Cour constitutionnelle
Arrêt n° 115/2024
du 7 novembre 2024
Numéros du rôle : 8014, 8021, 8023, 8024, 8027 et 8044
En cause : les recours en annulation totale ou partielle - de la loi du 28 novembre 2022 « sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé », introduits par l’« Orde van Vlaamse balies », par l’Institut des juristes d’entreprise, par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone et par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables et autres, - de la loi du 8 décembre 2022 « [relative] aux canaux de signalement et à la protection des auteurs de signalement d’atteintes à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée », introduits par l’« Orde van Vlaamse balies », par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone et par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des recours et procédure
a. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 9 juin 2023 et parvenue au greffe le 12 juin 2023, l’« Orde van Vlaamse balies », assisté et représenté par Me Matthias E. Storme, avocat au barreau de Gand, a introduit un recours en annulation de l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 « sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé » (publiée au Moniteur belge du 15 décembre 2022) et de l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 « [relative] aux canaux de signalement et à la protection des auteurs de signalement d’atteintes à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée » (publiée au Moniteur belge du 23 décembre 2022).
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b. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 14 juin 2023 et parvenue au greffe le 15 juin 2023, l’Institut des juristes d’entreprise, assisté et représenté par Me Maxime Vanderstraeten et Me Leana Derard, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation de la même loi du 28 novembre 2022.
c. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 15 juin 2023 et parvenue au greffe le 16 juin 2023, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, assisté et représenté par Me Michel Kaiser, Me Cécile Jadot et Me Pierre Bellemans, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation partielle de l’article 5, § 1er, 33°
(lire : 3°), de la même loi du 28 novembre 2022.
d. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 15 juin 2023 et parvenue au greffe le 16 juin 2023, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, assisté et représenté par Me Michel Kaiser, Me Cécile Jadot et Me Pierre Bellemans, a introduit un recours en annulation partielle de l’article 4, § 1er, 2°, de la même loi du 8 décembre 2022.
e. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 15 juin 2023 et parvenue au greffe le 19 juin 2023, un recours en annulation totale ou partielle de la même loi du 28 novembre 2022 a été introduit par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, Bart Van Coile et Vincent Delvaux, assistés et représentés par Me Frank Judo, Me Cedric Jenart et Me Louise Janssens, avocats au barreau de Bruxelles.
f. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 23 juin 2023 et parvenue au greffe le 27 juin 2023, un recours en annulation totale ou partielle de la même loi du 8 décembre 2022 a été introduit par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, Bart Van Coile et Vincent Delvaux, assistés et représentés par Me Frank Judo, Me Cedric Jenart et Me Louise Janssens.
Ces affaires, inscrites sous les numéros 8014, 8021, 8023, 8024, 8027 et 8044 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires et mémoires en réplique ont été introduits par :
- l’ASBL « Association Européenne des Juristes d’Entreprise », assistée et représentée par Me Marc Mossé et Me David Zygas, avocats au barreau de Bruxelles (partie intervenante dans l’affaire n° 8021);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Jérôme Sohier et Me Manoël De Keukelaere, avocats au barreau de Bruxelles.
Les parties requérantes ont introduit des mémoires en réponse.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Yasmine Kherbache et Michel Pâques, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant
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la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et les affaires seraient mises en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Affaire n° 8014
A.1. Dans l’affaire n° 8014, l’« Orde van Vlaamse balies » demande l’annulation de l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 « sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé » (ci-après : la loi du 28 novembre 2022)
ainsi que de l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 « [relative] aux canaux de signalement et à la protection des auteurs de signalement d’atteintes à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée » (ci-après : la loi du 8 décembre 2022).
A.2. L’« Orde van Vlaamse balies » démontre qu’il justifie de l’intérêt requis, dès lors que les dispositions attaquées affectent ou restreignent le secret professionnel de l’avocat. Le secret professionnel revêt une importance considérable pour la défense des intérêts de l’avocat et du justiciable, si bien que l’« Orde van Vlaamse balies »
est compétent pour soumettre au contrôle de la Cour des mesures qui restreignent ou compromettent le secret professionnel.
A.3.1. Quant au fond, la partie requérante invoque deux moyens.
A.3.2. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
L’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 sont attaqués en ce qu’ils limitent le secret professionnel de l’avocat par le segment de phrase « à la condition qu’ils évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client [...] dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure [ou] dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure ».
Le secret professionnel de l’avocat est un droit fondamental que possède tout justiciable et dont le respect constitue une obligation fondamentale pour l’avocat, ce qui confère également le droit fondamental à ce dernier de respecter ce secret. Le secret professionnel fait partie du droit fondamental à la protection de la vie privée ainsi que du droit fondamental à la défense et à l’assistance. Toute limitation du secret professionnel est constitutive d’une violation des dispositions constitutionnelles et internationales précitées.
Selon la partie requérante, la limitation de l’étendue du secret professionnel ne découle pas de la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 « sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union » (ci-après : la directive (UE) 2019/1937) à transposer, ce qui démontre l’absence de nécessité impérieuse. Et il ne saurait davantage découler de la protection plus limitée du secret professionnel dans le cadre d’autres professions qu’il y aurait une nécessité impérieuse de restreindre le secret professionnel de l’avocat.
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Les lois, attaquées, du 28 novembre 2022 et du 8 décembre 2022 ne disposent pas que tout signalement effectué par un avocat doit exclusivement passer par le filtre du bâtonnier. Rien que pour cette raison déjà, l’« Orde van Vlaamse balies » estime que la limitation du secret professionnel prévue par les dispositions attaquées est disproportionnée.
A.3.3. Dans le second moyen, la partie requérante invoque la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. L’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 sont attaqués en ce que la protection des auteurs de signalement (mais donc pas le secret professionnel) s’applique aux personnes, autres que l’avocat auquel des informations confidentielles ont été confiées, qui prennent connaissance de telles informations sur leur lieu de travail.
Selon les travaux préparatoires, si un avocat ne peut signaler des faits qui lui ont été confiés en sa qualité de détenteur du secret professionnel, il peut en revanche signaler des faits dont il prend connaissance à titre personnel sur son lieu de travail du fait de sa profession. L’« Orde van Vlaamse balies » estime que cela va à l’encontre des articles constitutionnels et dispositions internationales précités.
Affaire n° 8021
A.4. Dans l’affaire n° 8021, l’Institut des juristes d’entreprise demande l’annulation de la loi du 28 novembre 2022.
A.5. La partie requérante démontre son intérêt, se référant à la loi du 1er mars 2000 « créant un Institut des juristes d’entreprise » (ci-après : la loi du 1er mars 2000). La fonction du juriste d’entreprise consiste à rendre des avis juridiques depuis l’intérieur de l’entreprise : ses missions consistent à fournir des études et des consultations, à rédiger des actes, à donner des avis relatifs à l’évaluation de la situation juridique de l’entreprise ainsi qu’à prêter assistance en matière juridique. Les avis du juriste d’entreprise sont confidentiels et il exerce sa fonction en toute indépendance intellectuelle. Les valeurs fondamentales de la profession du juriste d’entreprise sont l’indépendance intellectuelle, la loyauté, la compétence et la confidentialité.
En cas d’infractions aux règles déontologiques, le juriste d’entreprise est passible de sanctions disciplinaires prononcées par des instances disciplinaires composées de juristes d’entreprise et de magistrats qui les président.
La partie requérante constitue l’ordre professionnel des juristes d’entreprise, qui justifie d’un intérêt à agir aux fins de la défense des intérêts professionnels de ses membres, dès lors que la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 compromet l’exercice de la profession de juriste d’entreprise. La confidentialité des avis du juriste d’entreprise constitue une règle de droit ainsi qu’une règle déontologique fondamentale (article 5 de la loi du 1er mars 2000). Cette confidentialité est nécessaire pour permettre l’exercice adéquat de la fonction de juriste d’entreprise. En l’absence de confidentialité, l’efficacité des avis fournis par les juristes d’entreprise sera compromise.
A.6. Quant au fond, la partie requérante prend un moyen unique de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 3, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1937. La loi, attaquée, du 28 novembre 2022 s’applique aux juristes d’entreprise, sans exclure les informations qu’ils auraient pu recevoir dans le cadre de la fourniture d’avis, alors que l’application de la loi du 28 novembre 2022 contrevient à leur devoir de confidentialité, violant le droit à la protection de la vie privée et le droit à un procès équitable.
Selon la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à un procès équitable ne s’applique pas uniquement à la procédure judiciaire, mais également antérieurement. De plus, le devoir de confidentialité ne vaut pas seulement pour les avocats, mais aussi pour d’autres catégories de professions juridiques. La version anglaise de la directive (UE) 2019/1937 confirme ce point de vue, dès lors qu’elle fait état d’un « legal professional privilege ». La protection de la vie privée ne s’étend pas aux seules communications entre l’avocat et son client, mais également à toutes communications privées.
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La partie requérante estime que la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 n’est ni pertinente ni proportionnée.
La confidentialité est primordiale dans le bon accomplissement de la mission du juriste d’entreprise, et c’est pour cela qu’elle a été reconnue comme une valeur fondamentale de sa profession. La loi attaquée aura non seulement pour effet que le juriste d’entreprise ne disposera plus de toutes les informations qui lui sont utiles pour exercer correctement sa profession, mais elle compromet de ce fait également l’intérêt général. Le juriste d’entreprise étant le tout premier point de contact dans le cadre de la résolution de conflits, cette absence d’obligation de confidentialité de sa part aura pour effet qu’il sera moins fait appel à ses services; les employeurs ne pourront en effet plus compter sur sa discrétion.
Si la Cour devait douter de ce que la directive (UE) 2019/1937 autorise ou contraint les États membres à exclure les juristes d’entreprise, la partie requérante demande que trois questions préjudicielles soient posées à la Cour de justice de l’Union européenne.
Affaires nos 8023 et 8024
A.7. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone demande l’annulation de l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022, limitée au segment de phrase « à la condition qu’ils évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client, soit dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, soit dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure », ainsi que l’annulation de l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022, limitée au segment de phrase « à la condition qu’ils évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure ou dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure ».
A.8. L’Ordre des barreaux francophones et germanophone démontre son intérêt à l’annulation. L’article 495, alinéa 2, du Code judiciaire habilite expressément l’Ordre à prendre les initiatives et les mesures utiles pour la défense des intérêts de l’avocat et du justiciable. La partie requérante est compétente pour attaquer des dispositions législatives qui concernent la profession d’avocat et qui touchent au secret professionnel dont celui-ci est le garant.
Par ailleurs, la Cour a déjà admis l’intérêt à agir de la partie requérante dans d’autres recours en annulation.
A.9.1. Quant au fond, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone invoque trois moyens, dont le troisième se subdivise en deux branches.
A.9.2. Le premier moyen est pris de la violation de l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec les articles 10 et 11 de la Constitution, avec l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec le principe général de droit du secret professionnel de l’avocat, avec le principe de la sécurité juridique, avec les articles 12 et 14 de la Constitution et avec le principe de légalité en matière pénale. L’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 permettent à un avocat de lancer une alerte pour certaines informations reçues de son client, au motif que ces informations ne sont pas couvertes par le secret professionnel, alors qu’en restreignant ainsi le champ d’application du secret professionnel de l’avocat, les articles attaqués des lois précitées violent l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 22 de la Constitution.
L’exclusion d’une partie déterminée des activités des avocats du secret professionnel entraîne une grande insécurité juridique pour les clients des avocats qui ne peuvent déterminer quelles informations relèvent encore ou non du secret professionnel. Cette distinction théorique entre les activités des avocats, c’est-à-dire entre celles qui bénéficient du secret professionnel et celles qui n’en bénéficient pas, est impraticable, juridiquement intenable et aboutit à une situation d’insécurité juridique majeure. S’il est vrai que le droit à la protection de la vie privée prévu à l’article 22 de la Constitution n’est pas absolu, toute limitation de ce droit doit être prévue par une disposition législative suffisamment précise, être justifiée par un motif d’intérêt général, être nécessaire dans une société démocratique et être proportionnée.
La partie requérante estime qu’il n’est nullement question d’une disposition législative suffisamment précise.
Premièrement, les articles attaqués sont contraires à l’article 458 du Code pénal, parce que l’on ne distingue pas
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clairement les informations qui seront encore protégées par le secret professionnel de celles qui ne le seront pas.
Deuxièmement, la définition du secret professionnel que donne le législateur fédéral n’est pas conforme à la jurisprudence des juridictions nationales et internationales, de sorte qu’il ne peut être tenu compte des évolutions jurisprudentielles. Troisièmement, le champ d’application du secret professionnel devrait à tout le moins être délimité de manière plus précise afin de permettre plus de prévisibilité. Il est impossible, par la seule définition des situations dans lesquelles l’avocat ne peut pas être auteur de signalement, de déterminer de manière suffisamment précise les situations dans lesquelles il peut divulguer des informations.
Par ailleurs, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone estime que la limitation n’est ni pertinente, ni nécessaire pour atteindre l’objectif du législateur. Le fait que la législation attaquée transpose la directive (UE) 2019/1937 et que cette directive ne contient aucune limitation du secret professionnel de l’avocat suffit pour constater que la législation attaquée est dénuée de pertinence. En dernier lieu, la partie requérante allègue que l’absence d’intervention du bâtonnier prouve à elle seule le caractère disproportionné de la législation attaquée, dès lors que cette intervention du bâtonnier constitue une protection importante du secret professionnel de l’avocat.
A.9.3. La partie requérante prend un deuxième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 34 de la Constitution, avec le principe de la primauté du droit de l’Union, avec l’article 3 de la directive (UE) 2019/1937 ainsi qu’avec les articles 12 et 14 de la Constitution et avec le principe de légalité en matière pénale. La transposition de la directive (UE) 2019/1937 dans l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et dans l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 fait naître une différence de traitement entre les avocats selon les informations qu’ils recueillent et entre les justiciables en fonction des informations qu’ils confient, dès lors que les avocats peuvent lancer une alerte dans certains cas. Certaines informations ne sont pas couvertes par le secret professionnel, alors qu’à des fins de conformité avec la directive (UE) 2019/1937 et avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, l’ensemble des informations transmises à un avocat doivent être couvertes, sans distinction, par le secret professionnel de l’avocat.
En cas de doute au sujet de l’interprétation de la directive (UE) 2019/1937, la partie requérante invite la Cour à poser à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle au sujet de la validité de la définition restrictive, prévue dans la législation fédérale belge, de la notion de « secret professionnel ».
A.9.4. La partie requérante prend un troisième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution.
Ce moyen se subdivise en deux branches. La première branche conteste l’inégalité de traitement entre les avocats et les prestataires de soins médicaux, et la seconde branche conteste l’identité de traitement entre les avocats et les autres prestataires de services juridiques pour ce qui concerne les informations qui, dans le chef des avocats, ne sont pas protégées par le secret professionnel.
Selon l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, rien ne justifie raisonnablement cette inégalité de traitement ni cette identité de traitement.
Affaires nos 8027 et 8044
A.10. Dans les affaires nos 8027 et 8044, l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables ainsi que deux personnes physiques, lesquelles sont des conseillers fiscaux et des experts-comptables certifiés, demandent l’annulation des articles 2 et 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 ainsi que des articles 2 et 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022.
A.11. Les parties requérantes démontrent leur intérêt à attaquer les articles précités. Selon elles, la défense du secret professionnel de leur groupe professionnel rejoint leurs intérêts professionnels communs et individuels ainsi que les garanties de compétence, d’indépendance et de probité professionnelle des conseillers fiscaux et des experts-comptables.
L’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables est légalement chargé de veiller au devoir de confidentialité de ses membres et à l’obligation qu’ont ceux-ci de respecter le secret professionnel (articles 50, 62, § 1er, et 120 de la loi du 17 mars 2019 « relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal » (ci-
après : la loi du 17 mars 2019)).
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Les parties requérantes, qui sont des personnes physiques, estiment qu’elles sont gravement désavantagées dans l’exercice de leurs activités professionnelles. Le secret professionnel auquel elles sont légalement tenues n’est garanti ni dans la loi du 28 novembre 2022 ni dans la loi du 8 décembre 2022, ce qui ternira la relation de confiance qu’elles entretiennent avec leurs clients.
A.12.1. Quant au fond, les parties requérantes invoquent trois moyens, dont le troisième se subdivise en deux branches.
A.12.2. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8027 prennent un premier moyen de la violation des règles répartitrices de compétences contenues dans l’article 6, § 1er, VI, alinéa 4, 3°, et alinéa 5, 12°, juncto l’article 6, § 1er, VI, alinéa 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980). La délimitation du champ d’application de la loi du 28 novembre 2022 au moyen de domaines règle également l’exécution des règles de droit matériel dans ces domaines, alors que l’exercice de cette compétence fédérale exclusive constitue une exception à la compétence de principe des régions prévue à l’article 6, § 1er, VI, alinéa 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980. Les parties requérantes estiment qu’il aurait à tout le moins fallu conclure un accord de coopération entre l’autorité fédérale et les régions.
Le fondement de compétence pour la législation attaquée est la compétence de l’autorité fédérale en matière d’organisation de l’économie et de droit du travail (article 6, § 1er, VI, alinéa 4, 3°, et alinéa 5, 12°, de la loi spéciale du 8 août 1980). En vertu de l’article 39 de la Constitution, les régions sont compétentes en matière économique (article 6, § 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980). L’autorité fédérale est toutefois compétente, en vertu de l’article 6, § 1er, alinéa 4, 3°, de la loi spéciale du 8 août 1980, pour fixer les règles générales en matière d’organisation de l’économie.
En vertu de sa compétence en matière de droit du travail, l’autorité fédérale est compétente pour prévoir une réglementation visant la protection des auteurs de signalement qui sont des travailleurs du secteur privé, et ce, indépendamment du fait que les signalements d’infractions concernent des matières qui relèvent de la compétence de l’autorité fédérale ou de celle des communautés ou des régions. Il est toutefois requis que ce soit essentiellement une matière relevant du droit du travail qui est réglée, et non l’exécution des règles de droit dont la violation est signalée. Cette exécution est en effet du ressort de l’autorité dont la compétence matérielle englobe également les règles de droit dont la violation est signalée. Un certain nombre de dispositions de la réglementation semblent aller au-delà du simple règlement de la protection des auteurs de signalement et paraissent plutôt se rapporter à l’exécution de règles de droit matériel, ce qui, dans la mesure où ces dernières relèvent de la compétence des communautés et des régions, excède la compétence de l’autorité fédérale. La portée de la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 doit être limitée à la simple protection des auteurs de signalement et ne peut régler l’exécution des règles de droit matériel. Dans le cas contraire, il y a lieu de conclure avec les communautés et les régions un accord de coopération réglant, outre la protection des auteurs de signalement, également l’exécution des règles de droit auxquelles se rapportent les infractions.
Les parties requérantes constatent qu’aucun accord de coopération n’a été conclu en ce qui concerne la réglementation du secteur privé dans des matières qui relèvent de la compétence des entités fédérées, alors que l’exposé des motifs de la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 indique que la réglementation vise à un renforcement de l’effectivité des règles de droit matériel. Le législateur fédéral a excédé ses compétences exclusives en matière d’organisation de l’économie, de droit du travail et de sécurité sociale; la loi attaquée prévoit en effet des règles portant sur l’exécution de règles de droit matériel en matière économique, ce qui relève en principe de la compétence des entités fédérées.
A.12.3. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8044 prennent un premier moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution junctis les articles 37 et 107, alinéa 2, de la Constitution, ou junctis les articles 33, 105 et 108 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la séparation des pouvoirs. La loi du 8 décembre 2022 a une incidence sur la situation juridique du personnel des services publics fédéraux, alors que cette matière est une compétence autonome du Roi (articles 37 et 107 de la Constitution). Cela a pour effet de priver le personnel des services publics fédéraux de garanties fondamentales ainsi que de laisser de l’espace pour des subdélégations étendues, sans que les aspects essentiels en soient réglés dans la loi elle-même. Selon les parties requérantes, le législateur fédéral ne pouvait pas légiférer, à tout le moins pas avec une incidence à ce point significative sur les compétences autonomes du Roi.
Par la loi du 8 décembre 2022, le législateur fédéral s’ingère dans la compétence autonome dont dispose le Roi de nommer lui-même ses collaborateurs, dès lors que la loi instaure des possibilités de signalement pour le
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personnel des organismes du secteur public fédéral et fixe à cet égard des règles relatives aux mécanismes d’exécution. La loi a, à tout le moins, une incidence sur certains aspects de la protection visée qui ont trait au règlement disciplinaire du personnel. Compte tenu de la compétence attribuée au Roi par la Constitution, le législateur peut légiférer, mais uniquement en tant qu’exception à la règle contenue dans l’article 107 de la Constitution.
À titre subsidiaire, les parties requérantes estiment que la loi du 8 décembre 2022 comporte une délégation au Roi manquant de clarté en l’absence de règlement, par le législateur, des éléments essentiels des règles à adopter par le Roi. De plus, des subdélégations laissées par le législateur au Roi violent l’interdiction de délégation.
A.12.4. Les parties requérantes dans les affaires n° 8027 et 8044 prennent un deuxième moyen de la violation, par l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et par l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 16, 22 et 34 de la Constitution, avec le principe général de la sécurité juridique, avec le principe de la primauté du droit de l’Union, avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7, 8 et 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La différence de traitement entre des groupes professionnels qui sont tous légalement liés par le secret professionnel est discriminatoire.
