OFFICE NATIONAL DE SECURITE SOCIALE,
Me Antoine De Bruyn, avocat à la Cour de cassation,
contre
V.V. B.,
Me Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation.
La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre un arrêt rendu le 4septembre 2003 par la cour du travail d'Anvers.
Le président de section RobertBoes a fait rapport.
L'avocat général DirkThijs a conclu.
Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen dans sa requête.
Dispositions légales violées
- article22ter de la loi du 27juin 1969 revisant l'arrêté-loi du 28décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, dans la version antérieure à sa modification par l'arrêté royal du 10juin 2001;
- articles157, 158 et 159 de la loi-programme du 22décembre 1989, les articles157 et 159 dans la version antérieure à leur modification par la loi du 26juillet 1996;
- article870 du Code judiciaire;
- articles6, 1315, 1349, 1350, 4°, 1353, 1354, 1355 et 1356 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
Statuant sur l'appel du défendeur, l'arrêt attaqué annule le jugement du premier juge et déboute le demandeur de sa demande fondée sur l'application de l'article22ter de la loi du 27juin 1969 par le motif que celui-ci n'établit pas que le défendeur n'a pas respecté, pour la période du 1erjuin au 30septembre 1994, les prescriptions en matière de publicité des horaires de travail prestés par sept ou, à tout le moins, cinq de ses travailleurs à temps partiel.
Après être arrivée à cet égard à la conclusion qu'aucune valeur probante ne peut être attachée aux constatations effectuées le 13juin 1994 par l'inspection sociale ou aux déclarations faites par le défendeur le même jour, l'arrêt refuse d'avoir égard à l'aveu extrajudiciaire, régulier, fait le 23octobre 1995 par le défendeur à F.S., inspecteur adjoint de l'inspection sociale, par le motif que, l'article22ter de la loi du 27juin 1969 étant d'ordre public, aucun aveu ne peut être admis en la matière:
«Le 23octobre 1995, (le défendeur) a déclaré en présence de F.S., inspecteur adjoint de l'inspection sociale: 'Je dépose les horaires de travail et les contrats de travail des travailleurs à temps partiel. Ces travailleurs ont des horaires variables. Je n'ai tenu aucun horaire de travail avant le mois d'octobre 1994. Je ne me suis informé en matière d'occupation à temps partiel auprès de mon comptable et du secrétariat social qu'après le 13juin 1994, date du contrôle par vos services, après avoir entendu vos observations ainsi que celles de votre collègue quant aux obligations en matière d'occupation à temps partiel et de documents. J'ai commencé à établir les horaires de travail à partir du mois d'octobre 1994: n'ayant été dûment informé qu'à ce moment, je n'en avais pas tenu auparavant pour le personnel. Il me semble injuste que vous réclamiez les horaires de travail pour la période du mois de juin au mois de septembre 1994. Vous vous seriez abstenus d'agir si je n'avais pas été franc et si je vous avais annoncé que je les avais établis mais m'en étais débarrassé. Il me semble injuste de devoir produire un complément de déclaration à l'O.N.S.S. (considérant les travailleurs à temps partiel comme des travailleurs à temps plein) en ce qui concerne la période du 13juin 1994 au mois de septembre 1994'.
(.)
Ainsi, toutes les conditions juridiques requises pour l'aveu extrajudiciaire sont remplies.
(.)
Se pose ensuite la question de savoir si un aveu est admissible en cas d'application de l'article22ter de la loi du 27juin 1969.
La (cour du travail) considère que, l'article22ter de la loi du 27juin 1969 étant d'ordre public, aucun aveu ne peut être admis en la matière (H.DePage, Traité élémentaire de droit civil belge, 3eédition, Bruxelles, 1967, T.III, p.1068, n°1008 - B, et C.trav. Mons, 7avril 1995, J.T.T., 1996, 32).
Il s'ensuit que, nonobstant l'aveu régulier du (défendeur), (le demandeur) n'est pas exonéré de la charge de la preuve qui lui incombe.
Le seul élément de preuve subsistant est la déclaration faite le 23octobre 1995 par (le défendeur), qui doit être appréciée en tant qu'élément de preuve et non en tant qu'aveu.
(.)
Ainsi, cette déclaration constitue un élément de preuve 'ordinaire' dont le juge du fond, en l'espèce la (cour du travail), est tenu d'apprécier la valeur probante.
Cette valeur probante doit être appréciée au regard de l'ordre public, la sécurité sociale étant une matière intéressant l'ordre public.
Dès lors qu'il a été décidé en la matière que la personne chargée d'administrer la preuve ne peut se fonder sur un aveu en tant qu'aveu au sens juridique du terme, c'est-à-dire un aveu exonérant de la charge de la preuve, cet aveu ne peut raisonnablement être admis comme un moyen de preuve valable.
Le refus de l'aveu dans le cadre de l'administration de la preuve en des matières intéressant l'ordre public s'explique aisément lorsqu'une règle d'ordre public est susceptible d'être évitée par un aveu bien médité.
Le revers de la médaille est qu'il y a lieu d'examiner l'aveu avec circonspection lorsque le justiciable auteur de l'aveu risque d'encourir trop abruptement les effets d'une règle d'ordre public.
Ainsi, la preuve par l'aveu est écartée des matières intéressant l'ordre public non seulement lorsqu'elle porte préjudice à l'intérêt public mais aussi lorsqu'elle sert cet intérêt public.
Une certaine prudence étant ainsi recommandée quant à la valeur probante de la déclaration du justiciable, (le défendeur en l'espèce), la déclaration ne peut, en soi, servir de preuve.
La cour [du travail] considère que, pour constituer une preuve valable, la déclaration doit être accompagnée d'autres éléments de preuve.
C'est la logique même: il serait autrement absurde de ne pas avoir égard à l'aveu en tant que tel en matière d'ordre public.
La cour [du travail] a constaté ci-avant que ces autres éléments de preuve font défaut en l'espèce.
Ainsi, la cour [du travail] considère que la déclaration du 23octobre 1995 en soi, non accompagnée d'autres éléments de preuve, ne suffit pas à établir que (le défendeur) n'a pas respecté, pour la période du 1erjuin au 30septembre 1994, les prescriptions en matière de publicité des horaires de travail prestés par sept ou, à tout le moins, cinq de ses travailleurs.
Il en résulte que (le demandeur) n'établit pas à suffisance de droit sur la base des constatations faites par les inspecteurs sociaux et des déclarations relevées que la condition d'application de l'article22ter de la loi du 27juin 1969, plus spécialement le défaut de publicité des horaires de travail, est remplie en l'espèce en ce qui concerne la période litigieuse.
La preuve requise n'étant pas apportée, l'article22ter précité n'est pas applicable et il n'y a pas lieu d'imputer les cotisations de sécurité sociale portant sur des prestations de travail effectuées dans le cadre d'un contrat de travail à temps plein.
L'objet de la demande originaire étant précisément l'imputation de ces cotisations de sécurité sociale, la demande ne peut être accueillie».
Griefs
Conformément à l'article22ter, alinéa1er, de la loi du 27juin 1969, sauf preuve contraire apportée par l'employeur, les travailleurs à temps partiel sont présumés, à défaut d'inscription dans les documents visés aux articles160, 162, 163 et 165 de la loi-programme du 22décembre 1989 ou d'utilisation des appareils visés à l'article164 de la même loi, avoir effectué leur travail effectif normal conformément aux horaires de travail normaux des travailleurs concernés qui ont fait l'objet des mesures de publicité visées aux articles157 à 159 de cette même loi. En vertu de l'article22ter, alinéa2, de la même loi, sauf preuve contraire apportée par l'employeur, à défaut de publicité des horaires de travail normaux des travailleurs concernés, les travailleurs à temps partiel seront présumés avoir effectué leurs prestations dans le cadre d'un contrat de travail en qualité de travailleur à temps plein.
Le demandeur - au bénéfice duquel ces présomptions ont été instaurées - peut prouver le défaut de publicité des horaires de travail par toutes voies de droit, y compris l'aveu, tant judiciaire qu'extrajudiciaire.
L'aveu peut porter sur des faits tant matériels que juridiques mais ne peut concerner la solution à donner en droit au litige.
En outre, il ne peut porter sur des choses qui, en vertu de la loi, ne peuvent faire l'objet d'une disposition ou d'une transaction, de sorte qu'en principe, il ne peut être admis dans des matières intéressant l'ordre public.
Cette interdiction de principe quant à l'admission de l'aveu comme moyen de preuve dans les matières intéressant l'ordre public n'est toutefois pas applicable à l'aveu dont l'objet est un élément de fait par lequel l'auteur de l'aveu reconnaît, sans renoncer à ses droits, l'existence ou la réalité d'un fait qui lui est préjudiciable.
Cet aveu est préjudiciable à son auteur non en ce qu'il a pour effet d'empêcher l'application d'une loi d'ordre public mais, au contraire, en ce qu'il entraîne l'application d'une telle loi.
La déclaration faite le 23octobre 1995 par le défendeur suivant laquelle il n'a tenu aucun horaire de travail avant le mois d'octobre 1994 pour ses travailleurs à temps partiel constitue un élément de fait au sujet duquel le défendeur pouvait faire un aveu.
En effet, dans le chef du défendeur, la reconnaissance de ce fait n'implique pas de renonciation à un droit relevant de l'ordre public ni l'intention d'éviter l'application d'une disposition d'ordre public.
Ainsi, même si le juge peut conférer des effets juridiques à ce fait et qu'en conséquence, cet aveu entraîne l'application de règles juridiques intéressant l'ordre public, plus spécialement l'application de l'article22ter de la loi du 27juin 1969, le défendeur était libre de faire état de ce fait et de se lier par sa déclaration (article1356 du Code civil).
En outre, en déclarant qu'il n'a tenu aucun horaire de travail avant le mois d'octobre 1994 pour ses travailleurs à temps partiel, le défendeur ne se prononce pas sur une question de droit ni sur la solution à donner en droit au litige mais se borne à confirmer l'exactitude d'un fait, qu'il soit matériel ou juridique.
Il s'ensuit que l'arrêt attaqué n'écarte pas légalement la déclaration faite le 23octobre 1995 par le défendeur en tant qu'aveu (extrajudiciaire) par le seul motif que l'article22ter de la loi du 27juin 1969 relève de l'ordre public et, en conséquence, ne déboute pas légalement le demandeur de sa demande à défaut de preuve quant à la publicité des horaires de travail des travailleurs à temps partiel (violation de toutes les dispositions citées en tête du moyen, à l'exception des articles1349 et 1353 du Code civil).
Dans la mesure où ils n'admettent pas la déclaration précitée en tant qu'élément de preuve «ordinaire» et considèrent que, pour constituer une preuve valable, une telle déclaration doit être accompagnée d'autres éléments de preuve, les juges d'appel n'ont pas davantage justifié légalement le rejet de la demande du demandeur, dès lors qu'ils ont ainsi privé, à tort, la déclaration de la valeur probante attachée à la présomption de fait (violation des articles870 du Code judiciaire, 1315, 1349 et 1353 du Code civil).
La décision de la Cour
1. Conformément à l'article22ter, alinéa1er, de la loi du 27juin 1969, tel qu'il est applicable en l'espèce, sauf preuve contraire apportée par l'employeur, les travailleurs à temps partiel sont présumés, à défaut d'inscription dans les documents visés aux articles160, 162, 163 et 165 de la loi-programme du 22décembre 1989 ou d'utilisation des appareils visés à l'article164 de la même loi, avoir effectué leur travail effectif normal conformément aux horaires de travail normaux des travailleurs concernés qui ont fait l'objet des mesures de publicité visées aux articles157 à 159 de cette loi.
En vertu de l'article22ter, alinéa2, de la même loi, à défaut de publicité des horaires de travail normaux des travailleurs concernés, les travailleurs à temps partiel seront présumés avoir effectué leurs prestations dans le cadre d'un contrat de travail en qualité de travailleur à temps plein.
2. Les présomptions consacrées à l'article22ter précité ont été instaurées dans le but d'assurer la perception et le recouvrement des cotisations de sécurité sociale.
Ces présomptions légales intéressent l'ordre public.
3. L'aveu ne peut porter sur des choses qui, en vertu de la loi, ne peuvent faire l'objet d'une disposition ou d'une transaction.
En conséquence, le juge ne peut admettre l'aveu d'un fait déterminant pour l'applicabilité ou l'inapplicabilité d'une loi intéressant l'ordre public.
Il s'ensuit qu'un aveu portant sur des éléments de fait donnant lieu à l'application des présomptions consacrées à l'article22ter ne peut être admis.
4. En tant qu'il fait valoir que le demandeur peut prouver le défaut de publicité des horaires de travail par la voie de l'aveu, le moyen manque en droit.
5. L'arrêt décide que la déclaration faite le 23octobre 1995 par le défendeur suivant laquelle il n'a tenu aucun horaire de travail avant le mois d'octobre 1994 constitue un élément de preuve ordinaire dont le juge du fond est tenu d'apprécier la valeur probante.
Il considère qu'à défaut d'autres éléments de preuve, la déclaration «n'établit pas à suffisance de droit (.) que la condition d'application de l'article22ter de la loi du 27juin 1969 (..) est remplie en l'espèce en ce qui concerne la période du 1erjuin au 30septembre 1994 pour sept ou, à tout le moins, cinq travailleurs».
6. En tant qu'il fait valoir que l'arrêt attaqué n'admet pas la déclaration faite le 23octobre 1995 par le défendeur en tant qu'élément de preuve "ordinaire" et prive ainsi la déclaration de la valeur probante attachée à la présomption de fait, le moyen est fondé sur une lecture erronée de l'arrêt et, partant, manque en fait.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi;
Condamne le demandeur aux dépens.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Robert Boes, président, le président de section Ernest Waûters, les conseillers Ghislain Dhaeyer, Ghislain Londers et Eric Stassijns, et prononcé en audience publique du vingt-quatre avril deux mille six par le président de section Robert Boes, en présence de l'avocat général Dirk Thijs, avec l'assistance du greffier adjoint Johan Pafenols.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Christian Storck et transcrite avec l'assistance du greffier Jacqueline Pigeolet.
Le greffier, Le conseiller,