COMPAGNIE HET ZOUTE, société anonyme,
Me Johan Verbist, avocat à la Cour de cassation,
contre
Région flamande,
Me Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 5 janvier 2004 par la cour d'appel d'Anvers, suite à un arrêt de renvoi rendu le 11 juin 1998 par la Cour de cassation.
II. La procédure devant la Cour
Le conseiller Greta Bourgeois a fait rapport.
L'avocat général Guy Dubrulle a conclu.
III. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen dans sa requête.
Dispositions légales violées
- article 1er du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé à Paris le 20 mars 1952, approuvé par la loi du 13 mai 1955;
- article 16 de la Constitution coordonnée;
- article 52, § 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, tel qu'inséré par l'article 2 du décret du 14 juillet 1993 portant des mesures de protection des dunes côtières, dans la version antérieure à la modification par les articles 3 et 4 du décret du 21 décembre 1994 portant ratification de l'arrêté du Gouvernement flamand du 16 novembre 1994 relatif à la désignation définitive des zones de dunes protégées et des zones agricoles ayant une importance pour les dunes et portant modification de la loi du
12 juillet 1973 sur la conservation de la nature.
Décision et motifs critiqués
La cour d'appel a décidé que l' «interdiction totale de bâtir» visée à l'article 52, § 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, implique aussi une interdiction d'exécuter des travaux de transformation et d'assainissement à une habitation existante située dans une zone de dunes protégée, pour lesquels la demanderesse avait obtenu un permis de bâtir valable, qui n'était pas encore expiré, et, à cet effet, elle a notamment rejeté le moyen de défense de la demanderesse selon lequel, dans son cas, cette interdiction constitue une violation de l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et/ou de l'article 16 de la Constitution coordonnée.
Griefs
1. Première branche
L'article 1er, alinéa 1er, du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
L'article 1er, alinéa 2, du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales y ajoute que les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes.
Un permis de bâtir qui est délivré en vertu de la législation en vigueur en matière d'urbanisme confère à son titulaire le droit subjectif d'exécuter les travaux de construction autorisés, dans le délai déterminé en application de cette législation.
Dans le chef de son titulaire, un permis de bâtir constitue, dès lors, un bien dont le respect est garanti par l'article 1er, alinéa 1er, du Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
L'introduction d'une interdiction totale de bâtir, rendant un permis de bâtir non expiré inexécutoire, limite le droit de propriété du titulaire du permis.
Une telle limitation n'est compatible avec l'article 1er, alinéa 2, du Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que si elle existe en vertu d'une loi, qu'elle sert l'intérêt public et qu'elle est raisonnablement proportionnelle à l'objectif de la mesure.
En l'espèce, l'interdiction totale de bâtir, dans la mesure où elle est aussi appliquée aux travaux de transformation et d'assainissement à une habitation existante pour lesquels un permis de bâtir avait été délivré qui était exécutoire en vertu de la réglementation en vigueur en matière d'urbanisme, n'est pas raisonnablement proportionnelle à l'objectif de la mesure.
L'objectif de la mesure, la protection des dunes côtières, n'est, en effet, pas de nature à absolument requérir de porter atteinte à un droit, résultant d'un permis de bâtir, d'effectuer des travaux de transformation et d'assainissement à une habitation existante dans des zones de dunes protégées et des zones agricoles ayant une importance pour les dunes.
L'extension d'une interdiction totale de bâtir aux travaux de transformation et d'assainissement à des habitations existantes, pour lesquels un permis de bâtir exécutoire était déjà obtenu, n'apporte, en effet, qu'une infime contribution à la réalisation de l'objectif.
L'interdiction imposée à la demanderesse d'exécuter son permis ne contribue que de manière très limitée à la protection des dunes côtières. Cette protection est déjà suffisamment assurée par l'interdiction totale de bâtir dans la mesure où celle-ci concerne des travaux qui n'étaient pas encore permis au moment de l'entrée en vigueur de l'interdiction. Les dunes côtières n'étaient pas menacées au point qu'il fallait raisonnablement porter atteinte aux attentes légitimes du titulaire d'un permis de travaux de transformations et d'assainissement à une habitation existante.
L'atteinte aux attentes légitimes créées par la délivrance du permis de bâtir est, dès lors, disproportionnée par rapport à l'objectif visé.