Les parties requérantes allèguent que, dans le cadre de la transposition de la directive (UE) 2019/1937, la loi du 28 novembre 2022 étend le champ d’application matériel du régime protecteur des auteurs de signalement à deux domaines, à savoir la lutte contre la fraude fiscale et la lutte contre la fraude sociale, et que la loi du 8 décembre 2022 prévoit une protection générale sans domaines, de sorte que ces deux lois ont des portées différentes en ce qui concerne, d’une part, la protection du secret professionnel de l’avocat et, d’autre part, les autres professionnels du droit qui contribuent à évaluer la situation juridique de leurs clients et qui sont légalement tenus au secret professionnel, sans que cette distinction soit raisonnablement justifiée.
Contrairement aux avocats, le secret professionnel des autres professionnels du droit n’est pas protégé, ce qui a une incidence disproportionnée sur la relation de confiance avec le client. Lorsque les avocats ou les membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables sont consultés par un client ou leur donneur d’ordre, ils doivent pouvoir lui garantir que le secret professionnel sera respecté. Dans les deux cas, en effet, ces professionnels du droit fournissent un avis sur la situation juridique du client et doivent, pour ce faire, recevoir des informations complètes de sa part. Aussi est-il indispensable, dans ces deux situations professionnelles, que le client puisse fournir ces informations en toute transparence et en totale confiance. Ces deux catégories de professionnels sont comparables, tant par la nature de leurs activités professionnelles que par leur responsabilité pénale pour toute possible violation de l’obligation de secret professionnel à laquelle ils sont légalement tenus.
Les parties requérantes allèguent que les travaux préparatoires ne permettent pas de déterminer si la distinction instaurée entre les avocats et les autres professionnels du droit poursuit un objectif légitime d’intérêt général, de sorte qu’il y a lieu de tenir compte de l’objectif général de la loi, lequel consiste, pour l’affaire n° 8027, en l’exécution de règles de droit matériel dans les douze domaines prévus par la loi attaquée et, pour l’affaire n° 8044, en l’exécution de règles de droit matériel dans tous les domaines juridiques. Les parties requérantes soulignent par ailleurs que, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, le titre professionnel ne constitue pas un critère de distinction pertinent, au contraire de l’activité professionnelle. Et quand bien même il serait admis que le critère de distinction est pertinent, il faudrait encore admettre que l’obligation de secret professionnel est en principe la même pour tous les professionnels qui courent le risque de poursuites en vertu de l’article 458 du Code pénal. Les désavantages pour les parties requérantes ne sont pas proportionnés à l’objectif d’exécution de la réglementation sur les auteurs de signalement. La possible rupture de confiance entre les professionnels du droit et leurs clients aura pour effet que ces derniers feront moins appel à des experts-
comptables et conseillers fiscaux certifiés pour évaluer leur situation juridique. Il est en outre porté atteinte à la liberté d’entreprendre des parties requérantes, dès lors que celles-ci ne pourront plus compter, dans le cadre de leurs activités professionnelles, sur la transparence totale et la pleine confiance de leurs clients. Étant donné que la notion de « secret professionnel des avocats » doit s’entendre comme un « legal professional privilege »
(directive (UE) 2019/1937), il n’est pas raisonnablement justifié d’opérer une distinction entre les groupes professionnels en ce qui concerne la fourniture d’avis dans le cadre de l’évaluation de la situation juridique d’un client. Cela vaut d’autant plus en matière de fraude fiscale et de fraude sociale, dès lors que le législateur européen n’a pas inclus ces deux domaines dans la directive (UE) 2019/1937.
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Par conséquent, les parties requérantes allèguent qu’il y a lieu de poser à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle au sujet du champ d’application de la directive (UE) 2019/1937.
A.12.5.1. Les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 prennent un troisième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 16 et 22 de la Constitution, avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention ainsi qu’avec les articles 7, 8 et 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. L’article 2 de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 2 de la loi du 8 décembre 2022
prévoient un champ d’application matériel qui autorise des signalements dans certains domaines dans lesquels le secret professionnel des parties requérantes n’est plus garanti et étendent le champ d’application de la directive (UE) 2019/1937 par l’ajout, dans la loi du 28 novembre 2022, des domaines de la lutte contre la fraude fiscale et de la lutte contre la fraude sociale, ainsi que par une extension, dans la loi du 8 décembre 2022, à l’ensemble des domaines juridiques.
A.12.5.2. Le troisième moyen des parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 se subdivise en deux branches.
Dans la première branche du troisième moyen dans l’affaire n° 8027, les parties requérantes constatent que le champ d’application de la loi du 28 novembre 2022 opère une distinction entre, d’une part, les personnes qui signalent une infraction relevant de l’un des douze domaines et, d’autre part, les personnes qui signalent une infraction à une règle de droit dans un autre domaine. Cependant, une telle distinction n’est pas raisonnablement justifiée, vu l’absence de critère pertinent de distinction et vu l’incidence disproportionnée de la mesure sur les personnes qui sont légalement liées par le secret professionnel et dont l’essentiel de la mission consiste à informer et à conseiller leurs clients dans des matières ayant trait à leur situation juridique dans des domaines relevant des matières fiscale et sociale. Dans le cadre de la première branche du troisième moyen dans l’affaire n° 8027, les parties requérantes demandent également à la Cour de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, parce que la distinction instaurée aura également une incidence sur l’exercice des libertés en tant que citoyen de l’Union et sur la protection du secret professionnel des professionnels qui recourent à ce droit pour exercer leurs activités en Belgique et dans d’autres États membres. Dans la première branche du troisième moyen dans l’affaire n° 8044, les parties requérantes allèguent que l’extension à une réglementation générale dans tous les domaines juridiques possibles va au-delà de ce qui est strictement nécessaire, compte tenu de ce qui est prévu dans la directive (UE) 2019/1937, et que cette extension est disproportionnée. Une atteinte à l’intégrité au sens de la loi du 8 décembre 2022 peut être constitutive d’une violation de n’importe quel arrêté, loi, circulaire ou règle interne. Les catégories de personnes qui sont traitées de la même manière par la loi du 8 décembre 2022 sont celles qui signalent une atteinte à l’intégrité dans l’un des domaines énumérés dans la directive (UE) 2019/1937 et celles qui signalent une atteinte à l’intégrité dans n’importe quel autre domaine juridique. La loi du 8 décembre 2022 n’opère aucune distinction entre ces différentes situations et prévoit une protection très large pour les auteurs de signalement, sans offrir la garantie de la protection des informations par le secret professionnel et même sans motiver ce choix.
Dans la seconde branche du troisième moyen dans les affaires nos 8027 et 8044, les parties requérantes allèguent qu’il existe une distinction discriminatoire entre les personnes qui signalent des infractions dans le secteur privé (loi du 28 novembre 2022) et les personnes qui signalent des infractions dans le secteur public (loi du 8 décembre 2022), alors que la directive (UE) 2019/1937 prévoit des dispositions communes pour les secteurs public et privé. Le législateur fédéral a opté pour une transposition asymétrique, de sorte que le secret professionnel des membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables n’est pas protégé de la même manière selon qu’ils travaillent avec des clients du secteur privé ou du secteur public. Selon les parties requérantes, la distinction précitée n’est pas raisonnablement justifiée, compte tenu de l’absence d’un critère de distinction pertinent et de l’incidence disproportionnée de la mesure sur les personnes qui sont légalement liées par un secret professionnel. Les parties requérantes soulignent une différence en termes de protection en fonction de la loi qu’elles appliqueraient, étant donné que les deux lois ont des champs d’application matériels différents, avec des degrés différents de protection du secret professionnel légal des membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables. En ce qui concerne les clients du secteur public, la rupture de confiance est considérable, dès lors que le secret professionnel des membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables n’est protégé d’aucune façon. Quant aux clients issus du secteur privé, la protection du secret professionnel vaut pour les informations relatives aux matières qui n’entrent pas dans le cadre de l’un des douze domaines. Or, il relève des missions essentielles des membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables de conseiller leurs clients du secteur privé au sujet de la réglementation fiscale et sociale applicable que les autorités leur imposent.
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Mémoire en intervention
A.13. L’ASBL « Association Européenne des Juristes d’Entreprise » (ci-après : l’ASBL « AEJE ») a déposé un mémoire en intervention, pour laquelle elle estime justifier d’un intérêt. L’ASBL « AEJE » représente 22 associations nationales de juristes d’entreprise dans l’Union européenne, dont l’Institut (belge) des juristes d’entreprise. Ses statuts l’autorisent à représenter ses membres partout dans le monde, en particulier en Europe.
La Cour de Justice de l’Union européenne a par ailleurs déjà admis son intervention.
Selon l’ASBL « AEJE », le champ d’application de la loi du 28 novembre 2022 et la question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne suggérée par l’Institut des juristes d’entreprise lui confèrent le pouvoir d’intervenir dans la présente procédure.
A.14. Quant au fond, l’ASBL « AEJE » invoque un moyen unique, pris de la violation des articles 10 et 11
de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7 et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937. La loi, attaquée, du 28 novembre 2022 ne prévoit aucune exception pour les informations que les juristes d’entreprise reçoivent dans l’exercice de leur fonction, alors que cette fonction implique que les juristes d’entreprise puissent fournir à leur employeur, en toute indépendance, des avis sur l’application correcte de la législation. Il en résulte une violation du droit au respect de la vie privée, du droit à un procès équitable ainsi que du principe d’égalité.
En excluant, sans raison objective ni rationnelle, les juristes d’entreprise du bénéfice de la protection du secret professionnel dont bénéficient les avocats, l’article 5 de la loi du 28 novembre 2022 fait naître une différence de traitement qui viole des droits fondamentaux. Le devoir de confidentialité des juristes d’entreprise se fonde sur le droit au respect de la vie privée et garantit le droit à un procès équitable. Ce devoir n’est pas lié à la personne du juriste d’entreprise, mais à sa mission, à savoir la fourniture d’avis à son employeur.
Avant de demander un avis juridique au juriste d’entreprise, l’employeur doit pouvoir être certain que les informations qu’il fournit et l’avis qu’il reçoit ne seront jamais divulgués ni utilisés contre lui. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne s’appliquent pas seulement dans le cadre de procédures judiciaires, mais ils s’appliquent aussi aux avis et aux consultations juridiques. La confidentialité des avis des juristes d’entreprise est donc nécessaire dans un État de droit et offre la garantie d’un procès équitable.
Selon la partie intervenante, la différence de traitement entre les avocats et les juristes d’entreprise n’est pas justifiée. Le critère de distinction n’est ni pertinent ni objectif, dès lors que tant le juriste d’entreprise que l’avocat fournissent des avis sur la situation juridique du justiciable et sont soumis à des devoirs de confidentialité et d’indépendance. Le fait que le juriste d’entreprise soit rémunéré par son employeur et non par un client n’est pas pertinent pour justifier cette distinction.
La partie intervenante souligne en outre que l’article 5, attaqué, de la loi du 28 novembre 2022 fait naître une différence de traitement que ne prévoit pas l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937. La justification de cette différence de traitement ne peut en aucune façon se fonder sur le texte de la directive. La notion de « stricte interprétation » du « secret professionnel des avocats » au sens de la directive (UE) 2019/1937
n’est pas imposée par cette directive. Si la version anglaise dit « the protection of legal and medical professional privilege », la version française dit « la protection du secret professionnel des avocats ». Les versions française et anglaise divergent donc de façon fondamentale.
À titre subsidiaire, la partie intervenante souhaite que la Cour pose à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle au sujet de la façon dont il y a lieu d’interpréter l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937. Elle renvoie à cet égard à la requête de l’Institut des juristes d’entreprise dans l’affaire n° 8021 et marque son accord avec la question qui y est suggérée.
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Mémoire du Conseil des ministres dans les affaires nos 8014, 8027 et 8044
A.15.1. Avant toute chose, le Conseil des ministres décrit le contexte des dispositions attaquées, en précisant que les lois, attaquées, du 28 novembre 2022 et du 8 décembre 2022 transposent la directive (UE) 2019/1937.
Cette directive a pour objet de renforcer l’application du droit et des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques en établissant des normes minimales communes assurant un niveau élevé de protection des personnes signalant des violations du droit de l’Union. La directive s’applique aux auteurs de signalement travaillant dans le secteur privé ou public qui ont obtenu des informations dans un contexte professionnel.
A.15.2. Le Conseil des ministres allègue que les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 ne justifient pas d’un intérêt. Les lois, attaquées, du 28 novembre 2022 et du 8 décembre 2022 permettent, en écartant le secret professionnel, de renforcer la protection des personnes qui signalent une violation du droit de l’Union.
Les experts-comptables et les conseillers fiscaux ne sont pas exclus du champ d’application et bénéficient de ce fait d’une protection renforcée dans le cadre de l’exercice de leur profession. Selon le Conseil des ministres, l’on n’aperçoit pas clairement en quoi les experts-comptables et les conseillers fiscaux pourraient être préjudiciés par la loi du 28 novembre 2022 ou la loi du 8 décembre 2022, qui ne leur imposent aucune obligation. En réalité, ils sont et restent parfaitement libres de dénoncer ou non une violation du droit de l’Union, sans avoir à craindre des sanctions en cas d’exercice éventuel de leur droit de parole, sachant qu’ils ne sont pas soumis au secret professionnel dans ce contexte. Il s’agit d’une liberté d’expression et non d’une nouvelle obligation qui limiterait des droits.
Par ailleurs, le Conseil des ministres souligne également qu’il ne se conçoit pas pourquoi l’annulation totale de la loi du 28 novembre 2022 et de la loi du 8 décembre 2022 est requise dans les affaires nos 8027 et 8044, alors que les parties requérantes ne visent que les articles 2 et 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 (affaire n° 8044)
ainsi que les articles 2 et 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 (affaire n° 8027).
En outre, les parties requérantes dans l’affaire n° 8044 ne justifient pas d’un intérêt à leur premier moyen, dès lors que ce moyen ne lèse aucunement les experts-comptables et les conseillers fiscaux. Les parties requérantes ne sont privées d’aucune garantie fondamentale.
Quant à la critique des parties requérantes relative aux subdélégations, il y a lieu de constater, selon le Conseil des ministres, que cette critique n’a aucun lien avec les dispositions attaquées par les parties requérantes. En effet, la critique de la section de législation du Conseil d’État porte sur les articles 10, § 1er, alinéas 4 et 5, 11, alinéas 3
et 4, 49, alinéa 2, troisième phrase, et 50, alinéa 3, de la loi du 8 décembre 2022, et non sur les articles attaqués par les parties requérantes.
A.15.3. En ce qui concerne l’affaire n° 8014, le Conseil des ministres estime que l’« Orde van Vlaamse balies » ne justifie pas d’un intérêt. Les deux lois attaquées accordent aux avocats une liberté de choix très limitée dans le cadre de leur secret professionnel. Dès que les avocats évaluent la situation juridique de leur client ou exercent leur mission ordinaire de défense ou de représentation de leur client, le secret professionnel demeure applicable. Ce n’est qu’en dehors des activités habituelles de l’avocat, qui consistent à engager ou à éviter des procédures ou à fournir des conseils dans le cadre de ces procédures, qu’il y a de l’espace pour un droit de parole (limité). Au lieu d’imposer quoi que ce soit aux avocats, la législation attaquée accorde, dans une mesure limitée, un droit de parole supplémentaire. En réalité, les lois attaquées ne changent rien à la situation actuelle des avocats, dès lors qu’ils sont et restent parfaitement libres d’évaluer chaque situation à l’aune de leur secret professionnel.
Les avocats n’étant donc pas préjudiciés, le recours introduit est irrecevable.
A.16.1. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8014, le Conseil des ministres allègue qu’il n’existe aucune règle constitutionnelle instaurant un droit ou une obligation de secret professionnel des avocats.
En ce que le premier moyen invoque la violation d’un « secret professionnel constitutionnellement protégé », ce moyen doit être déclaré irrecevable.
En ce qui concerne la violation éventuelle de l’article 22 de la Constitution, le Conseil des ministres constate que, la législation sur les auteurs de signalement ayant été édictée par le législateur, l’exception à l’article 22 de la Constitution est elle-même applicable. Il est par ailleurs douteux que le droit au respect de la vie privée soit affecté par les lois attaquées, qui visent à protéger les auteurs de signalement pour ce qui concerne des faits punissables ayant été découverts dans un contexte strictement professionnel.
En ce qui concerne la violation éventuelle des articles 10 et 11 de la Constitution, on n’aperçoit pas en quoi ni par rapport à qui les lois attaquées pourraient donner lieu à une rupture d’égalité au détriment des avocats. Le
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Conseil des ministres estime que l’objectif du législateur est légitime, dès lors qu’aucune obligation de déclaration n’est imposée; le législateur ne fait que garantir la protection des « auteurs de signalement », qui n’étaient jusqu’à présent pas protégés. Pour cette raison, toute comparaison avec la législation anti-blanchiment manque de pertinence. Les individus restent parfaitement libres de procéder ou non à un signalement, et lorsqu’ils le font, ils restent tout aussi libres de réagir ou non aux demandes de renseignements complémentaires envoyées par les autorités compétentes. Les lois attaquées créent un cadre légal protecteur pour les auteurs de signalement ainsi que des obligations de feedback et de rapportage pour les autorités compétentes ou les canaux internes mis en place par les entreprises ou les autorités publiques. Selon le Conseil des ministres, il y a lieu, plus fondamentalement, de souligner que l’avocat ne peut se voir contraint d’agir en tant qu’auteur de signalement au détriment de son client. Le secret professionnel reste d’application pour les avocats, sachant que ce secret est interprété largement et porte sur les informations qui sont reçues ou obtenues avant, pendant ou après une éventuelle procédure. Il ressort du principe de légalité en matière pénale que toute exception à l’obligation de confidentialité doit être décrite de manière claire et non équivoque; le fait que la loi prévoit expressément une définition concrète de ce que l’on entend par le secret professionnel des avocats est dès lors justifié.
A.16.2. En ce qui concerne le second moyen dans l’affaire n° 8014, le Conseil des ministres estime que les dispositions attaquées ne visent pas l’avocat en soi et que l’exception porte sur les « informations et renseignements » que les avocats ont obtenus de la part ou au sujet de leurs clients. L’article 458 du Code pénal s’applique à « toutes autres personnes dépositaires, par état ou par profession, des secrets qu’on leur confie ». En tant que telles, les dispositions attaquées ne s’opposent pas à ce que l’exception s’applique également aux travailleurs et autres personnes qui ont pris connaissance, au titre de leur profession, d’informations obtenues par des avocats et relevant du secret professionnel, de sorte que le moyen repose sur une lecture erronée des dispositions attaquées et n’est pas fondé.
A.16.3. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8027, le Conseil des ministres allègue que la section de législation du Conseil d’État considère que la loi du 28 novembre 2022 doit être lue comme étant conforme aux règles répartitrices de compétences. Seules « les dispositions légales ou réglementaires ou les dispositions européennes directement applicables » relevant d’une matière pour laquelle l’autorité fédérale est compétente peuvent appartenir au champ d’application de la loi du 28 novembre 2022. La transposition de la directive (UE) 2019/1937 dans la loi du 28 novembre 2022 est dès lors incomplète vu qu’une transposition par les communautés et les régions doit encore avoir lieu, mais il n’y a aucun problème de compétence.
A.16.4. En ce qui concerne les deuxième et troisième moyens dans l’affaire n° 8027 et les deuxième et troisième moyens dans l’affaire n° 8044, le Conseil des ministres allègue que le choix opéré par le législateur fédéral d’élaborer deux lois distinctes pour le secteur public et le secteur privé est lié à des considérations historiques ainsi qu’à des obligations découlant de la directive (UE) 2019/1937. La loi du 15 septembre 2013
« relative à la dénonciation d’une atteinte suspectée à l’intégrité au sein d’une autorité administrative fédérale par un membre de son personnel » (abrogée par la loi, attaquée, du 8 décembre 2022) permettait déjà de signaler toute atteinte à l’intégrité aux médiateurs fédéraux et ne se limitait pas aux dix domaines d’application de la directive (UE) 2019/1937. Pour ce qui est de la critique relative au champ d’application plus large de la loi du 8 décembre 2022, il convient de souligner que cette extension découle directement de l’article 25, paragraphe 2, de la directive (UE) 2019/1937, qui prévoit une clause de non-régression. Que l’on adopte une loi ou deux, il était impensable de revenir, pour le secteur privé, sur le système de protection qui avait déjà été mis en place dans le secteur public.
En ce qui concerne le secteur privé, le législateur a considéré que la fraude fiscale et la fraude sociale répondent aux critères de nécessité de renforcer l’effectivité du droit, d’influence considérable sur l’effectivité en cas de non-signalement des actes répréhensibles par les auteurs de signalement ainsi que d’atteinte sérieuse à l’intérêt général. Le législateur pouvait pour cette raison faire usage de la marge de manœuvre reconnue à l’article 2, paragraphe 2, de la directive (UE) 2019/1937. Le choix d’inclure le domaine de la fraude fiscale était également dicté par le fait que la non-inclusion de toutes les législations fiscales aurait donné lieu à une discrimination entre les auteurs de signalement. En fait, la directive (UE) 2019/1937 obligeait le législateur à inclure la fraude ayant des répercussions sur le budget européen dans son champ d’application. La non-inclusion de l’ensemble de la fraude fiscale aurait conduit à une différence de traitement entre les auteurs de signalement qui signaleraient des fraudes fiscales purement nationales et les auteurs de signalement qui signaleraient des fraudes fiscales assorties d’une incidence communautaire.
En ce qui concerne les observations relatives au secret professionnel, le Conseil des ministres renvoie à la Commission européenne qui a très expressément établi que l’exception prévue à l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 était d’interprétation stricte, précisément parce que la directive n’impose aucune
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obligation de déclaration. Partant de ce point de vue, les demandes des autres groupes professionnels visant à prévoir pour eux aussi une exception ont été rejetées. Le Conseil des ministres affirme que, si discrimination il devait y avoir, celle-ci ne découlerait pas du champ d’application plus étendu des lois attaquées, mais des choix qui ont été faits dans la directive (UE) 2019/1937. Aussi le Conseil des ministres estime-t-il qu’en cas de question préjudicielle, celle-ci devra être posée à l’aune du texte de la directive et non à l’aune de la loi belge.
Le Conseil des ministres conteste le fait que les autres professions juridiques subissent un désavantage concurrentiel par rapport aux avocats. Aucune preuve ne permet d’étayer cette thèse. La loi est en vigueur depuis maintenant quelques mois et rien n’indique que les autres professions seraient confrontées à une baisse de clientèle.
Il ne saurait davantage être renvoyé à la jurisprudence de la Cour de justice, notamment à l’arrêt, rendu en grande chambre le 26 juin 2007, en cause de Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C-305/05, ECLI:EU:C:2007:383), puisque cette jurisprudence traite de la législation anti-blanchiment qui oblige les professionnels à dénoncer leurs clients en certaines circonstances. Tel n’est pas le cas en l’espèce, étant donné qu’aucune obligation de déclaration n’est imposée aux experts-comptables et conseillers professionnels. Par ailleurs, à supposer même qu’il soit question d’une discrimination, celle-ci profiterait aux parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044, dès lors qu’elles obtiennent un nouveau pouvoir de parole et jouissent de la protection des lois attaquées, alors que les avocats restent liés par le secret professionnel. Le Conseil des ministres allègue de surcroît, en renvoyant à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme rendu en grande chambre le 14 février 2023 dans le cadre des « Luxleaks » (Halet c. Luxembourg, ECLI:CE:ECHR:2023:0214JUD002188418), que le secret professionnel est loin d’être absolu, quelle que soit la profession de l’intéressé. Le secret professionnel n’est pas un droit, mais une obligation dont le non-respect est pénalement sanctionné.
A.16.5. À titre infiniment subsidiaire, le Conseil des ministres demande le maintien des effets des dispositions éventuellement à annuler.
Mémoire du Conseil des ministres dans les affaires nos 8021, 8023 et 8024
A.17.1. Le Conseil des ministres allègue que l’Institut des juristes d’entreprise ne justifie pas d’un intérêt au recours en annulation qu’il a déposé dans l’affaire n° 8021. Les juristes d’entreprise ne sont pas exclus par la loi du 28 novembre 2022 du champ d’application de celle-ci et bénéficient donc de la protection des auteurs de signalement dans l’exercice de leur profession. Le Conseil des ministres n’aperçoit pas en quoi les dispositions attaquées pourraient porter préjudice aux juristes d’entreprise, dès lors que la loi n’impose aucune obligation de déclaration. Les juristes d’entreprise se voient uniquement reconnaître un droit de parole, sans aucune obligation susceptible de violer leurs droits fondamentaux. Dès lors qu’il faut admettre que les juristes d’entreprise ne sont pas préjudiciés, il y a également lieu d’admettre que l’Institut des juristes d’entreprise ne justifie pas d’un intérêt pour attaquer la loi du 28 novembre 2022.
A.17.2. En ce qui concerne les affaires nos 8023 et 8024, le Conseil des ministres estime que l’Ordre des barreaux francophones et germanophone ne justifie pas d’un intérêt. L’Ordre justifie son intérêt à la procédure en soutenant que les dispositions législatives attaquées portent sur la profession d’avocat et que ces dispositions limiteraient le secret professionnel. Selon le Conseil des ministres, il ne saurait être contesté que l’Ordre a le droit d’introduire un recours contre toutes les lois portant sur la profession d’avocat, pour autant que ces lois portent préjudice à la profession d’avocat. Or, tel n’est pas le cas, étant donné que les deux lois attaquées offrent aux avocats, dans une mesure très limitée, une liberté de choix quant à leur secret professionnel. En réalité, la loi du 28 novembre 2022 et la loi du 8 décembre 2022 ne changent rien à la situation actuelle des avocats, dès lors qu’ils restent totalement libres d’évaluer chaque situation à l’aune de leur secret professionnel. C’est uniquement pour ce qui ne relève pas de ses activités spécifiques d’avocat et ce qui ne relève pas de son monopole de plaidoirie et des procédures judiciaires éventuelles que l’avocat ne sera pas lié par le secret professionnel.
A.18.1. En ce qui concerne le moyen unique dans l’affaire n° 8021, le Conseil des ministres allègue tout d’abord que ce moyen est irrecevable, parce que la partie requérante ne précise pas en quoi ni par quelles dispositions le principe d’égalité est violé. Ensuite, le Conseil des ministres estime que les catégories de personnes à comparer, à savoir les avocats et les juristes d’entreprise, ne sont pas comparables. Quatre différences sont énumérées à cet égard.
Si la Cour devait tout de même considérer que les catégories sont comparables, le Conseil des ministres souligne que l’objectif du législateur, à savoir la transposition de la directive (UE) 2019/1937 aux fins de garantir la protection des auteurs de signalement, est légitime. Les informations échappant à la protection prévue par la réglementation sur les auteurs de signalement doivent rester strictement limitées. Quant à la question de savoir si
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les lois attaquées doivent être considérées comme adéquates et proportionnées, le Conseil des ministres souligne que le secret professionnel des avocats trouve sa raison d’être dans la protection des justiciables, dans le droit à un procès équitable ainsi que dans le bon fonctionnement de la justice. Ces éléments ne s’appliquent nullement aux juristes d’entreprise. Par ailleurs, la loi attaquée ne permet pas d’enfreindre l’obligation de confidentialité imposée aux juristes d’entreprise. Ces derniers ont la possibilité soit de se taire sous couvert de leur devoir de confidentialité, soit de faire usage de leur liberté de parole en étant protégés par la législation attaquée. La réglementation relative aux auteurs de signalement, telle qu’elle est a été mise en place par la directive (UE) 2019/1937 et par la législation attaquée, permet aux juristes d’entreprise qui le souhaitent d’améliorer le fonctionnement de l’entreprise en signalant des infractions.
Selon le Conseil des ministres, il ne saurait être admis que les termes « legal professional privilege » doivent s’entendre comme ayant un champ d’application plus large que le seul secret professionnel des avocats, de sorte qu’il ne saurait être admis que la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 a un champ d’application plus restreint que celui de la directive (UE) 2019/1937. Tant la section de législation du Conseil d’État que la Commission européenne ont établi que seuls les avocats relèvent de la notion de « legal professional privilege », à l’exclusion des juristes d’entreprise et autres conseillers juridiques. La Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme partagent cette position. En outre, le renvoi à la quatrième directive (UE) 2015/849 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme, modifiant le règlement (UE) n° 648/2012 du Parlement européen et du Conseil et abrogeant la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil et la directive 2006/70/CE de la Commission » (ci-après : la quatrième directive (UE) 2015/849) n’est pas pertinent non plus, dès lors que les deux directives n’ont pas le même cadre. Si la quatrième directive (UE) 2015/849 impose de nouvelles obligations à toutes les professions juridiques en vue d’une participation plus efficace à la lutte contre le blanchiment de capitaux, la directive (UE) 2019/1937 et la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 n’imposent aucune obligation mais ne font qu’élaborer un réseau de protection et offrir un droit de parole aux auteurs de signalement.
A.18.2. En ce qui concerne le premier moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, le Conseil des ministres souligne qu’il n’existe pas de règles constitutionnelles portant un droit ou un devoir de secret professionnel dans le chef des avocats. Il estime de surcroît que le droit à la protection de la vie privée n’est pas absolu; le législateur peut prévoir des exceptions à ce droit. Dès lors que la législation relative aux auteurs de signalement a été établie par le législateur, l’exception de l’article 22 de la Constitution s’applique. L’on peut également se demander en quoi les lois attaquées sont susceptibles de violer le droit à la protection de la vie privée, étant donné que ces lois ne visent qu’à protéger les auteurs de signalement qui signalent des faits répréhensibles découverts dans le cadre d’un contexte professionnel : il ne s’agit pas ici de la vie privée ou familiale, mais du respect, par les entreprises, des normes applicables.
En ce qui concerne la prétendue violation des articles 10 et 11 de la Constitution, le Conseil des ministres souligne que l’on n’aperçoit pas clairement en quoi et par rapport à qui les lois attaquées engendreraient une rupture d’égalité au détriment des avocats. Le but poursuivi par le législateur au moyen de la loi attaquée est légitime, puisqu’il s’agit non pas d’imposer une obligation de déclaration, mais d’assurer une protection aux auteurs de signalement. Quant à la différence de traitement éventuelle entre le secret professionnel de l’avocat et le secret médical, le Conseil des ministres souligne que cette différence de traitement découle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Aucune obligation n’est par ailleurs imposée aux avocats.
A.18.3. En ce qui concerne le deuxième moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, le Conseil des ministres considère que l’article 34 de la Constitution ne fait pas partie des normes au regard desquelles la Cour peut exercer son contrôle. Par ailleurs, l’État belge n’a en aucun cas délégué à une institution internationale le pouvoir de fixer la définition du secret professionnel de l’avocat. À cela s’ajoute que les articles 10 et 11 de la Constitution consacrent une égalité entre personnes et non entre des types d’informations. La différence entre les divers types d’informations provient de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, de telle manière que les doutes quant à la primauté du droit de l’Union ne sont pas pertinents.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres n’a pas d’objection à ce qu’une question préjudicielle soit posée à la Cour de justice de l’Union européenne. Il propose toutefois une reformulation.
A.18.4. En ce qui concerne le troisième moyen, en sa première branche, dans les affaires nos 8023 et 8024, le Conseil des ministres renvoie à son argumentation relative au premier moyen dans les mêmes affaires.
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En ce qui concerne la seconde branche du troisième moyen, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement invoquée manque en droit. Tous les autres prestataires de services juridiques sont bien visés par les lois attaquées, sans aucune restriction similaire à celle prévue pour les avocats.
A.18.5. À titre infiniment subsidiaire, le Conseil des ministres demande le maintien des effets des dispositions éventuellement à annuler.
Mémoires des parties requérantes
A.19.1. En ce qui concerne l’affaire n° 8014, la partie requérante soutient qu’elle justifie bien d’un intérêt à son recours en annulation. L’« Orde van Vlaamse balies » ne défend pas l’intérêt individuel des avocats, mais son intérêt collectif ainsi que l’intérêt individuel et collectif des justiciables. Ces derniers doivent en effet avoir la garantie que les informations qu’ils confient à un avocat soient couvertes par le secret professionnel. Cela touche également à l’intérêt collectif des avocats à ce que tous les membres du barreau observent pareillement le secret professionnel et n’aient à cet égard pas la liberté de choix que les lois attaquées leur accordent à présent dans certains cas.
A.19.2. En ce qui concerne son premier moyen, l’« Orde van Vlaamse balies » rappelle que le droit au secret professionnel a un rang constitutionnel, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de celle de la Cour européenne des droits de l’homme.
Le constat que cette jurisprudence traite majoritairement d’une obligation de déclaration et non d’un droit de parole n’est pas pertinent, dès lors qu’il s’agit de la protection du droit au secret professionnel du justiciable. Il ressort de la jurisprudence précitée que le législateur a l’obligation constitutionnelle de protéger le secret professionnel.
Selon l’« Orde van Vlaamse balies », le Conseil des ministres se méprend chaque fois qu’il suppose qu’il est question de la protection des intérêts individuels des avocats. En effet, l’auteur de signalement en devenir est l’avocat, et la personne dont les droits fondamentaux pouvant ainsi être violés est le justiciable qui confie certaines informations à l’avocat. L’avocat reçoit ces informations dans un cadre professionnel, mais elles ne sont pas nécessairement professionnelles pour le justiciable et peuvent aussi avoir trait à la vie privée de celui-ci. Par ailleurs, l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne protègent pas seulement la sphère privée au sens strict, mais également la sphère professionnelle. La discrimination invoquée est celle entre les justiciables qui se font assister par un avocat dans le cadre d’une procédure et qui bénéficient de la garantie du secret professionnel, d’une part, et les justiciables qui demandent uniquement un avis juridique à un avocat et qui ne peuvent pas bénéficier de la garantie du secret professionnel, d’autre part. Il y aurait également une discrimination entre les justiciables dont l’avocat fait usage de son droit de parole et les justiciables dont l’avocat ne fait pas usage de ce droit.
Selon la partie requérante dans l’affaire n° 8014, la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour de justice de l’Union européenne sont claires et l’on ne saurait opérer une distinction entre la fourniture d’avis par un avocat dans le cadre d’une procédure et la fourniture d’avis en dehors d’une procédure. Tout avis juridique a pour objectif de permettre de réaliser une action dans les limites prévues par la loi et ainsi d’éviter des procédures judiciaires.
Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, il y a également violation du droit de l’Union, lequel dispose clairement que la directive (UE) 2019/1937 ne s’applique pas aux informations relevant du secret professionnel de l’avocat, une notion du droit de l’Union qui doit être comprise à l’aune de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
A.19.3. En ce qui concerne son second moyen dans l’affaire n° 8014, l’« Orde van Vlaamse balies » estime que le Conseil des ministres ne conteste pas que, dans l’interprétation exposée dans le second moyen, les dispositions attaquées sont inconstitutionnelles. Le Conseil des ministres affirme seulement que le moyen repose sur une lecture erronée des dispositions attaquées.
L’« Orde van Vlaamse balies » demande à la Cour de faire toute la clarté sur le sujet : soit les dispositions attaquées permettent que le secret professionnel ne s’applique pas à d’autres personnes que l’avocat auquel des informations confidentielles ont été confiées, comme les employés de l’avocat, auquel cas il y a un problème de constitutionnalité, soit les dispositions attaquées permettent que le secret professionnel s’applique à d’autres personnes que l’avocat auquel des informations confidentielles ont été confiées, auquel cas il n’y a pas de problème de constitutionnalité.
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A.20.1. Dans son mémoire en réponse dans l’affaire n° 8021, l’Institut des juristes d’entreprise réitère le fait qu’il justifie d’un intérêt à agir. L’Institut est un groupement professionnel qui a un intérêt à agir en justice et il ne peut être contesté que la loi du 28 novembre 2022 a une incidence sur le devoir de confidentialité des juristes d’entreprise. La constatation selon laquelle la loi attaquée n’impose pas l’obligation aux juristes d’entreprise de signaler une violation n’y change rien. La Constitution et la loi spéciale sur la Cour constitutionnelle exigent uniquement que la partie requérante « pourrait » être affectée par la norme attaquée, et lorsqu’un juriste d’entreprise devient auteur de signalement, son devoir de confidentialité est écarté.
En ce qui concerne l’observation du Conseil des ministres selon laquelle seul l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 doit être annulé, il suffit, selon l’Institut, de constater qu’en cas d’annulation de l’article 5, la loi attaquée serait toujours d’application aux juristes d’entreprise, ce qui n’est pas l’objectif de la requête déposée par l’Institut.
A.20.2. La partie requérante dans l’affaire n° 8021 réfute la thèse du Conseil des ministres selon laquelle le moyen unique serait irrecevable. Il est de jurisprudence constante de la Cour que la violation d’un droit fondamental constitue également une violation du principe d’égalité. Il est dès lors suffisant que la partie requérante démontre en quoi consiste la violation du droit à un procès équitable et du droit au respect de la vie privée.
Quant au fond, la partie requérante estime que c’est la directive (UE) 2019/1937 elle-même qui dispose qu’il ne peut pas être porté atteinte à la protection du secret professionnel tel qu’il est prévu par les dispositions nationales. Dès lors que le législateur belge impose un devoir de confidentialité aux juristes d’entreprise, il lui est permis de tenir compte de ce devoir pour transposer la directive. La partie requérante rappelle que le juriste d’entreprise est un acteur essentiel dans l’exercice du droit à un procès équitable de son employeur et qu’il participe au bon fonctionnement de l’entreprise. Le fait que le devoir de confidentialité ne soit pas sanctionné pénalement par l’article 458 du Code pénal ne diminue pas l’importance du devoir de confidentialité des juristes d’entreprise.
La finalité du secret professionnel est toujours la même, à savoir de protéger les droits fondamentaux, les droits de la défense et le droit à la protection de la vie privée. Le simple fait qu’il existe une liberté de choix dans le chef du juriste d’entreprise suffit pour potentiellement nuire aux intérêts de l’entreprise.
La partie requérante estime que la thèse du Conseil des ministres, selon laquelle la directive (UE) 2019/1937
interdit de prévoir une exception pour les juristes d’entreprise, ne saurait être suivie. Elle renvoie à cet égard à l’arrêt, précité, de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 février 2023 en cause de Halet c. Luxembourg.
La partie requérante rappelle également la nécessité de poser trois questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.
A.21.1. Dans son mémoire en réponse, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, partie requérante dans les affaires nos 8023 et 8024, rappelle qu’il estime justifier d’un intérêt aux recours en annulation qu’il a introduits. Le fait que certaines informations puissent être divulguées par l’avocat, sans que ces informations soient couvertes par le secret professionnel et par la possible incrimination de l’avocat, est de nature à affecter les droits fondamentaux des justiciables et nuit à la relation de confiance qui lie l’avocat à son client.
A.21.2. En ce qui concerne le premier moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, la partie requérante allègue que le secret professionnel de l’avocat est un principe général du droit. Le respect du secret professionnel est une garantie du respect des droits fondamentaux et sa violation est érigée en infraction pénale pour assurer son effectivité. La protection de la vie privée par l’article 22 de la Constitution, par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a une portée très large comprenant tous types d’information. Le seul fait que ces informations soient transmises dans le cadre de la consultation entre un justiciable et un avocat n’est pas suffisant pour exclure ces informations du secret professionnel de l’avocat.
La partie requérante est d’avis que la définition du secret professionnel de l’avocat qui est donnée ne permet pas aux avocats de déterminer s’ils agissent ou non en conformité avec la loi. Les lois attaquées dérogent au prescrit de l’article 458 du Code pénal. En outre, la contradiction entre les travaux préparatoires des lois attaquées et leur
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application concrète a pour conséquence que ni les avocats ni les justiciables ne savent distinguer les informations qui relèvent du secret professionnel de l’avocat de celles qui n’en relèvent pas.
La partie requérante ne conteste pas la légitimité de l’objectif des lois attaquées, mais bien la pertinence et le caractère raisonnable de la limitation du secret professionnel de l’avocat. Ni les travaux préparatoires ni le Conseil des ministres ne démontrent que cette limitation est raisonnablement justifiée. Il faut comprendre que même un auteur de signalement doit pouvoir obtenir un avis juridique. Que se passera-t-il lorsqu’un auteur de signalement consultera un avocat pour obtenir un avis juridique et que l’avocat qui aura été consulté divulguera, en tant qu’auteur de signalement, ce qu’il aura découvert ? En n’excluant pas les avocats, les lois attaquées nuisent à leurs propres objectifs. Ce seront de surcroît les avocats eux-mêmes qui, sans aucun contrôle interne, décideront des informations qu’ils peuvent divulguer ou non. Il n’a été prévu aucun filtre spécifique qui puisse permettre d’indiquer les informations qui doivent rester protégées par le secret professionnel et dans quels cas.
A.21.3. En ce qui concerne le deuxième moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, la partie requérante estime que le renvoi par le Conseil des ministres à l’arrêt, précité, de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 février 2023 en cause de Halet c. Luxembourg n’est pas pertinent. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme a pris une décision sur la base d’une analyse claire fondée sur des critères précis qui existaient déjà à la suite de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 12 février 2008 en cause de Guja c. Moldavie (ECLI:CE:ECHR:2008:0212JUD001427704). Or, pour ce qui concerne les requêtes présentement examinées, la partie requérante estime que les critères requis sont absents; les lois attaquées ne permettent pas la balance des intérêts nécessaire afin de résoudre la tension entre le droit à la liberté d’expression et les droits fondamentaux protégés par le secret professionnel.
En ce qui concerne la proposition du Conseil des ministres visant à reformuler la question préjudicielle, la partie requérante souligne que cette reformulation revient à inviter la Cour de justice de l’Union européenne à se prononcer sur la régularité de la législation nationale belge, ce qui ne relève pas de la compétence de la Cour de justice.
A.21.4. En ce qui concerne le troisième moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, la partie requérante considère, quant à la première branche, que, nonobstant la comparabilité du secret professionnel de l’avocat et du secret médical, ce n’est que dans le cas du secret médical que l’ensemble des informations est protégé. La possibilité dont bénéficient les avocats, sous des conditions strictes, de divulguer certaines informations ne saurait être considérée comme une simple exception au secret professionnel, mais implique une modification fondamentale de la notion de secret professionnel, mettant à mal les droits fondamentaux qu’il garantit.
