ARCELOR PROFIL, s.a.,
Me Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,
contre
RIGA NATIE, s.a.,
Me Ludovic De Gryse, avocat à la Cour de cassation.
La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 15 mars 2004 par la cour d'appel d'Anvers.
Le conseiller Eric Dirix a fait rapport.
L'avocat général Guy Dubrulle a conclu.
Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
-article 1er du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé le 20 mars 1952 (M.B. du 19 août 1955), modifié par l'article 2.4 du protocole n° 11 du 11 mai 1994, approuvé par la loi du 27 novembre 1996 (M.B. du 4 juillet 1997) ;
-articles 16 et 149 de la Constitution coordonnée ;
-articles 544, 1165, 1319, 1320, 1322, 1948 et 2279 du Code civil et, pour autant que de besoin, articles 867, 1612, 1673, 1749, 2082 et 2087 du même code ;
-articles 23, 24, 25, 26, 780, alinéa 1er, 3°, et 1138, 2°, du Code judiciaire ;
-principe général du droit dit principe de confiance ;
-principe général du droit dit principe dispositif, consacré notamment par les articles 807 et 1138, 2°, du Code judiciaire ;
-principe général du droit relatif au respect des droits de la défense.
Décisions et motifs critiqués
La quatrième chambre de la cour d'appel d'Anvers déclare, dans l'arrêt attaqué du 15 mars 2004, l'appel de la défenderesse admissible et fondé, donne acte à la demanderesse de l'extension de sa demande et la déclare recevable mais non fondée. Dès lors, la cour d'appel réforme le jugement attaqué et dit pour droit que la demande originaire est non fondée. La cour [d'appel] condamne aussi la demanderesse aux dépens des deux instances.
La cour d'appel fonde cette décision sur les motifs suivants:
«B.
La discussion porte essentiellement sur le fonctionnement d'un prétendu droit de rétention conventionnel, plus spécialement le fait de savoir si ce droit peut être opposé au vendeur-propriétaire.
(.)
C.
Le droit de rétention confère à un créancier le pouvoir de refuser la délivrance des marchandises qui appartiennent à un tiers tant que sa créance relative à ces marchandises n'a pas été payée.
Le fait que Riga Natie dispose d'une créance exigible, qu'elle détient matériellement les marchandises, que le débiteur est défaillant, que celui qui retient les marchandises est de bonne foi (voir infra E) et qu'il existe un lien entre la créance et la chose retenue, n'est pas remis en question. La discussion porte avant tout sur ce dernier aspect.
Il est exact, comme le soutient la demanderesse, que le droit de rétention n'est pas un droit réel, mais la doctrine et la jurisprudence reconnaissent au droit de rétention les effets d'un droit réel: utilisé comme moyen de pression, il échappe à tout concours.
La question est de savoir si le droit de rétention pouvait être étendu et si une éventuelle extension est opposable aux tiers.
D.
Il n'est pas contesté que la défenderesse et Steelex entretenaient des relations commerciales régulières et que Steelex avait encouru un retard de paiement considérable en ce qui concerne le traitement des marchandises, portant en majeure partie sur les frais concernant des marchandises autres que les bobines d'acier.
Dans les relations contractuelles entre la défenderesse et Steelex, les conditions figurant sur la facture de la défenderesse sont applicables, parmi lesquelles l'article 4 qui est libellé comme suit: 'Nous nous réservons le droit, en application de l'article 1948 du Code civil, de refuser la délivrance des marchandises qui nous sont confiées, ou qui sont traitées ou transportées par nous, jusqu'au paiement complet, au comptant de toutes les sommes qui nous sont dues, sans qu'elles doivent avoir un effet direct sur les marchandises retenues'.
(.)
Le point de départ est, contrairement à ce qu'a décidé le premier juge, qu'une clause relative à l'extension du droit de rétention a été régulièrement stipulée dans la relation entre la défenderesse et Steelex comme faisant partie de leur convention.
Une clause conventionnelle ayant un effet extensif en ce qui concerne le droit de rétention ne peut, comme en l'espèce, être considérée que dans une relation économique plus étendue entre la demande et les marchandises. Le traitement des marchandises dans un port et dans le cadre de relations commerciales régulières, comme c'est le cas en l'espèce, est une occupation permanente. Les marchandises sont en principe rapidement négociées, transbordées, déchargées etc. sans que les frais de traitement quant à telle ou telle marchandise spécifique soient déjà réglés. Celui qui manipule les marchandises s'en dessaisit alors que d'autres marchandises du même débiteur sont entre-temps traitées et entreposées.
Les marchandises réceptionnées pour être traitées pourraient ainsi servir de sûreté pour le créancier non seulement pour la créance résultant du traitement de ces marchandises spécifiques, mais aussi pour des traitements antérieurs concernant les marchandises qui ont déjà été restituées. C'est le sens de la clause n° 4 précitée reprise dans les conditions générales de la défenderesse. Cette condition n'est pas fictive et correspond à la réalité économique.
En l'espèce, il peut encore être remarqué que l'arriéré de paiement était considérable: l'arriéré encouru par Steelex dépassait de manière importante la valeur des bobines d'acier (.).
Le cas échéant, une clause conventionnelle portant extension du droit de rétention peut être opposée aux tiers, notamment au vendeur, qui soutient en vertu d'une clause de réserve de propriété qu'il est resté propriétaire.
Conclusion
L'appel atteint son objectif. La demande originaire doit être rejetée comme étant non fondée».
Griefs
La cour d'appel décide, en confirmant la relation des faits donnée par le premier juge, (1) que la demanderesse vendait des marchandises à la firme Steelex avec une clause de réserve de propriété en cas de non-paiement, (2) que ces marchandises étaient entreposées chez la défenderesse, (3) que la firme Steelex n'a pas payé les marchandises facturées ni les factures de traitement et d'entreposage des marchandises, (4) que la firme Steelex a été déclarée en faillite, (5) que la créance de la défenderesse dans la faillite de la firme Steelex comprenait l'ensemble des arriérés de paiement du failli et (6) que dans la relation contractuelle entre la défenderesse et la firme Steelex le droit de rétention étendu repris dans les conditions figurant sur la facture valait en tant que paiement de toutes les sommes dues.
Le droit de rétention, confirmé notamment par les articles 867, 1612, 1673, 1749, 1948, 2082 et 2087 du Code civil, est un droit en vertu duquel le possesseur régulier de la chose d'autrui, le rétentionnaire, a le droit de garder cette chose aussi longtemps que sa demande exigible en rapport avec cette chose n'a pas été satisfaite, et dont il est admis qu'il est opposable au propriétaire de la chose.
(.)
Seconde branche
Dans la mesure où la décision de la cour d'appel que le fait qu'il existe un lien entre la créance dont dispose la défenderesse et la chose retenue n'est pas remis en question doit être considéré en ce sens que la cour d'appel a admis ainsi qu'il existait un lien entre la partie de la créance de la défenderesse qui concernait le traitement des marchandises et l'entreposage des bobines d'acier et la chose retenue, à tout le moins qu'il existait un lien économique entre la demande de la défenderesse et la chose retenue, la décision que le droit de rétention était valable et opposable à la demanderesse est illégale.
Dans la présente instance, la demanderesse a reconnu que le droit de rétention de la défenderesse, pour autant qu'il ne soit pas étendu contractuellement, pouvait lui être opposé. La demanderesse a toutefois contesté qu'une extension contractuelle du droit de rétention lui serait opposable en tant que propriétaire des marchandises sur lesquelles le droit de rétention est exercé.
Les parties peuvent étendre contractuellement le droit de rétention. Un droit de rétention étendu contractuellement ne peut toutefois pas être opposé au propriétaire réel sur la base de la théorie de la confiance. Conformément à l'article 1165 du Code civil, les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes. Il ne peut être admis de la part du débiteur qu'il était compétent pour utiliser la chose d'autrui à titre de sûreté de ses créances qui n'ont pas un lien direct avec cette chose. Cette compétence n'entre pas dans le cadre de la gestion normale de la chose.
En l'espèce, grâce au droit de rétention étendu conventionnellement, la société privée à responsabilité limitée Steelex a utilisé les marchandises qu'elle a achetées auprès de la demanderesse et qui en raison d'une clause de réserve de propriété étaient encore toujours la propriété de cette dernière, à titre de sûreté de toutes ses dettes à l'égard de la défenderesse.
La demanderesse pouvait croire que les bobines de métal restaient sa propriété jusqu'au moment où le prix d'achat était payé par la société privée à responsabilité limitée Steelex. Dès lors que la défenderesse n'a pas voulu se dessaisir des marchandises entre les mains du propriétaire, soit la demanderesse, en se fondant sur un droit de rétention conventionnel étendu, en exécution duquel ces marchandises ont été données à titre de sûreté de créances qui n'ont pas de lien direct avec ces marchandises, la confiance légitime de la demanderesse a été ébranlée.
En décidant que, le cas échéant, une clause conventionnelle stipulant un effet étendu du droit de rétention pouvait être opposée aux tiers, notamment à la demanderesse, qui était restée propriétaire en vertu d'une clause de réserve de propriété des marchandises sur lesquels le droit de rétention est exercé, la cour d'appel a violé le principe général du droit, dit principe de confiance.
L'opposabilité du droit de rétention étendu conventionellement déroge aussi au droit de propriété.
Conformément à l'article 544 du Code civil, la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements.
La demanderesse a invoqué qu'aux termes de cet article, seules des dispositions légales peuvent limiter l'exercice du droit de propriété, de sorte que l'exercice du droit de propriété ne peut être limité par une convention conclue entre des tiers.
Le droit de propriété est, en outre, protégé par l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signé le 20 mars 1952, modifié par l'article 2.4 du Protocole n° 11 du 11 mai 1994, approuvé par la loi du 27 novembre 1996, qui garantit à toute personne physique le droit de jouir paisiblement de sa propriété. Cette protection est aussi reprise à l'article 16 de la Constitution coordonnée, aux termes duquel nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi et moyennant une juste et préalable indemnité.
Seul le législateur a le pouvoir de limiter le droit de propriété. Les exceptions légales s'appliquent à tous les propriétaires et sont instaurées dans l'intérêt général. Le législateur a prévu en effet que le droit de rétention peut déroger au droit de propriété mais uniquement dans des cas spécifiques qui ne sont pas applicables en l'espèce, comme notamment les articles 867, 1612, 1673, 1749, 1948, 2082 et 2087 du Code civil.
L'article 1948 du Code civil dispose ainsi que le dépositaire peut retenir le dépôt jusqu'à l'entier payement de ce qui lui est dû à raison du dépôt.
Une telle disposition légale n'est pas prévue pour le droit de rétention étendu conventionnellement. En prévoyant un droit de rétention étendu conventionnellement, la défenderesse et la société privée à responsabilité limitée Steelex ne pouvaient déroger au droit de propriété qu'un tiers, en l'espèce la demanderesse, possède sur les marchandises sur lesquelles le droit de rétention est exercé.
La possession de meubles, visée à l'article 2279, alinéa 1er, du Code civil, ne vaut pas titre de propriété à l'égard de celui qui possède pour un autre et qui ne possède donc pas comme propriétaire.
La cour d'appel ne pouvait, dès lors, pas décider légalement que la clause conventionnelle portant extension du droit de rétention de la convention conclue entre la défenderesse et la société privée à responsabilité limitée Steelex pouvait être opposée à la demanderesse, qui était néanmoins propriétaire des marchandises sur lesquelles le droit de rétention était exercé (violation des articles 1er du Protocole additionnel du 20 mars 1952 et modifié comme indiqué au début du moyen, 16 de la Constitution coordonnée et 544, 1948 et 2279 du Code civil et, pour autant que de besoin, des articles 867, 1612, 1673, 1749, 2082 et 2087 du Code civil).
Aux termes de l'article 1165 du Code civil, les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes et elles ne nuisent point aux tiers. Les convention ont, dès lors, un caractère relatif.
La demanderesse a conclu que le fait de déclarer l'extension conventionnelle du droit de rétention opposable au propriétaire des marchandises sur lesquelles le droit de rétention est exercé constitue une violation de l'article 1165 du Code civil.
Les tiers, notamment tous ceux qui n'étaient pas parties à la convention, ne peuvent invoquer le caractère obligatoire des engagements résultant de la convention et ne peuvent pas davantage être tenus des obligations auxquelles ils ne sont pas parties.
Une partie contractante n'a, dès lors, pas le droit d'imposer l'exécution d'un contrat à un tiers. Les contrats ne peuvent pas, en effet, entraîner d'obligation à charge de tiers.
Les effets de la convention, notamment du droit de rétention étendu conventionnellement qui existait entre la société privée à responsabilité limitée Steelex et la défenderesse, ne pouvaient nuire aux tiers, parmi lesquels la demanderesse.
La défenderesse a détenu les bobines de métal en vertu du droit de rétention étendu conventionnellement et ce, jusqu'au moment où les arriérés de paiement concernant les prestations relatives à des marchandises appartenant à la société privée à responsabilité limitée Steelex qui ont été traitées auparavant soient totalement apurés.
La demanderesse a ainsi été empêchée de reprendre les bobines de métal dont elle était toujours la propriétaire et elle a subi un dommage.
En considérant toutefois que l'extension conventionnelle du droit de rétention pouvait être opposée à la demanderesse, la cour d'appel viole aussi l'article 1165 du Code civil.
La décision de
la Cour
Quant à la première branche:
(.)
4.Le droit de rétention confère au créancier le droit de conserver la chose remise par son débiteur, tant que la créance n'est pas acquittée. Il requiert l'existence d'un lien entre les biens retenus et la créance dont le paiement est réclamé. Le juge du fond apprécie souverainement l'existence de ce lien.
5.Les juges d'appel ont constaté que:
-un lot de bobines de métal a été vendu par la demanderesse sous réserve de propriété à la société privée à responsabilité limitée Steelex;
-les marchandises ont été entreposées par la société privée à responsabilité limitée Steelex dans les magasins de la défenderesse, qui traite les marchandises dans le port d'Anvers;
-il existe des relations de commerce régulières entre la société privée à responsabilité limitée Steelex et la défenderesse;
-la défenderesse dispose d'une créance sur la société privée à responsabilité limitée Steelex pour les frais d'entreposage tant du lot de bobines de métal que de marchandises traitées auparavant;
-la société privée à responsabilité limitée Steelex a été déclarée en faillite;
-la défenderesse a exercé son droit de rétention sur les marchandises de la demanderesse pour le montant total de la créance sur la société privée à responsabilité limitée Steelex;
-il n'est pas contesté que la défenderesse était de bonne foi;
-il est stipulé dans la convention conclue entre la défenderesse et la société privée à responsabilité limitée Steelex (article 4) que la défenderesse dispose d'un droit de rétention sur toutes les marchandises remises par le maître de l'ouvrage «en paiement complet et au comptant de toutes les sommes dues, sans qu'elles doivent concerner directement les marchandises retenues».
6.Les juges d'appel ont considéré que le droit de rétention de la défenderesse en tant que manutentionnaire de marchandises dans le port répond à la nécessité de la continuité dans les transactions et que cela «n'est pas fictif et répond à la réalité économique».
7.En se fondant sur ces constatations et sur cette appréciation, les juges d'appel ont justifié légalement leur décision que la défenderesse peut exercer son droit de rétention pour la totalité de la créance qu'elle a sur la société privée à responsabilité limitée Steelex.
8.Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
Quant à la seconde branche:
9.Eu égard à la réponse au moyen, en sa première branche, dans la mesure où il présuppose que les juges d'appel n'ont pu conclure légalement à l'existence d'un droit de rétention entre les marchandises retenues et la totalité des créances de la défenderesse sur la société privée à responsabilité limitée Steelex, le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
10.Le droit de rétention confère au créancier le droit de conserver la chose remise par son débiteur, tant que la créance n'est pas acquittée. Le droit de rétention qui porte sur des biens meubles corporels est également opposable au propriétaire des biens retenus qui n'est pas le débiteur, à la condition que le créancier soit de bonne foi.
11.Le créancier est de bonne foi lorsqu'il pouvait croire lors de la réception des marchandises que son débiteur était le propriétaire de ces biens ou, à tout le moins, était compétent pour conclure quant à ces biens des conventions susceptibles de donner lieu à l'exercice d'un droit de rétention sur ceux-ci.
12.Il ne résulte pas du fait que le droit de rétention est opposable aux tiers que ceux-ci deviennent les débiteurs des créances qui découlent des conventions conclues entre le rétentionnaire et le débiteur.
13.Dans la mesure où le moyen, en cette branche, invoque l'article 1165 du Code civil comme disposition violée, il manque en droit.
14.L'exercice régulier du droit de rétention sur des marchandises qui n'appartiennent pas au débiteur du rétentionnaire ne porte pas atteinte à l'article 544 du Code civil ni à l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
15.Le moyen qui, en cette branche, se fonde sur d'autres conceptions juridiques manque en droit.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président Ivan Verougstraete, le président de section Ernest Waûters, les conseillers Eric Dirix, Eric Stassijns et Albert Fettweis, et prononcé en audience publique du vingt-sept avril deux mille six par le président Ivan Verougstraete, en présence de l'avocat général Guy Dubrulle, avec l'assistance du greffier Philippe Van Geem.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller Daniel Plas et transcrite avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier, Le conseiller,