L'interdiction totale de bâtir de l'article 52, § 1er,de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, dans la mesure où elle interdit également les travaux de transformation et d'assainissement pour lesquels un permis de bâtir avait été délivré qui était exécutoire en vertu de la réglementation en vigueur en matière d'urbanisme, viole, dès lors, l'article 1er du Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
En décidant que les droits que la demanderesse fonde sur cette disposition conventionnelle n'ont pas été violés, l'arrêt attaqué méconnaît l'article 52, § 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature et l'article 1er du Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
2. Seconde branche
L'article 16 de la Constitution coordonnée dispose que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité.
Un permis de bâtir qui est délivré en vertu de la législation en vigueur en matière d'urbanisme, confère à son titulaire le droit subjectif d'exécuter les travaux de construction autorisés, dans le délai déterminé en application de cette législation.
Dans le chef de son titulaire, un permis de bâtir constitue, dès lors, un bien dont il ne peut être privé que dans les cas déterminés par l'article 16 de la Constitution.
L'entrée en vigueur de l'interdiction totale de bâtir de l'article 52,
§ 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature à l'égard de la parcelle de la demanderesse a rendu inexécutoire un permis de bâtir délivré auparavant à la demanderesse, sans qu'une juste et préalable indemnité de cette perte de propriété ait été prévue.
L'article 52, § 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, dans la mesure où cette disposition ne prévoit pas une juste et préalable indemnité pour les titulaires de permis de bâtir qui sont rendus inexécutoires par l'entrée en vigueur de l'interdiction totale de bâtir, viole, dès lors, l'article 16 de la Constitution.
La Cour n'est pas compétente pour apprécier la compatibilité de dispositions décrétales avec l'article 16 de la Constitution.
La demanderesse invite, dès lors, la Cour à poser la question préjudicielle suivante à la Cour d'arbitrage:
«L'article 52, § 1er, de la loi du 12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, tel qu'inséré par l'article 2 du décret du 14 juillet 1993 portant des mesures de protection des dunes côtières, dans la version antérieure à la modification par les articles 3 et 4 du décret du 21 décembre 1994 portant ratification de l'arrêté du Gouvernement flamand du 16 novembre 1994 relatif à la désignation définitive des zones de dunes protégées et des zones agricoles ayant une importance pour les dunes et portant modification de la loi du
12 juillet 1973 sur la conservation de la nature, viole-t-il l'article 16 de la Constitution coordonnée, dans la mesure où cette disposition n'octroie pas une juste et préalable indemnité aux titulaires de permis de bâtir rendus inexécutoires par l'entrée en vigueur de l'interdiction totale de bâtir?»
Conformément aux articles 26, § 1er, 3°, et 26, § 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, tels que modifiés par la loi spéciale du 9 mars 2003, la Cour est tenue de poser cette question préjudicielle à la Cour d'arbitrage.
IV. La décision de la Cour
(.)
Quant à la seconde branche:
Attendu qu'en vertu de l'article 52, § 1er, alinéa 2, de la loi du 12 juillet 1973sur la conservation de la nature, tel que modifié par l'article 2 du décret du 14 juillet 1993 portant des mesures de protection des dunes côtières, la désignation "zone de dunes protégée" ou "zone agricole ayant une importance pour les dunes" implique, dès la publication de l'arrêté, une interdiction totale de bâtir, quelle que soit la destination du bien suivant les plans de destination fixés et approuvés en exécution de la loi organique de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme du 29 mars 1962 ou suivant les permis de lotissement accordés;
Que cette disposition impose une interdiction totale de bâtir, mais n'implique pas la perte de propriété;
Attendu qu'en supposant que l'article 52 a pour effet une perte de propriété, le moyen, en cette branche, repose sur une hypothèse erronée et, dès lors, manque en droit;
Attendu que la demande adressée à la Cour de poser une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage est basée sur la prémisse incorrecte que l'article 52 contient un transfert de propriété forcé;
Qu'il n'y a pas lieu de poser une question préjudicielle, dès lors que la violation alléguée n'est pas possible;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président Ivan Verougstraete, le président de section Robert Boes, les conseillers Greta Bourgeois, Ghislain Londers et Eric Dirix, et prononcé en audience publique du onze février deux mille cinq par le président Ivan Verougstraete, en présence de l'avocat général Guy Dubrulle, avec l'assistance du greffier Philippe Van Geem.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Didier Batselé et transcrite avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier, Le conseiller,