CLINIQUES UNIVERSITAIRES SAINT-LUC, association sans but lucratif dont le siège est établi à Woluwe-Saint-Lambert, avenue Hippocrate, 10/1545,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Charleroi, rue de l'Athénée, 5, où il est fait élection de domicile,
contre
CENTRE PUBLIC D'AIDE SOCIALE DE CHAUMONT-GISTOUX, dont le siège est établi à Chaumont-Gistoux, rue Zaine, 9,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Antoine De Bruyn, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile.
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre le jugement rendu le 23 novembre 2001 par le tribunal de première instance de Bruxelles, statuant en degré d'appel.
II. La procédure devant la Cour
Le conseiller Daniel Plas a fait rapport.
L'avocat général délégué Philippe de Koster a conclu.
III. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution;
- articles 1370, 1371, 1372 et 1375 du Code civil;
- articles 6, 23 et 1120 du Code judiciaire;
- articles 1er, 57, spécialement § 2, et 58 de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale dans sa version antérieure à sa modification par les lois du 15 juillet 1996 et du 22 février 1998.
Décisions et motifs critiqués
Saisi de conclusions par lesquelles la demanderesse invitait, à titre subsidiaire, les juges d'appel à accueillir son action dirigée contre le défendeur sur le fondement de la gestion d'affaires et faisait valoir, notamment, que « (la demanderesse) s'est substituée (au défendeur) en fournissant l'aide médicale urgente que celui-ci était légalement tenu de fournir à M. M.. Il y a gestion d'affaires, au sens des articles 1372 et suivants du Code civil, lorsqu'une personne (le gérant), sans y être obligée contractuellement ou légalement, s'immisce dans les affaires d'une autre personne (le maître de l'affaire), et accomplit pour elle et dans son intérêt un acte matériel ou juridique qui lui est utile » et que « (en ce qui concerne) la volonté d'être utile à autrui et non à soi-même: cette condition est manifestement remplie dès lors que la (demanderesse) a transmis en premier lieu les factures litigieuses au service social de la clinique Saint-Pierre d'Ottignies, afin qu'il les fasse suivre (au défendeur), considérant par là que ce dernier était légalement tenu de dispenser l'aide médicale à M. M. et qu'elle-même agissait à la décharge (du défendeur), celui-ci étant tenu au remboursement des frais occasionnés. (Le défendeur) ne peut soutenir que (la demanderesse) a agi uniquement en vue de récupérer les frais qu'elle a pris l'initiative d'exposer dans le cadre de ses activités hospitalières, en songeant plus à ses propres intérêts qu'à celui (du défendeur). En effet, (le défendeur) confond la présente action et 'l'affaire' que (la demanderesse) a géré en ses lieux et place. Si la présente action a pour objet la récupération des frais qu'elle a déboursés, en revanche, 'l'affaire gérée' en l'espèce consiste en la fourniture d'une aide médicale urgente à une personne se trouvant sur le territoire de la commune desservi par (le défendeur). Cette action n'incombe pas à (la demanderesse) qui est exclusivement un établissement privé. Soutenir le contraire reviendrait à admettre que (la demanderesse) aurait une mission de service public ce qui à l'évidence n'est pas le cas (.). L'intervention par laquelle (la demanderesse) a porté secours à M. M. était bien utile à l'exercice du mandat reçu du législateur par (le défendeur) pour exercer son rôle de service public au moment où elle a eu lieu, puisque ce dernier était tenu d'intervenir », le jugement attaqué, qui réforme la décision entreprise, après avoir relevé que « M. M. (.) a introduit une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié politique (.) ; du 1er février au 30 juin 1994, (il) a résidé à Chaumont-Gistoux et a perçu du (défendeur) une aide sociale mensuelle équivalente à un minimex au taux isolé (.) » et admis « qu'en cas de besoin d'aide immédiate, c'est l'article 58 de la loi du 8 juillet 1976, loi organique des CPAS, qui s'applique », « que dans le cas de M. M., l'urgence n'est pas contestée » et que « pendant la durée de l'hospitalisation, le CPAS de Woluwe-Saint-Lambert pouvait intervenir comme centre secourant et prendre en charge les frais d'hospitalisation, (.) ensuite, après l'hospitalisation, seul (le défendeur) était compétent pour cette prise en charge avec la possibilité de s'adresser à l'Etat belge quant à la prise en charge finale », rejette l'action de la demanderesse basée sur la gestion d'affaires, dit ladite action non fondée, en déboute la demanderesse et la condamne aux frais et aux dépens exposés par le défendeur dans les deux instances, aux motifs:
«qu'il y a gestion d'affaires lorsqu'une personne (le gérant), sans y être obligée contractuellement ou légalement, s'immisce dans les affaires d'une autre personne (le maître de l'affaire) et accomplit pour elle et dans son intérêt, un acte matériel ou juridique qui lui est utile (.);
qu'il a été jugé qu' 'admettre la gestion d'affaires dans la présente matière reviendrait à permettre à toute personne de se substituer à lui (le CPAS) dans l'exercice de sa mission d'intérêt public et de décider, après que l'état de besoin a été constaté, de la manière d'y faire face; que cela aurait, en outre, comme conséquence de conférer aux juridictions ordinaires une compétence que la loi a explicitement réservée aux CPAS et, sur recours, d'abord à la chambre des recours et, ensuite, aux juridictions du travail' (Bruxelles, 2e chambre, 28 février 1997, R.G. 1992/AR/2197-1997/AR/441, inédit) ;
qu'en tout état de cause, les conditions de la gestion d'affaires ne sont pas remplies;
que comme l'a rappelé la cour d'appel de Bruxelles dans l'arrêt précité, la gestion d'affaires suppose entre autres l'idée de bienveillance, qui fait défaut en l'espèce;
que 'si la clinique a agi, c'est en réalité uniquement en vue de récupérer les frais qu'elle a pris l'initiative d'exposer dans le cadre de ses activités hospitalières; que sous couvert d'une activité prétendument utile au CPAS, la clinique tente en réalité de masquer un intérêt personnel';
que tel est également le cas dans la présente affaire ». `
Griefs
1. Première branche
Il est interdit au juge de se prononcer par voie de dispositions générales et réglementaires sur les causes qui lui sont soumises.
Hormis les cas, étrangers à l'espèce, prévus par les articles 23 et 1120 du Code judiciaire, le juge du fond n'est jamais tenu de se conformer à un précédent judiciaire.
Si le juge est autorisé à se référer à la jurisprudence et à la doctrine pour étayer sa décision et, à la suite d'une analyse personnelle des dispositions légales ou réglementaires en cause et de la jurisprudence, à se ranger à l'enseignement de celle-ci, sans pour autant lui attribuer une portée générale et réglementaire, c'est à la condition qu'il indique de manière précise les raisons pour lesquelles il s'y rallie.
Le jugement attaqué, pour décider que la demanderesse ne peut invoquer le bénéfice de la gestion d'affaires, se borne à faire référence à un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, rendu dans une autre cause à laquelle la demanderesse et le défendeur étaient étrangers, dont il cite des extraits, et à affirmer que les considérations émises par cet arrêt s'appliquent en l'espèce, sans indiquer les raisons pour lesquelles cette référence serait pertinente; de la sorte, il attribue à l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles une portée générale et réglementaire qu'il ne saurait revêtir (violation des articles 6, 23 et 1120 du Code judiciaire) et, en tout cas, empêche la Cour d'exercer son contrôle de la légalité de la décision attaquée (violation de l'article 149 de la Constitution).
2. Seconde branche
La gestion d'affaires s'entend de l'intervention spontanée et désintéressée d'une personne dans les affaires d'une autre personne et de l'accomplissement pour cette dernière dans son intérêt d'un acte matériel ou juridique.
L'immixtion d'un tiers dans les affaires du maître aux fins d'exécuter une obligation légale de secours qui incombe à celui-ci peut, dans certaines circonstances, constituer une gestion nécessaire et utile pour le débiteur de cette obligation, maître de l'affaire.
S'il se déduit des articles 1371 et 1372 du Code civil que la gestion d'affaires implique que le gérant ait eu la volonté de gérer l'affaire du maître et ait agi en vue de l'utilité et de l'intérêt de ce dernier, en revanche, ils n'exigent pas que le gérant ait eu la volonté d'intervenir en faveur d'une personne déterminée ni qu'il ait géré l'affaire dans le but exclusif de servir les intérêts du maître.
Le bénéfice de la gestion d'affaires, au sens des articles 1372 à 1375 du Code civil, peut être accordé à quiconque a volontairement agi dans l'intérêt d'un tiers, lorsque son intervention a pu, au moment où elle a eu lieu, présenter une utilité pour celui-ci, étant indifférent que l'assisté ne soit pas le maître de l'affaire, pourvu que celui-ci ait été tenu d'une obligation d'assistance ou de secours envers l'assisté.
Et, en conséquence, le maître de l'affaire sera tenu, en vertu de l'article 1375 du Code civil, d'indemniser le gérant dès que, d'une part, la spéculation ne constituait pas le mobile de celui-ci lorsqu'il est intervenu et que, d'autre part, l'intervention du gérant a été utile.
En l'espèce, le défendeur assumait, en vertu des articles 1er, 57 et 58 de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale, une obligation légale en matière d'assistance médicale urgente à l'égard de l'assisté. La demanderesse, en admettant celui-ci dans son service des urgences et en lui prodiguant les soins que son état de santé exigeait de manière impérative et immédiate, a exécuté les obligations qui, légalement, incombaient au défendeur.
Il s'ensuit que le jugement attaqué, qui constate que le sieur M. bénéficiait de l'intervention du défendeur, que, victime d'un accident ou d'une maladie nécessitant une intervention médicale urgente, il ne fut pas pris en charge par le défendeur qui lui devait légalement son assistance, et qu'après avoir été admis dans un premier établissement qui n'était pas équipé pour le recevoir, il fut transféré dans le service des soins intensifs de la demanderesse, qui, dans ces conditions, fut amenée à lui accorder l'aide médicale urgente, décide néanmoins, par les motifs indiqués au moyen, que la demanderesse ne peut invoquer le bénéfice de la gestion d'affaires parce que, plus particulièrement, elle n'aurait pas eu l'intention de gérer les affaires du défendeur mais de récupérer, a posteriori, les frais qu'elle a exposés dans le cadre de son activité hospitalière, et ne peut réclamer au défendeur le remboursement des dépenses exposées en faveur de l'assisté, méconnaît la notion légale de gestion d'affaires et la portée de la condition relative au caractère désintéressé de l'intervention du gérant de l'affaire (violation des articles 1370 du Code civil, 1er, 57, § 2, et 58 de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d'aide sociale dans sa version antérieure à sa modification par les lois du 15 juillet 1996 et du 22 février 1998).
IV. La décision de la Cour
Quant à la première branche:
Attendu que, certes, l'énonciation du jugement attaqué critiquée par le moyen comporte des considérations empruntées à un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles;
Que, toutefois, le jugement attaqué indique les raisons pour lesquelles il s'y rallie;
Que, dès lors, le jugement attaqué, qui est régulièrement motivé, n'attribue pas une portée générale et réglementaire à l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles;
Quant à la seconde branche:
Attendu que la gestion d'affaires requiert, en vertu de l'article 1372 du Code civil, que les actes accomplis le soient volontairement, c'est-à-dire avec l'intention d'agir pour le compte et dans l'intérêt d'autrui;
Attendu qu'en énonçant que la demanderesse a agi dans le cadre de ses activités hospitalières, le jugement attaqué considère que la demanderesse n'a pas agi volontairement;
Qu'ainsi, le jugement attaqué justifie légalement sa décision que «les conditions de la gestion d'affaires ne sont pas remplies»;
Qu'en aucune des ses branches, le moyen ne peut être accueilli;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de cinq cent dix-huit euros septante centimes envers la partie demanderesse et à la somme de cent vingt-deux euros quatre-vingt-cinq centimes envers la partie défenderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillers Christian Storck, Albert Fettweis, Daniel Plas et Christine Matray, et prononcé en audience publique du six janvier deux mille cinq par le président de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat général délégué Philippe de Koster, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.