D. S. et cons.,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, où il est fait élection de domicile,
contre
M. A. et cons.,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 81, où il est fait élection de domicile.
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 30 mai 2002 par la cour d'appel de Bruxelles.
II. La procédure devant la Cour
Par ordonnance du 14 mars 2005, le premier président a renvoyé la cause devant la troisième chambre.
Le conseiller Christine Matray a fait rapport.
Le premier avocat général Jean-François Leclercq a conclu.
III. Les moyens de cassation
Les demandeurs présentent trois moyens libellés dans les termes suivants:
1. Premier moyen
Dispositions légales violées
- articles 59, 191, spécialement alinéa 1er, 191bis et 192 de la loi luxembourgeoise du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales;
- articles 1382, 1383, 1984, 1989, 1991 et 1992 du Code civil luxembourgeois;
- pour autant que de besoin, articles 1382, 1383, 1984, 1989, 1991 et 1992 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir constaté que la demanderesse est la gérante statutaire de la société à responsabilité limitée de droit luxembourgeois Comptigest, que le demandeur est le gérant de fait de celle-ci et que les demandeurs ont représenté la société Comptigest dans le cadre ou à l'occasion des conventions des 14 et 25 février 1994 par lesquelles la société Comptigest a vendu à la troisième défenderesse son activité de domiciliation de sociétés étrangères à Luxembourg,
l'arrêt attaqué décide que les [demandeurs] sont responsables en vertu de l'article 1382 du Code civil du dommage qu'ils ont causé aux défendeurs par leur réticence dans les négociations qui ont précédé la conclusion des conventions des 14 et 25 février 1994 précitées.
L'arrêt fonde cette décision sur les motifs suivants:
(1) « Ni [les deux premiers défendeurs] ni [la troisième défenderesse] n'entendent [.] fonder leur demande sur la responsabilité contractuelle de Comptigest ou [des demandeurs] mais bien sur l'article 1382 du Code civil.
(2) [La demanderesse] argue de sa qualité d'organe de Comptigest, pour contester [aux défendeurs] le droit de lui réclamer personnellement la réparation d'un acte fautif sur la base de l'article 1382 du Code civil.
Comme chaque personne, l'administrateur ou le gérant d'une société est tenu à titre personnel, conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil, de réparer tout dommage qu'il a causé par sa faute à autrui. Ce principe général est confirmé par les règles régissant le mandat, puisque le gérant agit en qualité de mandataire de la société. En vertu des règles du mandat, le mandataire reste personnellement tenu envers les tiers pour les actes fautifs qu'il commettrait à leur égard même si ceux-ci disposent d'un recours contre le mandant (la société).
La responsabilité d'une personne morale du chef d'une faute aquilienne commise par ses organes n'exclut pas, en règle, la responsabilité personnelle de ceux-ci, ces responsabilités coexistant.
En cas de méconnaissance d'une obligation contractuelle constituant également la violation de l'obligation générale de prudence s'imposant à tous (article 1382 du Code civil), les tiers qui sont préjudiciés par cette violation de l'obligation générale de prudence ne peuvent d'ailleurs invoquer directement la violation de l'obligation contractuelle.
(3) [Le demandeur] prétend qu'à défaut d'être l'organe de Comptigest, sa responsabilité ne peut être engagée.
Il ressort à suffisance des pièces du dossier de procédure des [défendeurs] que [le demandeur] est l'un des gérants de fait de Comptigest (réception de l'acompte de deux millions le 25 février 1994, rencontre du propriétaire de l'immeuble où étaient domiciliées les sociétés étrangères, signature d'une partie de la facturation, entretiens avec les [deux premiers défendeurs] lors de la négociation des contrats, représentation de sa fille à l'occasion des opérations d'expertise).
Ce moyen n'est pas pertinent. II est d'autant moins fondé que ce n'est pas sur la base d'un manquement contractuel que sa responsabilité est mise en cause mais bien, comme cela a déjà été dit, sur la base quasi délictuelle.
(4) C'est à tort que [les demandeurs] soutiennent qu'en application des règles relatives au concours des responsabilités contractuelle et aquilienne, il appartient aux [défendeurs] de démontrer - ce qu'ils ne feraient pas - l'existence d'une faute et d'un dommage distincts de ce qui ne serait qu'un manquement contractuel et un dommage né de celui-ci.