Quant à la seconde branche du troisième moyen dans les affaires n os 8023 et 8024, la partie requérante constate que l’exclusion critiquée, de la réglementation sur les auteurs de signalement, de certaines informations que les avocats peuvent recevoir vise justement, selon le Conseil des ministres, à éviter une concurrence déloyale entre les avocats et les autres professions juridiques. Selon la partie requérante, cette thèse prouve que la définition critiquée ne découle pas de la volonté du législateur de suivre la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, mais plutôt de l’objectif de résoudre ce problème de concurrence déloyale entre les différents groupes professionnels. Plus encore, le secret professionnel ne saurait être considéré comme une tare pour les professions juridiques, mais doit plutôt être considéré comme une garantie, qui peut même constituer un avantage concurrentiel.
La partie requérante estime que le législateur disposait à cet égard d’une autre option, à savoir rendre le secret professionnel applicable à toutes les informations pour toutes les professions juridiques. Toutefois, en optant pour l’exclusion de la mission de conseil, le législateur a fait naître une identité de traitement entre les avocats et les autres professions juridiques, alors que ces catégories ne sont pas comparables.
A.22.1. Les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 estiment qu’elles justifient bien d’un intérêt à leurs recours. Le Conseil des ministres ignore la mission légale du groupement professionnel d’agir pour défendre les intérêts de sa profession. Les lois attaquées ont pour effet d’affecter substantiellement la relation de confiance entre les professionnels dépositaires du secret professionnel et leurs clients. L’intérêt des parties requérantes découle du fait que les deuxième et troisième parties requérantes sont, en tant que membres de l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, liées par le secret professionnel ancré dans les articles 50 et 120 de la loi du 17 mars 2019, mais aussi du fait que la première partie requérante a reçu la mission légale de défendre les intérêts de sa profession sur la base de l’article 62, § 1er, de la loi du 17 mars 2019. Par ailleurs, les
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experts-comptables et les conseillers fiscaux sont passibles de sanctions pénales et le principe de légalité en matière pénale s’oppose à toute réglementation manquant de clarté.
A.22.2. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8044, les parties requérantes soulignent qu’elles ne doivent pas justifier d’un intérêt à chaque moyen qu’elles invoquent. Elles soutiennent ensuite que le Conseil des ministres ne réfute pas le moyen quant à son contenu. Il ne peut se déduire de l’avis de la section de législation du Conseil d’État que l’intervention du législateur constitue une exception constitutionnelle aux pouvoirs autonomes du Roi. Enfin, les parties requérantes rappellent que le problème des subdélégations a bien un lien avec leur requête, puisqu’elles demandent à la Cour d’annuler totalement ou en partie la loi, attaquée, du 8 décembre 2022. Le constat d’un excès de compétence de la part du législateur au regard de la Constitution aboutit à l’annulation totale de la loi du 8 décembre 2022, d’autant plus que les dispositions qui affectent les prérogatives du Roi sont indissociablement liées à l’ensemble de la loi attaquée.
A.22.3. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8027, les parties requérantes constatent là encore que le Conseil des ministres ne réfute pas leurs arguments. Nonobstant la critique plus modérée de la section de législation du Conseil d’État, il y a toujours lieu de constater que la transposition de la directive (UE) 2019/1937
s’est faite de manière non conforme aux règles répartitrices de compétences. La loi du 28 novembre 2022 prévoit l’exécution de règles de droit matériel en matière économique, ce qui relève en principe de la compétence des entités fédérées. Il convient de constater qu’aucun accord de coopération n’a été conclu au sujet de la réglementation relative au secteur privé dans le cadre de matières qui relèvent des compétences des entités fédérées. L’exécution de règles de droit matériel relève de la compétence de l’autorité ayant la compétence matérielle d’agir contre les infractions qui sont commises à l’égard de ces règles de droit et qui sont signalées par un auteur de signalement.
Par ailleurs, les parties requérantes estiment que l’absence d’un accord de coopération entre les différents législateurs aboutit à ce que la loi du 28 novembre 2022 soit elle-même inconstitutionnelle. Du reste, la Cour est même compétente d’office pour juger de la conformité de normes législatives avec les règles répartitrices de compétences. Qui plus est, il ne saurait être admis que la transposition incomplète de la directive (UE) 2019/1937
par les entités fédérées est le réel problème, ainsi que le soutient le Conseil des ministres. Toutes les entités fédérées, à l’exception de la Région de Bruxelles-Capitale, ont transposé la directive. Les parties requérantes soulignent également que le législateur fédéral sait, ou doit à tout le moins savoir, que la directive (UE) 2019/1937
n’a pas encore été complètement transposée au niveau fédéral.
A.22.4. En ce qui concerne le troisième moyen dans les affaires nos 8027 et 8044, les parties requérantes soulignent que le Conseil des ministres se fonde sur une prémisse erronée, qu’il s’étend sur des aspects que les parties requérantes ne contestent nullement et qu’il ne peut réfuter les arguments des parties requérantes. Le Conseil des ministres part, dans son point de vue, de la prémisse erronée selon laquelle l’article 25, paragraphe 2, de la directive (UE) 2019/1937 contient une interdiction de régression, de sorte qu’il était « impensable » d’aligner la loi du 28 novembre 2022 sur la législation existante dans le secteur public et que les différences de traitement étaient « quasiment inévitables ». Selon les parties requérantes, l’article 25, paragraphe 2, dispose uniquement que le législateur fédéral ne peut utiliser la directive (UE) 2019/1937 comme fondement juridique pour réduire le degré de protection existant dans l’un des dix domaines juridiques. L’établissement d’une législation fédérale générale pour les secteurs public et privé qui soit en conformité avec le degré minimal de protection dans les dix domaines prévus par la directive permettrait parfaitement de respecter la clause de non-régression.
Selon les parties requérantes, le Conseil des ministres omet également de démontrer que la différence, en termes de degré de protection, entre les auteurs de signalement selon que le client est actif dans le secteur privé ou le secteur public ou la différence de traitement entre les auteurs de signalement selon qu’ils signalent une violation dans ou en dehors du champ d’application matériel des lois attaquées sont raisonnablement justifiées.
Spécifiquement en ce qui concerne l’extension de la loi du 28 novembre 2022 au domaine de la fraude fiscale, le Conseil des ministres soutient qu’il s’agirait d’une obligation prévue par la directive de faire relever du champ d’application de la législation nationale toute fraude ayant des répercussions sur le budget européen. Les parties requérantes constatent toutefois qu’une telle obligation ne peut découler que de la directive même, mais que cette dernière n’a rien prévu de tel en l’espèce. Le législateur a pourtant choisi d’étendre le champ d’application du régime protecteur des auteurs de signalement, ce qui est permis par la directive (UE) 2019/1937 étant donné que celle-ci ne prévoit qu’une protection minimale pour les auteurs de signalement. Cela étant dit, cette extension doit être non discriminatoire et les différences de traitement éventuelles doivent être raisonnablement justifiées.
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A.22.5. En ce qui concerne le deuxième moyen dans les affaires nos 8027 et 8044, les parties requérantes allèguent que le Conseil des ministres méconnaît de manière flagrante le fait que le secret professionnel a une valeur constitutionnelle et est contenu dans le droit fondamental à la protection de la vie privée ainsi que dans les droits de la défense. Il ne peut être dérogé à la règle du secret professionnel que pour autant que cela s’avère nécessaire pour la défense des droits des parties dans l’affaire.
Les experts-comptables et les conseillers fiscaux doivent eux aussi pouvoir construire une relation de confiance avec leurs clients afin de les assister dans ou en dehors du cadre d’une procédure concrète devant une juridiction. Selon la jurisprudence de la Cour et par analogie avec la relation de confiance qui lie l’avocat à son client, une telle nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci.
Les parties requérantes rappellent à la Cour que seule la Cour de justice de l’Union européenne, et non la Commission européenne, est compétente pour juger de la conformité de la directive (UE) 2019/1937 avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Par ailleurs, l’interprétation de la Commission européenne manque largement de pertinence, puisque le législateur belge a opté pour une extension du champ d’application du régime protecteur des auteurs de signalement. Dès lors que la loi du 28 novembre 2022 a un champ d’application élargi et que la loi du 8 décembre 2022 a même une portée générale, l’avis de la Commission européenne n’a une incidence sur la réglementation belge que pour autant qu’elle transpose de manière minimale les dispositions de la directive. L’interprétation de la Commission européenne ne saurait purement et simplement être transposée au contexte belge, dès lors que la fraude sociale et la fraude fiscale ne figurent pas parmi les dix domaines juridiques énumérés dans la directive.
Les parties requérantes constatent qu’en raison de l’élargissement du champ d’application matériel, un avocat, un expert-comptable ou un conseiller fiscal peuvent signaler une infraction dans le domaine de la fraude fiscale ou sociale, alors qu’il relève des activités professionnelles essentielles tant de l’avocat que de l’expert-
comptable ou du conseiller fiscal de pouvoir conseiller leurs clients en toute confiance au sujet de leur situation fiscale ou comptable ou de leur position sur le plan du droit social. Or, seul le client de l’avocat est protégé par le secret professionnel. Outre les intérêts individuels du client, ce sont également les intérêts des professionnels qui sont affectés. Le fait que les deux lois attaquées entraînent une différence de traitement du secret professionnel est discriminatoire, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, qui prend comme critère de distinction pertinent la nature de l’activité professionnelle, davantage que le titre professionnel et la présence ou non d’un monopole de plaidoirie.
Mémoires en réplique du Conseil des ministres
A.23.1. Le Conseil des ministres rappelle que, selon lui, les parties requérantes dans les affaires nos 8014, 8021, 8023, 8024, 8027 et 8044 ne justifient pas d’un intérêt à leurs recours en annulation.
En ce qui concerne les affaires nos 8027 et 8044, le Conseil des ministres constate que les lois attaquées offrent à tous les membres des deux groupes professionnels (les experts-comptables et les conseillers fiscaux) une meilleure protection dans l’exercice de leur profession. Le risque de sanctions pénales pour les membres des deux groupes professionnels est limité.
En ce qui concerne l’affaire n° 8014, le Conseil des ministres souligne que le secret professionnel reste pleinement d’application pour le justiciable, dès lors que, par la notion de « justiciable », il y a lieu d’entendre tout client qui souhaite obtenir une évaluation de sa situation juridique ou tout client qui fait appel à un avocat dans le cadre d’une défense ou d’une représentation. Il n’est nullement question de vider de sa substance la garantie dont jouissent les justiciables.
En ce qui concerne les affaires nos 8021, 8023 et 8024, le Conseil des ministres observe que tous les membres de l’Institut des juristes d’entreprise ainsi que tous les membres de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone obtiennent une protection renforcée dans le cadre de l’exercice de leur profession. Par ailleurs, aucune obligation de déclaration ne leur est imposée; ils reçoivent seulement un droit de parole.
Quant à l’intérêt de la partie intervenante, le Conseil des ministres souligne que le mémoire en intervention serait tardif, au motif qu’il n’a pas été introduit dans le délai de six mois suivant la publication de la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 au Moniteur belge. En outre, le Conseil des ministres n’aperçoit pas en quoi pourrait
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consister l’intérêt propre de l’ASBL intervenante. Les moyens qu’elle développe sont identiques à ceux de l’Institut des juristes d’entreprise.
A.23.2. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8014, le Conseil des ministres rappelle que le secret professionnel doit être compris comme une obligation de se taire et non comme un droit fondamental de se taire. Les dispositions attaquées n’obligent aucunement de signaler ou de parler. Le Conseil des ministres souligne également que la Cour européenne des droits de l’homme a récemment jugé que l’intérêt public de la divulgation de certaines informations donnant lieu à la condamnation d’un auteur de signalement avait priorité sur le fait que ces mêmes informations ont été obtenues en violation du secret professionnel.
Le Conseil des ministres insiste sur ceci que les dispositions attaquées ne permettent aux avocats d’user de leur droit de parole que dans une mesure très limitée. Ce critère de distinction a déjà été validé, tant par la Cour de justice de l’Union européenne que par la Cour. Il y a par ailleurs une différence fondamentale avec l’arrêt n° 114/2020 du 24 septembre 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.114), dès lors que, dans cette affaire, la Cour devait se prononcer sur une obligation de déclaration. Le Conseil des ministres souligne en outre que, dans son acception usuelle, le terme de « justiciable » présente quoi qu’il arrive un lien avec une personne qui est ou pourrait être impliquée dans une procédure judiciaire, ce qui signifie que le secret professionnel s’appliquera pleinement dans une telle relation.
A.23.3. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8027, le Conseil des ministres rappelle que la section de législation du Conseil d’État était d’avis qu’il n’y avait aucun problème de compétence, de sorte que ce moyen doit être rejeté comme étant non fondé.
A.23.4. En ce qui concerne le premier moyen dans l’affaire n° 8044, le Conseil des ministres rappelle que ce moyen n’a aucun lien avec les dispositions attaquées par les parties requérantes, de sorte que le moyen doit être rejeté comme étant non fondé.
A.23.5. En ce qui concerne les deuxième et troisième moyens dans les affaires nos 8027 et 8044, le Conseil des ministres insiste sur le fait que c’est justement pour ne pas discriminer que le législateur a choisi d’étendre le champ d’application matériel à la fraude fiscale et de limiter la restriction du droit de parole au secret professionnel de l’avocat et au secret médical. L’article 3, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1937 ne renvoie aucunement au secret professionnel d’autres groupes professionnels. Une transposition non discriminatoire de la directive implique d’instaurer la protection du droit de parole de la même façon pour les experts-comptables et les conseillers fiscaux. Aucune disposition ni aucun considérant de la directive ne renvoie explicitement ou implicitement à d’autres professions que la profession d’avocat ou de médecin. Par ailleurs, aucun expert-comptable ni aucun conseiller fiscal n’interviennent de la même manière qu’un avocat dans les procédures judiciaires : ils ne participent pas aux procédures dans les litiges judiciaires et autres litiges et ils ne sont pas légalement reconnus comme faisant partie des acteurs de l’organisation judiciaire.
A.23.6. En ce qui concerne le moyen unique dans l’affaire n° 8021, le Conseil des ministres rappelle qu’il ne saurait être admis que les juristes d’entreprise soient traités de la même façon que les avocats. Le statut d’employé implique nécessairement un lien de subordination et un contrôle hiérarchique par l’employeur. Qui plus est, aucun juriste d’entreprise n’intervient dans les procédures judiciaires à la manière de l’avocat.
A.23.7. En ce qui concerne le premier moyen dans les affaires nos 8023 et 8024, le Conseil des ministres réitère le fait que la distinction entre les avocats et les juristes d’entreprise découle de la distinction entre la mission de conseil, d’une part, et la défense et la représentation devant les cours et tribunaux, d’autre part. Cette distinction a déjà été validée par la Cour dans son arrêt n° 10/2008 du 23 janvier 2008 (ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.010). De plus, le Conseil des ministres renvoie à un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 14 février 2023 et observe que le renvoi à l’arrêt de la Cour n° 114/2020, précité, n’est pas pertinent, dès lors que cet arrêt traitait d’une obligation de déclaration et non, comme en l’espèce, d’un droit de parole.
Mémoire en réplique de la partie intervenante
A.24.1. En ce qui concerne l’intérêt des juristes d’entreprise, la partie intervenante souligne que leur intérêt réside dans la perte du lien de confiance avec leur employeur, dès lors que celui-ci n’aura plus la certitude que le juriste d’entreprise ne dévoilera pas certaines informations. Partant, l’observation du Conseil des ministres selon
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laquelle la loi, attaquée, du 28 novembre 2022 n’impose aucune obligation aux juristes d’entreprise est dénuée de pertinence.
A.24.2. La partie intervenante est d’avis que le législateur belge peut exclure les juristes d’entreprise du champ d’application de la loi attaquée. Le législateur n’est pas tenu par la proposition d’interprétation de la Commission européenne; le Grand-Duché de Luxembourg a d’ailleurs exclu les avocats mais aussi les notaires et les huissiers du champ d’application de sa loi de transposition. Cette loi luxembourgeoise n’a fait l’objet d’aucune critique de la part de la Commission européenne.
Par ailleurs, la partie intervenante souligne que la loi attaquée affecte négativement la bonne gouvernance des entreprises. En raison du risque de divulgation, le juriste d’entreprise ne peut plus effectuer son travail correctement, dès lors que l’employeur craindra une éventuelle divulgation des informations qu’il aura fournies.
-B-
B.1.1. Les recours joints sont dirigés contre la loi du 28 novembre 2022 « sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé » (ci-après : la loi du 28 novembre 2022) (affaires nos 8014, 8021, 8023 et 8027) ainsi que contre la loi du 8 décembre 2022 « [relative] aux canaux de signalement et à la protection des auteurs de signalement d’atteintes à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée » (ci-après : la loi du 8 décembre 2022) (affaires nos 8014, 8024 et 8044).
La loi du 28 novembre 2022 vise à transposer la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 « sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union » (ci-après : la directive (UE) 2019/1937) pour le secteur privé (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 3).
La loi du 8 décembre 2022 vise à transposer la même directive en ce qui concerne les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée (Doc. parl., Chambre, 2022-
2023, DOC 55-2952/001, p. 3).
Aux termes des travaux préparatoires de la loi du 8 décembre 2022, les auteurs de signalement, aussi appelés lanceurs d’alerte, « jouent un rôle décisif dans la divulgation de pratiques non éthiques. Les signalements des lanceurs d’alerte sont une source d’informations
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extrêmement importante – sinon la plus importante – lorsqu’il s’agit de révéler des actes répréhensibles. On peut citer à cet égard le dossier des Panama Papers, Edward Snowden ou, plus près de chez nous, l’affaire Publifin » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/004, p. 4).
B.1.2. La directive (UE) 2019/1937 a vu le jour parce que le législateur européen estimait qu’un instrument global était nécessaire au niveau européen. Cette directive « a pour objet de renforcer l’application du droit et des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques en établissant des normes minimales communes assurant un niveau élevé de protection des personnes signalant des violations du droit de l’Union » (article 1er de la directive (UE) 2019/1937).
Les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 et de la loi du 8 décembre 2022
précisent :
« L’importance de la protection des lanceurs d’alerte en vue de renforcer l’application de la loi dans certains domaines d’actions de l’Union est reconnue depuis plusieurs années au travers d’actes sectoriels de l’Union. Cette approche a toutefois conduit à une protection fragmentée entre les États membres et inégale d’un domaine d’action à l’autre, et ce faisant à des risques potentiels de concurrence déloyale. Les conséquences sont particulièrement négatives en cas de violations ayant une dimension transfrontière.
Dans un tel contexte, il apparaissait de plus en plus nécessaire pour le législateur européen d’adopter un instrument plus global. Plusieurs options ont été examinées. L’option d’une directive établissant des normes minimales de protection dans certains domaines particulièrement importants a finalement été retenue » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 4, et DOC 55-2952/001, p. 4).
Les considérants de la directive (UE) 2019/1937 mentionnent :
« (1) Les personnes qui travaillent pour une organisation publique ou privée ou qui sont en contact avec une telle organisation dans le cadre de leurs activités professionnelles sont souvent les premières informées des menaces ou des atteintes à l’intérêt public qui surviennent dans ce contexte. En signalant des violations du droit de l’Union qui portent atteinte à l’intérêt public, ces personnes agissent en tant que ‘ lanceurs d’alerte ’ et jouent ainsi un rôle clé dans la révélation et la prévention de ces violations et dans la préservation du bien-être de la société.
Cependant, les lanceurs d’alerte potentiels sont souvent dissuadés de signaler leurs inquiétudes ou leurs soupçons par crainte de représailles. Dans ce contexte, l’importance d’assurer une protection équilibrée et efficace des lanceurs d’alerte est de plus en plus reconnue tant au niveau de l’Union qu’au niveau international.
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[...]
(4) La protection des lanceurs d’alerte telle qu’elle se présente actuellement dans l’Union est fragmentée entre les États membres et inégale d’un domaine d’action à l’autre. Les conséquences des violations du droit de l’Union ayant une dimension transfrontière signalées par les lanceurs d’alerte illustrent la manière dont une protection insuffisante dans un État membre produit des effets négatifs sur le fonctionnement des politiques de l’Union non seulement dans cet État membre, mais également dans d’autres États membres et dans l’Union dans son ensemble.
(5) Des normes minimales communes garantissant une protection efficace des lanceurs d’alerte devraient s’appliquer en ce qui concerne les actes et les domaines d’action où il est nécessaire de renforcer l’application de la loi, le sous-signalement des violations par les lanceurs d’alerte est un facteur clé affectant l’application de la loi, et des violations du droit de l’Union peuvent porter gravement atteinte à l’intérêt public. Les États membres pourraient décider d’étendre l’application de dispositions nationales à d’autres domaines en vue de garantir un cadre complet et cohérent de protection des lanceurs d’alerte au niveau national.
[...]
(104) La présente directive introduit des normes minimales et les États membres devraient pouvoir adopter ou maintenir des dispositions qui sont plus favorables à l’égard de l’auteur de signalement, à condition que ces dispositions n’interfèrent pas avec les mesures de protection des personnes concernées. La transposition de la présente directive ne devrait, en aucun cas, constituer un motif pour abaisser le niveau de protection déjà accordé aux auteurs de signalement par le droit national dans les domaines auxquels elle s’applique ».
B.1.3. La directive (UE) 2019/1937 offre une protection juridique aux personnes signalant des violations du droit de l’Union qui remplissent les conditions d’obtention du statut d’auteur de signalement.
L’article 6, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1937 dispose :
« 1. Les auteurs de signalement bénéficient de la protection prévue par la présente directive pour autant que :
a) ils aient eu des motifs raisonnables de croire que les informations signalées sur les violations étaient véridiques au moment du signalement et que ces informations entraient dans le champ d’application de la présente directive; et
b) ils aient effectué un signalement soit interne conformément à l’article 7, soit externe conformément à l’article 10, ou aient fait une divulgation publique conformément à l’article 15 ».
Le champ d’application personnel de la directive (UE) 2019/1937 vise toutes les personnes physiques qui, dans un contexte professionnel, obtiennent des informations quant à des
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violations du droit de l’Union, indépendamment du fait qu’elles travaillent pour ou avec des organisations issues du secteur privé ou du secteur public. Outre les travailleurs signalant une violation, le statut d’auteur de signalement peut également être invoqué par les fonctionnaires, les travailleurs indépendants, les actionnaires et les membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance d’une entreprise (y compris les membres non exécutifs, les bénévoles et les stagiaires rémunérés ou non rémunérés), toute personne travaillant sous la supervision et la direction de contractants, de sous-traitants et de fournisseurs, les candidats, les anciens travailleurs, les facilitateurs ainsi que les tiers qui sont en lien avec les auteurs de signalement et qui risquent de faire l’objet de représailles dans un contexte professionnel (article 4).
En vertu de la directive (UE) 2019/1937, les auteurs de signalement ont la possibilité d’effectuer des signalements par le biais d’un canal de signalement interne ou externe ou par le biais d’une divulgation publique au moyen d’un autre canal (articles 8 à 15). Dès que l’auteur de signalement devient éligible au statut d’auteur de signalement, quel que soit le canal qu’il choisit, l’instance qui reçoit le signalement doit garder confidentielle l’identité de l’auteur (article 16) et suivre la procédure prescrite appropriée. L’auteur de signalement doit aussi être protégé à tout moment contre les représailles (articles 19 et 21) et peut demander des mesures de soutien (articles 10 et 22). La directive (UE) 2019/1937 dispose en outre que les États membres doivent prévoir des sanctions contre les personnes et les entités qui entravent ou tentent d’entraver un signalement, qui exercent des représailles contre les auteurs de signalement, qui intentent des procédures abusives à l’égard de ceux-ci ou qui manquent à l’obligation de préserver la confidentialité de l’identité des auteurs de signalement (article 23).
Le champ d’application matériel de la directive (UE) 2019/1937 contient dix domaines dans lesquels les auteurs de violations jouissent de la protection de la directive (article 2, paragraphe 1). Les États membres ont également la possibilité d’étendre la protection au titre du droit national en ce qui concerne d’autres domaines (article 2, paragraphe 2).
B.1.4. Certains signalements sont exclus du champ d’application matériel de la directive (UE) 2019/1937, auquel cas l’auteur de signalement ne pourra pas bénéficier d’une protection. Il s’agit des signalements concernant des informations protégées par le secret professionnel de certains groupes professionnels.
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L’article 3, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1937 dispose :
« La présente directive n’affecte pas l’application du droit de l’Union ou du droit national concernant l’un ou l’autre des éléments suivants :
a) la protection des informations classifiées;
b) la protection du secret professionnel des avocats et du secret médical;
c) le secret des délibérations judiciaires;
d) les règles en matière de procédure pénale ».
Les considérants 26 à 28 de la directive (UE) 2019/1937 précisent :
« (26) La présente directive ne devrait pas porter atteinte à la protection de la confidentialité des communications entre les avocats et leurs clients (‘ secret professionnel des avocats ’) telle qu’elle est prévue par le droit national et, le cas échéant, le droit de l’Union, conformément à la jurisprudence de la Cour. En outre, la présente directive ne devrait pas porter atteinte à l’obligation de préserver la nature confidentielle des communications entre les prestataires de soins de santé, y compris les thérapeutes, et leurs patients ainsi que la confidentialité des dossiers médicaux (‘ secret médical ’), telle qu’elle est prévue par le droit national et le droit de l’Union.
(27) Les membres de professions autres que les avocats et les prestataires de soin de santé devraient pouvoir prétendre à la protection prévue par la présente directive lorsqu’ils signalent des informations protégées par les règles professionnelles applicables, à condition que signaler ces informations soit nécessaire pour révéler une violation relevant du champ d’application de la présente directive.
(28) Bien que la présente directive prévoit, sous certaines conditions, une exonération limitée de la responsabilité, y compris de la responsabilité pénale, en cas de violation de la confidentialité, elle ne devrait pas porter atteinte aux règles nationales en matière de procédure pénale, en particulier celles visant à préserver l’intégrité des enquêtes et des procédures ou les droits de la défense des personnes concernées. Cela devrait être sans préjudice de l’introduction de mesures de protection dans d’autres types de droit procédural national, en particulier le renversement de la charge de la preuve dans les procédures nationales en matière administrative, civile, ou de travail ».
Il en ressort que la directive (UE) 2019/1937 tient compte du fait que certains groupes professionnels sont liés par le secret professionnel et que ce secret nécessite une protection spécifique à l’aune de l’intérêt général de la société.
B.1.5. Concrètement, les États membres doivent prévoir l’établissement de divers canaux et procédures pour le signalement interne et externe et pour le suivi, après consultation des
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partenaires sociaux et en accord avec ceux-ci (articles 8, paragraphe 1, et 11, paragraphe 1). À
cette fin, les États membres doivent garantir le devoir de confidentialité, de manière que l’identité de l’auteur de signalement ne soit pas divulguée sans le consentement exprès de celui-
ci (article 16, paragraphe 1), et tout traitement des données à caractère personnel effectué en vertu de la directive doit l’être conformément au règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) » ainsi qu’à la directive (UE) 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016
« relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil » (article 17).
L’échange et la transmission des informations par les institutions, organes ou organismes de l’Union européenne doivent se faire conformément au règlement (UE) 2018/1725 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2018 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions, organes et organismes de l’Union et à la libre circulation de ces données, et abrogeant le règlement (CE) n° 45/2001 et la décision n° 1247/2002/CE » (article 17). Les États membres veillent aussi à ce que les entités juridiques des secteurs privé et public et les autorités compétentes archivent tous les signalements reçus (article 18).
Par ailleurs, les États membres doivent prévoir des mesures de protection pour les auteurs de signalement. Ces mesures consistent en l’interdiction de représailles (article 19), en l’établissement de mesures de soutien (article 20), de mesures de protection contre les représailles (article 21), de mesures de protection des personnes concernées (article 22) et de sanctions effectives (article 23). Les États membres doivent aussi veiller à ce que les droits et recours prévus ne puissent faire l’objet d’une renonciation (article 24).
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B.2.1. Le législateur fédéral a transposé la directive (UE) 2019/1937 par l’introduction de deux lois distinctes prévoyant des mesures de protection des auteurs de signalement, l’une pour le secteur privé (la loi du 28 novembre 2022), l’autre pour le secteur public (la loi du 8 décembre 2022).
Les deux lois ont pour objet de renforcer l’application du droit et des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques en établissant des normes minimales communes assurant un niveau élevé de protection des personnes signalant des violations du droit de l’Union (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 34-35, et DOC 55-2952/001, p. 22).
B.2.2. Le législateur a opté pour deux lois distinctes parce que, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, il existait déjà des règles relatives aux auteurs de signalement, de sorte qu’il était plus simple d’instaurer une protection séparément pour le secteur privé et pour le secteur public.
Les travaux préparatoires de la loi du 8 décembre 2022 relèvent:
« Afin de se conformer à l’article 25 de la directive (traitement plus favorable et clause de non-régression), la loi du 15 septembre 2013 relative à la dénonciation d’une atteinte suspectée à l’intégrité au sein d’une autorité administrative fédérale par un membre de son personnel a été choisie comme point de départ pour la transposition de la directive au niveau des organismes du secteur public fédéral, dans laquelle, entre autres, le champ d’application matériel est beaucoup plus large que celui de l’article 2, paragraphe 1er, de la directive » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 6).
B.2.3. Le champ d’application personnel de la loi du 28 novembre 2022 et de la loi du 8 décembre 2022 dépend du secteur où l’auteur de signalement travaille, le secteur privé (article 6 de la loi du 28 novembre 2022) ou le secteur public fédéral et la police intégrée (article 5 de la loi du 8 décembre 2022).
Le secteur privé n’est pas spécialement défini dans la loi du 28 novembre 2022, au contraire des « organismes du secteur public fédéral » dans la loi du 8 décembre 2022 :
« Art. 6. Pour l’application de la présente loi et des arrêtés et des règlements pris pour son exécution, on entend par :
1° organismes du secteur public fédéral :
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a) les autorités administratives fédérales;
b) les organes stratégiques;
c) tout autre organisme ou service qui dépend des autorités fédérales et n’appartient pas au secteur privé.
Pour l’application de la présente loi, la police intégrée ne relève pas de la définition des organismes du secteur public fédéral ».
B.2.4. L’article 6, § 1er, de la loi du 28 novembre 2022 dispose que la loi s’applique « aux auteurs de signalement travaillant dans le secteur privé qui ont obtenu des informations sur des violations dans un contexte professionnel ». Les violations visées par cette loi ne concernent que les domaines du droit mentionnés en son article 2, 1°, 2° et 3°, c’est-à-dire le champ d’application matériel de la directive (UE) 2019/1937 (article 2, paragraphe 1, de la directive), auxquels le législateur a ajouté la fraude sociale et la fraude fiscale (article 2, 1°, k) et l), de la loi du 28 novembre 2022).
Par « informations sur des violations », il faut entendre « des informations, y compris des soupçons raisonnables, concernant des violations effectives ou potentielles, qui se sont produites ou sont très susceptibles de se produire ainsi que concernant des tentatives de dissimulation de telles violations » (article 7, 2°, de la loi du 28 novembre 2022).
Quant au « contexte professionnel », il se définit comme « les activités professionnelles passées ou présentes dans le secteur privé par lesquelles, indépendamment de la nature de ces activités, des personnes obtiennent des informations sur des violations et dans le cadre desquelles ces personnes pourraient faire l’objet de représailles si elles signalaient de telles informations » (article 7, 9°, de la loi du 28 novembre 2022).
L’article 6, § 6, de la loi du 28 novembre 2022 étend le champ d’application de la loi également aux auteurs de signalement qui transmettent des informations qu’ils ont obtenues en dehors de tout contexte professionnel, pour les signalements de violations en matière de services, de produits et de marchés financiers ainsi que dans le domaine de la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme.
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B.2.5. L’article 5, § 1er, de la loi du 8 décembre 2022 dispose que la loi s’applique « aux auteurs de signalement travaillant dans les organismes du secteur public fédéral qui ont obtenu des informations sur des atteintes à l’intégrité dans un contexte professionnel ». La définition de l’atteinte à l’intégrité (article 2, § 1er, alinéa 2, de cette loi) n’est pas limitée aux violations du droit de l’Union européenne visées à l’article 2, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1937. Par « informations sur des atteintes à l’intégrité », il faut entendre « des informations, y compris des soupçons raisonnables, concernant des atteintes à l’intégrité effectives ou potentielles, qui se sont produites ou sont très susceptibles de se produire dans l’organisme du secteur public fédéral dans lequel l’auteur de signalement travaille, a travaillé ou travaillera, ou dans un autre organisme du secteur public fédéral avec lequel l’auteur de signalement est ou a été en contact dans le cadre de son travail, et concernant des tentatives de dissimulation de telles atteintes à l’intégrité » (article 6, 9°, de la loi du 8 décembre 2022).
Par « contexte professionnel », il y a lieu d’entendre « les activités professionnelles passées ou présentes dans les organismes du secteur public fédéral par lesquelles, indépendamment de la nature de ces activités, des personnes obtiennent des informations sur des atteintes à l’intégrité et dans le cadre desquelles ces personnes pourraient faire l’objet de représailles si elles signalaient de telles informations » (article 6, 17°, de la loi du 8 décembre 2022).
B.2.6. Tant la loi du 28 novembre 2022 que la loi du 8 décembre 2022 offrent à l’auteur de signalement une protection pour autant qu’il ait eu des motifs raisonnables de croire que les informations signalées sur les violations ou les atteintes à l’intégrité étaient véridiques au moment du signalement et que ces informations entraient dans le champ d’application de la loi.
L’auteur de signalement doit par ailleurs respecter les conditions procédurales relatives à la procédure choisie (article 8, § 1er, de la loi du 28 novembre 2022 et article 7, § 1er, de la loi du 8 décembre 2022).
Les travaux préparatoires mentionnent :
« Il importe d’apprécier le critère de la croyance raisonnable au regard d’une personne placée dans une situation similaire et disposant de connaissances comparables. Ce faisant, l’auteur de signalement ne devrait pas perdre le bénéfice de la protection au seul motif que le signalement effectué de bonne foi s’est avéré inexact ou infondé » (Doc. parl., Chambre, 2022-
2023, DOC 55-2912/001, p. 60, et DOC 55-2952/001, pp. 41-42).
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B.2.7. L’article 5, § 1er, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, de la loi du 8 décembre 2022 prévoient des exceptions dans le cadre desquelles certaines informations ne relèvent pas de la protection des auteurs de signalement.
En ce qui concerne l’examen des recours en annulation, il est question du secret professionnel de l’avocat et d’autres groupes professionnels. La protection des auteurs de signalement ne s’applique pas aux informations couvertes par le secret médical ni aux informations et renseignements que les avocats reçoivent de leurs clients ou obtiennent au sujet de leurs clients, à la condition qu’ils évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client, soit dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, soit dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure (article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022).
Les travaux préparatoires des deux lois précisent :
« Il est important de souligner que le projet de loi ne crée pas de nouvelle autorisation de parler au regard de l’article 458 du Code pénal en ce qui concerne les avocats et les professionnels de la santé. La directive ne fait effectivement nullement atteinte à la confidentialité d’une correspondance entre un avocat et son client (‘ secret professionnel des avocats ’) ou d’une communication entre un prestataire de soins de santé et un patient (‘ secret médical ’) (considérant n° 26 de la directive). Il s’ensuit qu’un avocat ou un professionnel de la santé ne pourrait pas, sur pied de la directive, lancer l’alerte à propos de faits qui lui ont été confiés en sa qualité de dépositaire du secret professionnel. En revanche, libres à eux de dénoncer les faits dont ils ont personnellement connaissance sur leur lieu de travail en raison de leur profession » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 46, et DOC 55-2952/001, pp. 28-29).
Les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 ajoutent à cet égard :
« Le périmètre exact du secret professionnel des avocats a été défini par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans un arrêt du 26 juin 2007 (affaire C-305/05) : il s’agit des ‘ informations reçues de l’un de leurs clients ou obtenues sur l’un de ceux-ci, lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure ’. Le projet de loi reprend cette définition, qui sera adaptée, si la jurisprudence de la Cour de Justice devait évoluer » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 46).
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B.2.8. En synthèse, les lois attaquées règlent la protection des auteurs de signalement au sein du secteur privé et du secteur public. Elles imposent certaines normes minimales pour que les auteurs de signalement soient efficacement protégés. Elles prévoient également des exceptions dans le cadre desquelles certaines informations ne relèvent pas de la protection.
B.3.1. Les recours en annulation portent essentiellement sur l’exception qui s’applique au groupe professionnel des avocats ainsi que sur l’absence d’une exception pour les autres groupes professionnels, qu’ils interviennent dans des matières juridiques ou non.
B.3.2. Selon le Conseil des ministres, le recours en annulation introduit par l’Institut des juristes d’entreprise dans l’affaire n° 8021 ne vise en substance que l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et les recours en annulation dans les affaires nos 8027 et 8044, introduits par l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables, ne contiennent que des griefs portant sur les articles 2 et 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et les articles 2
et 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022.
B.3.3. La Cour doit déterminer l’étendue du recours en annulation sur la base du contenu de la requête. La Cour peut uniquement annuler des dispositions législatives explicitement attaquées contre lesquelles des moyens sont invoqués et, le cas échéant, des dispositions qui ne sont pas attaquées mais qui sont indissociablement liées aux dispositions qui doivent être annulées.
La Cour examine les requêtes et moyens dans la mesure où ils satisfont aux exigences précitées.
Quant à la recevabilité
B.4. Le Conseil des ministres conteste l’intérêt des parties requérantes et de la partie intervenante, au motif que les lois attaquées n’imposeraient pas d’obligation de signalement aux avocats, juristes d’entreprise, experts-comptables et conseillers fiscaux, mais leur conféreraient un droit de parole. Les lois attaquées ne les affecteraient donc pas défavorablement.
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B.5. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-
après : la loi spéciale du 6 janvier 1989) imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.6. Les parties requérantes et la partie intervenante font valoir que les lois attaquées sont susceptibles de restreindre le secret professionnel des avocats (affaires nos 8014, 8023 et 8024), des juristes d’entreprise (affaire n° 8021), des experts-comptables et conseillers fiscaux (affaires nos 8027 et 8044) et risquent de compromettre la confidentialité des activités de ces groupes professionnels.
B.7. L’appréciation de l’intérêt des parties requérantes et de la partie intervenante étant tributaire de la portée des dispositions attaquées, cette appréciation se confond avec l’examen du fond de l’affaire.
B.8. Les exceptions sont rejetées.
B.9.1. Le Conseil des ministres conteste également l’intérêt des parties requérantes dans l’affaire n° 8044 à leur premier moyen, dès lors que ce moyen n’invoquerait aucun préjudice à l’égard des experts-comptables et des conseillers fiscaux.
B.9.2. Lorsque les parties requérantes justifient de l’intérêt requis pour demander l’annulation des dispositions attaquées, ce qui sera examiné en même temps que le fond de l’affaire, elles ne doivent pas en outre justifier d’un intérêt au moyen.
B.9.3. L’exception est rejetée.
B.10.1. Le Conseil des ministres soulève que certains moyens dans certaines requêtes seraient irrecevables au motif qu’ils n’exposeraient pas en quoi les règles dont la Cour garantit le respect seraient violées par les dispositions attaquées.
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B.10.2. Pour satisfaire aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, les moyens des requêtes doivent faire connaître, parmi les règles dont la Cour garantit le respect, celles qui seraient violées ainsi que les dispositions qui violeraient ces règles et exposer en quoi ces règles auraient été transgressées par ces dispositions. La Cour examine les moyens dans la mesure où ils répondent à ces exigences.
B.10.3. L’exception est rejetée.
B.11. Le Conseil des ministres allègue enfin que le mémoire en intervention de l’ASBL « Association Européenne des Juristes d’Entreprise » (ci-après : l’ASBL « AEJE »)
serait tardif, au motif qu’il n’a pas été introduit dans le délai de six mois suivant la publication de la loi du 28 novembre 2022 au Moniteur belge.
B.12.1 L’article 87, § 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 dispose que « toute personne justifiant d’un intérêt peut adresser ses observations dans un mémoire à la Cour dans les trente jours de la publication prescrite par l’article 74. Elle est, de ce fait, réputée partie au litige ».
B.12.2. La publication au Moniteur belge de « l’auteur et [de] l’objet du recours » dans les affaires nos 8014, 8021, 8023, 8024, 8027 et 8044 a eu lieu le 18 juillet 2023, de sorte que le délai pour déposer un mémoire en intervention expirait le 17 août 2023. Le mémoire en intervention de l’ASBL « AEJE » a été déposé le 16 août 2023.
B.12.3. L’exception est rejetée.
B.13. L’intervention d’une personne justifiant d’un intérêt dans une procédure d’annulation ne peut ni modifier ni étendre les recours initiaux. L’article 87 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 ne permet en effet pas, contrairement à l’article 85, que le mémoire formule des moyens nouveaux.
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Les griefs formulés par l’ASBL « AEJE » dans son mémoire en intervention ne sont pris en considération que pour autant qu’ils correspondent aux moyens formulés dans les requêtes et qu’ils puissent être considérés comme des observations contenues dans un mémoire.
Quant au fond
B.14. La Cour examine les griefs des parties requérantes dans l’ordre suivant :
1. les règles répartitrices de compétences (B.15 – B.21);
2. la compétence autonome du Roi et la subdélégation (B.22 – B.28);
3. l’extension des domaines dans lesquels un signalement peut être effectué (B.29.1 – B.43);
4. l’absence d’exception pour les autres groupes professionnels (B.44 – B.57);
5. la limitation du secret professionnel de l’avocat (B.58 – B.71).
1. Les règles répartitrices de compétences
B.15. L’examen de la conformité d’une disposition législative aux règles répartitrices de compétences doit en règle précéder celui de sa compatibilité avec les dispositions du titre II et des articles 170, 172 et 191 de la Constitution.
B.16. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8027 prennent un premier moyen de la violation, par la loi du 28 novembre 2022, de l’article 6, § 1er, VI, alinéa 4, 3°, et alinéa 5, 12°, juncto l’article 6, § 1er, VI, alinéa 1er, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980). Elles font valoir que la loi attaquée est certes fondée sur la compétence de l’autorité fédérale en matière d’organisation de
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l’économie et de droit du travail, mais qu’elle contient également, en raison des domaines dans lesquels elle est applicable, l’application des règles de droit matériel qui relèvent de la compétence des communautés ou des régions, et qu’il aurait donc à tout le moins fallu conclure un accord de coopération.
B.17.1. Les normes minimales pour la protection des auteurs de signalement englobent un large champ d’application matériel. L’article 2, 1°, de la loi du 28 novembre 2022 énumère douze domaines dans lesquels il est possible de signaler des violations du droit de l’Union et pour lesquels la loi attaquée offre un degré élevé de protection. Les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union visés à l’article 325 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : le TFUE) ainsi que les violations relatives au marché intérieur visé à l’article 26, paragraphe 2, du TFUE relèvent également du régime de protection (article 2, 2° et 3°, de la loi du 28 novembre 2022).
B.17.2. Il appartient à chaque autorité d’assurer le respect des libertés et droits fondamentaux en les concrétisant lorsqu’elle exerce les compétences qui sont les siennes. La section de législation du Conseil d’État a observé ce qui suit, en se référant à l’arrêt de la Cour n° 124/2000 du 29 novembre 2000 (ECLI:BE:GHCC:2000:ARR.124) :
« 3.3. Compte tenu de cette jurisprudence ainsi que du principe de la répartition exclusive des compétences entre l’autorité fédérale, les communautés et les régions, il ne serait pas admissible que, par l’avant-projet examiné, le législateur se saisisse de domaines qui relèvent de la compétences des entités fédérées au seul motif qu’il s’agirait de garantir la protection des droits fondamentaux des lanceurs d’alerte.
C’est à la lumière de ces principes que le champ d’application matériel de l’avant-projet doit être examiné afin de déterminer si les domaines couverts par l’article 2 de l’avant-projet relèvent effectivement de la compétence de l’autorité fédérale » (Doc. parl., Chambre, 2022-
2023, DOC 55-2912/001, pp. 191-192).
B.18.1. En vertu de l’article 39 de la Constitution, les régions sont compétentes, en ce qui concerne l’économie, pour les matières énumérées à l’article 6, § 1er, VI, de la loi spéciale du 8 août 1980.
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B.18.2. Toutefois, le législateur fédéral est lui aussi compétent en matière économique.
L’article 6, § 1er, VI, alinéa 4, 3°, de la loi spéciale du 8 août 1980 dispose :
« A cette fin, l’autorité fédérale est compétente pour fixer les règles générales en matière :
[...]
3° d’organisation de l’économie;
[...] ».
L’article 6, § 1er, VI, alinéa 5, 12°, de la loi spéciale du 8 août 1980 dispose :
« L’autorité fédérale est, en outre, seule compétente pour :
[...]
12° le droit du travail et la sécurité sociale ».
B.19. En vertu de sa compétence en matière de droit du travail, l’autorité fédérale peut prévoir une réglementation visant la protection des auteurs de signalement qui sont des travailleurs du secteur privé, et ce, indépendamment du fait que les signalements d’infractions concernent des matières qui relèvent de la compétence de l’autorité fédérale ou de celle des communautés ou des régions. Par ailleurs, en vertu de sa compétence en matière d’économie, de droit commercial et de droit des sociétés, l’autorité fédérale peut également prévoir une réglementation comparable pour les travailleurs indépendants, les actionnaires ou les membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance d’une entreprise (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 193-194).
Cette compétence en matière de droit du travail, de droit commercial et de droit des sociétés permet de régler la protection de ces personnes, mais elle ne s’étend pas à la mise en œuvre des règles de droit dont la violation est signalée par elles quand ces règles relèvent de la compétence des communautés et des régions.
B.20. Le champ d’application matériel de la loi attaquée, visé à l’article 2, 1°, comprend des domaines, parmi lesquels la sécurité des transports, la protection de l’environnement, la
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santé publique et le bien-être des animaux, pour lesquels les communautés ou les régions sont également entièrement ou partiellement compétentes.
Il ressort toutefois de la lecture combinée de l’article 2, 1°, de la loi du 28 novembre 2022
avec l’article 1er, § 2, alinéa 1er, de cette même loi, dont il découle que la loi vise à transposer la directive (UE) 2019/1937 « au regard des compétences fédérales », que la protection des auteurs de signalement prévue par cette loi ne s’applique, dans les domaines mentionnés à l’article 2, 1°, que dans la mesure où ils relèvent de la compétence de l’autorité fédérale.
L’article 7, 13°, de la loi du 28 novembre 2022 dispose par ailleurs que, pour les signalements de violations de la « législation régionale ou communautaire », le suivi ne comprend pas les mesures de recherche de l’infraction et d’application de la législation.
B.21. En outre, la compétence de l’autorité fédérale et la compétence régionale précitée ne sont pas à ce point imbriquées que la première ne puisse être exercée qu’en coopération. En effet, la loi du 28 novembre 2022 se borne à réglementer la protection des auteurs de signalement et ne règle pas la mise en œuvre des règles de droit matériel dont les violations sont signalées. Chaque autorité est compétente pour régler la mise en œuvre des règles de droit pour les domaines qui relèvent de sa compétence.
Le moyen n’est pas fondé.
2. La compétence autonome du Roi et la subdélégation
B.22. Le premier moyen dans l’affaire n° 8044 est pris de la violation, par la loi du 8 décembre 2022, des articles 10 et 11 de la Constitution junctis les articles 37 et 107, alinéa 2, de la Constitution (première branche), « ou à titre subsidiaire » junctis les articles 33, 105 et 108 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la séparation des pouvoirs (seconde branche).
B.23.1. L’article 33 de la Constitution dispose :
« Tous les pouvoirs émanent de la Nation.
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Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution ».
L’article 37 de la Constitution dispose :
« Au Roi appartient le pouvoir exécutif fédéral, tel qu’il est réglé par la Constitution ».
L’article 105 de la Constitution dispose :
« Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
L’article 107 de la Constitution dispose :
« Le Roi confère les grades dans l’armée.
Il nomme aux emplois d’administration générale et de relation extérieure, sauf les exceptions établies par les lois.
Il ne nomme à d’autres emplois qu’en vertu de la disposition expresse d’une loi ».
L’article 108 de la Constitution dispose :
« Le Roi fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution ».
B.23.2. Les articles 37 et 107, alinéa 2, de la Constitution réservent au Roi la compétence de principe pour régler le statut des fonctionnaires de l’administration générale.
Les articles 33, 105 et 108 de la Constitution limitent le pouvoir de délégation du pouvoir législatif au pouvoir exécutif.
B.24. La loi attaquée vise à créer un cadre légal pour la protection des auteurs de signalement et à « renforcer l’application du droit et des politiques de l’Union dans des domaines spécifiques en établissant des normes minimales communes assurant un niveau élevé
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de protection des personnes signalant des atteintes à l’intégrité, y compris des violations du droit de l’Union » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 22).
B.25. L’article 1er, § 2, alinéa 2, de la loi du 8 décembre 2022 dispose :
« [Cette loi] vise à assurer un niveau élevé de protection aux personnes qui signalent des atteintes à l'intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et dans la police intégrée ».
B.26.1. Les diverses dispositions prévues par la loi du 8 décembre 2022 ont pour point de départ cet objectif consistant à offrir un niveau élevé de protection aux personnes signalant des atteintes à l’intégrité.
Le législateur fédéral détermine les conditions d’éligibilité à la protection des auteurs de signalement (articles 7 et 8) et règle les signalements internes et externes ainsi que leur suivi.
La loi du 8 décembre 2022 précise que les organismes du secteur public fédéral sont les autorités administratives fédérales, les organes stratégiques et tout autre organisme ou service qui dépend des autorités fédérales et n’appartient pas au secteur privé. Le législateur vise ainsi l’administration générale et de relation extérieure, dont l’organisation et le statut administratif des agents relèvent de la compétence autonome du Roi par application des articles 37, 107 et 167 de la Constitution, mais aussi les organismes publics fédéraux personnalisés, dont la création, l’organisation et le statut du personnel relèvent en principe de la loi et vis-à-vis desquels le Roi exerce les pouvoirs visés aux articles 105, 107, alinéa 3, et 108 de la Constitution. La loi du 8 décembre 2022 dispose que chaque organisme du secteur public fédéral a l’obligation de mettre en place un canal de signalement interne, avec des procédures de signalement interne et de suivi (article 10). C’est cependant le Roi qui doit déterminer, en vertu de l’article 12 de la loi du 8 décembre 2022, les différents éléments relatifs à ces procédures de signalement interne et de suivi.
Le canal de signalement externe pour les atteintes à l’intégrité au sein des organismes du secteur public fédéral est en principe institué auprès des médiateurs fédéraux (article 14, § 1er).
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B.26.2. Comme l’a observé également la section de législation du Conseil d’État (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, pp. 179-180), il est raisonnablement justifié, en l’espèce, que la protection des auteurs de signalement soit réglée dans son ensemble par le législateur fédéral. Ce faisant, il a pu tenir compte de la connexité des règles mises en place avec les compétences des médiateurs, en tant qu’organes relevant du Parlement, de l’incidence sur la liberté d’expression des fonctionnaires fédéraux qui en résulte et de l’articulation souhaitée avec les conditions selon lesquelles des procédures pénales peuvent éventuellement être engagées. La réglementation relative aux auteurs de signalement forme ainsi un tout indissociable, ce qui justifie l’intervention du pouvoir législatif.
B.26.3. Le premier moyen dans l’affaire n° 8044, en sa première branche, n’est pas fondé.
B.27.1. Selon le premier moyen, en sa seconde branche, la délégation contenue dans l’article 10, § 1er, in fine, de la loi du 8 décembre 2022 violerait les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec ses articles 33, 105 et 108, en ce que les éléments essentiels des règles à adopter par le Roi n’ont pas été déterminés par le législateur.
B.27.2. Une habilitation législative en faveur du pouvoir exécutif qui concerne une matière que la Constitution ne réserve pas au législateur n’est pas inconstitutionnelle. Dans un tel cas, en effet, le législateur fait usage de la liberté que lui laisse le Constituant de disposer dans une telle matière.
La Cour ne peut censurer une disposition qui règle la répartition de compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif que si cette disposition méconnaît les règles répartitrices de compétences entre l’autorité fédérale, les communautés et les régions ou que si le législateur prive une catégorie de personnes de l’intervention d’une assemblée démocratiquement élue, prévue explicitement par la Constitution.
Il ne ressort pas de la requête que les dispositions attaquées concernent une matière réservée par la Constitution au législateur ou que les habilitations données au Roi violeraient les règles répartitrices de compétences.
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B.27.3. Pour le surplus, dans la mesure où la loi attaquée aurait laissé au Roi des possibilités de subdélégations, les parties requérantes n’exposent pas quelles dispositions sont visées, ni en quoi elles seraient affectées directement et défavorablement.
B.28. Le premier moyen, en sa seconde branche, dans l’affaire n° 8044 n’est pas fondé.
3. L’extension des domaines dans lesquels un signalement peut être effectué
B.29.1. Les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 invoquent la violation, par l’article 2 de la loi du 28 novembre 2022 et par l’article 2 de la loi du 8 décembre 2022, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 16 et 22 de la Constitution, avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention (ci-après : le Premier Protocole additionnel), ainsi qu’avec les articles 7, 8 et 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte).
B.29.2. Dans leur troisième moyen, les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 reprochent au législateur d’avoir étendu le champ d’application de la loi du 28 novembre 2022 à certains domaines supplémentaires par rapport à la directive (affaire n° 8027) ou d’avoir étendu celui de la loi du 8 décembre 2022 à tous les domaines du droit (affaire n° 8044), alors que la directive (UE) 2019/1937 ne prévoit que dix domaines.
B.30.1. L’article 22 de la Constitution dispose :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit ».
Il ressort des travaux préparatoires de l’article 22 de la Constitution que le Constituant a recherché la plus grande concordance possible avec l’article 8 de la Convention européenne des
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droits de l’homme (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2). Ces deux dispositions forment un tout indissociable.
L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
L’article 7 de la Charte dispose :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ».
L’article 8 de la Charte dispose :
« 1. Toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant.
2. Ces données doivent être traitées loyalement, à des fins déterminées et sur la base du consentement de la personne concernée ou en vertu d’un autre fondement légitime prévu par la loi. Toute personne a le droit d’accéder aux données collectées la concernant et d’en obtenir la rectification.
3. Le respect de ces règles est soumis au contrôle d’une autorité indépendante ».
L’article 47 de la Charte dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi.
Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.
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Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice ».
Le droit au respect de la vie privée tel qu’il est garanti par l’article 7 de la Charte et le droit à un recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte doivent, en application de l’article 52, paragraphe 3, de celle-ci, être définis par référence au sens et à la portée que leur confère la Convention européenne des droits de l’homme.
Il ressort des explications relatives aux articles 7 et 8 de la Charte que ces articles sont fondés en particulier sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il ressort des explications relatives à l’article 47 de la Charte que le deuxième alinéa de cet article correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, sauf en ce que, dans le droit de l’Union, le droit d’accès à un tribunal ne se limite pas à des contestations relatives à des droits et obligations de caractère civil ou à des accusations en matière pénale.
B.30.2. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.30.3. L’article 16 de la Charte dispose :
« La liberté d’entreprise est reconnue conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales ».
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B.31.1. Tant la loi du 28 novembre 2022 que la loi du 8 décembre 2022 ont un champ d’application plus large que celui de la directive (UE) 2019/1937.
B.31.2. La directive (UE) 2019/1937 contient des normes minimales pour la protection des personnes signalant des violations du droit de l’Union en lien avec dix domaines, à savoir :
« i) marchés publics;
ii) services, produits et marchés financiers et prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme;
iii) sécurité et conformité des produits;
iv) sécurité des transports;
v) protection de l’environnement;
vi) radioprotection et sûreté nucléaire;
vii) sécurité des aliments destinés à l’alimentation humaine et animale, santé et bien-être des animaux;
viii) santé publique;
ix) protection des consommateurs;
x) protection de la vie privée et des données à caractère personnel, et sécurité des réseaux et des systèmes d’information » (article 2, paragraphe 1, a), de la directive (UE) 2019/1937).
Les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (article 2, paragraphe 1, b), de la directive précitée), les violations relatives au marché intérieur, y compris les violations des règles de l’Union en matière de concurrence et d’aides d’État, ainsi que les violations relatives au marché intérieur et qui visent à obtenir un avantage fiscal qui va à l’encontre de l’objet ou de la finalité de la législation applicable en matière d’impôt sur les sociétés (article 2, paragraphe 1, c), de la directive précitée), relèvent, elles aussi, du champ d’application matériel de la directive précitée.
B.31.3. La loi du 28 novembre 2022 contient des normes minimales communes pour la protection des personnes signalant toute violation des dispositions légales ou réglementaires ou des dispositions européennes directement applicables, ainsi que toute violation des dispositions adoptées en exécution des dispositions précitées, en lien avec les domaines suivants :
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« a) marchés publics;
b) services, produits et marchés financiers et prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme;
c) sécurité et conformité des produits;
d) sécurité des transports;
e) protection de l’environnement;
f) radioprotection et sûreté nucléaire;
g) sécurité des aliments destinés à l'alimentation humaine et animale, santé et bien-être des animaux;
h) santé publique;
i) protection des consommateurs;
j) protection de la vie privée et des données à caractère personnel, et sécurité des réseaux et des systèmes d’information;
k) lutte contre la fraude fiscale;
l) lutte contre la fraude sociale » (article 2, 1°).
Les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union (article 2, 2°) et les violations relatives au marché intérieur, y compris les violations des règles de l’Union en matière de concurrence et d’aides d’État (article 2, 3°), relèvent, elles aussi, du champ d’application matériel de la loi du 28 novembre 2022.
B.31.4. La loi du 8 décembre 2022 règle la protection de celles et ceux qui signalent une atteinte à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral.
Par « atteinte à l’intégrité », il y a lieu d’entendre :
« 1° l’acte ou l’omission d’un acte qui constitue une menace pour l’intérêt général ou une atteinte à celui-ci, et qui :
a) constitue une violation aux dispositions européennes directement applicables, aux lois, arrêtés, circulaires, règles internes et aux procédures internes qui sont applicables aux organismes du secteur public fédéral et leurs membres du personnel; et/ou
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b) implique un risque pour la vie, la santé ou la sécurité des personnes ou pour l’environnement; et/ou
c) témoigne d’un manquement grave aux obligations professionnelles ou à la bonne gestion d’un organisme du secteur public fédéral;
2° le fait d’ordonner ou de conseiller sciemment de commettre une atteinte à l’intégrité telle que visée au 1° » (article 2, § 1er, alinéa 2, de la loi du 8 décembre 2022).
B.32.1. La directive (UE) 2019/1937 dispose expressément en son article 2, paragraphe 2, qu’elle est sans préjudice du pouvoir qu’ont les États membres d’étendre la protection au titre du droit national en ce qui concerne d’autres domaines ou d’autres actes.
Le considérant 5 de la directive (UE) 2019/1937 mentionne que les États membres « pourraient décider d’étendre l’application de dispositions nationales à d’autres domaines en vue de garantir un cadre complet et cohérent de protection des lanceurs d’alerte au niveau national ».
Le législateur a fait usage de cette possibilité dans les deux lois attaquées.
B.32.2. Les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 précisent :
« Dans le projet de loi, le champ d’application matériel du régime de signalement se base sur l’orientation de la directive pour sélectionner les domaines du champ d’application, en particulier les domaines politiques dans lesquels :
- il est nécessaire de renforcer l’application de la loi;
- la non-dénonciation des actes répréhensibles par les auteurs d’un signalement a un impact important sur l’application de la loi; et
- les infractions au droit de l’Union peuvent porter gravement atteinte à l’intérêt public.
Le législateur belge a considéré que la fraude fiscale et la fraude sociale répondent aux mêmes critères, et il fait ainsi usage de la marge de manœuvre reconnue par la directive à l’article 2, paragraphe 2.
Dans ces 12 domaines, toute réglementation entre dans le champ d’application de ce projet de loi » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 37-38).
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Les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 justifient l’extension du nombre de domaines à la « lutte contre la fraude fiscale » comme suit :
« Si, entre autres, l’impôt des personnes physiques et d’autres parties de l’impôt sur les revenus ne devaient pas être inclus dans le champ d’application matériel de la présente directive, celle-ci n’apporterait pas de réponse :
- aux constructions internationales privées situées dans des paradis fiscaux;
- aux nombreuses fuites concernant les constructions offshore. Les Panama Papers et les Pandora Papers en sont des exemples;
- à la fraude et aux constructions liées au précompte mobilier;
- aux différentes formes de travail au noir: le travail illégal, le travail non déclaré et le travail non officiel.
Comme mentionné précédemment, les actes qui violent des règles applicables en matière d’impôt des sociétés tombent dans le champ d’application matériel de la directive (Article 2.1., c) dir. 2019/1937). Ainsi, un travailleur salarié exerçant ses activités professionnelles, par exemple, au sein d’une société ayant commis une fraude et qui signalerait une infraction aux règles applicables en matière d’impôt des sociétés, serait protégé par le système de dénonciation pour les lanceurs d’alerte. Comme déjà indiqué ci-avant, la présente loi transposant la directive ajoute au champ d’application matériel de la directive la lutte contre la fraude fiscale. Si tel n’était pas le cas, cela aurait pour conséquence que l’impôt des personnes physiques ne tomberait pas dans le champ d’application matériel de la présente loi, de sorte qu’un travailleur salarié, exerçant ses activités professionnelles chez un indépendant, qui signalerait une fraude ne bénéficierait pas de la protection mise en place. En ajoutant la lutte contre la fraude fiscale au champ d’application matériel de la présente loi, le législateur national ne souhaite donc pas qu’une différence de traitement apparaisse » (ibid., pp. 40-41).
Et :
« Sur les douze domaines visés par le champ d’application du projet de loi, la directive autorisait les états membres à aller plus loin, ce qui fut le choix du gouvernement en rajoutant les deux domaines de la lutte contre les fraudes fiscale et sociale aux dix repris dans la directive.
Ce choix a été partagé par les instances concertées.
Il relève par ailleurs que l’article 2, paragraphe 1er, b), de la directive (UE) 2019/1937 inclut dans son champ d’application les violations portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, ce qui comprend notamment les fraudes relatives aux douanes et à la TVA mais que le gouvernement a choisi de le prévoir de manière explicite en ajoutant ces deux domaines de manière claire dans le projet de loi » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/002, pp. 12-13).
B.32.3. Les travaux préparatoires de la loi du 8 décembre 2022 précisent :
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« À l’instar de la loi du 15 septembre 2013 relative à dénonciation d’une atteinte suspectée à l’intégrité au sein d’une autorité administrative fédérale par un membre de son personnel, le présent projet de loi couvre, au-delà de la réponse aux obligations supranationales de la Belgique dans le domaine de la corruption, la ‘ bonne gouvernance ’ dans le domaine public.
Une atteinte à l’intégrité peut effectivement consister dans une infraction à la loi pénale (corruption ou détournement d’argent public) ou à la norme morale (gaspillage des ressources publiques d’une administration ou non-respect du temps de travail par exemple) ou encore dans un risque inacceptable pour la vie, la santé ou la sécurité des personnes ou pour l’environnement. L’article 2 de la loi du 8 mai 2019 est, de surcroît, venu étendre la notion d’‘ atteinte à l’intégrité ’ à celle d’‘ atteinte à l’intérêt général ’.
[...]
Avec la loi [du] 8 mai 2019 modifiant la loi du 15 septembre 2013 relative à la dénonciation d’une atteinte suspectée à l’intégrité au sein d’une autorité administrative fédérale par un membre de son personnel, l’‘ intérêt général ’ a également été ajouté au point 1°, a, afin d’éviter de supposer que toute violation d’une loi, d’un décret ou d’un règlement constitue une atteinte suspectée de l’intégrité, ou s’il s’agit uniquement d’une faute ou d’une erreur humaine ou d’une discussion sur l’interprétation correcte de la règle, ou si la violation n’a un impact que sur la situation personnelle du lanceur d’alerte. Pour y remédier, une référence à l’intérêt général a été introduite, par analogie avec les définitions utilisées par l’ONU et le Conseil de l’Europe »
(Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 23).
B.33. Pour transposer la directive (UE) 2019/1937, le législateur avait en principe la possibilité d’opter pour une transposition minimale de la directive, en en reprenant le champ d’application matériel et personnel, ou pour une extension du champ d’application matériel ou personnel conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la directive.
La loi du 28 novembre 2022 étend le champ d’application à douze domaines. La loi du 8 décembre 2022 est applicable à tous les domaines.
B.34. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
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L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.35. L’objectif de la loi du 28 novembre 2022 consiste à « offrir une protection [...] à l’auteur de signalement d’infractions dans les domaines » dans lesquels il est nécessaire de renforcer l’application de la loi, dans lesquels l’absence de signalement des actes répréhensibles par les auteurs de signalement a un impact important sur l’application de la loi et dans lesquels les violations du droit de l’Union peuvent porter gravement atteinte à l’intérêt public, « tout en cherchant à ce que la charge (‘ coût de mise en œuvre ’ ou ‘ coût d’implémentation ’) pour les employeurs et la société reste proportionnelle aux avantages escomptés » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 38).
L’objectif de la loi du 8 décembre 2022 consiste à permettre la « ‘ bonne gouvernance ’ dans le domaine public. Une atteinte à l’intégrité peut effectivement consister dans une infraction à la loi pénale [...] ou à la norme morale [...] ou encore dans un risque inacceptable pour la vie, la santé ou la sécurité des personnes ou pour l’environnement ». La notion d’« intérêt général » a également été ajoutée afin d’éviter « de supposer que toute violation d’une loi, d’un décret ou d’un règlement constitue une atteinte suspectée de l’intégrité, ou s’il s’agit uniquement d’une faute ou d’une erreur humaine ou d’une discussion sur l’interprétation correcte de la règle, ou si la violation n’a un impact que sur la situation personnelle du lanceur d’alerte » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 23).
Il s’agit d’objectifs légitimes.
B.36.1. La différence de traitement contenue dans la loi du 28 novembre 2022 repose sur un critère objectif, à savoir l’objet du signalement d’une violation suivant qu’il concerne ou non l’un des douze domaines énumérés à l’article 2, 1°.
L’identité de traitement des auteurs de signalement dans la loi du 8 décembre 2022 repose donc aussi sur un critère objectif, étant donné qu’ils signalent une atteinte à l’intégrité qui menace ou porte atteinte à l’intérêt général.
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B.36.2. La différence de traitement instaurée par la loi du 28 novembre 2022 entre les auteurs de signalement est pertinente. Pour définir le champ d’application matériel, le législateur peut tenir compte du fait que, dans certains domaines, le signalement des infractions constitue un outil important pour assurer l’application des règles juridiques, soit parce que ces domaines sont plus sensibles que d’autres à la fraude, soit parce qu’il est plus difficile dans ces domaines que dans d’autres de constater des infractions lorsqu’on ne peut pas faire appel à des auteurs de signalement qui bénéficient de la protection prévue (Doc. parl., Chambre, 2022-
2023, DOC 55-2912/001, p. 211).
En outre, le législateur peut mettre en balance, d’une part, les avantages résultant du régime de protection en termes d’amélioration de l’application de la réglementation et, d’autre part, les charges que le régime entraîne, tant pour les entités juridiques du secteur privé, qui sont tenues de mettre en place des canaux de signalement internes, que pour les autorités compétentes à désigner par le Roi, qui doivent mettre en place des canaux de signalement externes indépendants et autonomes.
B.36.3. L’identité de traitement instaurée par la loi du 8 décembre 2022 entre les auteurs de signalement d’une atteinte à l’intégrité est également pertinente. Lorsqu’il détermine le champ d’application matériel d’une législation, le législateur peut choisir de permettre une « ‘ bonne gouvernance ’ dans le domaine public », dans « l’intérêt général », (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 23) et il peut, en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de la directive (UE) 2019/1937, étendre le champ d’application matériel de la loi.
B.37. Il convient ensuite de vérifier si la différence de traitement dans la loi du 28 novembre 2022 et l’identité de traitement dans la loi du 8 décembre 2022 sont proportionnées à l’objectif poursuivi par le législateur.
Cet examen de proportionnalité doit tenir compte du constat que la protection accordée aux auteurs de signalement ne se borne pas à renforcer le respect des règles de droit dont les violations sont signalées, mais qu’elle garantit également le droit à la liberté d’expression de l’auteur de signalement, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
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B.38. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui « choquent, inquiètent ou heurtent » l’État ou une fraction de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:1976:1207JUD000549372, § 49; grande chambre, 13 juillet 2012, Mouvement raëlien suisse c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2012:0713JUD001635406, § 48).
Ainsi qu’il ressort des termes de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, l’exercice de la liberté d’expression implique néanmoins certaines obligations et responsabilités (CEDH, 4 décembre 2003, Gündüz c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2003:1204JUD003507197, § 37), entre autres le devoir de principe de ne pas franchir certaines limites « tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui » (CEDH, 24 février 1997, De Haes et Gijsels c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:1997:0224JUD001998392, § 37; 15 juillet 2003, Ernst e.a. c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2003:0715JUD003340096, § 92). La liberté d’expression peut, en vertu de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, être soumise, sous certaines conditions, à des formalités, conditions, restrictions ou sanctions, en vue, notamment, de protéger la réputation ou les droits d’autrui. Les exceptions dont elle est assortie appellent toutefois « une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante » (CEDH, grande chambre, 12 février 2008, Guja c. Moldavie, ECLI:CE:ECHR:2008:0212JUD001427704, § 69; grande chambre, 14 février 2023, Halet c. Luxembourg, ECLI:CE:ECHR:2023:0214JUD002188418, § 110).
B.39.1. Le législateur n’est pas tenu de prévoir dans tous les domaines un mécanisme de protection des auteurs de signalement.
Toutefois, dans les domaines auxquels ne s’applique pas la loi du 28 novembre 2022, les auteurs de signalement doivent aussi jouir d’une protection suffisante, afin qu’il soit satisfait aux exigences qui découlent de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
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B.39.2. Dans son arrêt Guja c. Moldavie du 12 février 2008, précité, la Cour européenne des droits de l’homme a déterminé les critères de contrôle permettant d’apprécier si et dans quelle mesure une personne qui rend publiques des informations confidentielles obtenues sur son lieu de travail peut invoquer la protection de la liberté d’expression, garantie par l’article 10
de la Convention européenne des droits de l’homme, et de jauger les cas dans lesquels la sanction encourue par l’auteur de signalement ne résiste pas au contrôle de l’article 10 précité.
Par son arrêt Halet c. Luxembourg du 14 février 2023, précité, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé ces critères de contrôle et les a précisés davantage. Les critères de contrôle sont l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation, l’intérêt public présenté par les informations divulguées, l’authenticité des informations divulguées, le préjudice causé à l’employeur, la bonne foi de l’auteur de signalement et la sévérité de la sanction (CEDH, grande chambre, 14 février 2023, Halet c. Luxembourg, précité, § 114;
27 août 2024, Hrachya Harutyunyan c. Arménie, ECLI:CE:ECHR:2024:0827JUD001502816, § 47).
B.39.3. Les critères précités tendent à établir un équilibre entre les intérêts des diverses parties en jeu, telles que l’auteur de signalement, la personne mise en cause, l’organisation ou l’entreprise impliquée et les tiers éventuels. Ils guident l’examen de la proportionnalité de la mesure.
B.40. Le simple constat d’omission d’un domaine particulier dans la liste a pour effet de rendre inapplicable la protection spécifique des auteurs de signalement prévue dans la loi du 28 novembre 2022, mais ne signifie pas que les auteurs de signalement concernés sont privés de toute protection juridique. Tout auteur de signalement bénéficie d’une protection en application de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, lorsqu’il est satisfait aux conditions fixées par la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’il ressort du B.39.2. Par ailleurs, la directive (UE) 2019/1937 et la loi du 28 novembre 2022 tiennent compte des principes de protection établis par la Cour européenne des droits de l’homme au regard des développements internationaux en la matière, « notamment la Recommandation CM/Rec (2014)7 du Conseil de l’Europe » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, p. 7).
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B.41. Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la différence de traitement contenue dans la loi du 28 novembre 2022 et l’identité de traitement contenue dans la loi du 8 décembre 2022 sont proportionnées au but poursuivi.
B.42. Un contrôle au regard de l’article 16 de la Constitution, de l’article 1er du Premier Protocole additionnel et de l’article 16 de la Charte ne conduit pas à une autre conclusion, étant donné que les parties requérantes ne démontrent pas que l’introduction d’un droit de parole et de la protection des auteurs de signalement entraînerait une réduction de leur clientèle. Elles n’avancent aucune donnée dont il pourrait se déduire que leurs droits patrimoniaux risquent de pâtir de la présence possible d’auteurs de signalement dans certains groupes professionnels.
B.43. Le troisième moyen dans les affaires nos 8027 et 8044 n’est pas fondé.
4. L’absence d’exception pour les autres groupes professionnels
B.44. L’Institut des juristes d’entreprise dans l’affaire n° 8021 et l’Institut des Conseillers fiscaux et des Experts-comptables et autres dans les affaires nos 8027 et 8044 invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 16, 22 et 34 de la Constitution, avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel, avec les articles 7, 8, 16 et 47 de la Charte, avec l’article 3, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1937, avec le principe de primauté du droit de l’Union et avec le principe de la sécurité juridique.
La partie intervenante, l’ASBL « AEJE », prend un moyen unique de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7 et 47 de la Charte et avec l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937. Ce moyen correspond au moyen unique de l’Institut des juristes d’entreprise dans l’affaire n° 8021.
La violation des dispositions précitées découlerait en substance du constat que les lois attaquées prévoient une exception pour les avocats, mais pas pour d’autres groupes professionnels qui seraient également soumis au secret professionnel.
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B.45. Les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 ne démontrent pas en quoi l’article 34 de la Constitution, qui porte sur le transfert de compétences à des institutions de droit international public, serait applicable.
Dans cette mesure, le deuxième moyen dans les affaires nos 8027 et 8044 n’est pas recevable.
B.46. Le principe général de la sécurité juridique exige « d’une part, que les règles de droit soient claires et précises et, d’autre part, que leur application soit prévisible pour les justiciables, en particulier lorsqu’elles peuvent avoir sur les individus et les entreprises des conséquences défavorables. En particulier, ledit principe exige qu’une réglementation permette aux intéressés de connaître avec exactitude l’étendue des obligations qu’elle leur impose et que ces derniers puissent connaître sans ambiguïté leurs droits et leurs obligations et prendre leurs dispositions en conséquence » (CJUE, 29 avril 2021, C-504/19, Banco de Portugal e.a., ECLI:EU:C:2021:335, point 51).
Il interdit au législateur de porter atteinte sans justification objective et raisonnable à l’intérêt qu’ont les sujets de droit à être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.47. Au sujet du secret professionnel, les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 mentionnent :
« Il y a des domaines où le signalement ou la révélation de violations mérite un régime particulier au risque de menacer l’intérêt général, plus que de le défendre.
[...]
Il importe par ailleurs d’exclure du champ d’application du régime d’alerte certaines informations confidentielles qui jouissent d’un statut particulier en droit de l’Union et/ou en droit national.
[...]
Pour ce qui est des professionnels soumis à l’article 458 du Code pénal, autres que les avocats et les professionnels de la santé (notamment les notaires, les huissiers de justice, les conseillers fiscaux, les commissaires aux comptes et les experts-comptables), le projet de loi
55
crée en revanche une nouvelle autorisation de parler (voir article 33). Ces professionnels ‘ devraient pouvoir prétendre à la protection prévue par la [...] directive lorsqu’ils signalent des informations protégées par les règles professionnelles applicables, à condition que signaler ces informations soit nécessaire pour révéler une violation relevant du champ d’application ’ de ladite directive (considérant n° 27 de la directive).
Tout comme les autres professionnels cités ci-avant, les juristes d’entreprise qui sont tenus à un devoir de confidentialité, conformément à l’article 5 de la loi du 1er mars 2000 créant un Institut des juristes d’entreprise bénéficient d’une nouvelle autorisation de parler. En effet, l’exception prévue par la directive (UE) 2019/1937 en ce qui concerne le secret professionnel des avocats est de stricte interprétation.
[...]
Finalement, il convient de souligner que le législateur peut étendre la protection au titre du droit national en dehors du contexte professionnel dans certains domaines identifiés après une évaluation appropriée et après avoir pris l’avis des autorités compétentes concernées » (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 45-47).
B.48. Le rapport de la deuxième lecture du projet ayant donné lieu à la loi du 28 novembre 2022 mentionne :
« Or, il est communément admis que d’autres conseillers juridico-financiers, tels que les juristes d’entreprise, les conseillers fiscaux, les experts-comptables et les réviseurs d’entreprises, peuvent être tenus au secret professionnel conformément à l’article 458 du Code pénal.
La Commission européenne indique que l’exception prévue dans la directive (UE) 2019/1937 doit être interprétée strictement et ne peut être étendue à d’autres groupes professionnels. Cela a pour effet de créer, dans le projet de loi à l’examen, une nouvelle ‘ autorisation de parler ’ pour ces professionnels. Ces derniers peuvent par conséquent bénéficier de la protection en vertu de cette directive (lorsqu’ils signalent des informations protégées par les règles professionnelles applicables, à la condition que le signalement de ces informations soit nécessaire pour révéler une violation relevant du champ d’application de ladite directive). Le caractère pénal du secret professionnel est supprimé, pour ces professions, pour les violations prévues par le projet de loi à l’examen, selon les conditions qui y sont définies » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/006, p. 8).
B.49. Dans son second avis relatif au projet qui a mené à la loi du 28 novembre 2022 (CE, avis n° 71.880/1/V du 2 septembre 2022), la section de législation du Conseil d’État observe:
« 6.3.1. La question se pose de savoir si l’exception prévue par l’article 5, § 1er, 3°, de l’avant-projet ne doit pas également s’appliquer à l’égard des juristes d’entreprise.
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Dans la mesure où le texte français de l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 mentionne le secret professionnel des avocats, la transposition de cette disposition de la directive ne semble pas l’exiger. En effet, les juristes d’entreprise ne peuvent pas être assimilés à des avocats.
La version anglaise de cette disposition, ainsi que le considérant 26 de la directive, font certes mention de ‘ legal professional privilege ’, ce qui pourrait être interprété de manière plus large que le secret professionnel entre les avocats et leurs clients. Par contre, dans cette version linguistique aussi, le considérant 26 mentionne ‘ the protection of communications between lawyers and their clients ’. La notion de ‘ legal professional privilege ’ ne semble dès lors pas viser le secret professionnel de personnes exerçant une profession juridique (réglementée) en général, mais uniquement celui des avocats » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 215-216).
B.50. La partie intervenante relève que la directive (UE) 2019/1937 permettrait aux États membres d’exclure d’autres groupes professionnels du régime de protection des auteurs de signalement. Elle prend pour exemple l’article 1er de la loi du 16 mai 2023 du Grand-Duché du Luxembourg. En outre, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne citée par la partie intervenante démontrerait que le secret professionnel ne peut valoir uniquement pour les avocats, mais doit s’appliquer aussi aux autres professions juridiques.
Les parties requérantes dans les affaires nos 8021, 8027 et 8044 et la partie intervenante soutiennent également que la version anglaise de l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 n’est pas limitée aux avocats, puisqu’elle utilise le terme « legal privilege », ce qui inclurait l’obligation de confidentialité des juristes d’entreprise.
Il en découlerait que l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 n’interdit pas que l’exception à la protection des auteurs de signalement prévue par la loi du 28 novembre 2022 et par la loi du 8 décembre 2022 soit étendue à d’autres professions juridiques.
B.51. Lorsqu’une question d’interprétation du droit de l’Union européenne est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours en vertu du droit national, cette juridiction est tenue de poser la question à la Cour de justice, conformément à l’article 267, troisième alinéa, du TFUE.
Ce renvoi n’est toutefois pas nécessaire lorsque cette juridiction a constaté que la question soulevée n’est pas pertinente, que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet
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d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (CJCE, 6 octobre 1982, C-283/81, CILFIT, ECLI:EU:C:1982:335, point 21; CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA, ECLI:EU:C:2021:799, point 33). À la lumière de l’article 47 de la Charte, ces motifs doivent ressortir à suffisance de la motivation de l’arrêt par lequel la juridiction refuse de poser la question préjudicielle (CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, précité, point 51).
L’exception selon laquelle l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec évidence implique que la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux autres juridictions de dernier ressort des autres États membres et à la Cour de justice. Elle doit à cet égard tenir compte des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente l’interprétation de ce dernier et du risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union. Elle doit également tenir compte des différences entre les versions linguistiques de la disposition concernée dont elle a connaissance, notamment lorsque ces divergences sont exposées par les parties et sont avérées. Enfin, elle doit également avoir égard à la terminologie propre à l’Union et aux notions autonomes dans le droit de l’Union, ainsi qu’au contexte de la disposition applicable à la lumière de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, de ses finalités et de l’état de son évolution à la date à laquelle l’application de la disposition en cause doit être faite (CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, précité, points 40-46).
B.52. L’utilisation, dans la version française et dans la version néerlandaise de la directive, du terme « avocat » laisse penser que l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 vise le secret professionnel des avocats, à l’exclusion de celui des autres personnes exerçant une profession juridique. Au vu de l’emploi des termes « legal privilege » dans la version anglaise de la directive précitée, de l’absence de jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive précitée, et de la formulation de cette disposition qui vise notamment « l’application [...] du droit national concernant [le] secret professionnel des avocats », il peut cependant exister un doute raisonnable quant à la possibilité que cette disposition donne aux États membres, lors de la transposition de la directive dans leur droit interne, d’exclure du champ d’application du régime protecteur des auteurs de signalement, outre les avocats, les personnes exerçant une autre
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profession juridique soumises légalement à une obligation de secret professionnel ou de confidentialité, pour les informations couvertes par ce secret.
B.53. Dès lors qu’il existe un doute raisonnable quant à l’interprétation qu’il y a lieu de donner à l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive, il convient, avant de statuer quant au fond, de poser à la Cour de justice de l’Union européenne la première et la deuxième questions préjudicielles formulées dans le dispositif.
B.54. La partie requérante dans l’affaire n° 8021 et la partie intervenante font valoir que l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 violent le droit à la vie privée et le droit à un procès équitable des entreprises.
Elles invoquent ainsi la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 7
et 47 de la Charte.
Les parties requérantes dans les affaires nos 8027 et 8044 font valoir que l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 sont discriminatoires, dès lors qu’ils traitent les avocats différemment des personnes exerçant une autre profession juridique. Elles invoquent ainsi la violation des articles 10, 11, 16 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel et avec les articles 7, 8 et 16 de la Charte.
B.55. Si la Cour de justice de l’Union européenne répond par la négative à la première et à la deuxième questions préjudicielles formulées dans le dispositif, les violations alléguées dans les griefs précités, si elles étaient avérées, trouveraient leur source dans l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937.
B.56. L’article 267 du TFUE habilite la Cour de justice à statuer, à titre préjudiciel, aussi bien sur l’interprétation des conventions et des actes des institutions de l’Union européenne que sur la validité de ces actes. En vertu du troisième alinéa de cette disposition, une juridiction nationale est tenue de saisir la Cour de justice lorsque ses décisions – comme celles de la Cour
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constitutionnelle – ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne. En cas de doute raisonnable sur l’interprétation ou sur la validité d’une disposition du droit de l’Union européenne importante pour la solution d’un litige pendant devant une telle juridiction nationale, celle-ci doit, même d’office, poser une question préjudicielle à la Cour de justice (voy. aussi CJCE, grande chambre, 6 décembre 2005, C-461/03, Gaston Schul Douane-
expediteur BV c. Minister van Landbouw, Natuur en Voedselkwaliteit, ECLI:EU:C:2005:742, point 19).
B.57. Il convient dès lors, avant de statuer quant au fond sur les griefs précités, de poser également à la Cour de justice de l’Union européenne la troisième question préjudicielle formulée dans le dispositif.
5. La limitation du secret professionnel de l’avocat
B.58. L’« Orde van Vlaamse balies » dans l’affaire n° 8014 et l’Ordre des barreaux francophones et germanophone dans les affaires nos 8023 et 8024 dénoncent la violation des articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 12, 14 et 34
de la Constitution, avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7 et 47 de la Charte, avec l’article 3 de la directive (UE) 2019/1937, avec le principe de primauté du droit de l’Union, avec le principe général de la sécurité juridique et avec le principe de légalité en matière pénale.
La violation des dispositions invoquées découlerait en substance de la restriction du champ du secret professionnel des avocats.
B.59.1. La partie requérante dans les affaires nos 8023 et 8024 ne démontre pas en quoi la loi du 28 novembre 2022 et la loi du 8 décembre 2022, la première réglant la protection des auteurs de signalement dans le secteur privé et la seconde, dans les organismes du secteur public fédéral et dans la police intégrée, pourraient violer l’article 34 de la Constitution, qui porte sur le transfert de compétences à des institutions de droit international public.
Dans cette mesure, le deuxième moyen dans les affaires nos 8023 et 8024 n’est pas recevable.
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B.59.2. L’article 12 de la Constitution dispose :
« La liberté individuelle est garantie.
Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit.
Hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu d’une ordonnance motivée du juge qui doit être signifiée au plus tard dans les quarante-huit heures de la privation de liberté et ne peut emporter qu’une mise en détention préventive ».
L’article 14 de la Constitution dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
En attribuant au pouvoir législatif la compétence pour déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles, l’article 12, alinéa 2, de la Constitution garantit à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle de la disposition constitutionnelle précitée procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est ou non punissable. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
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La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.59.3. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit d’accès à un juge pour les contestations sur des droits et obligations de caractère civil et pour établir le bien-fondé d’une accusation en matière pénale; il protège le droit à un procès équitable. Est également pertinent en l’espèce l’article 6, paragraphe 3, c), de la Convention européenne des droits de l’homme, qui dispose :
« 3. Tout accusé a droit notamment à :
[...]
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ».
B.59.4. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
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B.60.1. L’« Orde van Vlaamse balies » et l’Ordre des barreaux francophones et germanophone demandent l’annulation de l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022
et de l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022, en ce qu’ils n’excluent les avocats de la protection des auteurs de signalement que lorsqu’ils « évaluent la situation juridique de ce client ou exercent leur mission de défense ou de représentation de ce client [...] dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure [ou] dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure ».
B.60.2. Les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 mentionnent:
« La dénonciation effectuée par un lanceur d’alerte est par nature susceptible de tomber sous le coup de l’article 458 du Code pénal qui protège le secret professionnel tout autant qu’il établit l’infraction de violation du secret professionnel.
Les éléments constitutifs du délit de violation du secret professionnel sont au nombre de cinq.
Tout d’abord, il faut une révélation. La révélation doit ensuite porter sur un secret, autrement dit sur un fait confidentiel, et doit en outre être de nature professionnelle. La violation du secret professionnel suppose par ailleurs un dol général. Enfin, la violation doit être le fait d’une personne dépositaire par état ou par profession des secrets qu’on lui confie » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, pp. 20-21, et DOC 55-2952/001, p. 15).
B.60.3. Concernant le secret professionnel des avocats spécifiquement, les travaux préparatoires de la loi du 28 novembre 2022 et de la loi du 8 décembre 2022 mentionnent :
« Il importe d’exclure du champ d’application du régime d’alerte certaines informations confidentielles qui jouissent d’un statut particulier en droit de l’Union et/ou en droit national.
[...]
Il est important de souligner que le projet de loi ne crée pas de nouvelle autorisation de parler au regard de l’article 458 du Code pénal en ce qui concerne les avocats et les professionnels de la santé. La directive ne fait effectivement nullement atteinte à la confidentialité d’une correspondance entre un avocat et son client (‘ secret professionnel des avocats ’) ou d’une communication entre un prestataire de soins de santé et un patient (‘ secret médical ’) (considérant n° 26 de la directive). Il s’ensuit qu’un avocat ou un professionnel de
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la santé ne pourrait pas, sur pied de la directive, lancer l’alerte à propos de faits qui lui ont été confiés en sa qualité de dépositaire du secret professionnel. En revanche, libres à eux de dénoncer les faits dont ils ont personnellement connaissance sur leur lieu de travail en raison de leur profession » (Doc. parl., chambre, 2022-2023, DOC 55-2952/001, pp. 28-29).
« Le périmètre exact du secret professionnel des avocats a été défini par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans un arrêt du 26 juin 2007 (affaire C-305/05): il s’agit des ‘ informations reçues de l’un de leurs clients ou obtenues sur l’un de ceux-ci, lors de l’évaluation de la situation juridique de ce client ou dans l’exercice de leur mission de défense ou de représentation de ce client dans une procédure judiciaire ou concernant une telle procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une procédure, que ces informations soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure ’. Le projet de loi reprend cette définition, qui sera adaptée, si la jurisprudence de la Cour de Justice devait évoluer » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/001, p. 46).
B.61.1. Le secret professionnel de l’avocat est une composante essentielle du droit au respect de la vie privée et du droit à un procès équitable.
Il vise en effet principalement à protéger le droit fondamental qu’a la personne qui se confie, parfois dans ce qu’elle a de plus intime, au respect de sa vie privée. Par ailleurs, l’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci. Il en découle que la règle du secret professionnel imposée à l’avocat est un élément fondamental des droits de la défense.
Comme la Cour de cassation l’a jugé, « le secret professionnel auquel sont tenus les membres du barreau repose sur la nécessité d’assurer une entière sécurité à ceux qui se confient à eux » (Cass., 13 juillet 2010, ECLI:BE:CASS:2010:ARR.20100713.1; voy. aussi Cass., 9 juin 2004, ECLI:BE:CASS:2004:ARR.20040609.10).
Même s’il n’est « pas intangible », le secret professionnel de l’avocat constitue dès lors « l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’organisation de la justice dans une société démocratique » (CEDH, 6 décembre 2012, Michaud c. France, ECLI:CE:ECHR:2012:1206JUD001232311, § 123).
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Ainsi que l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 8 décembre 2022 (CJUE, grande chambre, 8 décembre 2022, C-694/20, Orde van Vlaamse Balies e.a.
c. Gouvernement flamand, ECLI:EU:C:2022:963, point 28), la protection spécifique que l’article 7 de la Charte et l’article 8, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme accordent au secret professionnel des avocats se justifie par le fait que les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense des justiciables :
« Cette mission fondamentale comporte, d’une part, l’exigence, dont l’importance est reconnue dans tous les États membres, que tout justiciable doit avoir la possibilité de s’adresser en toute liberté à son avocat, dont la profession même englobe, par essence, la tâche de donner, de façon indépendante, des avis juridiques à tous ceux qui en ont besoin et, d’autre part, celle, corrélative, de loyauté de l’avocat envers son client (voir, en ce sens, arrêt du 18 mai 1982, AM
& S Europe/Commission, 155/79, EU:C:1982:157, point 18) » (ibid., point 28).
B.61.2. Une disposition dérogeant au secret professionnel doit satisfaire au principe général de prévisibilité des incriminations, dès lors qu’elle contient des modalités déterminantes aux fins de l’application de l’article 458 du Code pénal, qui lui-même prévoit une incrimination.
B.62. Il découle de ce qui précède que la constitutionnalité des dispositions attaquées doit s’apprécier compte tenu de ce que le secret professionnel de l’avocat est un principe général qui participe du respect des droits fondamentaux, que, pour ce motif et en application du principe général de prévisibilité des incriminations, les règles dérogeant à ce secret ne peuvent être que de stricte interprétation et qu’il faut avoir égard à la manière dont est organisée la profession d’avocat dans l’ordre juridique interne. Ainsi la règle du secret professionnel ne doit-
elle céder que si cela peut se justifier par un motif impérieux d’intérêt général et si la levée du secret est strictement proportionnée.
B.63.1. La Cour s’est déjà prononcée à plusieurs reprises sur la constitutionnalité des obligations de déclaration à la lumière des exigences posées par la Constitution, par la Convention européenne des droits de l’homme et par la Charte. Bien qu’elle se rapporte à une obligation de signalement dans le chef de l’avocat et non à un droit de parole, ce dont il est question en l’espèce, cette jurisprudence n’en est pas moins pertinente.
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Comme il est dit en B.61.2, le secret professionnel de l’avocat a en effet pour objectif principal de préserver le droit fondamental à la protection de la vie privée de la personne qui se confie. L’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose qu’une relation de confiance puisse s’établir entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut se nouer et se maintenir que si le justiciable a la garantie que l’avocat à qui il dévoile des confidences ne rendra pas celles-ci publiques. Peu importe au justiciable de savoir si l’avocat, en application de la loi du 28 novembre 2022 ou de la loi du 8 décembre 2022, a une obligation de signalement ou un droit de parole. La seule éventualité que l’avocat puisse rendre publiques certaines informations suffit à perturber la relation de confiance. En outre, le droit de parole de l’avocat ne change rien à sa responsabilité sur le plan pénal lorsqu’il rend public un élément dont il a estimé, à tort, qu’il n’était pas protégé par son secret professionnel.
B.63.2. Par ses arrêts nos 10/2008 (ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.10) et 103/2022
(ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.103), la Cour a jugé que les informations portées à la connaissance de l’avocat, d’une part, dans le cadre de son activité de défense et de représentation en justice et, d’autre part, lors de l’évaluation de la situation juridique de son client, sont couvertes par le secret professionnel.
La Cour a par ailleurs précisé, sur la base de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, rendu en grande chambre le 26 juin 2007, en cause de Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a. (C-305/05, ECLI:EU:C:2007:383), que la notion d’« évaluation de la situation juridique » du client englobe celle de « conseil juridique ». Elle a jugé que l’activité de conseil juridique vise à « informer le client sur l’état de la législation applicable à sa situation personnelle ou à l’opération que celui-ci envisage d’effectuer ou à lui conseiller la manière de réaliser cette opération dans le cadre légal » et qu’elle « a donc pour but de permettre au client d’éviter une procédure judiciaire relative à cette opération ».
Par son arrêt C-694/20, précité, la Cour de justice a ajouté :
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« 27. À l’instar de [l’article 8, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme], dont la protection recouvre non seulement l’activité de défense, mais également la consultation juridique, l’article 7 de la Charte garantit nécessairement le secret de cette consultation juridique, et ce tant à l’égard de son contenu que de son existence. [...] Partant, hormis des situations exceptionnelles, ces personnes doivent pouvoir légitimement avoir confiance dans le fait que leur avocat ne divulguera à personne, sans leur accord, qu’elles le consultent ».
B.63.3. La Cour a jugé que les informations connues de l’avocat à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, à savoir l’assistance et la défense en justice du client et le conseil juridique, même en dehors de toute procédure judiciaire, demeurent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent donc pas être portées à la connaissance des autorités et que ce n’est que lorsque l’avocat exerce une activité en dehors de sa mission spécifique de défense et de représentation en justice et de celle de conseil juridique qu’il peut être soumis à l’obligation de communication aux autorités des informations dont il a connaissance.
Par son arrêt n° 43/2019 du 14 mars 2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.043), la Cour s’est prononcée sur l’obligation imposée aux avocats de communiquer annuellement à l’administration fiscale une liste contenant certaines informations à propos des clients assujettis à la TVA auxquels ils ont fourni leurs services. La Cour a confirmé que le simple fait de recourir à un avocat est soumis au secret professionnel. Il en va de même a fortiori pour l’identité des clients d’un avocat (B.6).
Par son arrêt n° 114/2020 du 24 septembre 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.114), la Cour a confirmé les principes précités. Dans cet arrêt, elle a annulé partiellement la loi du 18 septembre 2017 « relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et à la limitation de l’utilisation des espèces ». Elle a jugé qu’un avocat ne peut être contraint de déclarer ses soupçons à la Cellule de traitement des informations financières (CTIF) lorsque son client renonce à une opération suspecte sur ses conseils. La Cour a également jugé que l’on ne saurait permettre qu’un tiers à la relation entre l’avocat et son client, fût-il avocat lui-même, puisse transmettre à la CTIF des informations protégées par le secret professionnel, ni que les employés des avocats procèdent personnellement à la transmission d’informations à la CTIF, même en s’adressant au bâtonnier de l’ordre.
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B.64. Ainsi qu’il ressort de ce qui précède, l’activité de conseil juridique d’un avocat, même en dehors de toute procédure, a « pour but de permettre au client d’éviter une procédure judiciaire relative à cette opération », de sorte que les conseils sont réputés relever du secret professionnel (arrêt n° 10/2008, précité, B.9.5). L’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 doivent être interprétés en ce sens.
B.65. La condition définie à l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et à l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 n’est qu’une reprise de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et ne constitue donc pas une limitation du secret professionnel. Les informations connues de l’avocat à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, à savoir l’assistance et la défense en justice du client, et le conseil juridique, même en dehors de toute procédure judiciaire, demeurent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent faire l’objet d’un signalement au titre du régime des lanceurs d’alerte.
Ce n’est que lorsque l’avocat exerce une activité en dehors de sa mission spécifique de défense et de représentation en justice et de conseil juridique qu’il peut, le cas échéant, faire usage de son droit de parole pour signaler des violations du droit de l’Union, sans pour autant être tenu de le faire.
B.66. En ce qui concerne le grief selon lequel, dans le régime des lois attaquées, le secret professionnel des avocats vaudrait uniquement pour l’avocat qui a reçu des informations ou des renseignements de la part de son client ou au sujet de celui-ci et non pour d’autres personnes qui prennent connaissance de pareils informations ou renseignements sur leur lieu de travail, il suffit de constater que, comme il est dit en B.63.3, in fine, un tiers à la relation entre un avocat et son client, fût-il avocat lui-même ou un employé de cet avocat, ne peut pas signaler des informations concernant ce client. L’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 doivent être interprétés en ce sens.
B.67.1. Conformément à l’article 267, troisième alinéa, du TFUE, un renvoi à la Cour de justice n’est pas nécessaire lorsque la juridiction nationale constate que la question soulevée n’est pas pertinente, que la disposition en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ou que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence
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qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (CJUE, 6 octobre 1982, C-283/81, précité, point 21; grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, précité, point 33).
B.67.2. Dès lors que, dans le champ d’application des lois du 28 novembre 2022 et du 8 décembre 2022, les données connues de l’avocat à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, même en dehors de toute procédure judiciaire, restent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent faire l’objet d’un signalement et que ceci correspond à la définition que donne la Cour de justice de la notion de secret professionnel de l’avocat, il n’y a pas lieu de demander à titre préjudiciel à la Cour de justice si l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 doit être interprété en ce sens qu’il permet aux États membres d’insérer dans les lois de transposition de cette directive la définition du secret professionnel de l’avocat prévue à l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et à l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 (CJUE, 6 octobre 1982, C-283/81, précité, points 16-20; grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, précité, point 47).
B.68.1. En ce qui concerne le grief selon lequel les dispositions attaquées seraient disproportionnées en raison de l’absence d’intervention du bâtonnier dans la procédure de signalement, la Cour rappelle que les informations connues de l’avocat à l’occasion de l’exercice des activités essentielles de sa profession, à savoir l’assistance et la défense en justice du client et le conseil juridique, même en dehors de toute procédure judiciaire, demeurent couvertes par le secret professionnel et ne peuvent pas faire l’objet d’un signalement potentiel.
B.68.2. L’intervention du bâtonnier lors de la communication d’informations par les avocats via les canaux et les procédures usuels serait uniquement nécessaire lorsqu’un signalement menace d’entraîner une violation du secret professionnel, ce qui n’est pas en cause en l’espèce.
Par ailleurs, le secret professionnel n’est pas un droit « mais constitue une obligation sanctionnée pénalement pour ceux qui y sont soumis » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2912/006, p. 13) et les avocats ne se voient pas imposer une obligation de signalement.
Il revient aux avocats eux-mêmes de ne pas procéder à un signalement s’ils ont des doutes quant à la question de savoir si ce signalement est soumis ou non au secret professionnel.
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B.69.1. En ce qui concerne le grief selon lequel les dispositions attaquées feraient naître une double discrimination entre avocats, suivant les informations qu’ils reçoivent, et entre les justiciables, suivant celles qu’ils fournissent, il suffit de constater que, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, le secret professionnel des avocats s’étend à toutes les activités en lien avec la défense de leurs clients, y compris la consultation juridique, dont la confidentialité vaut « tant à l’égard de son contenu que de son existence »
(CJUE, grande chambre, 8 décembre 2022, C-694/20, précité, point 27).
Par conséquent, comme il est dit en B.65 et en B.67.2, la notion de secret professionnel telle qu’elle est définie à l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et à l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 correspond à cette notion telle qu’elle est définie dans la jurisprudence de la Cour de justice, de sorte qu’elle englobe toutes les activités des avocats en lien avec la défense de leurs clients, y compris la consultation juridique.
B.69.2. La différence de traitement alléguée par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone est donc inexistante.
B.70.1. Enfin, la partie requérante dans les affaires nos 8023 et 8024 affirme que les avocats et les prestataires de soins seraient traités différemment en ce qui concerne le secret professionnel auquel ils sont soumis, alors que ces deux catégories de personnes sont comparables, ce qui priverait cette inégalité de traitement de toute justification raisonnable.
B.70.2. En ce qui concerne le secret médical, la Cour de cassation a jugé :
« Le secret auquel l’article 458 du Code pénal soumet les médecins repose sur la nécessité d’assurer une entière sécurité à ceux qui se confient à eux.
Le secret médical s’étend à ce que le patient a confié au médecin et à ce que celui-ci a constaté ou découvert dans l’exercice de sa profession » (Cass., 2 juin 2010, ECLI:BE:CASS:2010:ARR.20100602.6).
B.70.3. Le secret professionnel auquel sont tenus les avocats et les médecins constitue une composante essentielle du droit au respect de la vie privée et vise principalement à protéger le
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droit fondamental qu’a la personne qui se confie, parfois dans ce qu’elle a de plus intime, au respect de sa vie privée.
B.70.4. En ce qui concerne la relation entre un médecin et son patient, le secret professionnel du premier contribue à la réalisation du droit qu’a chacun à la protection de la santé et à l’aide médicale, visé à l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution.
En ce qui concerne l’avocat, l’effectivité des droits de la défense de tout justiciable suppose nécessairement qu’une relation de confiance puisse être établie entre lui et l’avocat qui le conseille et le défend. Cette nécessaire relation de confiance ne peut être établie et maintenue que si le justiciable a la garantie que ce qu’il confiera à son avocat ne sera pas divulgué par celui-ci.
B.70.5. Par conséquent, le libellé de l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022
et de l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 ne fait pas naître de différence entre le secret médical et le secret professionnel des avocats, de sorte qu’il n’est pas question d’une différence de traitement.
B.71. Sous réserve que l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022 et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 reçoivent l’interprétation exposée en B.64, B.65 et B.66, ils ne portent pas une atteinte disproportionnée au principe du secret professionnel de l’avocat et ne violent pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 12 et 14 de la Constitution, avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7 et 47 de la Charte, avec l’article 3 de la directive (UE) 2019/1937, avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de légalité en matière pénale.
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Par ces motifs,
la Cour,
- avant de statuer quant au fond sur les griefs mentionnés en B.44, pose les questions préjudicielles suivantes à la Cour de justice de l’Union européenne :
1. L’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2019 « sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union » doit-il être interprété en ce sens qu’il impose aux États membres, lors de la transposition de la directive dans leur droit interne, d’exclure du champ d’application du régime protecteur des personnes signalant des violations du droit de l’Union non seulement les informations couvertes par le secret professionnel des avocats, mais aussi les informations couvertes par une obligation légale de secret professionnel imposée aux personnes exerçant une autre profession juridique ?
2. En cas de réponse négative à la première question, l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937 doit-il être interprété en ce sens qu’il permet aux États membres, lors de la transposition de la directive dans leur droit interne, d’exclure du champ d’application du régime protecteur des personnes signalant des violations du droit de l’Union aussi bien les informations couvertes par le secret professionnel des avocats que les informations couvertes par une obligation légale de secret professionnel imposée aux personnes exerçant une autre profession juridique ?
3. En cas de réponse négative à la première et à la deuxième questions, l’article 3, paragraphe 3, b), de la directive (UE) 2019/1937, en ce qu’il prévoit que la directive précitée ne porte pas atteinte à l’application du droit de l’Union ou du droit national relatifs à la protection du secret professionnel des avocats, la protection du secret professionnel s’appliquant uniquement aux avocats et non aux personnes exerçant une autre profession juridique soumises à une obligation légale de secret professionnel, viole-t-il le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (et par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme), la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la même Charte, le droit au respect des biens garanti par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits
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de l’homme ou le principe d’égalité et de non-discrimination énoncé aux articles 20 et 21 de la même Charte ?
- rejette les recours pour le surplus, sous réserve que l’article 2, 1°, de la loi du 28 novembre 2022 « sur la protection des personnes qui signalent des violations au droit de l’Union ou au droit national constatées au sein d’une entité juridique du secteur privé » soit interprété comme il est dit en B.20, et que l’article 5, § 1er, 3°, de la loi du 28 novembre 2022, précitée, et l’article 4, § 1er, 2°, de la loi du 8 décembre 2022 « [relative] aux canaux de signalement et à la protection des auteurs de signalement d’atteintes à l’intégrité dans les organismes du secteur public fédéral et au sein de la police intégrée » soient interprétés comme il est dit en B.64, B.65 et B.66.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 7 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen