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30/01/2025 | BELGIQUE | N°11/2025

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 30 janvier 2025, 11/2025


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 11/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8129
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009
« relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café », posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie,

assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en av...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 11/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8129
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009
« relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café », posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 21 décembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 27 décembre 2023, la Cour d’appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 30 de la loi du 21 décembre 2009 relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Protocole additionnel du 20 mars 1952 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 16 de la Constitution, en ce qu’il oblige le juge pénal à prononcer la confiscation des produits d’accise pour lesquels l’accise est exigible et qui ont été soustraits au régime suspensif des droits d’accise, avec pour conséquence civile de cette condamnation pénale que tous les prévenus doivent être condamnés solidairement au paiement de la contre-valeur en cas de non-représentation des biens concernés, sans que le juge pénal puisse, de manière générale, sur la base de circonstances atténuantes, renoncer, totalement ou partiellement, à la confiscation en matière d’accises ou modérer la confiscation dans le cas où elle porterait à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle qu’elle constituerait une mesure disproportionnée au but légitime qu’elle poursuit, de sorte qu’elle entraînerait une violation du droit de propriété ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- la SA « Solebro », assistée et représentée par Me Erika Swysen, avocate au barreau de Bruxelles, et par Me Jurgen Gevers, avocat au barreau d’Anvers;
- la SA « Holberg », assistée et représentée par Me Patricio Diaz Gavier, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Bernard Derveaux, avocat au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SA « Solebro »;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 20 novembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Sabine de Bethune et Thierry Giet, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par son jugement du 19 novembre 2021, le Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles a condamné pénalement la SRL « Minak », la SA « Solebro » et la SA « Holberg », ainsi que l’administrateur des deux premières et le représentant de la troisième, du chef de diverses infractions à la loi du 21 décembre 2009
« relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café » (ci-après : la loi du 21 décembre 2009). Sur le plan fiscal, le Tribunal a condamné la SRL « Minak » et la SA « Holberg » ainsi que l’administrateur et représentant de ces sociétés à payer à l’État belge les intérêts de retard encore dus. Le Tribunal a rejeté la confiscation des biens soustraits demandée par l’État belge ainsi que l’action en paiement de la contre-valeur pour non-représentation de ces biens, au motif que cette peine serait déraisonnable et inhumaine, compte tenu de la situation financière de la SRL « Minak » et de son administrateur, outre la peine d’emprisonnement et les amendes qui leur ont été infligées et les dettes fiscales qu’ils ont déjà acquittées.
La SA « Holberg » et son représentant ont interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Bruxelles.
Parallèlement, le ministère public a interjeté appel subséquent pour ce qui concerne les peines prononcées contre l’administrateur et représentant des sociétés. Enfin, l’État belge a interjeté appel des peines prononcées à l’égard de l’administrateur et/ou représentant de la SRL « Minak », de la SA « Solebro » et de la SA « Holberg ».
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Devant la Cour d’appel, les parties se sont livrées à une discussion relative au refus du Tribunal de première instance de prononcer la confiscation et le paiement de la contre-valeur pour non-représentation des biens soumis à accise ayant été soustraits. Le Tribunal avait jugé qu’une confiscation de biens ne se trouvant plus dans le patrimoine constituerait une peine déraisonnable et inhumaine, compte tenu des autres condamnations et de la situation financière des intéressés.
La juridiction a quo constate tout d’abord qu’en cas d’application de l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009, le juge pénal ne peut admettre des circonstances atténuantes ni modérer la confiscation. Elle constate en outre que la Cour s’est déjà prononcée sur la possibilité qu’a le juge de modérer ou non la confiscation ou d’admettre ou non des circonstances atténuantes, notamment en ce qui concerne la différence de traitement entre l’administration des douanes, qui peut admettre des circonstances atténuantes, et le juge pénal, qui n’a pas cette faculté. Selon la juridiction a quo, la possibilité dont dispose le juge pénal de renoncer totalement ou partiellement à une confiscation obligatoire en matière d’accises devrait impliquer que l’effet civil de cette confiscation, à savoir l’obligation d’établir la contre-valeur des biens non représentés, puisse également être modéré. La juridiction a quo constate que la Cour constitutionnelle ne s’est pas encore prononcée sur la constitutionnalité de la disposition en cause. Aussi la juridiction a quo pose-t-elle à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. La SA « Holberg » rejoint la juridiction a quo sur la nécessité de poser une question préjudicielle à la Cour. Elle estime que la question préjudicielle porte en particulier sur la condamnation au paiement de la contre-
valeur des biens non retenus en cas de non-représentation de ceux-ci. Selon elle, cette nécessité découle de ce que cette condamnation forme un ensemble indissociable avec la confiscation proprement dite.
En outre, la SA « Holberg » souligne la possibilité générale qu’a le juge pénal de modérer une confiscation de droit commun. Elle se réfère à la jurisprudence de la Cour, dont il découle qu’une possibilité de modération doit être prévue dans l’hypothèse où la confiscation porterait une atteinte disproportionnée à la situation financière de l’intéressé. En juger autrement pourrait entraîner une violation du principe d’égalité et du droit de propriété. La SA « Solebro » pointe l’équivalence entre l’article 42, 1°, du Code pénal et l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009. Elle estime que, dans un cas comme dans l’autre, il existe un lien direct avec l’infraction, ce qui indique le caractère comparable de ces deux cas, de sorte que la jurisprudence de la Cour doit être transposée à cet égard.
A.2. Dès lors que l’on retire au juge pénal toute marge d’appréciation et que l’on ne permet pas la prise en compte d’éléments factuels pertinents, la SA « Solebro » estime qu’il n’est pas question d’une ingérence raisonnable dans le droit de propriété. On parle en effet d’une obligation d’imposer une confiscation, sans la moindre possibilité d’admettre des circonstances atténuantes et indépendamment de la situation financière de l’intéressé. La SA « Solebro » souligne à cet égard que la confiscation en cause a un caractère réel. C’est ce qui, selon elle, découle mutatis mutandis de l’article 221 de la loi générale sur les douanes et accises, coordonnée le 18 juillet 1977 (ci-après : la loi du 18 juillet 1977). Elle se réfère également à la jurisprudence constante de la Cour de cassation, dont il découlerait que, en raison de ce caractère réel, la confiscation doit obligatoirement être prononcée, quel que soit le propriétaire réel du bien et quel que soit le contribuable condamné. D’après cette jurisprudence, l’obligation empêche également le bénéfice de la suspension ou du sursis de l’exécution. La SA « SOLEBRO » estime de surcroît que le caractère réel entraîne automatiquement la condamnation au paiement de la contre-valeur des biens dans l’hypothèse où ceux-ci ne figureraient plus dans le patrimoine de l’intéressé.
Par conséquent, la SA « SOLEBRO » considère que l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009 prive le juge de toute marge d’appréciation de la mesure au point d’entraîner une ingérence disproportionnée dans le droit de propriété de la personne condamnée. Pour appuyer sa thèse, elle renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne
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des droits de l’homme selon laquelle toute confiscation n’est compatible avec le droit de propriété que pour autant que cette mesure n’impose pas une charge excessive et disproportionnée. Elle souligne également que la Cour constitutionnelle a déjà jugé que l’obligation de confiscation sans possibilité d’individualisation est inconstitutionnelle en ce qu’elle contraint le juge à prononcer la confiscation lorsque celle-ci porte une atteinte telle à la situation financière de l’intéressé qu’elle viole le droit de propriété. En décider autrement dans le cas d’espèce ferait naître une différence de traitement injustifiée.
La SA « Solebro » renvoie également à la jurisprudence de la Cour, dont il découle que la condamnation au paiement de la contre-valeur des biens confisqués est indissociablement liée à la peine de confiscation. Cette action civile n’a pas non plus pour but de réparer le dommage découlant de l’infraction, mais plutôt d’indemniser l’État belge pour le dommage, conformément à l’article 1382 de l’ancien Code civil. La SA « Solebro » estime que la question préjudicielle doit également porter sur cette condamnation civile.
Enfin, la SA « Solebro » soutient que le Conseil des ministres se base sur la prémisse erronée selon laquelle la confiscation résultant des dispositions en cause et de l’article 42, 1°, du Code de droit pénal revêt un caractère absolu. Toute disposition législative ayant un caractère absolu est incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
A.3.1. Le Conseil des ministres estime quant à lui que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.3.2. Il soutient tout d’abord que la prudence s’impose pour ce qui est de transposer les enseignements relatifs à la confiscation de droit commun à la confiscation visée dans la disposition en cause. Il souligne que le pouvoir de modération du juge pénal découle généralement de dispositions spécifiques du droit pénal spécial, de sorte qu’il n’est nullement question d’un pouvoir général de modération. C’est délibérément que le législateur n’a prévu un tel pouvoir qu’en cas d’infractions spécifiques.
A.3.3. Le Conseil des ministres fait ensuite valoir qu’il faut faire preuve de prudence lorsque l’on compare la confiscation prévue en droit commun avec la confiscation prévue par le droit pénal douanier. Ainsi, il ne saurait être question d’un pouvoir de modération pour les infractions douanières au seul motif que le droit pénal commun prévoit une telle possibilité pour des infractions particulières. C’est la conséquence de ce que le droit pénal douanier a un caractère propre et qu’il déroge au titre « Des peines communes aux trois espèces d’infractions » du Code pénal.
A.3.4. Le Conseil des ministres soutient de surcroît que la Cour a déjà jugé que les différences de compétences entre, d’une part, l’administration des douanes et, d’autre part, le juge pénal sont raisonnablement justifiées, compte tenu du caractère particulier du droit pénal des douanes et accises. Par ailleurs, la loi du 18 juillet 1977 prévoit que l’administration des douanes dispose d’un pouvoir de modération en matière de confiscation, mais pas pour ce qui est de l’indemnisation de la contre-valeur. Il estime dès lors qu’il ne saurait être question d’une discrimination en l’espèce.
A.3.5. En ce qui concerne le droit de propriété, le Conseil des ministres insiste sur ceci que la condamnation au paiement de la contre-valeur des biens confisqués ne constitue pas une peine, mais un effet civil qui est indissociablement lié à la confiscation. Le fait que cela puisse avoir des répercussions financières sur le patrimoine de la personne condamnée ne fait pas pour autant de cette condamnation une sanction pénale. L’obligation solidaire résultant de l’article 50 du Code pénal ne viole pas non plus le droit de propriété. Elle constitue par contre une assurance pour l’État belge ainsi qu’une garantie pour l’auteur, ce dernier pouvant à son tour exercer un droit d’action récursoire.
Le Conseil des ministres observe à cet égard que la Cour a déjà jugé que le juge pénal ne disposait pas du pouvoir de modérer la condamnation au paiement de la contre-valeur des biens. L’absence de ce pouvoir découle de la mission qu’a le juge pénal de ne pas effectuer une estimation concrète du dommage, mais de déterminer la contre-valeur réelle des biens.
A.3.6. Enfin, le Conseil des ministres fait valoir que la possibilité de modérer la contre-valeur serait potentiellement constitutive d’une violation du droit de propriété de l’État belge. En effet, l’autorité publique ne serait alors plus en mesure d’obtenir, par ce biais, la contre-valeur réelle des biens qui lui revient.
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-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009
« relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café » (ci-après : la loi du 21 décembre 2009).
B.2.1. L’article 30 de la loi du 21 décembre 2009 dispose :
« Toute infraction aux dispositions de la présente loi ayant pour conséquence de rendre l’accise exigible est punie d’une amende comprise entre cinq et dix fois l’accise en jeu avec un minimum de 625 euros.
De plus, les contrevenants encourent une peine d’emprisonnement de quatre mois à un an lorsque des produits d’accise livrés ou destinés à être livrés dans le pays sont mis à la consommation sans déclaration ou lorsque le transport s’effectue sous le couvert de documents faux ou falsifiés ou lorsque l’infraction est perpétrée par des bandes de trois individus au moins.
En cas de récidive, l’amende et la peine d’emprisonnement sont doublées.
Indépendamment des peines énoncées ci-dessus, les produits d’accise sur lesquelles [lire :
lesquels] l’accise est exigible, les moyens de transport utilisés pour commettre l’infraction et les objets employés ou destinés à être employés pour perpétrer la fraude sont saisis et confisqués.
La restitution des produits d’accise confisqués est accordée à la personne qui était propriétaire des produits d’accise au moment de la saisie et qui démontre qu’elle est étrangère à l’infraction ».
B.2.2. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur entendait aligner le contenu de cette disposition sur les articles 220 à 224 de la loi générale sur les douanes et accises, coordonnée le 18 juillet 1977 (ci-après : la loi coordonnée du 18 juillet 1977; Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2258/001, p. 12).
La confiscation en cause, de même que la confiscation prévue par les dispositions précitées de la loi coordonnée du 18 juillet 1977, porte notamment sur l’objet d’une infraction, à savoir les biens qui ont été soustraits au droit d’accise. Tout comme la confiscation de droit commun de l’objet de l’infraction, prévue à l’article 42, 1°, du Code pénal, la confiscation prévue à
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l’article 30 de la loi du 21 décembre 2009 porte sur des biens qui présentent un lien direct avec l’infraction, à savoir les marchandises qui ont fait l’objet de l’infraction à la loi du 21 décembre 2009. Tout comme la confiscation équivalente en droit pénal commun, cette confiscation est en outre obligatoire.
B.2.3. Comme il est dit en B.2.2 et conformément à l’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009, le juge qui considère qu’une infraction aux dispositions de la loi du 21 décembre 2009 est prouvée doit confisquer l’intégralité des biens sur lesquels les accises sont dues, de sorte que l’État belge devient de plein droit propriétaire de ces biens.
À cet égard, la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la confiscation prévue à l’article 221 de la loi coordonnée du 18 juillet 1977 (Cass., 19 janvier 2016, ECLI:BE:CASS:2016:ARR.20160119.3; 28 juin 2016, ECLI:BE:CASS:2016:ARR.20160628.2; 4 octobre 2016, ECLI:BE:CASS:2016:ARR.20161004.1) permet de déduire les éléments suivants. Elle revêt un caractère réel dès lors que son prononcé ne requiert pas que le condamné soit propriétaire des biens. Les condamnés ont l’obligation de représenter ces biens à l’État belge. Cette obligation s’applique en outre solidairement à l’égard de tous les individus condamnés pour l’infraction concernée. Afin de préserver les droits de l’État belge, le juge doit par ailleurs, en vertu des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil et des articles 44 et 50 du Code pénal, assortir la confiscation obligatoire d’une condamnation au paiement de la contre-valeur des biens confisqués si ceux-ci ne sont pas représentés (à temps) à l’État belge. De surcroît, cette condamnation au paiement de la contre-valeur ne doit pas être considérée comme une peine, mais comme un effet civil de la condamnation pénale à la confiscation. Dès lors que cette condamnation constitue une simple application de l’article 1382 de l’ancien Code civil, les dommages et intérêts doivent replacer l’État belge dans la situation dans laquelle il se trouverait si les biens lui avaient été représentés, de sorte que le juge n’est pas compétent pour modérer ces dommages et intérêts sur la base de circonstances atténuantes ou de la situation financière des auteurs.
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Quant au fond
B.3.1. Par sa question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte) et avec l’article 16 de la Constitution, en ce qu’il oblige le juge à prononcer la confiscation des produits d’accise pour lesquels l’accise est exigible et qui ont été soustraits au régime d’accise en cause, avec pour conséquence civile de cette condamnation pénale que toutes les personnes concernées doivent être condamnées solidairement au paiement de la contre-valeur en cas de non-représentation des biens concernés, sans qu’il puisse, de manière générale, sur la base de circonstances atténuantes, renoncer, totalement ou partiellement, à la confiscation en matière d’accises ou modérer la confiscation dans le cas où cette confiscation porterait à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle qu’elle constituerait une mesure disproportionnée.
B.3.2. Il ressort de la formulation de la question préjudicielle que la Cour est invitée à examiner la question de savoir si le juge pénal doit pouvoir, de manière générale, sur la base de circonstances atténuantes, renoncer, totalement ou partiellement, à la confiscation en matière d’accises ou si le juge pénal doit pouvoir modérer la confiscation dans le cas où elle porterait à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle qu’elle constituerait une mesure disproportionnée au but légitime qu’elle poursuit, de sorte qu’elle entraînerait une violation du droit de propriété, garanti par l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.3.3. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la juridiction a quo n’envisage pas d’autre circonstance que la situation financière de l’intéressé. La Cour limite dès lors son examen à cette situation.
En outre, la juridiction a quo considère que la confiscation ainsi que l’effet civil relatif à l’éventuelle indemnité de substitution forment un ensemble indissociable.
La Cour en tient compte dans son examen de la question préjudicielle.
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B.4.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
L’article 17 de la Charte dispose :
« 1. Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général.
2. La propriété intellectuelle est protégée ».
B.4.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel et l’article 17 de la Charte ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’ils contiennent forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition en cause.
B.4.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel offre une protection non seulement contre une expropriation ou une privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase) mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase). Un impôt ou une autre contribution constituent, en principe, une ingérence dans le droit au respect des biens.
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En outre, aux termes de l’article 1er, second alinéa, du Premier Protocole additionnel, la protection du droit de propriété « ne [porte] pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.5.1. La confiscation d’un bien ordonnée par le juge constitue une ingérence dans le droit de son propriétaire au respect de ses biens (CEDH, décision, 12 mai 2009, Tas c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0512DEC004461406).
Lorsqu’une telle confiscation frappant un bien constitue une peine qui vise à assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes, elle relève de la réglementation de l’usage des biens conformément au second alinéa de l’article 1er du Premier Protocole additionnel (CEDH, décision, 2 février 2010, Monedero e.a. c. France, ECLI:CE:ECHR:2010:0202DEC003279806; 5 juillet 2001, Phillips c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:2001:0705JUD004108798, § 51).
B.5.2. Une telle réglementation doit être prévue par la loi et poursuivre un ou plusieurs buts légitimes (CEDH, décision, 12 mai 2009, Tas c. Belgique, précité).
Une réglementation de l’usage des biens conforme à l’intérêt général doit aussi ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu : il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Parmi les éléments à prendre en compte pour apprécier ce « juste équilibre » à propos de la confiscation frappant un bien qui a fait l’objet d’un usage illégal figurent l’attitude du propriétaire de ce bien et la procédure suivie (CEDH, décision, 12 mai 2009, Tas c. Belgique, précité; 13 octobre 2015, Ünsped Paket Servisi SaN. Ve TiC. A.Ş. c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2015:1013JUD000350308, § 38).
B.6. Bien que le législateur dispose d’une large marge d’appréciation en matière de politique pénale et de lutte contre la fraude, une confiscation viole le droit au respect des biens si elle fait peser sur la personne à laquelle elle s’applique une charge excessive ou porte
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fondamentalement atteinte à sa situation financière, au regard du manquement commis (CEDH, décision, 2 février 2010, Monedero e.a. c. France, précité; 26 février 2009, Grifhorst c. France, ECLI:CE:ECHR:2009:0226JUD002833602, §§ 102 et 105).
B.7.1 La disposition en cause relève du droit pénal en matière de douanes et accises, lequel relève du droit pénal spécial et par lequel le législateur, sur la base d’un système spécifique de recherche et de poursuite pénales, entend combattre l’ampleur et la fréquence des fraudes dans une matière particulièrement technique relative à des activités souvent transfrontalières et régie en grande partie par une abondante réglementation européenne. La répression des infractions en matière de douanes et accises est souvent rendue difficile par le nombre de personnes qui interviennent dans le commerce et par la mobilité des biens sur lesquels les droits sont dus.
Dans ce cadre, le législateur a assorti d’amendes très lourdes les infractions en matière de douanes et accises pour empêcher que des fraudes soient commises en vue des gains énormes qu’elles peuvent générer. Pour justifier la lourdeur de l’amende, il a toujours été soutenu que celle-ci non seulement constituerait une peine individuelle assortie d’un caractère fortement dissuasif pour l’auteur, mais viserait également à rétablir l’ordre économique perturbé et à assurer la perception des impôts dus.
B.7.2. Sous la réserve qu’il ne peut prendre une mesure déraisonnable, le législateur démocratiquement élu peut vouloir déterminer lui-même la politique répressive et exclure ainsi le pouvoir d’appréciation du juge.
Le législateur a opté à plusieurs reprises pour l’individualisation des peines, en laissant au juge le choix quant à la sévérité de la peine et en lui permettant de tenir compte des circonstances de la cause.
Il appartient toutefois au législateur d’apprécier s’il est souhaitable de contraindre le juge à la sévérité quand une infraction nuit à l’intérêt général, spécialement dans une matière qui, comme en l’espèce, donne lieu à une fraude importante.
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B.8. La confiscation en cause porte sur l’objet d’une infraction, à savoir les biens qui ont été soustraits au droit d’accise. Contrairement à l’amende, la confiscation constitue exclusivement une peine accessoire. Elle entraîne la perte définitive des biens confisqués au profit de l’Administration générale des douanes et accises. Elle procède de l’idée que le comportement criminel ne peut pas être profitable sur le plan civil. L’obligation de prononcer la confiscation en cas de crimes ou délits est justifiée par le fait que ces « infractions sont assez graves » (Doc. parl., Sénat, 1851-1852, n° 70, p. 25). Le caractère obligatoire de certaines formes de confiscation contraint le législateur à garantir légalement l’exécution effective de cette peine.
B.9. Compte tenu de ce qui est dit en B.7.1 et en B.8, la confiscation spéciale, prononcée en application de l’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009, des produits d’accise qui, en raison d’une infraction au régime d’accise applicable, font l’objet d’une infraction n’est pas incompatible en soi avec le droit au respect des biens.
B.10. Dans certains cas, cependant, la confiscation à imposer par le juge peut porter à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle que cette personne serait soumise à une peine déraisonnablement lourde, entraînant une violation du droit de propriété. Le droit de propriété est violé lorsqu’il existe un déséquilibre manifeste entre, d’une part, l’ampleur et les conséquences de la confiscation sur la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée, et, d’autre part, le manquement commis et les objectifs poursuivis par la confiscation, compte tenu également du caractère particulier et dissuasif et du caractère réparateur collectif, mentionnés en B.7.1, du droit pénal en matière de douanes et accises.
B.11. Eu égard à ce qui précède, l’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009 n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel et avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte, mais uniquement en ce qu’il oblige le juge à prononcer la confiscation des produits d’accise faisant l’objet de l’infraction, lorsque cette peine porte à la situation financière de la personne
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à laquelle elle est infligée une atteinte telle que cette personne serait soumise à une peine déraisonnablement lourde.
Quant au maintien des effets
B.12. Le maintien des effets doit être considéré comme une exception à la nature déclaratoire de l’arrêt rendu au contentieux préjudiciel. Avant de décider de maintenir les effets de la disposition en cause, la Cour doit constater que l’avantage tiré de l’effet du constat d’inconstitutionnalité non modulé est disproportionné par rapport à la perturbation qu’il impliquerait pour l’ordre juridique.
B.13. Afin d’éviter les difficultés pouvant découler du constat d’inconstitutionnalité formulé en B.11 et, partant, de prévenir l’insécurité juridique, il convient de maintenir les effets de l’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009 pour les affaires dans lesquelles le juge a prononcé la confiscation des produits d’accise faisant l’objet de l’infraction et qui ont déjà fait l’objet d’une décision définitive à la date de la publication du présent arrêt au Moniteur belge.
13
Par ces motifs,
la Cour
- dit pour droit :
L’article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009 « relative au régime d’accise des boissons non alcoolisées et du café » viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 17, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en ce qu’il oblige le juge à prononcer la confiscation des produits d’accise faisant l’objet de l’infraction, lorsque cette peine porte à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle que cette personne serait soumise à une peine déraisonnablement lourde.
- maintient les effets de cette disposition pour les affaires dans lesquelles le juge a prononcé la confiscation des produits d’accise faisant l’objet de l’infraction et qui ont déjà fait l’objet d’une décision définitive à la date de la publication du présent arrêt au Moniteur belge.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 11/2025
Date de la décision : 30/01/2025
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

- Violation (article 30, alinéa 4, de la loi du 21 décembre 2009, en ce qu'il oblige le juge à prononcer la confiscation des produits d'accise faisant l'objet de l'infraction, lorsque cette peine porte à la situation financière de la personne à laquelle elle est infligée une atteinte telle que cette personne serait soumise à une peine déraisonnablement lourde) - Maintien des effets de cette disposition pour les affaires dans lesquelles le juge a prononcé la confiscation des produits d'accise faisant l'objet de l'infraction et qui ont déjà fait l'objet d'une décision définitive à la date de la publication du présent arrêt au Moniteur belge

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle concernant l'article 30 de la loi du 21 décembre 2009 « relative au régime d'accise des boissons non alcoolisées et du café », posée par la Cour d'appel de Bruxelles. Droit pénal spécial - Accise des boissons non alcoolisées et du café - Infractions - Confiscation - Effet civil - Condamnation solidaire - Absence de possibilité pour le juge de renoncer à la confiscation des biens ou de la modérer


Origine de la décision
Date de l'import : 12/02/2025
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2025-01-30;11.2025 ?

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