La question du concours des responsabilités contractuelle et aquilienne ne se pose que lorsque, dans le cadre de relations contractuelles, une partie au contrat soulève la responsabilité aquilienne de son cocontractant, situation non rencontrée en l'espèce, dès lors que la responsabilité de Comptigest n'est pas mise en cause et que celle [des demandeurs l'est] - à titre personnel - sur la base de l'article 1382 du Code civil ».
Griefs
En vertu des articles 1382 et 1383 des codes civils belge et luxembourgeois, qui sont rédigés en termes identiques, toute personne est responsable du dommage causé par sa faute, sa négligence ou son imprudence.
Une société à responsabilité limitée de droit luxembourgeois agit à l'intervention de ses gérants qui sont ses mandataires (articles 191 et 191bis de la loi luxembourgeoise du 10 août 1915; comparer articles 129 et 130 des lois coordonnées belges sur les sociétés commerciales).
Les gérants d'une société luxembourgeoise à responsabilité limitée sont responsables envers la société, conformément au droit commun, de l'exécution du mandat qu'ils ont reçu et des fautes commises dans leur gestion. Ils sont solidairement responsables, soit envers la société, soit envers tous tiers, de tous dommages-intérêts résultant d'infractions aux dispositions de la loi sur les sociétés ou des statuts sociaux. Ils ne sont déchargés de cette responsabilité, quant aux infractions auxquelles ils n'ont pas pris part, que si aucune faute ne leur est imputable et s'ils ont dénoncé ces infractions à l'assemblée générale la plus prochaine après qu'ils en auront eu connaissance (articles 59 et 192 de la loi luxembourgeoise du 10 août 1915; cf. articles 62 et 132 des lois coordonnées belges sur les sociétés commerciales).
Lorsqu'un organe, de droit ou de fait, d'une société (articles 59 et 192 de la loi luxembourgeoise du 10 août 1915) ou un mandataire agissant dans le cadre de son mandat commet une faute ne constituant pas une infraction au cours de négociations donnant lieu à la conclusion d'un contrat, cette faute engage non pas la responsabilité du gérant ou du mandataire mais celle de la société ou du mandant (articles 59 et 192 de la loi luxembourgeoise précitée; articles 1984, 1989, 1991 et 1992 des Codes civils luxembourgeois et belge).
En décidant que les demandeurs sont personnellement responsables d'une faute aquilienne commise en leur qualité d'organes de droit ou de fait ou à tout le moins de mandataires de la société Comptigest, l'arrêt viole l'ensemble des dispositions précitées.
2. Deuxième moyen
Disposition légale violée
Article 149 de la Constitution.
Décision et motifs critiqués
L'arrêt attaqué confirme la mission d'expertise ordonnée par le premier juge, à savoir: «après avoir convoqué les parties et leurs conseils, en s'entourant de toutes pièces et renseignements utiles, et si besoin est, en recourant à l'avis de confrères spécialisés, (1) de déterminer la valeur éventuelle du portefeuille de la société luxembourgeoise Comptigest à la date de sa cession à la [troisième défenderesse] (14 et 25 janvier 1994); (2) de déterminer, en fonction de la valeur du portefeuille qui sera fixée par l'expert, les dommages subis par les acheteurs et les évaluer; (3) de déterminer si les vendeurs pouvaient ou devaient savoir que le portefeuille de la société portait sur des valeurs inexistantes ou à tout le moins quasiment nulles; (4) de répondre à toutes questions pertinentes des parties».
L'arrêt attaqué fonde sa décision sur les motifs suivants:
«En désignant un expert comptable, le premier juge n 'a pas renversé la charge de la preuve du comportement fautif [des demandeurs], qui incombe aux [défendeurs].
L'expertise est en effet une mesure d'instruction destinée à éclairer le juge sur les éléments techniques complexes d'un fait pertinent, utile à la solution du litige porté devant lui.
En l'espèce, l'expertise a été ordonnée conformément à l'article 19, alinéa 2, du Code judiciaire.
Les éléments techniques analysés lors d'une expertise doivent pouvoir aider le juge dans son appréciation de l'étendue tant de la faute éventuelle que de ses conséquences.
En l'espèce, les fautes [des demandeurs] ne paraissaient pas - prima facie - manifestement non fondées, c'est à bon droit que le premier juge a ordonné la mission d'expertise critiquée.
Les [défendeurs] ont démontré devant la cour [d'appel] la faute qu'ils imputent [aux demandeurs].
La poursuite de 1'expertise s'impose, celle-ci apparaissant utile à la solution du différend qui oppose les parties.
Le moyen tiré d'une prétendue délégation des pouvoirs juridictionnels du juge à l'expert n'est pas fondé».
Griefs
Les demandeurs faisaient valoir dans leurs conclusions de synthèse:
«Par surcroît, les éléments sur lesquels le juge fait porter 1 'expertise judiciaire sont dépourvus de pertinence.
La détermination de la valeur éventuelle du portefeuille, premier point de la mission dont le jugement dont appel charge l'expert judiciaire, est dépourvue de pertinence.
La valeur du portefeuille a été fixée par les parties dans le cadre d'une convention légalement formée.
La lésion n 'existe pas en matière mobilière.
La valeur du portefeuille, dès lors que les parties n'ont pas laissé la détermination du prix à l 'évaluation d'un tiers ou à dires d'expert, procède de leur contrat.
'La loi ne se soucie pas du préjudice minime, ou relativement minime (provenant presque toujours de faux calculs, d'espérances trompées, ou de l'impéritie d'un des contractants), qui est, dans un régime de libre concurrence, de l'essence même des affaires ou, dans certains cas, librement accepté par la partie qui le subit, dans le but d'atteindre un résultat déterminé' (De Page, t. I, n ° 67, p. 80). 'En vertu du principe de l'autonomie de la volonté, chacun fixe librement les conditions auxquelles il contracte. Il en est le seul juge et la sécurité, voire même la possibilité des affaires, en dépendent. Cela est d'autant plus nécessaire que la loi est incapable de fixer le juste prix des choses' (De Page, ibidem);
Est en conséquence illégale et viole la convention des parties (est en tout cas dépourvue de pertinence) la mission confiée à l'expert de déterminer la valeur éventuelle du portefeuille de la société dès lors que les parties contractantes, mettant en oeuvre la règle fondamentale de l'autonomie de la volonté, se sont accordées contractuellement à ce propos.
Est également illégale, et dépourvue de pertinence, la mission confiée à l'expert de déterminer, en fonction de la valeur du portefeuille, les dommages subis par les acheteurs et les évaluer dès lors que, dans le libellé même des [défendeurs], il s'agit d'apprécier le dommage dans le cadre d'une relation contractuelle (le dommage subi par les acheteurs à raison de la vente qu'ils ont cependant librement négociée) alors que les [défendeurs] incriminaient l'obligation générale de prudence s'imposant à tous laquelle, comme dit ci-avant et conformément à la jurisprudence constante de la Cour de cassation, ne peut être à l'origine d'un dommage réparable que s'il s'agit d'un dommage autre que celui qui résulte de la mauvaise exécution du contrat.
Dès lors, en ce qui concerne le point (2), et indépendamment de ce qui a été rappelé ci-dessus, la mission de 1 'expert devrait à tout le moins être complétée en vue d'obliger celui-ci à déterminer les dommages autres que ceux résultant de la mauvaise exécution du contrat subis par les acheteurs et les évaluer».
Les motifs de l'arrêt attaqué laissent sans réponse les moyens par lesquels les demandeurs faisaient valoir qu'une expertise ne pouvait évaluer l'activité cédée à une valeur différente de celle convenue par les parties et soutenaient que le libellé de la mission d'expertise n'aurait éventuellement été adapté qu'à la détermination d'un éventuel dommage contractuel, alors que le fondement de la demande réside dans la responsabilité civile de l'article 1382 du Code civil.
L'arrêt attaqué n'est dès lors pas régulièrement motivé.
3. Troisième moyen
Disposition légale violée
Article 149 de la Constitution.
Décision et motifs critiqués
L'arrêt attaqué confirme la décision du premier juge d'inviter la société Comptigest International à produire un ensemble de documents constituant sa comptabilité complète.
L'arrêt attaqué fonde cette décision sur les motifs suivants:
«En invitant la s.a.r.l. Comptigest à remettre sa comptabilité complète à l'expert, le premier juge a respecté les articles 877 et 878 du Code judiciaire. L'application des articles 877 et 878 du Code judiciaire est étrangère au choix d'action des demandeurs en justice de sorte qu'il ne peut être reproché aux [défendeurs] de ne pas avoir mis la s.a.r.l. Comptigest à la cause et de s 'être ainsi privés du recours à l'article 871 du Code judiciaire. Les articles 877 et 878 du Code judiciaire contiennent des règles probatoires autonomes.
A bon droit, le premier juge s'est référé à l'article 22 du Code de commerce pour justifier la communication à l'expert de la comptabilité complète de Comptigest.
L'expert s'était plaint, dans ses préliminaires, de ne pas avoir obtenu [du demandeur] les pièces et renseignements comptables de Comptigest dont il avait besoin pour terminer sa mission.
[Les demandeurs] donnent une portée excessive aux termes de l'article 22 du Code de commerce, cette disposition légale ne mentionnant pas que le commerçant dont la communication de l'ensemble de la comptabilité est ordonnée en justice soit partie au litige. Le texte précise certes, in fine, que la communication a pour 'effet d'en extraire ce qui concerne le différend'. Cet élément, étranger à la nécessité d'être partie à la cause, circonscrit simplement l'utilisation qui peut être faite de la comptabilité communiquée et, par voie de conséquence, l'objet de la recherche et du travail de l'expert».
Griefs
Les demandeurs invoquaient dans leurs conclusions d'appel contre le jugement du 18 avril 1997que:
«Viole l'article 1329 du Code
civil le jugement qui ordonne la production de livres de commerce en vue de faire preuve contre un non-commerçant (ni [la seconde demanderesse], ni [le demandeur] ne sont commerçants)».
L'arrêt attaqué ne répond pas à ce moyen et n'est dès lors pas régulièrement motivé et, partant, viole l'article 149 de la Constitution.
IV. La décision de la Cour
Sur le premier moyen:
Attendu que l'arrêt décide que la responsabilité extracontractuelle des demandeurs est engagée en raison de la faute qu'ils ont, en qualité d'organes de la société de droit luxembourgeois Comptigest, commise lors des négociations qui ont précédé la cession par cette société aux défendeurs d'une branche d'activité;
Attendu que, d'une part, il n'apparaît d'aucune de ses considérations que l'arrêt appliquerait les dispositions de la loi luxembourgeoise dont le moyen invoque la violation;
Que, d'autre part, l'arrêt ne constate pas que les demandeurs auraient agi en une autre qualité que celle d'organe de la société Comptigest;
Que, dans la mesure où il invoque la violation des dispositions qu'il précise de la loi luxembourgeoise et où il soutient que les demandeurs auraient «à tout le moins» agi en tant que mandataires de ladite société, le moyen manque en fait;
Attendu que, pour le surplus, si la faute commise par l'organe d'une société au cours de négociations préalables à la conclusion d'un contrat engage la responsabilité directe de cette personne morale, cette responsabilité n'exclut pas, en règle, la responsabilité personnelle de l'organe mais coexiste avec celle-ci;
Que, dans cette mesure, le moyen, qui soutient le contraire, manque en droit;
Sur le deuxième moyen:
Attendu que l'arrêt relève que la société des défendeurs «s'était rendu compte que la clientèle ne correspondait pas à la description qui en avait été faite» par le demandeur et que «les éléments techniques analysés lors d'une expertise doivent pouvoir aider le juge dans son appréciation [tant] de la faute éventuelle que [de] ses conséquences»;
Qu'ainsi, l'arrêt répond aux conclusions par lesquelles les demandeurs soutenaient en substance que la valeur du portefeuille ayant été fixée de commun accord, une mission d'expertise aurait été illégale tant pour fixer cette valeur que pour déterminer le dommage des défendeurs autre que celui résultant de la mauvaise exécution du contrat;
Que le moyen ne peut être accueilli;
Sur le troisième moyen:
Attendu que l'arrêt ne se prononce pas sur la valeur probante des pièces comptables dont la production a été ordonnée par le premier juge;
Qu'il n'avait dès lors pas à répondre aux conclusions par lesquelles les demandeurs faisaient valoir qu'en vertu de l'article 1329 du Code civil, des livres de commerce ne pouvaient faire preuve contre eux;
Que le moyen ne peut être accueilli;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne les demandeurs aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de deux cent septante-six euros nonante-cinq centimes envers la partie demanderesse et à la somme de cent quatre-vingt-sept euros six centimes envers la partie défenderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Philippe Echement, les conseillers Christian Storck, Daniel Plas, Christine Matray et Philippe Gosseries, et prononcé en audience publique du vingt juin deux mille cinq par le président de section Philippe Echement, en présence du premier avocat général Jean-François Leclercq, avec l'assistance du greffier Jacqueline Pigeolet.