Cour constitutionnelle
Arrêt n° 19/2025
du 6 février 2025
Numéro du rôle : 8160
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 « organisant la profession de détective privé », posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters et Kattrin Jadin, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par l’arrêt n° 258.602 du 26 janvier 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 9 février 2024, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé, viole-t-il l’article 23 de la Constitution, en ce qu’est d’office considéré comme constituant un danger pour l’ordre public faisant obstacle à l’octroi d’une autorisation d’exercer la profession de détective privé à titre accessoire, l’exercice concomitant d’une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, sauf si la profession de détective est une composante inhérente à ladite activité, sans distinction selon le type de données dont il est question ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Valérie Conradt, assistée et représentée par Me Aline Charlier, avocate au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Bernard Renson, avocat au barreau de Bruxelles.
Valérie Conradt a également introduit un mémoire en réponse.
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Par ordonnance du 9 octobre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Kattrin Jadin et Danny Pieters, a décidé :
- que l’affaire était en état,
- d’inviter les parties à répondre préalablement aux questions suivantes par un mémoire complémentaire, accompagné le cas échéant de toute pièce utile, à introduire par pli recommandé à la poste le 14 novembre 2024 au plus tard, ainsi que par courriel au greffe de la Cour (greffe@const-court.be), et à communiquer dans le même délai à l’autre partie :
« 1. Il est demandé au Conseil des ministres de faire savoir si le projet de loi ‘ réglementant la recherche privée ’, adopté par la Chambre des représentants en sa séance plénière du 8 mai 2024 (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3935/009), a été sanctionné et promulgué et, si oui, à quelle date. Dans l’affirmative, il est également demandé au Conseil des ministres de faire savoir à quelle date est envisagée la publication au Moniteur belge de cette nouvelle loi.
2. Il est demandé à Valérie Conradt et au Conseil des ministres d’exposer leur point de vue concernant l’éventuelle incidence que l’entrée en vigueur de cette nouvelle loi pourrait avoir sur la situation de Valérie Conradt, sur le recours en annulation pendant devant la juridiction a quo et sur la présente question préjudicielle »,
- qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et
- qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 14 novembre 2024 et l’affaire serait mise en délibéré.
Des mémoires complémentaires ont été introduits par :
- Valérie Conradt;
- le Conseil des ministres.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 19 juillet 2022, Valérie Conradt, qui exerce à titre principal une activité d’expert immobilier et d’agent immobilier, introduit une demande d’autorisation d’exercer à titre accessoire la profession de détective privé. Le 29 septembre 2022, l’autorité administrative refuse d’octroyer l’autorisation sollicitée. Elle fonde cette décision de refus sur l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 « organisant la profession de détective privé »
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(ci-après : la loi du 19 juillet 1991), qui prévoit que l’exercice concomitant de la profession de détective privé et d’une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel est considéré d’office comme constituant un danger pour l’ordre public au sens de l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 1er, de cette loi, sauf si la profession de détective privé est une composante inhérente à ladite activité. En l’espèce, l’autorité administrative constate que l’activité principale d’expert immobilier et d’agent immobilier donne accès à des données à caractère personnel et que l’activité de détective privé ne constitue pas une composante inhérente à cette autre activité.
Valérie Conradt introduit devant le Conseil d’État un recours en annulation de la décision de refus. Elle invoque notamment la violation du droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle, garanti par l’article 23 de la Constitution. Le Conseil d’État relève que l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 ne confère pas à l’autorité administrative un pouvoir d’appréciation quant à son application. Il considère également que la notion de « données à caractère personnel », telle qu’elle était définie à l’article 1er, § 5, de la loi du 8 décembre 1992 « relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel » et telle qu’elle est désormais définie à l’article 4, point 1), du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE
(règlement général sur la protection des données) », est plus large que ce que visent les travaux préparatoires de la disposition en cause. Selon le Conseil d’État, le texte de la disposition en cause ne semble pas correspondre à l’intention du législateur. Le Conseil d’État reformule la question préjudicielle suggérée par Valérie Conradt et décide de poser la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. Se référant à la jurisprudence de la Cour et à celle du Conseil d’État, le Conseil des ministres relève tout d’abord que le libre exercice d’une activité professionnelle, garanti par l’article 23 de la Constitution, peut être limité par la loi, pour autant que cette limitation soit justifiée par des impératifs d’intérêt général et qu’elle soit nécessaire et proportionnée. Selon lui, il ressort des travaux préparatoires que les conditions prévues à l’article 3 de la loi du 19 juillet 1991 « organisant la profession de détective privé » (ci-après : la loi du 19 juillet 1991) visent à restreindre l’accès à la profession de détective privé en raison du danger de violation de la vie privée des citoyens et à réserver l’accès à cette profession aux personnes présentant toutes les garanties suffisantes. Il se réfère à cet égard aux arrêts de la Cour nos 42/94 (ECLI:BE:GHCC:1994:ARR.042) et 37/98
(ECLI:BE:GHCC:1998:ARR.037), ainsi qu’à la jurisprudence du Conseil d’État. Il fait valoir que les conditions d’accès à la profession de détective privé répondent ainsi à des impératifs d’intérêt général et qu’elles sont adéquates, nécessaires et proportionnées.
En ce qui concerne spécifiquement la condition prévue à l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991, le Conseil des ministres considère qu’au regard du caractère très large de la notion de données à caractère personnel, le législateur a valablement pu considérer que le risque de confusion d’intérêts entre la profession de détective privé et une profession donnant accès à des données à caractère personnel, comme celle d’agent immobilier, est à ce point important et grave que l’exercice concomitant des deux professions constitue d’office un danger pour l’ordre public. Il relève que l’objectif est d’éviter que les informations auxquelles une personne a accès via une profession déterminée soient utilisées pour une activité de détective privé. Il ajoute que la loi du 19 juillet 1991 vise à permettre un contrôle renforcé du secteur des détectives privés, quant à l’honorabilité, la fiabilité et le sérieux des intervenants, et quant aux méthodes employées et à l’accès aux sources d’information.
Le Conseil des ministres en conclut que la disposition en cause est compatible avec l’article 23 de la Constitution.
A.1.2. Dans son mémoire complémentaire, le Conseil des ministres indique tout d’abord que la date de publication de la nouvelle loi « réglementant la recherche privée » n’a pas encore été fixée, mais que l’objectif est qu’elle soit publiée et entre en vigueur à l’automne 2024. Il observe ensuite que l’article 30, alinéa 1er, 4°, de la nouvelle loi prévoit que les personnes travaillant dans le secteur de la recherche privée ne peuvent pas exercer simultanément une fonction permettant d’accéder à des données non accessibles au public détenues par des
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personnes morales de droit public ou à des données non accessibles au public détenues par des personnes morales de droit privé relevant du champ d’application de l’article 9, paragraphe 1, du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) » (ci-après : le RGPD). Il relève également que l’article 24 de la nouvelle loi prévoit un principe de spécialité en vertu duquel une entreprise de recherche privée ne peut exercer d’autres activités que celles pour lesquelles elle est autorisée sur la base de cette loi. Enfin, le Conseil des ministres considère que l’entrée en vigueur de la nouvelle loi n’aura pas d’incidence sur le recours en annulation pendant devant la juridiction a quo, dès lors qu’elle ne modifie pas rétroactivement les décisions administratives prises sur le fondement de la loi du 19 juillet 1991.
A.2.1. Valérie Conradt, partie requérante devant la juridiction a quo, soutient que la disposition en cause n’est pas compatible avec l’article 23 de la Constitution. Elle rappelle tout d’abord que cette disposition constitutionnelle garantit le droit au travail, le droit au libre choix d’une activité professionnelle et le droit à une rémunération équitable, et qu’elle contient à tout le moins une obligation de standstill. Elle relève que l’article 4
de la loi du 19 juillet 1991 prévoit que la profession de détective privé peut être exercée à titre accessoire durant les cinq premières années, afin que les personnes qui se lancent dans cette profession puissent se constituer une clientèle. Selon elle, la disposition en cause non seulement compromet cette possibilité en ce qui concerne les personnes qui exercent une profession donnant accès à des données à caractère personnel, mais elle empêche aussi ces personnes d’accéder à la profession de détective privé à titre principal sans prendre le risque de n’avoir aucun revenu. Elle estime que la réduction du degré de protection du droit fondamental visé dans la question préjudicielle n’est pas raisonnablement justifiée par des motifs d’intérêt général. Elle soutient qu’une éventuelle incompatibilité devrait être limitée aux professions qui donnent un large accès à des données à caractère personnel qui ne sont pas accessibles au public ou qui n’ont pas été divulguées par les personnes concernées elles-mêmes. Elle ajoute qu’il est disproportionné que l’autorité administrative ne dispose pas d’un pouvoir d’appréciation. Elle observe, à l’appui de plusieurs exemples, qu’il résulte du caractère large de la notion de données à caractère personnel que toute personne exerçant une quelconque activité professionnelle a nécessairement accès à de telles données. Elle souligne en outre que le RGPD ne prévoit aucune incompatibilité de professions et que l’exigence de licéité du traitement des données à caractère personnel (article 6 du RGPD) est respectée, dès lors que la profession de détective privé est encadrée par la loi du 19 juillet 1991 et que celle d’agent immobilier est encadrée par la loi du 11 février 2013 « organisant la profession d’agent immobilier » et par l’arrêté royal du 29 juin 2018 « portant approbation du code de déontologie de l’Institut professionnel des agents immobiliers ». Elle observe que les travaux préparatoires de la loi du 19 juillet 1991 font référence à des professions qui ne sont nullement comparables aux agents immobiliers, lesquels n’ont accès qu’aux données que leurs clients leur communiquent librement. Selon elle, la référence faite par le Conseil des ministres à l’arrêt de la Cour n° 42/94, précité, n’est pas pertinente. Elle conteste également la position du Conseil des ministres quant à l’ampleur des données à caractère personnel accessibles à un agent immobilier. Elle souligne que sa déontologie lui imposerait de refuser une mission d’enquête portant sur un client de son activité d’agent immobilier. Elle conclut que, pour la catégorie spécifique à laquelle elle appartient, la restriction des droits garantis à l’article 23 de la Constitution est discriminatoire.
Ensuite, Valérie Conradt relève qu’il est en l’occurrence question d’un conflit entre des droits fondamentaux, à savoir, d’une part, le droit à la protection des données et, d’autre part, le droit au travail, le droit au libre choix d’une activité professionnelle et le droit à une rémunération équitable. Selon elle, un tel conflit ne trouve sa solution que dans un contrôle de proportionnalité. Elle fait valoir que la disposition en cause, en ce qu’elle exclut d’office de l’exercice à titre accessoire de la profession de détective privé toute personne ayant accès à des données à caractère personnel, ne respecte pas l’exigence de nécessité. Elle relève qu’une mesure alternative moins contraignante, à savoir l’examen circonstancié de chaque demande, serait possible.
A.2.2. Valérie Conradt observe que la future loi « réglementant la recherche privée » ne prévoit plus une telle interdiction d’exercer toute autre activité, quelle qu’elle soit, donnant accès à des données à caractère personnel. Elle relève que l’Autorité de protection des données, dans son avis n° 127/2020 du 27 novembre 2020
sur l’avant-projet de loi qui a abouti à la nouvelle loi, a souligné le caractère trop strict de l’interdiction prévue à l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991, tout en mettant en évidence le risque d’un excès de souplesse. Sur ce dernier point, elle soutient que les exemples que l’Autorité de protection des données relève dans son avis ne sont toutefois nullement similaires à la situation d’un agent immobilier. Elle observe que l’exposé des motifs de cette future loi confirme que l’interdiction prévue à l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 est une règle trop absolue. Selon elle, l’incompatibilité qui est désormais prévue à l’article 30, alinéa 1er, 4°, de la future loi ne concerne pas la situation dans laquelle elle se trouve.
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Dans son mémoire complémentaire, elle ajoute que la future loi n’aura pas d’incidence directe sur sa situation.
Dès lors que la légalité d’un acte administratif s’apprécie au moment de son adoption, l’entrée en vigueur de la nouvelle législation n’aura pas d’incidence sur le recours en annulation pendant devant la juridiction a quo et la réponse à la question préjudicielle reste pertinente. Elle précise que, pour l’avenir, elle pourrait introduire une nouvelle demande d’autorisation pour exercer à titre accessoire la profession d’enquêteur privé, sur la base de la nouvelle législation.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur l’interdiction d’exercer simultanément la profession de détective privé, en l’occurrence à titre accessoire, et une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel. La disposition en cause est l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 « organisant la profession de détective privé » (ci-après :
la loi du 19 juillet 1991), telle qu’elle était applicable avant son abrogation par la loi du 18 mai 2024 « réglementant la recherche privée ».
B.2. La loi du 19 juillet 1991 vise à réglementer strictement la profession de détective privé et à en limiter l’accès, en raison du risque de violation de la vie privée des citoyens lié à l’exercice de cette profession. L’exposé des motifs du projet à l’origine de cette loi indique :
« Le présent projet de loi tend à soumettre la profession de détective privé à une réglementation spécifique et restrictive. Il ne vise nullement à favoriser une augmentation du nombre de détectives ou à accorder aux détectives des facilités particulières. Les détectives sont et demeurent en effet des particuliers qui s’occupent de la vie privée d’autres particuliers - leurs concitoyens - et il n’entre pas dans l’intention du Gouvernement de stimuler pareilles activités.
C’est précisément parce que les détectives privés sont d’un point de vue professionnel souvent intéressés par des faits qui concernent la vie privée de leurs concitoyens que la profession ne peut être accessible qu’aux personnes dignes de confiance qui n’utilisent pas de méthodes non autorisées » (Doc. parl., Sénat, 1990-1991, n° 1259/1, p. 1).
Lors des discussions en commission au Sénat, le ministre compétent a souligné que l’objectif est d’« assainir » le secteur des détectives privés et d’« empêcher le secteur de s’étendre » (Doc. parl., Sénat, 1990-1991, n° 1259/2, pp. 7-8). Il a exposé que « l’intention première du projet [...] est de décourager l’afflux de candidats détectives privés », autrement
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dit qu’il s’agit de « réduire autant que faire se peut le nombre de détectives privés » (ibid., pp. 10 et 16).
B.3. En vertu de l’article 1er de la loi du 19 juillet 1991, est en principe considérée comme détective privé « toute personne physique qui, dans un lien de subordination ou non, exerce habituellement, contre rémunération et pour le compte d’autrui, des activités consistant à »
« 1. rechercher des personnes disparues ou des biens perdus ou volés », « 2. recueillir des informations relatives à l’état civil, à la conduite, à la moralité et à la solvabilité de personnes », « 3. réunir des éléments de preuve ou constater des faits qui donnent ou peuvent donner lieu à des conflits entre personnes ou qui peuvent être utilisés pour mettre fin à ces conflits », « 4. rechercher des activités d’espionnage industriel » ou « 5. exercer toute autre activité définie par un arrêté royal délibéré en Conseil des ministres ».
B.4. En vertu de l’article 2 de la loi du 19 juillet 1991, l’exercice de la profession de détective privé est soumis à l’autorisation du ministre de l’Intérieur. L’autorisation a une durée de cinq ans et peut être renouvelée pour des périodes de dix ans.
B.5.1. L’article 3 de la loi du 19 juillet 1991 fixe les conditions d’octroi de l’autorisation.
Tel qu’il a été remplacé par la loi du 30 décembre 1996 « modifiant la loi du 19 juillet 1991
organisant la profession de détective privé » (ci-après : la loi du 30 décembre 1996), l’article 3, § 1er, 3°, de la loi du 19 juillet 1991 dispose :
« Lorsque le demandeur a un lieu d’établissement en Belgique, l’autorisation n’est accordée que s’il remplit les conditions suivantes :
[...]
3° ne pas exercer simultanément d’activités dans une entreprise de gardiennage, une entreprise de sécurité ou un service interne de gardiennage, des activités relatives à la fabrication, au commerce et au port d’armes et au commerce de munitions ou tout[e] autre activité qui, du fait qu’elle est exercée par un détective privé, peut constituer un danger pour l’ordre public ou pour la sûreté intérieure ou extérieure de l’Etat.
Est considéré d’office comme constituant un danger pour l’ordre public au sens de l’alinéa 1er, l’exercice concomitant de la profession de détective et d’une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, sauf si la profession de détective est une composante inhérente à ladite activité ».
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B.5.2. La condition prévue à l’alinéa 1er de l’article 3, § 1er, 3°, de la loi du 19 juillet 1991
était en substance déjà contenue dans la version originaire de cette loi. Selon les travaux préparatoires de la loi du 19 juillet 1991, cette condition « tend à éviter que le détective privé qui a assimilé dans le cadre de sa profession certaines techniques de recherche ne représente un danger pour l’ordre public ou la sûreté de l’Etat en raison de certaines de ses activités » (Doc.
parl., Sénat, 1990-1991, n° 1259/1, p. 7).
B.5.3. L’interdiction d’exercer simultanément la profession de détective privé et une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, prévue à l’alinéa 2
de l’article 3, § 1er, 3°, de la loi du 19 juillet 1991, a été introduite par la loi du 30 décembre 1996.
Cette incompatibilité est justifiée comme suit :
« De nombreuses fonctions, entre autres dans le domaine public, donnent accès à des informations à caractère confidentiel que les personnes concernées ne communiquent que parce que le dépositaire de l’information est tenu à la plus stricte discrétion, au secret professionnel et à un devoir de réserve très net.
Il serait évidemment intolérable qu’une personne qui dispose de ces informations à titre professionnel soit tentée de les utiliser à d’autres fins en qualité de détective.
La confusion d’intérêts serait inévitable » (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 557/3, p. 2) ;
« [l’objectif de l’amendement consiste à] instaurer une incompatibilité entre l’exercice de la profession de détective privé et l’exercice d’une activité professionnelle, notamment dans le secteur public, donnant accès à des données à caractère personnel, sauf si la profession de détective est une composante inhérente à ladite activité » (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 557/4, p. 13).
L’exception applicable lorsque la profession de détective privé est une composante inhérente à l’activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel est justifiée comme suit :
« L’exception prévue vise en fait [la] personne travaillant pour le compte de compagnies d’assurances ou de banques qui, outre sa fonction administrative, est chargé à titre accessoire de procéder à certaines enquêtes, notamment dans le domaine du règlement des contentieux »
(Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 557/3, p. 2).
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B.6. L’article 4 de la loi du 19 juillet 1991 pose le principe selon lequel la profession de détective privé ne peut être exercée qu’à titre principal et il détermine les cas où il peut être dérogé à ce principe. Cet article dispose :
« La profession de détective privé ne peut être exercée qu’à titre principal, sauf dérogation accordée par le Ministre de l’Intérieur ou par un agent qu’il a désigné.
La dérogation visée à l’alinéa 1er pourra être accordée :
- soit au détective privé dont l’activité constitue une composante inhérente à l’activité principale;
- soit au détective privé qui obtient pour la première fois l’autorisation d’exercer la profession. Dans ce cas l’autorisation d’exercice à titre accessoire ne sera conférée que pour le premier terme de cinq ans ».
La faculté de dérogation lors des cinq premières années vise à donner « à un détective débutant, qui ne peut probablement que difficilement commencer à temps plein, l’occasion de développer son entreprise » (Doc. parl., Sénat, 1990-1991, n° 1259/1, p. 8). Les dérogations doivent être limitées « afin d’exclure tout amateurisme dans l’exercice de la profession » (Doc.
parl., Chambre, 1995-1996, n° 557/3, p. 3).
Quant au fond
B.7.1. Il ressort du libellé de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que la Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 avec le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle garanti à l’article 23 de la Constitution, en ce que l’exercice concomitant d’une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel s’oppose, sans distinction selon le type de données, à l’octroi d’une autorisation d’exercer à titre accessoire la profession de détective privé, sauf si la profession de détective privé est une composante inhérente à ladite activité.
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B.7.2. À défaut de définition spécifique de la notion de « données à caractère personnel »
dans la loi du 19 juillet 1991, la juridiction a quo interprète cette notion selon la définition qui en est donnée dans la réglementation générale en matière de protection des données.
Tel qu’il était applicable lors de l’adoption de la loi du 30 décembre 1996, l’article 1er, § 5, de la loi du 8 décembre 1992 « relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel » disposait :
« Sont réputées ‘ à caractère personnel ’, les données relatives à une personne physique identifiée ou identifiable ».
Actuellement, l’article 4, 1), du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) » dispose :
« Aux fins du présent règlement, on entend par:
1) ‘ données à caractère personnel ’, toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après dénommée ‘ personne concernée ’); est réputée être une ‘ personne physique identifiable ’ une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ».
La Cour examine la question préjudicielle en tenant compte de cette interprétation de la juridiction a quo.
B.8.1. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
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1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective;
[...] ».
B.8.2. L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.9. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés.
B.10. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2 que l’objectif principal du législateur est de protéger la vie privée des citoyens, en réglementant strictement la profession de détective privé et en limitant l’accès à cette profession. C’est à la lumière de cet objectif principal que doit être lue la disposition en cause, de sorte qu’il ne peut être déduit des travaux préparatoires mentionnés en B.5.3 que la disposition en cause ne vise que des données confidentielles. La disposition en cause tend à prévenir les conflits d’intérêts et vise à éviter qu’une personne utilise pour une activité de détective privé les données à caractère personnel auxquelles une autre activité professionnelle lui donne accès. Ces objectifs sont légitimes.
B.11. Lorsqu’en raison du risque d’atteinte à la vie privée des citoyens qu’implique l’activité de détective privé, le législateur souhaite que l’accès à cette profession soit limité et qu’il soit réservé à des personnes présentant les garanties suffisantes à tous égards, l’exigence de conditions d’accès strictes à cette profession constitue un moyen adéquat pour atteindre ce but.
B.12. Compte tenu des objectifs mentionnés en B.10, du large pouvoir d’appréciation du législateur en la matière et de la diversité des situations qui peuvent se présenter, le législateur a raisonnablement pu prévoir une incompatibilité applicable de manière générale à toute activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, plutôt qu’établir une
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distinction selon le type de données ou conférer à l’autorité administrative un pouvoir d’appréciation à cet égard.
Au regard des objectifs mentionnés en B.10, il est sans incidence que la profession de détective privé serait, si elle était exercée simultanément avec une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, la profession exercée à titre principal ou celle exercée à titre accessoire.
B.13. La disposition en cause ne produit pas des effets disproportionnés pour les personnes souhaitant exercer la profession de détective privé. Cette disposition concerne seulement l’exercice concomitant de la profession de détective privé et d’une activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel. Elle n’empêche dès lors pas que la personne concernée puisse exercer la profession de détective privé après avoir cessé d’exercer l’activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel. Par ailleurs, le législateur a prévu une exception lorsque la profession de détective privé est une composante inhérente à l’activité professionnelle donnant accès à des données à caractère personnel, comme cela est expliqué en B.5.3.
B.14. Enfin, le fait qu’une nouvelle règle d’incompatibilité ait été prévue par une nouvelle législation ne permet pas d’aboutir à une autre conclusion. La circonstance que le législateur considère qu’une nouvelle règle est préférable à l’ancienne ne suffit pas à démontrer que la disposition antérieure serait incompatible avec l’article 23 de la Constitution.
B.15. Sans qu’il soit nécessaire d’examiner si l’incompatibilité prévue par la disposition en cause, introduite par la loi du 30 décembre 1996, entraîne une réduction significative du degré de protection du droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle, il résulte de ce qui précède que la mesure en cause est raisonnablement justifiée.
B.16. L’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 est compatible avec l’article 23 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 3, § 1er, 3°, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 « organisant la profession de détective privé » ne viole pas l’article 23 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 6 février 2025.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul