Cour constitutionnelle
Arrêt n° 117/2024
du 7 novembre 2024
Numéro du rôle : 8101
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 2262bis, § 1er, alinéas 1er et 2, de l’ancien Code civil, posée par le tribunal de la famille du Tribunal de première instance de Namur, division de Namur.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 30 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 8 novembre 2023, le tribunal de la famille du Tribunal de première instance de Namur, division de Namur, a posé la question préjudicielle suivante :
« Les articles 2262bis, § 1er, alinéa 1er, et 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, combinés ou non à l’article 2251 de l’ancien CC, violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution belge, le cas échéant eux-mêmes combinés avec l’article 6 de la CEDH, en ce qu’ils seraient irrespectueux du principe d’égalité entre les justiciables et du droit d’accès à un tribunal, dans la mesure où le délai de prescription décennal inscrit à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, [de l’ancien] Code civil est interprété en ce sens qu’il prend cours à compter de la naissance de l’action, indépendamment du fait d’avoir connaissance de cette action et/ou des éléments objectifs qui peuvent raisonnablement la fonder (notamment les pièces qu’une partie détient sans les produire spontanément), alors que le délai de prescription d’une action fondée sur une faute, prévu par l’article 2262bis, § 1er alinéa 2, [de l’ancien] Code civil, ne prend cours qu’à partir du moment où la victime a connaissance de son dommage et de l’identité de la personne responsable ? ».
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Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- le duc Léopold d’Arenberg et le prince Etienne d’Arenberg, assistés et représentés par Me Yves Van Wallendael, avocat au barreau de Bruxelles;
- le prince Charles-Louis d’Arenberg, la marquise Fiametta Margherita Frescobaldi Franceschi Marini, la société de droit des Îles Vierges britanniques « Coburg Financial Limited », la SA « Forelux » et la SRL « Agribra », assistés et représentés par Me Philippe Malherbe, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Philippe Schaffner, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Magali Plovie et Willem Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 30 avril 2000, le prince Antoine-Guillaume d’Arenberg signe avec son neveu, le prince Charles-Louis d’Arenberg, une convention sous seing privé aux termes de laquelle le premier vend au second la totalité des actions de la société anonyme de droit liechtensteinois « Lechet AG ». Cette dernière détient, en fiducie ou non (cette question doit encore être tranchée par plusieurs juridictions suisses), des actions de la SA « Forelux »
(ancienne), laquelle sera par la suite scindée en une SA « Forelux » (nouvelle) et une SRL « Agribra ». Le 14 septembre 2001, le prince Antoine-Guillaume d’Arenberg rédige une lettre aux termes de laquelle il indique avoir reçu le prix de vente des actions, prix que le prince Charles-Louis d’Arenberg prétend n’avoir jamais payé;
il s’agirait donc d’une remise de dette.
Le 2 septembre 2009, le prince Antoine-Guillaume d’Arenberg décède sans descendance. Son frère, le duc Jean-Englebert d’Arenberg, est l’un de ses héritiers. Il décède, à son tour, le 15 août 2011. Deux de ses fils, le duc Léopold d’Arenberg et le prince Étienne d’Arenberg, par ailleurs frères de Charles-Louis d’Arenberg, sont désignés comme exécuteurs testamentaires.
Le 31 août 2022, dans le cadre de leur mission d’exécuteurs testamentaires de leur père, le duc Léopold d’Arenberg et le prince Étienne d’Arenberg saisissent le tribunal de la famille du Tribunal de première instance de Namur, division de Namur, et contestent la vente des actions opérée le 30 avril 2000 au profit de leur frère. À leurs yeux, cette vente doit être qualifiée de donation, et ils en demandent l’annulation à la juridiction a quo. Leur demande vise, in fine, à ce que les actions de la SA « Forelux » (nouvelle) et de la SRL « Agribra »
soient restituées à la succession de leur père.
Les parties défenderesses devant la juridiction a quo, au premier rang desquelles le prince Charles-Louis d’Arenberg, considèrent que pareille action en nullité d’une donation est prescrite, en vertu de
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l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil. La juridiction a quo limite sa saisine à la question de l’annulation d’une donation, indépendamment de la question de savoir si la vente litigieuse dissimulait en réalité une donation.
La juridiction a quo considère que l’action en nullité de l’éventuelle donation est en tout état de cause prescrite, en application de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil. D’initiative, elle décide dès lors de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
–A–
A.1.1. À titre principal, les parties défenderesses devant la juridiction a quo font valoir que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, soit parce qu’elle est fondée sur une prémisse erronée, soit parce qu’elle n’est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo.
A.1.2.1. Tout d’abord, les parties défenderesses devant la juridiction a quo soutiennent que la question préjudicielle repose sur une prémisse erronée. La juridiction a quo semble en effet considérer que le délai de prescription d’une action fondée sur la responsabilité extracontractuelle ne prend cours qu’à partir du moment où
la personne lésée prend connaissance du dommage et de l’identité de la personne responsable, en application du deuxième alinéa de l’article 2262bis de l’ancien Code civil. Or, le troisième alinéa de la même disposition prévoit un autre délai de prescription pour les mêmes actions, qui, lui, prend cours le jour où s’est produit le fait qui a provoqué le dommage. Lorsque la juridiction a quo affirme que « le délai de prescription d’une action fondée sur une faute, prévu par l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, [de l’ancien] Code civil, ne prend cours qu’à partir du moment où la victime a connaissance de son dommage et de l’identité de la personne responsable », elle commet une erreur de droit, dans la mesure où un délai de prescription d’une action fondée sur une faute prend aussi cours, en tout cas, au moment où se produit le fait dommageable. À ce sujet, les parties défenderesses devant la juridiction a quo se réfèrent à l’arrêt de la Cour n° 179/2015 du 17 décembre 2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.179).
A.1.2.2. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo contestent l’affirmation selon laquelle les enseignements de l’arrêt n° 179/2015 précité peuvent être transposés en l’espèce. Elles considèrent que la question préjudicielle posée par la juridiction a quo est plus précise que celle qui avait été posée dans le cadre de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt précité. Elles contestent par ailleurs que la question préjudicielle repose sur une prémisse erronée. Le choix de la juridiction a quo de ne pas inclure l’article 2262bis, § 1er, alinéa 3, de l’ancien Code civil dans la question préjudicielle procède de sa volonté d’interroger la Cour sur le moment auquel le délai de prescription prend cours, et non sur la durée de ce dernier.
A.1.3.1. Ensuite, les parties défenderesses considèrent que la question n’est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo. Il convient en effet, selon elles, d’appréhender dans sa globalité le régime de la prescription des actions personnelles fondées sur la responsabilité extracontractuelle, c’est-à-dire en tenant compte de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 3, de l’ancien Code civil, qui dispose que l’action est en tout cas prescrite vingt ans après la survenance du fait générateur du dommage. Si la Cour concluait que la discrimination alléguée existe, la juridiction a quo devrait appliquer le régime de l’action personnelle extracontractuelle dans son intégralité, et donc considérer que l’action en nullité de la donation litigieuse, laquelle a eu lieu au plus tard le 14 septembre 2001, est de toute façon prescrite.
A.1.3.2. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo estiment, au contraire, que la question est indispensable à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo, dans la mesure où elle pourrait aboutir à la suspension du délai de prescription de l’action en nullité de la donation pour la période au cours de laquelle les parties demanderesses n’avaient pas connaissance de l’existence de la donation maquillée en vente. Partant, la
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question du caractère prescrit ou non de la demande en cause devant la juridiction a quo est directement liée à la réponse de la Cour.
A.2.1. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo estiment que l’article 2262bis, § 1er, alinéas 1er et 2, de l’ancien Code civil violent les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’une différence de traitement est établie entre les justiciables en ce qui concerne le point de départ du délai de prescription de leur action personnelle, selon que leur action est fondée sur l’existence d’un contrat (alinéa 1er) ou sur une faute extracontractuelle (alinéa 2). En d’autres termes, la Cour est invitée à comparer la situation des justiciables engagés dans des actions fondées sur une faute, qui bénéficient d’un délai de prescription tenant compte de leur prise de conscience du dommage, avec celle des justiciables impliqués dans des actions personnelles, qui sont contraints par un délai ne tenant pas compte de leur situation individuelle.
A.2.2. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo font également valoir qu’il ressort des travaux préparatoires relatifs à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil que le législateur s’est attaché à sauvegarder les intérêts des personnes qui ignorent l’existence d’un dommage dû à une faute, mais qu’il n’a pas eu pareil égard vis-à-vis des personnes engagées dans des actions personnelles qui peuvent légitimement ignorer l’existence d’une convention à laquelle elles ne sont pas parties et qui leur cause un dommage.
A.2.3. Selon les parties demanderesses devant la juridiction a quo, cette différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée, dans la mesure où elle produit des effets disproportionnés. En effet, les héritiers ou ayants droit d’un défunt peuvent tout à fait, et légitimement, ignorer l’existence d’une donation effectuée par ledit défunt, lorsqu’ils ne sont pas parties à cette convention. Ce n’est que si une des parties les en informe ou au moment de l’inventaire de la succession qu’ils peuvent découvrir l’existence de la donation, ce qui peut se produire des années après la conclusion de ladite convention. Il en découle que leur action en nullité de la donation peut être prescrite avant même qu’ils aient connaissance de son existence, ce qui porte atteinte à leur droit d’accès au juge.
A.3.1. À titre subsidiaire, les parties défenderesses devant la juridiction a quo considèrent que l’article 2262bis, § 1er, alinéas 1er et 2, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution et avec le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.3.2. Elles estiment que les catégories visées dans la question préjudicielle, à savoir, d’une part, les personnes titulaires d’un droit d’action fondé sur une responsabilité extracontractuelle et, d’autre part, les personnes titulaires d’une autre action personnelle, ne sont pas comparables. Ces deux types d’action diffèrent en effet en ce qui concerne leur nature et leurs objectifs, ce que confirment par ailleurs les travaux préparatoires de la loi du 10 juin 1998 « modifiant certaines dispositions en matière de prescription » (ci-après : la loi du 10 juin 1998), laquelle a inséré l’article 2262bis dans l’ancien Code civil. La situation des justiciables tiers à un contrat ne peut pas non plus être purement et simplement assimilée à celles des demandeurs en responsabilité extracontractuelle. Les premiers, contrairement aux seconds, ne sont en effet confrontés ni à une non-exécution ni à un acte dommageable commis par autrui.
A.3.3. Si la Cour venait à considérer que les catégories de personnes visées dans la question préjudicielle, que les parties défenderesses devant la juridiction a quo jugent par ailleurs insuffisamment précisées, se trouvent dans des situations comparables, il conviendrait de conclure que la différence de traitement alléguée repose sur un critère objectif (la nature de l’action) et qu’elle est raisonnablement justifiée.
L’objectif du législateur, lorsqu’il a adopté la loi du 10 juin 1998, était en effet de renforcer la sécurité juridique dont bénéficie la personne dont la responsabilité extracontractuelle est engagée, dans un souci d’équilibre entre les droits de la personne responsable d’un dommage et ceux de la personne victime de ce dommage. Quant à la différence de traitement entre le titulaire d’une action personnelle et le titulaire d’une action extracontractuelle, elle repose sur la nature de l’action et elle se justifie par la volonté d’éviter d’autres différences de traitement plus problématiques.
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A.3.4. Les parties défenderesses devant la juridiction a quo rappellent qu’un délai de prescription n’est pas, en soi, contraire au droit d’accès à un tribunal, tel qu’il est garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’il poursuit des objectifs légitimes de sécurité juridique. Une mise en balance doit être effectuée entre cette sécurité juridique et le droit d’accès à un tribunal. En l’espèce, ni la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ni celle de la Cour ne démontrent que la disposition en cause ne permet pas d’atteindre cet équilibre ou que cette dernière produirait des effets disproportionnés.
A.3.5. Enfin, les parties défenderesses devant la juridiction a quo font valoir que la récente modification, par l’article 5.60 du Code civil, des règles de prescription d’une action en nullité n’a aucune incidence sur leur argumentation.
A.4. À titre infiniment subsidiaire, les parties défenderesses devant la juridiction a quo demandent que, si l’article 2262bis, § 1er, alinéas 2 et 3, de l’ancien Code civil devait être jugé contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, les effets de cette disposition soient maintenus, à tout le moins jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article 5.60 du Code civil, soit le 1er janvier 2023.
A.5.1. Le Conseil des ministres considère que la question préjudicielle doit être limitée à la situation de personnes qui n’ont pas connaissance des éléments objectifs (comme les pièces qu’une partie détient sans les produire spontanément) leur permettant d’abord d’envisager l’existence d’une donation (le cas échéant déguisée), nulle sur la forme et nulle sur le fond, et ensuite d’en demander la nullité, avant que leur droit d’action soit prescrit.
A.5.2. Pour le surplus, le Conseil des ministres s’en remet à la sagesse de la Cour.
–B–
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1. L’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil dispose :
« Toutes les actions personnelles sont prescrites par dix ans.
Par dérogation à l’alinéa 1er, toute action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extra-contractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.
Les actions visées à l’alinéa 2 se prescrivent en tout cas par vingt ans à partir du jour qui suit celui où s’est produit le fait qui a provoqué le dommage ».
B.2.1. L’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil a été inséré par la loi du 10 juin 1998
« modifiant certaines dispositions en matière de prescription ». Le législateur a adopté cette loi en réponse à l’arrêt de la Cour n° 25/95 du 21 mars 1995 (ECLI:BE:GHCC:1995:ARR.025).
Dans cet arrêt, la Cour a considéré que l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle était incompatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce que
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l’action civile fondée sur une infraction était soumise à un délai de prescription de cinq ans, alors que les autres manquements extracontractuels ne se prescrivaient que par trente ans, conformément à l’ancienne version de l’article 2262 de l’ancien Code civil.
B.2.2. À la suite de cet arrêt, le législateur a décidé qu’il y avait lieu non seulement de remédier à l’inconstitutionnalité constatée par la Cour, mais aussi d’abréger le délai de prescription – de trente ans, à l’époque – pour l’ensemble des actions personnelles (Doc. parl., Chambre, 1996-1997, n° 1087/1, pp. 2-3).
À cet égard, il a été souligné qu’il fallait prévoir un délai de prescription absolu prenant cours à compter de l’événement générateur du dommage, même si celui-ci n’apparaît que plus tard, pour ne pas exposer trop longtemps le responsable et son assureur à des actions en réparation de dommages (ibid., pp. 2-3).
B.2.3. Le délai de prescription absolu des actions personnelles a été fixé à dix ans (article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil). Ce délai prend cours le jour qui suit celui où naît l’action. Le délai de prescription absolu applicable aux actions fondées sur la responsabilité extracontractuelle a, quant à lui, été fixé à vingt ans (article 2262bis, § 1er, alinéa 3, de l’ancien Code civil). Ce délai débute à compter du jour qui suit le moment où s’est produit le fait à l’origine du dommage.
Un délai de prescription relatif plus bref, de cinq ans, n’a été prévu dans les limites du délai de prescription absolu qu’en matière de responsabilité extracontractuelle, à compter du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage et de l’aggravation de celui-ci, ainsi que de l’identité de la personne responsable (article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil).
Le choix de ne pas étendre ce délai de prescription relatif aux autres actions personnelles a été justifié comme suit dans les travaux préparatoires :
« L’application [...] du critère ‘ connaissance du dommage et de l’identité de l’auteur responsable ’ à toutes les actions contractuelles n’a dans beaucoup de cas, pas de sens. La partie au contrat connaît généralement l’identité de son cocontractant (‘ l’auteur ’) qui a commis la faute contractuelle. Pour d’autres actions que celle en réparation d’un dommage, le point de
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départ ne doit pas être défini par la voie du critère de ‘ la connaissance du dommage ’ (cf. NBW)
mais par catégorie d’action personnelle.
A moins de remettre en question l’ensemble du régime de la prescription en droit belge, ce qui, comme on l’a dit, n’est pas jugé opportun à ce stade-ci, il paraissait suffisant et adéquat de soumettre, à l’intérieur du groupe des actions personnelles (article 2262bis du Code civil), les actions en dommages et intérêts fondées sur la responsabilité extracontractuelle au double délai de prescription de cinq et 10 ans [lire : 20 ans dans la loi finalement adoptée], tandis que toutes les autres actions personnelles se prescrivent par un délai unique absolu de dix ans (voir commentaire de l’article 5) » (ibid., p. 6).
B.3. L’article 2251 de l’ancien Code civil dispose :
« La prescription court contre toutes personnes, à moins qu’elles ne soient dans quelque exception établie par la loi ».
Quant au fond
B.4. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 2262bis, § 1er, alinéas 1er et 2, de l’ancien Code civil, combiné ou non avec l’article 2251 du même Code, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que le délai de prescription décennal applicable aux actions personnelles prend cours à compter de la naissance de l’action, alors que le délai de prescription applicable aux actions fondées sur une faute ne prend cours, en vertu de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, qu’à partir du moment où la victime a connaissance de son dommage et de l’identité de la personne responsable.
B.5. Bien que les actions diffèrent selon qu’elles sont contractuelles ou non contractuelles, les demandeurs dans une action contractuelle et les demandeurs dans une action non contractuelle se trouvent dans des situations qui ne sont pas à ce point éloignées qu’elles ne pourraient être comparées en ce qui concerne le délai de prescription. Les personnes sont en effet confrontées dans les deux cas à des délais de prescription concernant une non-exécution ou à un acte dommageable commis par autrui.
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B.6. Comme il est dit en B.2.3, deux délais de prescription s’appliquent en cas d’action en responsabilité extracontractuelle. Le premier délai de cinq ans, mentionné dans la question préjudicielle, prend cours « à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable »
(article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil). Il y a cependant lieu de tenir compte d’un second délai, non mentionné dans la question préjudicielle, selon lequel l’action en responsabilité extracontractuelle se prescrit en tout cas « par vingt ans à partir du jour qui suit celui où s’est produit le fait qui a provoqué le dommage » (article 2262bis, § 1er, alinéa 3).
Par conséquent, le titulaire d’une action fondée sur la responsabilité extracontractuelle peut, comme le titulaire d’une action personnelle de nature contractuelle, se trouver dans une situation dans laquelle son action est prescrite avant d’avoir eu connaissance de la naissance de cette action ou des éléments objectifs qui peuvent raisonnablement la fonder.
B.7. La Cour doit dès lors examiner si la disposition en cause est compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution, lu en combinaison avec le droit d’accès au juge, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle a pour effet que certaines catégories d’actions personnelles se prescrivent avant que les personnes concernées aient connaissance de leur droit d’action.
B.8. En matière de prescription, la diversité des situations est telle que des règles uniformes ne seraient généralement pas praticables et que le législateur doit pouvoir disposer d’un large pouvoir d’appréciation lorsqu’il règle cette matière. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de délais de prescription différents dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question d’une discrimination que si la différence de traitement qui découle de l’application de ces délais de prescription entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
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B.9.1. Le droit d’accès au juge ne s’oppose pas à des conditions de recevabilité, tels des délais de prescription, pour autant que ces restrictions ne portent pas atteinte à l’essence de ce droit et pour autant qu’elles soient proportionnées à un but légitime. Le droit d’accès à un tribunal se trouve violé lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 27 juillet 2006, Efstathiou e.a. c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2006:0727JUD003699802, § 24; 24 février 2009, L’Érablière A.S.B.L. c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0224JUD004923007, § 35).
La nature ou les modalités d’application d’un délai de prescription sont contraires au droit d’accès au juge si elles empêchent le justiciable de faire usage d’un recours qui lui est en principe disponible (CEDH, 12 janvier 2006, Mizzi c. Malte, ECLI:CE:ECHR:2006:0112JUD002611102, § 89; 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207), si le respect de ce délai est tributaire de circonstances échappant au pouvoir du requérant (CEDH, 22 juillet 2010, Melis c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2010:0722JUD003060407, § 28) ou si elles ont pour effet que toute action sera a priori vouée à l’échec (CEDH, 11 mars 2014, Howald Moor e.a. c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2014:0311JUD005206710).
B.9.2. Le droit d’accès au juge ne s’oppose toutefois pas à des délais de prescription absolus. Il convient en effet de concilier ce droit avec la recherche de la sécurité juridique et avec le souci du droit à un procès équitable, qui caractérisent toute règle de prescription. La circonstance qu’un délai de prescription peut expirer avant que le créancier ait connaissance de tous les éléments nécessaires pour exercer son droit d’action, tels que les délais de dix et vingt ans visés respectivement à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, et à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 3, de l’ancien Code civil, n’est dès lors pas incompatible, en soi, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.10. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que le litige pendant devant la juridiction a quo concerne le délai de prescription d’une action en nullité applicable dans le cas spécifique où est alléguée une simulation. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo sollicitent en effet l’annulation d’une donation qui constituerait la contre-lettre d’une vente
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apparente, sans être parties ni à l’une ni à l’autre. La Cour limite donc son examen à la situation d’un tiers qui intente une action en nullité contre la contre-lettre alléguée d’une convention apparente et dont l’action était prescrite avant qu’il ait eu ou raisonnablement pu avoir connaissance de l’existence de la contre-lettre ou d’éléments objectifs pouvant fonder la nullité de celle-ci.
Il importe à cet égard de préciser que l’action en déclaration de simulation est imprescriptible. Cependant, l’exercice des droits issus tant du contrat apparent que de la contre-
lettre reste soumis aux règles de droit commun de la prescription qui les régit. Il en résulte que l’action en nullité intentée avant l’entrée en vigueur du livre 5 du Code civil (soit le 1er janvier 2023) contre la contre-lettre reste soumise au délai de prescription absolu de dix ans applicable aux actions personnelles, prévu à l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil, même si la simulation est démontrée.
B.11. Il y a simulation lorsque les parties concluent un contrat apparent tandis que, par un contrat caché, la contre-lettre, elles modifient ou anéantissent le contrat apparent. Dans une telle situation, il se peut que le tiers aux contrats ignore l’existence de la contre-lettre, et a fortiori les éléments permettant de fonder sa nullité, et ne puisse raisonnablement les connaître.
Il est donc possible que le droit d’agir en nullité de la contre-lettre se prescrive avant que son titulaire puisse être au courant de son existence. L’ignorance du titulaire de l’action, même de bonne foi, ne suspend en effet pas le droit d’action, étant donné qu’en vertu de l’article 2251
de l’ancien Code civil, seule une exception établie par une loi peut interrompre ou suspendre un délai de prescription.
B.12. Bien qu’il soit légitime de prévoir des règles de prescription harmonisées autant que possible pour tous les types d’actions personnelles, un tel objectif ne peut avoir pour effet de rendre impossible la mise en œuvre d’un type d’actions personnelles déterminé.
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Étant donné que l’exercice de l’action en nullité suppose que le tiers ait connaissance de l’existence de la contre-lettre et d’une cause de nullité de celle-ci, un délai de prescription qui expire avant que ce tiers ait eu connaissance des éléments précités ou qu’il ait raisonnablement pu en avoir connaissance empêcherait ce dernier de faire usage d’un recours qui lui est en principe disponible. Quand le tiers a connaissance de la contre-lettre après l’expiration du délai de prescription absolu de dix ans, toute action est d’avance vouée à l’échec.
B.13. En ce qu’il peut avoir pour effet que le tiers à une contre-lettre dissimulée par un contrat apparent ne puisse faire valoir son droit parce que le droit d’action en nullité relatif à cette contre-lettre s’est prescrit avant qu’il ait connaissance ou ait raisonnablement pu en avoir connaissance, l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil est incompatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, lu en combinaison avec le droit d’accès au juge.
Il appartient à la juridiction a quo de vérifier si la simulation est établie, si les parties demanderesses dans le litige pendant devant elle, en leur qualité d’exécuteur testamentaire, sont des tiers à la donation alléguée et, le cas échéant, si elles avaient connaissance de la contre-
lettre ou devaient raisonnablement en avoir connaissance avant l’expiration du délai de prescription.
En ce qui concerne le maintien des effets
B.14.1. Les parties défenderesses devant la juridiction a quo demandent qu’en cas de constat d’inconstitutionnalité, la Cour maintienne les effets de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil, au moins jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article 5.60 du Code civil, soit le 1er janvier 2023.
B.14.2. En vertu de l’article 28, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, si elle l’estime nécessaire, la Cour indique, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions ayant fait l’objet d’un constat d’inconstitutionnalité qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu’elle détermine.
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B.14.3. Le maintien des effets doit être considéré comme une exception à la nature déclaratoire de l’arrêt rendu au contentieux préjudiciel. Avant de décider de maintenir les effets de la disposition en cause, la Cour doit constater que l’avantage tiré de l’effet du constat d’inconstitutionnalité non modulé est disproportionné à la perturbation que ce constat impliquerait pour l’ordre juridique.
B.14.4. Compte tenu de la portée limitée du constat d’inconstitutionnalité précisé en B.13, il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 2262bis, § 1er, alinéa 1er, de l’ancien Code civil viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il peut avoir pour effet que, en cas de simulation, le délai de prescription applicable aux actions en nullité dirigées contre la contre-lettre expire avant que le tiers intéressé ait connaissance ou ait raisonnablement pu avoir connaissance de son existence.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 7 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul