LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR DE CASSATION,
demandeur en dessaisissement de la juridiction belge,
en cause de
A. M. Z., et cons.,
ayant pour conseils Maître Alexis Deswaef, avocat au barreau de Bruxelles, Maîtres Marc Uyttendaele, Laurent Kennes, Véronique van der Plancke et Grégor Chapelle, avocats au barreau de Bruxelles, et Sylvie Saroléa, avocat au barreau de Nivelles,
contre
TOTAL, société anonyme de droit français, anciennement dénommée TOTALFINAELF, et cons.,
représentée par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation, et ayant pour conseils Maîtres Simone Nudelholc, Aimery de Schoutheete de Tervarent et Nicolas Angelet, avocats au barreau de Bruxelles,
La demande
Par réquisitoire déposé le 25 mars 2004 au greffe, le procureur général près la Cour a requis le dessaisissement de la juridiction belge, en application de l'article 29, § 3, de la loi du 5 août 2003 relative aux violations graves du droit international humanitaire, de l'affaire instruite sous le n° 28/02 par le juge d'instruction de Bruxelles Damien Vandermeersch et portant sur des faits visés au titre Ierbis du livre II du Code pénal.
Les antécédents de la procédure
A l'audience du 21 avril 2004, le conseiller Frédéric Close a fait rapport, le magistrat fédéral Philippe Meire a été entendu, l'avocat général Jean Spreutels a conclu et Maîtres Alexis Deswaef, Véronique van der Plancke et Grégor Chapelle ont déposé des conclusions pour les parties civiles A. M. Z., A. T., M. H. et K. A., alias A. K. S..
Par arrêt du 5 mai 2004, en application de l'article 26, § 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage, la Cour a posé, nonobstant l'urgence, une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage et sursis à statuer jusqu'à ce que celle-ci ait rendu sa décision.
Par arrêt n° 68/2005 du 13 avril 2005, la Cour d'arbitrage a répondu à cette question.
Le 23 mai 2005, Maître John Kirkpatrick a déposé au greffe des conclusions au nom de la société anonyme Total; Maître Emile Verbruggen y a déposé, le 6 juin 2005, des conclusions et, le 10 juin 2005, des conclusions récapitulatives au nom de T. D.
III. La procédure devant la Cour
A l'audience du 15 juin 2005, le conseiller Frédéric Close a fait rapport, l'avocat général Raymond Loop a conclu et Maître John Kirkpatrick a déposé une note de plaidoirie.
A l'audience du 27 juin 2005, les conseils des parties civiles ont déposé des conclusions.
IV. La décision de la Cour
Attendu que la Cour a posé à la Cour d'arbitrage la question préjudicielle suivante:
«Interprété en ce sens qu'il imposerait le dessaisissement de la juridiction belge bien qu'un plaignant au moins soit étranger ayant le statut de réfugié en Belgique au moment de l'engagement initial de l'action publique, l'article 29, § 3, alinéa 2, de la loi du 5 août 2003 relative aux violations graves du droit international humanitaire viole-t-il les articles 10, 11 et 191 de la Constitution, dès lors qu'il empêche ce dessaisissement lorsqu'au moins un plaignant était de nationalité belge au même moment?»;
Attendu que, par l'arrêt susdit du 13 avril 2005, la Cour d'arbitrage a dit pour droit qu' «en ce qu'il imposerait le dessaisissement des juridictions belges bien qu'un plaignant soit un réfugié reconnu en Belgique au moment de l'engagement initial de l'action publique, l'article 29, § 3, alinéa 2, de la loi du 5 août 2003 relative aux violations graves du droit international humanitaire viole les articles 10, 11 et 191 de la Constitution»;
Attendu que le procureur fédéral considère, à la suite de cet arrêt, qu'il n'y a pas lieu de dessaisir la juridiction belge; que la société anonyme Total et T. D. concluent au dessaisissement; que le ministère public près la Cour conclut également au dessaisissement; que les parties civiles invitent la Cour à poser à la Cour d'arbitrage deux questions préjudicielles et, à titre subsidiaire, à ne pas dessaisir la juridiction belge;
Attendu que l'article 29, § 3, alinéa 2, de la loi du 5 août 2003 constitue une règle de droit pénal matérielparce qu'il a notamment pour objet d'empêcher, aux conditions qu'il précise, que certaines violations graves du droit international humanitaire cessent d'être punissables en Belgique ; qu'à ce titre, ladite disposition est soumise au principe de la légalité des incriminations consacré par les articles 7.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 15.1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques;
Attendu que l'article 16.2 de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés confère au réfugié reconnu, dans l'Etat où il a sa résidence habituelle, l'égalité de traitement avec les nationaux en ce qui concerne le droit d'accès aux tribunaux;
Que cette disposition conventionnelle n'a pas pour effet de rendre applicable le régime transitoire de l'article 29, § 3, alinéa 2, précité lorsqu'un plaignant, qui a sa résidence habituelle en Belgique, y a le statut de réfugié;
Attendu que la Cour ne pourrait remédier à l'inconstitutionnalité dont la Cour d'arbitrage a déclaré ledit article 29, § 3, alinéa 2, entaché, qu'au prix d'une application analogique de cette disposition légaleau préjudice des personnes poursuivies;
Attendu que, ne pouvant étendre au réfugié reconnu en Belgique l'exception que cette disposition réserve au plaignant belge, la Cour doit constater que le maintien de la juridiction belge à l'égard des crimes dénoncés par les plaignants est dépourvu de base légale;
Attendu que les articles 6 et 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne sauraient suppléer à cette absence de base légale; qu'en effet, ces dispositions n'interdisent pas au législateur d'utiliser la nationalité comme critère de compétence personnelle en ce qui concerne les infractions commises en dehors du territoire;
Attendu que, pour le surplus, les parties civiles invitent la Cour à poser à la Cour d'arbitrage une première question préjudicielle libellée comme suit:
«L'article 28 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu'il serait interprété de telle manière que le juge qui a interrogé la Cour d'arbitrage pourrait appliquer une disposition législative dans une interprétation jugée inconstitutionnelle par la Cour d'arbitrage, assimilant ainsi un constat d'inconstitutionnalité, de surcroît exprimé au conditionnel, à une carence législative?»;
Attendu que l'arrêt du 13 avril 2005 de la Cour d'arbitrage énonce que la mesure transitoire soumise au contrôle est disproportionnée en ce qu'elle exclut le réfugié reconnu en Belgique; qu'il ressort de cet arrêt que le constat d'inconstitutionnalité ne repose pas sur une interprétation de la règle existante mais sur la constatation d'une lacune dont celle-ci est entachée;
Que, procédant d'une prémisse inexacte, la première question ne doit pas être posée;
Attendu que les parties civiles proposent une seconde question préjudicielle libellée comme suit:
«Interprété en ce sens que les affaires pendantes à l'instruction avant l'entrée en vigueur de la loi du 5 août 2003 et portant sur des violations graves du droit international humanitaire demeurent de la compétence des juridictions belges lorsqu'un acte d'instruction a été posé à la date d'entrée en vigueur de la loi et dès lors que soit au moins un plaignant était de nationalité belge ou bénéficiait du statut de réfugié sur le territoire belge au moment de l'engagement initial de l'action publique, soit au moins un auteur présumé avait sa résidence principale en Belgique à la date d'entrée en vigueur de la loi, l'article 29, § 3, alinéa 2, de la loi précitée viole-t-il l'article 12, alinéa 2, de la Constitution?»;
Attendu que le juge ne peut étendre une loi pénale par voie d'analogie à un cas qu'elle ne vise pas expressément;
Attendu que le maintien de la juridiction belge instauré à titre transitoire par l'article 29, § 3, de la loi du 5 août 2003 relative aux violations graves du droit international humanitaire concerne les affaires ayant fait l'objet d'un acte d'instruction à la date d'entrée en vigueur de ladite loi lorsqu' «au moins un plaignant était de nationalité belge au moment de l'engagement initial de l'action publique»;
Attendu que la loi n'étend pas le régime transitoire susdit au cas où au moins un plaignant «bénéficiait du statut de réfugié sur le territoire belge»;
Attendu que la seconde question préjudicielle proposée par les parties civiles n'a pas pour objet de déférer à la Cour d'arbitrage le texte de la loi existante, mais de lui soumettre un texte complété par des termes qui n'y figurent pas; que la question tend ainsi à l'application d'une loi d'incrimination par voie d'analogie à un cas qu'elle ne vise pas expressément;
Attendu que la disposition constitutionnelle de référence est précisément celle qui prohibe une telle application;
Qu'il en résulte que l'objet véritable de la question n'est pas de vérifier la conformité à l'article 12, alinéa 2, de la Constitution, d'une loi susceptible de porter atteinte à la règle de l'interprétation stricte des lois répressives, mais de vérifier si une application analogique est conforme à la disposition constitutionnelle qui la prohibe ;
Que pareille question ne constitue pas une question préjudicielle au sens de l'article 26, § 1er, 3°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage;
Qu'il n'y a dès lors pas lieu d'interroger celle-ci;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Dessaisit la juridiction belge de l'affaire instruite par le juge d'instruction de Bruxelles, initialement sous le numéro 28/02 du cabinet du juge d'instruction Damien Vandermeersch et actuellement sous le numéro 156/04 du cabinet du juge d'instruction Hervé Louveaux.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Francis Fischer, président de section, Jean de Codt, Frédéric Close, Paul Mathieu et Benoît Dejemeppe conseillers, et prononcé en audience publique du vingt-neuf juin deux mille cinq par Francis Fischer, président de section, en présence de Raymond Loop, avocat général, avec l'assistance de Véronique Kosynsky, greffier délégué.