Cour constitutionnelle
Arrêt n° 118/2024
du 7 novembre 2024
Numéro du rôle : 8150
En cause : le recours en annulation partielle de l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023
« modifiant les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 », introduit par Geert Lambrechts et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 22 janvier 2024 et parvenue au greffe le 23 janvier 2024, un recours en annulation partielle de l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023 « modifiant les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 »
(publiée au Moniteur belge du 24 juillet 2023) a été introduit par Geert Lambrechts, Dirk Bus, Jean de Ghellinck d’Elseghem Vaernewyck, Pascal Malumgré et Jan Creve, assistés et représentés par Me Philippe Vande Casteele, avocat au barreau d’Anvers, et par Me Stijn Verbist, avocat au barreau du Limbourg.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nicolas Bonbled, Me Sebastiaan De Meue et Me Junior Geysens, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 26 juin 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Danny Pieters et Kattrin Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de
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la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande des parties requérantes à être entendues, la Cour, par ordonnance du 17 juillet 2024, a fixé l’audience au 25 septembre 2024.
À l’audience publique du 25 septembre 2024 :
- ont comparu :
. Me Philippe Vande Casteele, pour les parties requérantes;
. Me Junior Geysens, également loco Me Nicolas Bonbled et Me Sebastiaan De Meue, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Danny Pieters et Kattrin Jadin ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1.1. Les parties requérantes soutiennent qu’elles justifient dûment d’un intérêt à leur recours en annulation.
La disposition attaquée affecte les avocats de manière directe et défavorable, étant donné qu’il leur est désormais plus difficile d’introduire une demande de suspension ou une demande de mesures provisoires auprès du Conseil d’État. Ce constat suffit déjà à étayer l’intérêt des première et quatrième parties requérantes, qui agissent en qualité d’avocat dans des procédures de référé administratif devant le Conseil d’État. Il démontre en outre l’intérêt des autres parties requérantes, puisque celles-ci ont déjà été parties à une procédure devant le Conseil d’État lors de laquelle elles étaient représentées par un avocat qui, comme c’est le cas de l’avocat des parties requérantes dans la procédure actuelle, a son cabinet dans une zone où l’infrastructure d’accès à internet est défaillante.
A.1.2. D’après le Conseil des ministres, les parties requérantes ne démontrent pas qu’elles sont affectées de manière directe et défavorable par la disposition attaquée, de sorte qu’elles n’ont aucun intérêt à leur recours en annulation. En ce qui concerne les deuxième, troisième et cinquième parties requérantes, il observe que la disposition attaquée ne s’applique pas à elles, étant donné qu’elles n’ont pas la qualité d’avocat. En outre, toutes les parties requérantes invoquent, à l’appui de leur intérêt, les difficultés de connexion à internet du cabinet de leur avocat. Or, la simple circonstance qu’un cabinet dispose d’une connexion à internet moins rapide ne signifie pas qu’il lui serait impossible de recourir à la procédure électronique. Enfin, à l’égard des première et quatrième parties requérantes, la simple obligation qui leur est imposée d’introduire par la voie électronique une demande de suspension ou une demande de mesures provisoires n’entrave pas l’exercice de leurs fonctions.
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Quant au fond
A.2. Les parties requérantes sollicitent l’annulation de l’article 17, § 1er, alinéa 2, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, tel que remplacé par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023 « modifiant les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 ».
Elles prennent un moyen unique de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10, 11, 12, 13 et 23
de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 160 de la Constitution, avec les articles 6, 13 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les principes généraux du droit d’accès au juge et de la bonne administration de la justice, avec le droit au libre choix d’un avocat, avec la liberté d’entreprendre, avec les principes généraux de la sécurité juridique, de la proportionnalité et du raisonnable, avec le libre choix du domicile et du lieu d’exercice de la profession et avec l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme.
A.3.1. D’après le Conseil des ministres, les parties requérantes n’expliquent pas en quoi la disposition attaquée violerait la liberté d’entreprendre, telle que garantie par l’article II.3 du Code de droit économique, de sorte que le moyen est irrecevable en ce qu’il invoque la violation de cette disposition. Les explications complémentaires que les parties requérantes ont apportées à ce sujet dans leur mémoire en réponse sont tardives.
A.3.2. Les parties requérantes soutiennent dans leur mémoire en réponse que la liberté d’entreprendre d’un avocat implique que celui-ci peut exercer sa profession à son entière discrétion et que l’obligation de déposer des pièces de procédure par la voie électronique restreint cette liberté, de sorte que le moyen est recevable en ce qu’il invoque la violation de cette liberté.
A.4.1. Dans la première branche, les parties requérantes font valoir que l’obligation, introduite par la disposition attaquée, de déposer et de traiter par la voie électronique les demandes de suspension et les demandes de mesures provisoires lorsque les parties sont assistées ou représentées par un avocat porte atteinte au droit d’accès au juge. Il n’existe selon elles aucun rapport raisonnable entre l’objectif poursuivi par le législateur d’éviter les pertes de temps liées à l’acheminement du courrier postal durant une procédure en référé administratif et la mesure attaquée. Par ailleurs, la disposition attaquée est imprécise sur plusieurs points. Ainsi, elle ne prévoit pas ce qui doit advenir d’une demande de suspension ou d’une demande de mesures provisoires qui n’est pas introduite par la voie électronique, ni d’un recours en annulation qui est introduit par courrier recommandé en même temps que la demande de suspension. Elle ne détermine pas davantage les modalités de traitement d’un recours en annulation introduit par courrier recommandé lorsqu’il est suivi d’une demande de suspension introduite par la voie électronique. La disposition attaquée viole en outre le principe de la proportionnalité, en ce qu’elle a pour conséquence que les parties requérantes ne peuvent plus désormais déposer de pièces que par l’intermédiaire de leur avocat.
A.4.2. Le Conseil des ministres estime que le moyen, en sa première branche, n’est pas fondé. Il relève que la Cour européenne des droits de l’homme a, dans l’arrêt Xavier Lucas c. France du 9 juin 2022
(ECLI:CE:ECHR:2022:0609JUD001556720), estimé que le recours obligatoire à une plateforme électronique pour l’introduction d’une action, lorsque le requérant est assisté d’un avocat, est compatible avec le droit d’accès au juge. D’après le Conseil des ministres, cette conclusion vaut également pour la disposition attaquée. Tout d’abord, cette dernière poursuit un objectif légitime d’intérêt général, à savoir éviter les pertes de temps dans une procédure où l’auditorat et les conseillers d’État doivent intervenir avec une extrême rapidité. Il observe à cet égard que la disposition attaquée prévoit la possibilité d’imposer un calendrier de la procédure établissant de très brefs délais. Le Conseil des ministres soutient par ailleurs que la disposition attaquée est proportionnée à cet objectif.
L’obligation de recourir à la procédure électronique est prévisible, elle ne s’applique qu’aux demandes de suspension et aux demandes de mesures provisoires et que si le requérant est assisté ou représenté par un avocat, et la législation existante tient compte du cas où les outils informatiques de la partie concernée sont temporairement indisponibles. Selon le Conseil des ministres, la disposition attaquée n’est pas du tout imprécise. Si la demande de suspension ou de mesures provisoires n’est pas introduite par la voie électronique, au mépris de la disposition attaquée, le Conseil d’État ne l’examinera pas et, par conséquent, ne se prononcera pas. La critique formulée par les parties requérantes selon laquelle la procédure en annulation subséquente devra également être traitée électroniquement n’est pas recevable, étant donné qu’elle est dirigée contre l’article 85bis de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État », pour lequel la Cour n’est pas compétente. À tout le moins, cette critique ne permet pas de conclure au caractère disproportionné de la mesure attaquée, vu que, comme il a été dit précédemment, la législation existante tient
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compte de la situation d’indisponibilité temporaire des outils informatiques de la partie concernée. Enfin, le Conseil des ministres souligne que l’avocat peut expressément habiliter son client à déposer des pièces.
A.5.1. Dans la deuxième branche, les parties requérantes dénoncent la violation de l’article 160 de la Constitution et des principes en matière de procédure, de sécurité juridique et de bonne administration de la justice, en ce que le législateur a omis de déterminer des principes essentiels de la procédure. Les parties requérantes renvoient à cet égard aux imprécisions contenues dans la disposition attaquée, mentionnées en A.4.1.
A.5.2. Le Conseil des ministres est d’avis que le moyen, en sa deuxième branche, n’est pas fondé. Il souligne que la disposition attaquée satisfait aux exigences de l’article 160 de la Constitution. En prévoyant dans la loi le caractère obligatoire du recours à la procédure électronique dans le cadre du référé administratif, le législateur a déterminé une règle essentielle de la procédure. Il lui était cependant loisible de laisser au Roi le soin d’arrêter les modalités précises de la procédure électronique.
A.6.1. Dans la troisième branche, les parties requérantes dénoncent la violation des articles 10, 11, 12 et 13
de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec le droit au libre choix d’un avocat, en ce que l’obligation de recourir à la procédure électronique s’applique également aux avocats dont le cabinet est sis dans des zones où l’infrastructure d’accès à internet est défaillante.
Or, il se déduit de la jurisprudence de la Cour que le recours obligatoire à une procédure électronique est subordonné à la disponibilité de l’infrastructure nécessaire à cet effet. Dès lors, la disposition attaquée viole le droit de l’avocat au libre choix de son domicile, étant donné qu’il sera contraint de déplacer son cabinet vers une zone permettant un accès numérique.
A.6.2. Le Conseil des ministres n’aperçoit pas ce que les parties requérantes entendent précisément par zones à l’infrastructure numérique défaillante, de sorte qu’on ne discerne pas au juste les deux situations qui sont comparées. Pour cette raison déjà , le moyen, en sa troisième branche, est dénué de fondement. En tout état de cause, la connectivité de l’infrastructure partout en Belgique est très élevée, raison pour laquelle le législateur a pu raisonnablement estimer que tous les avocats disposent en Belgique d’un accès à internet leur permettant d’utiliser la plateforme électronique du Conseil d’État. En outre, aucune exigence technique particulière ne s’impose à l’utilisation de la plateforme. Enfin, le moyen, en sa troisième branche, n’est pas fondé en ce qu’il invoque la violation de l’article 12 de la Constitution et de l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, étant donné que la disposition attaquée ne restreint en aucune manière le droit au libre choix du domicile.
A.7.1. Dans la quatrième branche, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée introduit une différence de traitement entre les parties requérantes dans le cadre d’une demande de suspension ou d’une demande de mesures provisoires devant le Conseil d’État suivant qu’elles sont assistées d’un avocat ou non. Selon elles, rien ne justifie raisonnablement cette différence de traitement, étant donné qu’une partie requérante, quand bien même elle serait assistée d’un avocat, peut choisir de se charger elle-même du dépôt de la demande ou de faire élection de domicile chez elle plutôt que son avocat. Les parties requérantes relèvent que le courrier électronique est un moyen qui manque de fiabilité et de sécurité, a fortiori lorsqu’on y a recours dans des zones où l’infrastructure d’accès à internet est insuffisante. L’arrêt de la Cour n° 49/2015 du 30 avril 2015
(ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.049), mentionné par le Conseil des ministres, ne conduit pas à une autre conclusion, dès lors que la Cour a déclaré constitutionnelle la disposition attaquée dans cet arrêt au motif qu’elle prévoyait une procédure de régularisation, alors que ce n’est pas le cas de la disposition attaquée dans le cadre du recours présentement examiné.
A.7.2. Le Conseil des ministres observe que la Cour a, dans son arrêt n° 49/2015, précité, déjà rejeté un grief similaire. La différence de traitement est objective et pertinente au regard de l’objectif poursuivi par le législateur, à savoir accélérer et faciliter la procédure de référé administratif, de sorte qu’on peut tenir compte du calendrier serré de cette procédure. Il se déduit de l’arrêt Xavier Lucas c. France de la Cour européenne des droits de l’homme, mentionné en A.4.2, que la différence de traitement est également proportionnée.
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-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Le recours tend à l’annulation de l’article 17, § 1er, alinéa 2, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 (ci-après : les lois coordonnées sur le Conseil d’État), tel que remplacé par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023 « modifiant les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 » (ci-après : la loi du 11 juillet 2023). L’article 17 des lois coordonnées sur le Conseil d’État porte sur la demande de suspension et sur la demande de mesures provisoires devant le Conseil d’État. Le deuxième alinéa de cette disposition, tel que remplacé par la disposition attaquée, est libellé comme suit :
« La demande de suspension ou de mesures provisoires est introduite et traitée par la voie électronique, en tout cas, lorsque les parties sont assistées ou représentées par un avocat ou qu’elles sont une autorité visée à l’article 14, § 1er ».
B.2.1. La disposition attaquée s’inscrit dans le cadre d’une réforme plus globale du Conseil d’État. Outre une extension du cadre du personnel de la section de législation et de la section du contentieux administratif du Conseil d’État, introduite par la loi du 6 septembre 2022
« modifiant l’article 69 des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973 », cette réforme intègre également une composante relative au fond, concrétisée par la loi du 11 juillet 2023. Cette composante prévoit entre autres une réforme des procédures devant le Conseil d’État afin de raccourcir le temps de traitement et de promouvoir la sécurité juridique (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-3220/001, p. 4). Les travaux préparatoires de la loi du 11 juillet 2023 pointent les éléments suivants concernant la réforme de la procédure de suspension et de demande de mesures provisoires, à laquelle participe notamment la disposition attaquée :
« 1. Les modifications apportées à l’article 17 des lois coordonnées sur le Conseil d’État ont pour objectif d’optimaliser la procédure de suspension et de permettre une approche sur mesure fondée sur l’urgence qui est invoquée dans la demande de suspension. Une affaire, lorsqu’elle est urgente, fera en tout cas l’objet d’un arrêt de suspension dans un délai de trois mois et plus rapidement si cela s’avère nécessaire.
2. Deux mesures-clés doivent permettre d’atteindre cet objectif.
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D’une part, il s’agit d’uniformiser la procédure de suspension ‘ ordinaire ’ existante et la procédure ‘ en extrême urgence ’ (‘ EU ’), cette dernière devant rester exceptionnelle.
D’autre part, en recourant à un calendrier de la procédure, le Conseil d’État se dote d’un instrument lui permettant de gérer activement la procédure en fonction de l’urgence concrète et de veiller ainsi à assurer son traitement dans les meilleurs délais.
[...]
10. Lorsque l’auditeur rédige un rapport écrit, ce rapport devra également être notifié aux parties préalablement à l’audience, au plus tard cinq jours ouvrables avant celle-ci. [...]
[...]
Mais même si moins de procédures de suspension doivent être engagées grâce au délai de traitement plus rapide de la procédure en annulation, quelques mesures d’accompagnement doivent permettre de respecter ce timing serré.
13. Afin d’éviter les pertes de temps liées à l’acheminement du courrier postal, il est prévu qu’une procédure de suspension se déroule au moyen de la procédure électronique prévue par l’article 85bis du règlement général de procédure.
Toute partie impliquée dans une procédure de suspension, que ce soit comme partie requérante ou comme partie intervenante, et qui se fait assister ou représenter à cet effet par un avocat, se verra dorénavant imposer l’obligation d’introduire les pièces de procédure (par exemple : la requête en suspension, la requête en intervention, les pièces justificatives accompagnant ces requêtes) par la voie électronique. Cette obligation d’utiliser la procédure électronique s’applique également à la partie adverse, même si elle choisit de ne pas recourir à un avocat. Cette obligation est dictée par le délai particulièrement court dont disposent désormais l’auditorat et le Conseil pour se prononcer sur ces demandes de référé. Elle contribuera à ce que l’on puisse consulter immédiatement le dépôt d’une pièce, toutes les notifications et facilitera les échanges entre toutes les parties ainsi qu’avec le greffe, le conseil et l’auditorat, cette procédure électronique permettant aussi de réduire sensiblement le délai lié à l’intervention des services postaux. On notera à cet égard que l’article 85bis, § 14, du règlement général de procédure, tient compte de la possibilité que la procédure électronique soit temporairement indisponible.
Le fait que la procédure électronique soit imposée aux parties précitées n’empêche évidemment pas les parties qui ne tombent pas dans le champ d’application de cette définition (par exemple, les parties requérantes ou intervenantes qui ne se font pas assister ou représenter par un avocat) de pouvoir opter également pour cette procédure. Il est également dans leur intérêt d’opter pour la procédure électronique, étant donné que celle-ci permet de prendre plus rapidement connaissance des communications relatives à l’affaire. Il suffit de faire référence au bref délai séparant le dépôt du rapport de l’auditeur de l’audience publique (5 jours ouvrables).
Dans un arrêt récent du 9 juin 2022 (Lucas c/ France), la Cour européenne des droits de l’homme a notamment jugé qu’il n’était pas irréaliste ni déraisonnable d’exiger l’utilisation
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d’un tel service électronique par les professionnels du droit qui recourent largement et de longue date à l’outil informatique » (ibid., pp. 9 et 14-16).
B.2.2. La procédure électronique devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État a été instaurée par l’arrêté royal du 13 janvier 2014 « modifiant l’arrêté du Régent du 23 août 1948 déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État, l’arrêté royal du 5 décembre 1991 déterminant la procédure en référé devant le Conseil d’État et l’arrêté royal du 30 novembre 2006 déterminant la procédure en cassation devant le Conseil d’État, en vue d’instaurer la procédure électronique » (ci-après : l’arrêté royal du 13 janvier 2014). À cette fin, cet arrêté a inséré un article 85bis dans l’arrêté du Régent du 23 août 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat » (ci-après : l’arrêté du Régent du 23 août 1948). Cette disposition, qui s’applique également au référé administratif, prévoit, à partir du 1er février 2014, un échange électronique des actes de procédure ainsi que des notifications via un système d’application en ligne géré par le Conseil d’État, qui fait office de plateforme sécurisée.
En vertu de l’article 85bis, § 1er, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948, toute partie, qu’elle soit assistée ou représentée par un avocat ou non, peut recourir à la procédure électronique.
Cette disposition prévoit la possibilité, et non l’obligation, d’avoir recours à la procédure électronique. Aussi, les parties restent libres de recourir au système existant, qui consiste à envoyer les pièces de procédure, les notifications, les avis et les convocations par pli recommandé (article 84, alinéas 1er et 2, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948), mais, dès qu’une partie a procédé au dépôt d’un acte de procédure par la voie électronique, le choix de cette procédure, dans le cadre de l’affaire concernée, est définitif et cette partie ne peut plus accomplir les autres actes de la procédure que selon le même mode (article 85bis, § 4, de l’arrêté précité). L’article 85bis règle de manière détaillée le recours à la procédure électronique. Ainsi, l’utilisateur qui souhaite avoir accès à cette plateforme doit s’enregistrer au moyen d’une carte d’identité électronique (§ 3, alinéas 1er et 2). Le dépôt des pièces de procédure s’opère par ajout dans le système d’application en ligne (§ 7, alinéa 1er), dont le déposant reçoit une confirmation. Le Conseil d’État partage avec les personnes qui ont opté pour la procédure électronique les pièces de procédure ainsi que les notifications, les avis et les convocations par
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dépôt dans le dossier électronique. Ces personnes en sont avisées par courrier électronique (§ 13, alinéas 1er et 2). Enfin, le paragraphe 14 de l’article 85bis énonce la règle applicable au cas où le système d’application en ligne ou les outils informatiques d’une partie recourant à la procédure électronique sont temporairement indisponibles.
B.2.3. La disposition attaquée prévoit un recours obligatoire à la procédure électronique pour le dépôt et le traitement de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires, lorsque les parties sont assistées ou représentées par un avocat ou qu’elles sont une autorité au sens de l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État. Cette dernière disposition mentionne les autorités dont les actes peuvent être attaqués devant le Conseil d’État, à savoir les autorités administratives ainsi que, pour autant qu’il s’agisse d’actes relatifs à un marché public ou à un membre du personnel de l’autorité concernée, les assemblées législatives, les juridictions et le Conseil supérieur de la justice, ou leurs organes. La disposition attaquée entre en vigueur le 1er janvier 2025, à moins que le Roi fixe une date d’entrée en vigueur antérieure (article 28, alinéa 2, de la loi du 11 juillet 2023), et s’applique aux recours et aux autres demandes qui ont été inscrits au rôle du Conseil d’État à partir de cette date (article 29, alinéa 3, de la loi précitée).
Quant à l’intérêt
B.3.1. Le Conseil des ministres conteste l’intérêt des parties requérantes.
B.3.2. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée.
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B.3.3. La première et la quatrième parties requérantes exercent la profession d’avocat et justifient dès lors de l’intérêt requis pour demander l’annulation d’une disposition qui impose au justiciable assisté ou représenté par un avocat l’envoi électronique de pièces de procédure.
Étant donné que le recours est recevable en ce qui concerne les première et quatrième parties requérantes, l’intérêt des deuxième, troisième et cinquième parties requérantes ne doit pas être examiné.
Quant à la recevabilité du moyen unique
B.4. Pour satisfaire aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, les moyens de la requête doivent faire connaître, parmi les règles dont la Cour garantit le respect, celles qui seraient violées ainsi que les dispositions qui violeraient ces règles et exposer en quoi ces règles auraient été transgressées par ces dispositions.
Les parties requérantes n’exposent pas en quoi la disposition attaquée violerait la liberté d’entreprendre, garantie par les articles II.3 et II.4 du Code de droit économique, par l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles et par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elles n’exposent pas non plus en quoi l’article 23 de la Constitution serait violé.
Le moyen unique est irrecevable en ce qu’il est pris de la violation de ces normes de contrôle.
Quant au fond
B.5. Les parties requérantes prennent un moyen unique de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10, 11, 12 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 160
de la Constitution, avec les articles 6, 13 et 14 de la Convention européenne des droits de
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l’homme, avec les principes généraux du droit d’accès au juge et de la bonne administration de la justice, avec le droit au libre choix d’un avocat, avec les principes généraux de la sécurité juridique, de la proportionnalité et du raisonnable, avec le libre choix du domicile et du lieu d’exercice de la profession et avec l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme.
Le moyen est divisé en différentes branches.
En ce qui concerne la compatibilité du recours obligatoire à la procédure électronique pour la demande de suspension et pour la demande de mesures provisoires avec les droits fondamentaux et avec les principes généraux du droit (première, troisième et quatrième branches)
B.6.1. Les parties requérantes critiquent dans leur première branche l’introduction d’une obligation de dépôt électronique de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires lorsque les parties sont assistées ou représentées par un avocat, et dénoncent également les conséquences incertaines de cette obligation.
Dans la troisième branche, elles reprochent à la disposition attaquée de ne pas établir de distinction, dans l’application du recours obligatoire à la procédure électronique, en fonction de la qualité de la connexion ou de l’infrastructure d’accès à internet dans la zone où est implanté le cabinet de l’avocat.
Dans la quatrième branche, les parties requérantes allèguent que la disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre les parties qui introduisent une demande de suspension ou une demande de mesures provisoires devant le Conseil d’État suivant qu’elles sont assistées ou représentées par un avocat ou non.
B.6.2. La Cour examine ces trois branches conjointement.
B.7.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
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L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7.2. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.7.3. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit également le principe d’égalité et de non-discrimination en ce qui concerne la jouissance des droits et libertés mentionnés dans cette Convention et dans ses protocoles additionnels.
B.8.1. L’article 13 de la Constitution implique un droit d’accès au juge compétent. Le droit d’accès au juge est également garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et par un principe général du droit.
B.8.2. Le droit d’accès au juge, qui doit être garanti à chacun dans le respect des articles 10
et 11 de la Constitution et de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, constitue un aspect essentiel du droit à un procès équitable et est fondamental dans un État de droit. Le droit de s’adresser à un juge concerne tout autant la liberté d’agir en justice que celle de se défendre.
Le droit d’accès au juge peut être soumis à des conditions de recevabilité. Ces conditions ne peuvent cependant aboutir à restreindre le droit d’accès au juge de manière telle que celui-
ci s’en trouve atteint dans sa substance même. Tel serait le cas si les restrictions imposées ne tendaient pas vers un but légitime et s’il n’existait pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La compatibilité d’une telle restriction avec le droit d’accès au juge dépend des particularités de la procédure en cause et s’apprécie au regard de
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l’ensemble du procès (CEDH, 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0224JUD004923007, § 36; 29 mars 2011, RTBF c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:0329JUD005008406, § 70; 18 octobre 2016, Miessen c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2016:1018JUD003151712, § 64; 17 juillet 2018, Ronald Vermeulen c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2018:0717JUD000547506, § 58).
Plus particulièrement, les règles relatives aux formalités et délais fixés pour former un recours visent à assurer une bonne administration de la justice et à écarter les risques d’insécurité juridique. Toutefois, ces règles ne peuvent empêcher les justiciables de se prévaloir des voies de recours disponibles.
En effet, le droit d’accès au juge « se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente » (CEDH, 24 mai 2011, Sabri Güneş c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2011:0524JUD002739606, § 58; 13 janvier 2011, Evaggelou c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2011:0113JUD004407807, § 19; 18 octobre 2016, Miessen c. Belgique, précité, § 66).
B.8.3. Le droit à un procès équitable, tel que garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, peut impliquer pour le justiciable l’assistance d’un conseil pour la comparution devant une juridiction lorsque les circonstances de l’espèce font apparaître comme très improbable que la personne concernée puisse défendre utilement sa propre cause (CEDH, 9 octobre 1979, Airey c. Irlande, ECLI:CE:ECHR:1979:1009JUD000628973, § 26; 15 février 2005, Steel et Morris c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:2005:0215JUD006841601, §§ 61-63).
B.9. Enfin, le principe de la sécurité juridique interdit au législateur de porter atteinte sans justification objective et raisonnable à l’intérêt que possèdent les sujets de droit d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.10.1. La disposition attaquée prévoit une obligation de dépôt et de traitement par la voie électronique de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires lorsque les
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parties sont assistées ou représentées par un avocat ou qu’elles sont des autorités visées à l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État. L’obligation précitée est énoncée clairement dans la disposition attaquée.
B.10.2. Bien que la disposition attaquée n’associe expressément aucune conséquence au manquement à cette obligation, il convient de considérer, avec le Conseil des ministres, que le mode d’introduction des pièces de procédure constitue une formalité substantielle, de sorte qu’une demande qui n’est pas introduite par la voie électronique ne sera, en principe, pas inscrite au rôle et ne sera donc pas recevable. En ce que les parties requérantes prétendent que la disposition attaquée manque de clarté sur ce point, leur grief n’est dès lors pas fondé.
B.10.3. En ce que les parties requérantes soutiennent que l’on ne discerne pas clairement les conséquences d’une introduction par la voie électronique d’une demande de suspension ou d’une demande de mesures provisoires sur la façon dont doivent être introduits et traités les autres actes de procédure subséquents, il se déduit de l’article 85bis, § 4, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 que leur grief n’est pas fondé. Pour le surplus, la Cour n’est pas compétente pour contrôler une disposition d’un arrêté réglementaire.
B.11. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2.1 que la disposition attaquée est motivée par les brefs délais que la loi du 11 juillet 2023 accorde à l’auditorat et au Conseil d’État pour se prononcer sur la demande de suspension et sur la demande de mesures provisoires. Ainsi, en cas de demande ordinaire de suspension, le rapport écrit doit être communiqué, au plus tard cinq jours ouvrables avant l’audience, au conseiller rapporteur et aux parties (article 17, § 4, alinéa 3, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, tel que remplacé par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023) et l’arrêt doit être prononcé au plus tard dans les dix jours ouvrables de l’audience (article 17, § 4, alinéa 7, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, tel que remplacé par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023). En cas de demande de suspension en extrême urgence, l’arrêt doit être prononcé au plus tard dans les cinq jours ouvrables de l’audience (article 17, § 5, alinéa 3, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, tel que remplacé par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023). La disposition attaquée vise donc, en sus d’autres mesures, telles que l’introduction d’un calendrier de procédure comportant de brefs délais pour les parties (article 17, § 4, alinéa 1er, et article 17, § 5, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le
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Conseil d’État, tels que remplacés par l’article 5 de la loi du 11 juillet 2023), à contribuer à accélérer et à simplifier la procédure en référé et, indirectement, la procédure en annulation devant le Conseil d’État.
Par conséquent, la mesure attaquée poursuit un objectif légitime d’intérêt général (CEDH, 9 juin 2022, Xavier Lucas c. France, ECLI:CE:ECHR:2022:0609JUD001556720, § 46;
16 février 2021, Stichting Landgoed Steenbergen e.a. c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:2021:0216JUD001973217, § 50) et est également appropriée au regard de cet objectif, étant donné que le recours à la procédure électronique permet à l’auditorat et au Conseil d’État de consulter sans délai les pièces et de procéder immédiatement à leur examen.
Par ailleurs, le recours à la procédure électronique donne à l’avocat concerné la possibilité de prendre connaissance plus rapidement des actes de procédure et des autres communications accomplies dans le cadre de l’affaire.
B.12.1. L’article 17, § 1er, alinéa 2, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, tel que remplacé par la disposition attaquée, a pour conséquence que seule la partie qui est assistée ou représentée par un avocat est soumise à l’obligation d’introduction et de traitement électroniques de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires.
B.12.2. Pareille distinction repose sur un critère objectif et pertinent au regard de l’objectif poursuivi.
La mission spécifique de représentation en justice d’un avocat, de même que ses obligations déontologiques et professionnelles, peuvent justifier d’exiger de lui qu’il recoure à un système de procédure électronique pour introduire des pièces de procédure, dans le cadre de l’assistance qu’il fournit à son client; or, comme il est dit en B.2.2, il est familiarisé avec ce système depuis longtemps (CEDH, 9 juin 2022, Xavier Lucas c. France, précité, § 51;
16 février 2021, Stichting Landgoed Steenbergen e.a. c. Pays-Bas, précité, § 52).
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De plus, en sa qualité d’auxiliaire de justice, l’avocat est un professionnel dont le législateur a pu présumer qu’il possède le matériel informatique adéquat pour introduire ses pièces de procédure via le système d’application en ligne du Conseil d’État.
Les parties requérantes soutiennent que les avocats dont le cabinet est sis dans des endroits où la vitesse d’internet est faible ou dont l’infrastructure d’accès à internet est moins performante sont empêchés d’utiliser le système d’application en ligne du Conseil d’État.
Cette critique, qui ne vise en réalité pas tant la disposition attaquée que l’application de l’article 85bis, § 3, alinéas 1er et 2, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948, n’est en tout état de cause pas convaincante. Ainsi, le rapport au Roi relatif à l’arrêté royal du 13 janvier 2014
mentionne que l’exigence d’enregistrement à l’aide d’une carte d’identité électronique (article 85bis, § 3, alinéas 1er et 2, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948) revient, « pour l’essentiel, [à ] disposer, outre d’un ordinateur, d’un accès à un internet à haut débit, d’une adresse de messagerie électronique et d’un lecteur de cartes utilisable pour les cartes d’identité »
(Moniteur belge, 16 janvier 2014, p. 2995). En vertu de l’article 85bis, § 7, alinéa 1er, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948, l’auteur du dépôt doit suivre les indications données sur le site du Conseil d’État et ajouter la pièce de procédure et ses annexes éventuelles « dans un des formats mentionnés sur le site ». Le rapport au Roi précité précise, concernant cette exigence, que « [le site] est conçu pour accepter les formats de traitement de texte usuels, ainsi que le PDF » (ibid., p. 2997). Les documents qui ne sont pas aisément convertibles en un de ces formats sont envoyés sous pli recommandé à la poste dans les trois jours ouvrables du dépôt de la requête (article 85bis, § 7, alinéa 2, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948).
La circonstance, invoquée par les parties requérantes, qu’il existe en Belgique des endroits où la vitesse d’internet est plus faible ou dont l’infrastructure d’accès à internet est moins performante n’empêche donc pas l’utilisation du système d’application en ligne du Conseil d’État.
B.13.1. En instaurant une obligation de dépôt et de traitement électroniques de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires et en imposant celle-ci aux seules parties
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assistées ou représentées par un avocat, la disposition attaquée ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits des personnes concernées.
À l’instar des autres exigences de forme auxquelles doivent satisfaire la demande de suspension et la demande de mesures provisoires, telles qu’elles sont entre autres déterminées dans les articles 2 et 3 de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 et dans l’article 8 de l’arrêté royal du 5 décembre 1991 « déterminant la procédure en référé devant le Conseil d’État », l’obligation attaquée peut faire l’objet d’une procédure de régularisation, prévue par l’article 3bis de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 : la partie requérante dispose de la possibilité de régulariser l’éventuelle irrégularité commise lors du dépôt électronique de la requête dans les quinze jours de la réception du courrier par lequel le greffier en chef l’invite à régulariser sa requête.
De plus, comme il est dit en B.2.2 et comme il est rappelé également dans les travaux préparatoires mentionnés en B.2.1, l’article 85bis, § 14, de l’arrêté du Régent du 23 août 1948
règle expressément le cas où le système d’application en ligne du Conseil d’État ou les outils informatiques d’une partie utilisant la procédure électronique sont temporairement indisponibles. Au cas où le site de procédure électronique du Conseil d’État est temporairement indisponible pendant plus d’une heure, tout délai qui arrive à échéance le jour où cette indisponibilité survient est de plein droit prorogé jusqu’à la fin du jour ouvrable suivant le jour au cours duquel l’indisponibilité a pris fin (§ 14, alinéa 1er). Au cas où les outils informatiques d’une partie utilisant la procédure électronique sont temporairement indisponibles, tout envoi peut être adressé au Conseil d’État sous pli recommandé ou par courrier électronique, envoi dans lequel il est fait mention de l’indisponibilité. La partie en cause dépose le contenu de l’envoi sur le site dès que possible (§ 14, alinéa 3).
La démonstration d’un cas fortuit ou de force majeure permet de surcroît d’échapper à la sanction d’irrecevabilité de la demande ou de la pièce de procédure.
L’audience qui se tient ou que l’avocat concerné peut requérir offre à ce dernier la possibilité de démontrer qu’il se trouve dans un des cas visés ci-dessus.
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Enfin, comme il est dit en B.2.3, une entrée en vigueur différée de la disposition attaquée a été prévue, afin de donner aux avocats la possibilité de s’adapter à l’obligation attaquée.
B.13.2. L’obligation de dépôt et de traitement électroniques des demandes de suspension et de mesures provisoires pour la partie assistée ou représentée par un avocat ne porte dès lors pas une atteinte disproportionnée au principe d’égalité et de non-discrimination ni au droit d’accès au juge.
B.14. Le contrôle au regard du principe de la proportionnalité et du principe du raisonnable ainsi qu’au regard de la liberté de toute personne de choisir librement sa résidence, garantie par l’article 12, alinéa 1er, de la Constitution et par l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, ne conduit pas à une autre conclusion, indépendamment de la question de savoir si l’obligation imposée à un avocat de déposer des pièces de procédure par la voie électronique constitue une ingérence dans cette liberté.
B.15. Le moyen unique, en ses première, troisième et quatrième branches, n’est pas fondé.
En ce qui concerne le principe de légalité (deuxième branche)
B.16. Dans une deuxième branche, les parties requérantes dénoncent la violation de l’article 160 de la Constitution, en ce que la disposition attaquée ne règle pas les conséquences de l’obligation de dépôt électronique de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires.
La Cour comprend cette branche du moyen en ce sens qu’il lui est demandé de contrôler la disposition attaquée au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de légalité énoncé à l’article 160, alinéa 1er, de la Constitution.
B.17. En ce que les parties requérantes soutiennent dans leur grief que la disposition attaquée ne prévoit pas ce qui doit advenir de la demande de suspension et de la demande de
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mesures provisoires qui n’ont pas été introduites par la voie électronique, il découle de ce qui est dit en B.10.2 que le grief repose sur une prémisse erronée.
Par conséquent, la Cour examine cette branche du moyen uniquement en ce qu’elle se rapporte aux conséquences citées en B.10.3.
B.18. Comme indiqué précédemment, la disposition attaquée se limite à introduire une obligation de dépôt et de traitement électroniques de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires lorsque les parties sont assistées ou représentées par un avocat ou lorsqu’il s’agit d’autorités au sens de l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, et il est renvoyé pour les modalités de ce dépôt au système d’application en ligne existant géré par le Conseil d’État, tel que réglé à l’article 85bis de l’arrêté du Régent du 23 août 1948, qui précise notamment les conséquences du choix de la procédure électronique (§ 4).
B.19. L’article 30, § 1er, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État dispose :
« La procédure à suivre devant la section du contentieux administratif dans les cas visés aux articles 11, 11bis, 12, 13, 14, 14ter, 16, 17, 30/1, 36 et 38 sera déterminée par un arrêté royal délibéré en Conseil des ministres ».
Ainsi, le législateur a estimé devoir confier au Roi le pouvoir de déterminer la procédure à suivre dans le cadre de la demande de suspension et de la demande de mesures provisoires.
B.20.1. L’article 160, alinéa 1er, de la Constitution dispose :
« Il y a pour toute la Belgique un Conseil d’État, dont la composition, la compétence et le fonctionnement sont déterminés par la loi. Toutefois, la loi peut attribuer au Roi le pouvoir de régler la procédure conformément aux principes qu’elle fixe ».
B.20.2. La seconde phrase de cette disposition vise à maintenir la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, telle qu’elle était prévue par les
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lois coordonnées sur le Conseil d’État, en vigueur lors de la publication, le 29 juin 1993, de l’article 160 de la Constitution. Elle confirme qu’il appartient au législateur de déterminer les prescriptions fondamentales de la procédure devant la section d’administration du Conseil d’État et au Roi de préciser les règles de procédure (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 831/1, pp. 2-4, et n° 831/3, p. 3).
Il a été observé, lors de cette révision constitutionnelle, que la circonstance que, depuis la création du Conseil d’État, la procédure était réglée par le Roi n’avait pas porté atteinte aux droits des justiciables (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 831/3, pp. 4 et 7).
La seconde phrase de la disposition constitutionnelle précitée concerne les matières qui pouvaient être réglées par le Roi en vertu des lois coordonnées sur le Conseil d’État, telles qu’elles étaient alors en vigueur (ibid., pp. 5 et 7; Doc. parl., Sénat, S.E. 1991-1992, n° 100-
48/2°, p. 3).
Le Constituant a, dès lors, établi la constitutionnalité de la délégation au Roi en vertu de laquelle a été adoptée la forme du dépôt des pièces de procédure devant le Conseil d’État, déterminée à l’article 84 de l’arrêté du Régent du 23 août 1948, tel qu’il était en vigueur à l’époque.
B.20.3. Dès lors que la disposition attaquée se rapporte également à la forme du dépôt des pièces de procédure devant le Conseil d’État, il s’ensuit que la circonstance que la disposition attaquée ne règle pas les conséquences mentionnées en B.10.3 a pour fondement juridique l’article 160, alinéa 1er, de la Constitution et ne peut donc violer les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.21. Le moyen unique, en sa deuxième branche, n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 7 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen