-ci. Il s’agit en effet de lois appartenant à une branche de la sécurité sociale liée au bien-être au travail. La loi sur les accidents du travail introduit chaque année, via une loi-programme, le montant qu’il faut prendre en compte cette année-là, tandis que les lois sur les maladies professionnelles opèrent elles aussi un renvoi à la loi sur les accidents du travail. Ce montant doit ensuite être adapté suivant les fluctuations de l’indice des prix à la consommation. Le site du Fonds des Accidents du Travail comprend un tableau avec les chiffres actualisés. Ce plafond s’est avéré
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nécessaire afin de limiter les trop grands écarts d’indemnités entre les victimes de harcèlement au travail selon leur rémunération » (ibid., pp. 72-74).
Quant au fond
B.3.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 avec les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6, paragraphe 1, et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle la disposition en cause interdit « aux juridictions saisies d’un litige relatif à l’indemnisation d’un dommage découlant d’un acte de violence au travail tout pouvoir d’appréciation quant à l’étendue du montant à allouer, hormis les hypothèses visées à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 2, 1° ou 2°, deuxième phrase, de la loi du 4 août 1996 ».
Les trois premières questions préjudicielles portent sur trois différences de traitement qui résultent de la disposition en cause. La quatrième question préjudicielle porte sur la constitutionnalité de la disposition en cause en ce qu’elle « constituerait une peine, non prévisible et non accessible, en allouant au bénéfice de la victime d’un fait de violence au travail et selon le choix discrétionnaire de celle-ci un montant forfaitaire échappant à tout contrôle juridictionnel ».
B.3.2. La Cour examine d’abord la quatrième question préjudicielle, puis les trois premières questions préjudicielles.
En ce qui concerne la quatrième question préjudicielle
B.4.1. Il ressort du libellé de la quatrième question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que cette question porte sur le respect du principe de la légalité des peines.
B.4.2. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
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« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
Cette disposition constitutionnelle garantit le principe de la légalité des incriminations et le principe de la légalité de la procédure pénale, tandis que le principe de la légalité des peines est garanti par l’article 14 de la Constitution, qui n’est pas invoqué dans la question préjudicielle.
B.4.3. L’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».
Cette disposition conventionnelle garantit le principe de légalité en matière pénale, en ce compris le principe de la légalité des peines (CEDH, grande chambre, 21 octobre 2013, Del Río Prada c. Espagne, ECLI:CE:ECHR:2013:1021JUD004275009, §§ 77-79).
B.4.4. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.4.5. La Cour doit dès lors examiner si la disposition en cause, en ce qu’elle permet à la victime d’un acte de violence au travail d’opter pour l’indemnisation forfaitaire que cette disposition prévoit, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la légalité des peines garanti par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour doit tout d’abord examiner si l’indemnisation forfaitaire constitue une peine au sens de cette disposition conventionnelle.
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B.5.1. Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que « le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une ‘ peine ’ consiste à déterminer si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale »
mais que « d’autres éléments peuvent également être jugés pertinents à cet égard, à savoir la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité » (CEDH, grande chambre, 28 juin 2018, G.I.E.M. S.R.L. e.a. c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2018:0628JUD000182806, § 211; grande chambre, 21 octobre 2013, précité, § 82; décision, 17 mai 2016, société Oxygène Plus c. France, ECLI:CE:ECHR:2016:0517DEC007695911, § 42). La Cour européenne des droits de l’homme souligne à cet égard que « les critères de la ‘ peine ’ sont ainsi directement transposés des trois critères Engel dégagés par la Cour pour déterminer si une procédure est de nature ‘ pénale ’ au sens de l’article 6 de la Convention : la qualification de l’infraction au niveau interne, la nature de l’infraction, ainsi que la nature et le degré de sévérité de la sanction susceptible d’être infligée » (CEDH, décision, 17 mai 2016, précitée, § 43).
B.5.2. Si l’article 119 du Code pénal social punit la violence au travail d’une sanction de niveau 4, qui est constituée « soit d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende pénale de 600 à 6 000 euros ou de l’une de ces peines seulement, soit d’une amende administrative de 300 à 3 000 euros » (article 101, alinéa 5, du même Code, tel qu’il était applicable avant son remplacement par la loi du 15 mai 2024 « modifiant le droit pénal social et diverses dispositions en droit du travail »), l’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause ne constitue pas, quant à elle, une mesure qui est infligée à la suite d’une condamnation pénale. La condamnation au paiement de l’indemnisation forfaitaire s’inscrit non pas dans le cadre de l’action publique, mais dans le cadre de l’action civile de la victime.
L’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause est conçue comme une mesure de droit civil. Au demeurant, dans la recommandation de la Chambre des représentants à laquelle la disposition en cause entend donner suite, le mécanisme d’indemnisation forfaitaire est qualifié de sanction civile (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-1671/003, p. 9).
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B.5.3. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.3 que l’indemnisation forfaitaire vise à réparer le dommage subi par la victime d’un acte de violence au travail.
Le législateur a raisonnablement pu considérer que le droit commun de la responsabilité civile ne présente pas toujours, pour les victimes d’actes de violence au travail, des garanties suffisantes que le dommage subi par elles sera effectivement indemnisé. Ce problème se pose en particulier en ce qui concerne le dommage moral, dont le juge a souvent du mal à établir le montant avec précision (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-
3102/001, p. 72). Le fait de donner à la victime la possibilité d’opter pour un dédommagement forfaitaire permet de résoudre ce problème.
B.5.4. Il est inhérent à un système de dédommagement forfaitaire qu’il ne puisse être tenu compte des particularités de chaque cas concret et que la diversité des situations ne puisse être appréhendée que de manière simplificatrice et approximative.
Comme il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.3 et en B.2.5, le législateur a fixé le montant de l’indemnisation forfaitaire en cause en s’inspirant des législations relatives à la lutte contre les discriminations, qui prévoient, dans le cadre des relations de travail ou des régimes complémentaires de sécurité sociale, des indemnisations forfaitaires correspondant, selon les cas, à trois mois ou six mois de rémunération brute (article 18, § 2, 2°, de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination », article 23, § 2, 2°, de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes » et article 16, § 2, 2°, de la loi du 30 juillet 1981 « tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie »).
Le législateur a raisonnablement pu considérer qu’un montant correspondant, selon les critères énoncés à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 2, 2°, de la loi du 4 août 1996 et leur appréciation par la juridiction compétente, à trois mois ou à six mois de rémunération brute plafonnée constitue une réparation forfaitaire adéquate du dommage moral et matériel causé à la victime d’un acte de violence au travail.
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Enfin, l’indemnité forfaitaire peut uniquement être octroyée à la personne qui est elle-
même la victime d’un acte de violence au travail « et non aux groupements d’intérêt, au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme ou à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3101/001 et DOC 53-3102/001, pp. 71-72).
B.5.5. Il ressort de ce qui précède que l’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause, quand bien même le législateur a également souhaité qu’elle ait un effet dissuasif, ne constitue pas une peine.
B.6. L’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 est compatible avec les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
En ce qui concerne les trois premières questions préjudicielles
B.7. La première question préjudicielle porte sur la différence de traitement, tant pour les auteurs que pour les victimes, selon qu’est en cause, d’une part, un acte de violence pénalement sanctionné autre qu’un acte de violence au travail ou, d’autre part, un acte de violence au travail.
Dans le premier cas, la réparation que l’auteur doit à la victime correspond, conformément au droit commun de la responsabilité civile, au dommage réel prouvé par la victime. Dans le second cas, la réparation que l’auteur doit à la victime correspond, au choix de la victime, à la réparation du dommage réel prouvé par la victime ou à l’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause.
La deuxième question préjudicielle porte sur la différence de traitement, tant pour les auteurs que pour les victimes, selon que la victime d’un acte de violence au travail est ou non une personne visée à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 3, de la loi du 4 août 1996. Lorsque la victime d’un acte de violence au travail est une personne visée par cette disposition, à savoir une personne qui n’a pas la qualité de travailleur, d’employeur ou de personne y assimilée et qui, en dehors du cadre de son activité professionnelle, entre en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail, elle ne peut pas demander l’indemnisation forfaitaire mais
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peut uniquement demander la réparation du dommage réel qu’elle prouve. À l’inverse, lorsque la victime d’un acte de violence au travail a la qualité de travailleur, d’employeur ou de personne y assimilée ou bien lorsqu’elle n’a pas cette qualité mais que, dans le cadre de son activité professionnelle, elle entre en contact avec les travailleurs lors de l’exécution de leur travail, elle peut choisir entre l’indemnisation forfaitaire ou la réparation du dommage réel qu’elle prouve.
La troisième question préjudicielle porte sur la différence de traitement, tant pour les auteurs que pour les victimes, qui résulte de ce que le montant de l’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause dépend de la rémunération brute plafonnée de la victime, indépendamment de son dommage réel.
La Cour est interrogée sur la compatibilité de ces différences de traitement avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Eu égard à leur connexité, la Cour examine ces trois questions préjudicielles conjointement.
B.8. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.9. Les catégories de personnes visées par les trois questions préjudicielles sont suffisamment comparables au regard de la mesure en cause, dès lors qu’il s’agit, dans chaque cas, d’auteurs ou de victimes de faits dommageables.
B.10. Les différences de traitement sur lesquelles portent les trois questions préjudicielles reposent sur des critères de distinction objectifs, à savoir respectivement (1) le fait que l’acte
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de violence est ou non un acte de violence au travail, (2) le fait que la victime de l’acte de violence au travail est ou non une personne visée à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 3, de la loi du 4 août 1996 et (3) la hauteur de la rémunération de la victime de l’acte de violence au travail.
B.11. Ces critères de distinction sont également pertinents au regard des objectifs poursuivis par le législateur, mentionnés en B.2.3 et en B.2.4.
Comme il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2.3 et comme il est dit en B.5.3, le législateur a raisonnablement pu considérer que les problèmes particuliers relatifs à la preuve que rencontrent les victimes d’actes de violence au travail justifient de leur permettre d’opter pour une indemnisation forfaitaire. Le constat de la gravité de ces problèmes et le souci d’y remédier relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur.
De plus, eu égard à l’impact social important que les actes de violence dans les relations de travail impliquent, le législateur a raisonnablement pu prévoir un mécanisme d’indemnisation forfaitaire propre à ce domaine. Il est par conséquent raisonnablement justifié que ce mécanisme s’applique non pas à tout acte de violence mais aux actes de violence au travail et qu’il ne s’applique pas, en vertu de l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 3, de la loi du 4 août 1996, aux victimes qui sont des tiers à l’entreprise et qui agissent en dehors du cadre de leur activité professionnelle.
En outre, le législateur, qui a visé une harmonisation avec les législations relatives à la lutte contre les discriminations, a raisonnablement pu prévoir que l’indemnisation forfaitaire pour les victimes d’actes de violence au travail doit être calculée sur la base de la rémunération de la victime. De plus, le législateur a plafonné la rémunération sur la base de laquelle l’indemnisation forfaitaire est calculée, « afin de limiter les trop grands écarts d’indemnités entre les victimes [...] selon leur rémunération » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-
3101/001 et DOC 53-3102/001, p. 74).
B.12.1. La disposition en cause ne produit pas des effets disproportionnés pour les auteurs d’actes de violence au travail. Comme il est dit en B.5.4, le législateur a raisonnablement pu
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considérer qu’un montant correspondant, selon les critères énoncés à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 2, 2°, de la loi du 4 août 1996 et leur appréciation par la juridiction compétente, à trois mois ou à six mois de rémunération brute plafonnée constitue une réparation forfaitaire adéquate du dommage moral et matériel causé à la victime. Un tel montant n’est pas disproportionné.
B.12.2. Il n’est pas non plus disproportionné que les victimes d’actes de violence autres que des actes de violence au travail et les personnes visées à l’article 32decies, § 1er/1, alinéa 3, de la loi du 4 août 1996 ne puissent pas bénéficier de l’indemnisation forfaitaire prévue par la disposition en cause, dès lors qu’elles peuvent demander la réparation de leur dommage réel sur la base du droit commun.
B.13. Enfin, en ce qui concerne le volet civil de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, il résulte de ce qui précède qu’à supposer que le mécanisme d’indemnisation forfaitaire prévu par la disposition en cause entraîne une ingérence dans le droit à un procès équitable, cette ingérence est raisonnablement justifiée au regard des objectifs poursuivis.
B.14. L’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
20
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 32decies, § 1er/1, alinéas 2 à 5, de la loi du 4 août 1996 « relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail » ne viole pas les articles 10, 11 et 12, alinéa 2, de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6, paragraphe 1, et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 24 octobre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul