PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR D'APPEL DE GAND
contre
D. J-M
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre un arrêt rendu le 4 mai 2006 par la cour d'appel de Gand.
Le 8 juin 2006, le premier président de la Cour de cassation a ordonné le renvoi, en vertu de l'article 133, alinéa 2, du Code judiciaire, du présent pourvoi devant la première chambre de la Cour, section néerlandaise.
Le président Verougstraete a fait rapport.
L'avocat général délégué Pierre Cornelis a conclu.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente trois moyens libellés dans les termes suivants:
Premier moyen
Dispositions légales violées
Articles 764, alinéa 7, 837, alinéa 1er et 838, alinéa 2, du Code judiciaire.
Décisions et motifs critiqués
L'instruction de la demande de récusation par la cour d'appel de Gand, 1ère chambre, a été fixée à l'audience du 2 mars 2006. Lors de cette audience, la cause a été remise à l'audience du 9 mars 2006 en l'absence du ministère public et avec l'accord de Me Mussche, sans motivation.
Le 9 mars 2006, la cause a été instruite et prise en délibéré et la date du prononcé a été fixée au 23 mars 2006.
Le procureur général a requis la réouverture des débats le 13 mars 2006.
Griefs
Première branche
L'article 838, alinéa 2, du Code judiciaire dispose que:
«La récusation est jugée dans les huit jours en dernier ressort par la cour d'appel, sur les conclusions du ministère public, les parties ayant été dûment convoquées pour être entendues dans leurs observations»;
Le délai de huit jours dans lequel la récusation doit être jugée commence à courir à partir de a date de l'audience qui fixe l'examen de la cause, les parties ayant été dûment convoquées (Cass., 17 septembre 2002, RG P.02.386.N et P.02.602.N et P.02.0066.N, n° 454 et les conclusions de Monsieur l'avocat général P. Duinslaeger).
A l'égard d'une demande de récusation d'un juge en matière répressive la réglementation relative aux délais est substantielle et d'ordre public (Cass., 18 novembre 1977, RG P.96.1364.N, n° 485).
En l'espèce, la cause a été mise à l'instruction à l'audience du 2 mars 2006 et elle a été remise à l'audience du 9 mars 2006 et la date du prononcé a été fixée au 23 mars 2006 sans motif déterminable, en l'absence du ministère public et avec l'accord du demandeur en récusation.
Au moment où le procureur général a demandé la réouverture des débats, à savoir le 13 mars 2006, le délai de huit jours prévu par l'article 838, alinéa 2, était déjà largement dépassé.
En définitive, il n'a été statué sur la demande de récusation que par l'arrêt du 4 mai 2006, après la réouverture des débats par l'arrêt interlocutoire du 6 avril 2006.
L'arrêt du 4 mai 2006 est, dès lors, nul.
Seconde branche
L'article 764, 7°, du Code judiciaire dispose que les demandes de récusation sont, à peine de nullité, communiquées au ministère public.
Dès lors qu'à l'audience du 2 mars 2006 la cause a été remise en l'absence du ministère public, il n'a pas été satisfait à l'article 764, 7°, du Code judiciaire et l'arrêt rendu est nul.
Deuxième moyen
Dispositions légales violées
- articles 3, 5, 6, 780, 3°, 828, 12°, 831, 835 et 839 du code judiciaire;
- article 149 de la Constitution;
- article 258 du Code pénal;
- principe général du droit interdisant de statuer sur choses non demandées;
- principe général du droit relatif au devoir de motivation du juge.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué a déclaré fondée la demande de récusation de J. V.d.B. sur la base de la considération que l'on pouvait raisonnablement penser que le vice-président J. V.d.B. s'abstiendrait lors de l'audience du 2 janvier 2006, eu égard à l'arrêt qui est intervenu et à la remise de la cause dans l'attente de l'arrêt à intervenir, ce qui n'a toutefois pas eu lieu et qui a entraîné une discussion acerbe entre le vice-président J. V.d.B. et l'avocat C. M.
Première branche
Conformément à l'article 835 du Code judiciaire, sous peine de nullité, la demande en récusation est introduite par un acte au greffe contenant les moyens.
La demande en récusation fondée sur l'article 828, 12°, du Code judiciaire ne mentionne aucun incident à l'audience du 2 janvier 2006 faisant apparaître une inimitié capitale.
Dans l'arrêt attaqué, la demande en récusation est ainsi déclarée fondée sur la base d'un moyen qui n'a pas été énoncé dans la requête en récusation et à laquelle les juges dont la récusation est demandée ne pouvaient répondre.
En outre, le procès-verbal de l'audience du 2 janvier 2006 annexé à l'appui de la requête en récusation n'acte aucun incident entre Maître M. qui agissait à l'audience à la place de Me V.S., et le vice-président J. V.d.B.
Il y a lieu de conclure de ce qui précède que l'ensemble de la procédure est nul.
Deuxième branche
Conformément à l'article 839 du Code judiciaire, si le récusant n'apporte preuve par écrit ou commencement de preuve des causes de la récusation, le tribunal peut rejeter la récusation sur la simple déclaration du juge ou ordonner la preuve testimoniale.
Le récusant n'a pas apporté la preuve dont il est fait état à l'article 839 du Code judiciaire et les magistrats récusés exposent clairement dans leur déclaration du 8 février 2006 qu'il n'existe dans leur chef aucune inimitié capitale ou animosité vis-à-vis de la partie D., ni vis-à-vis de son conseil.
La cour était, dès lors, tenue de rejeter la récusation sur la simple déclaration des juges concernés ou, à tout le moins, de donner le motif pour lequel la déclaration des magistrats récusés n'est pas crédible.
Troisième branche
L'article 831 du Code judiciaire oblige tout juge qui sait cause de récusation en sa personne de s'abstenir.
Les magistrats récusés estimaient lors de l'audience du 2 janvier 2006 qu'il n'existait pas de cause de récusation dans leur chef et ils ne se sont, dès lors, pas déportés, sinon ils se seraient rendus coupables de déni de justice.
En motivant le bien-fondé de la demande de récusation dans l'arrêt attaqué de la manière suivante: «logiquement on peut espérer que le vice -président J. V.d.B. s'abstiendrait à l'audience du 2 janvier 2006.» l'arrêt considère en fait que la circonstance que les juges récusés estimaient qu'il n'existait pas de cause de récusation dans leur chef et la constatation que Me V. n'admettait pas ce point de vue, constitue la preuve de l'inimitié capitale au sens de l'article 828, 12°, du Code judiciaire.
«L'inimitié capitale» requise par la loi ne peut se déduire du fait que les juges n'ont pas adopté le point de vue du requérant quant à l'existence d'une cause de récusation.
Le juge décide en honneur et conscience et de manière souveraine s'il existe une cause de récusation dans son chef.
L'arrêt attaqué ne motive, dès lors, pas régulièrement ni ne justifie légalement la raison pour laquelle une inimitié capitale doit être déduite de ces deux éléments.
Quatrième branche
L'article 6 du Code judiciaire interdit aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises.
En décidant dans l'arrêt attaqué que l'on pouvait logiquement s'attendre à ce que le vice-président J. V.d.B. s'abstienne eu égard à l'arrêt intervenu, la cour motive presque exclusivement son arrêt par l'arrêt du 15 décembre 2005, ne motive pas sa décision elle-même, ne dit pas pourquoi il faut tenir compte de l'arrêt du 2 janvier 2006 et ôte aussi aux juges récusés le droit de considérer en honneur et conscience si, conformément à l'article 831 du Code judiciaire, ils sont tenus de s'abstenir volontairement.
La cour ne motive pas régulièrement son arrêt et ne le justifie pas régulièrement en droit et confère à l'arrêt du 15 décembre 2005 le caractère d'une disposition générale et réglementaire.
Troisième moyen
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution;
- articles 780, 3° et 772 du Code judiciaire;
- principe général du droit relatif au devoir de motivation du juge.
L'arrêt interlocutoire du 27 avril 2006 a ordonné la réouverture des débats sur les réquisitions du ministère public.
Cet arrêt interlocutoire signifie que la cour considère que la nouvelle pièce déposée par le ministère public, à savoir le courriel du 20 décembre 2005, est d'une importance déterminante et que la nature de cette pièce est dès lors essentielle, fondamentale et décisive pour trouver une solution au présent litige.
L'arrêt définitif ne motive pas la raison pour laquelle il n'est pas tenu compte de cette pièce - elle n'est même pas mentionnée - alors qu'il ressort de cette pièce qu'on a abusé de la procédure en récusation afin d'écarter le vice-président J. V.d.B. dans un dossier important qui sera examiné par le tribunal correctionnel dans le courant de l'année 2006.
L'arrêt attaqué manque ainsi à son obligation de motiver.
III. La décision de la Cour
Quant à la recevabilité du pourvoi en cassation
1.En vertu de l'article 416, alinéa 1er, du Code d'instruction criminelle, le recours en cassation contre les arrêts préparatoires et d'instruction, ou les jugements en dernier ressort de cette qualité, ne sera ouvert qu'après l'arrêt ou le jugement définitif.
Ledit article 416 s'applique à toutes les décisions qui n'épuisent pas la juridiction du juge répressif soit sur l'action publique soit sur l'action civile.
2.La procédure en récusation a un caractère autonome. La décision en matière de récusation n'est pas une décision préparatoire ou une décision d'instruction au sens de l'article 416.
Le pourvoi en cassation dirigé contre un arrêt qui statue sur une demande de récusation d'un juge dans une affaire pénale peut, dès lors, être introduit avant la décision définitive sur l'action publique.
3.Le pourvoi en cassation qui est dirigé contre la décision de récusation de la cour d'appel de Gand du 4 mai 2006 et qui est introduit avant la décision définitive rendue sur l'action publique, est recevable.
Sur le deuxième moyen:
Quant à la troisième branche:
4.L'article 828, 12°, du Code judiciaire dispose que tout juge peut être récusé s'il y a inimitié capitale entre lui et l'une des parties.
En vertu de l'article 2 du C ode judiciaire, cette disposition est aussi applicable en matière répressive dans la mesure où son application n'est pas incompatible avec des dispositions légales ou des principes de droit régissant la procédure pénale.
5.Une inimitié capitale peut se déduire d'un ensemble de circonstances d'où il apparaît que par son attitude vis-à-vis de l'une des parties ou de l'un des avocats qui la représente ou qui l'assiste, le juge a mis ou met en danger la sérénité de l'examen de la cause.
6.Il ne résulte pas d'une décision de la cour d'appel considérant dans une cause précise qu'un juge déterminé a adopté vis-à-vis des avocats qui représentent ou assistent celui qui demande la récusation, une attitude qui inspire des craintes quant à la sérénité de l'examen de la cause, que cette décision peut s'étendre à d'autres causes et à la récusation de ce juge dès qu'il doit statuer dans une cause dans laquelle interviennent ces mêmes avocats.
7.Il ressort des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard que:
-en l'espèce, la récusation a été demandée notamment du vice-président J. V.d.B. du chef de l'existence ou d'un sentiment d'existence d'une inimitié capitale entre lui et l'avocat du requérant, Me C.M.;
-les magistrats récusés déclarent conformément à l'article 836, alinéa 2, du Code judiciaire, qu'il n'existe dans leur chef aucune forme d'inimitié ou d'animosité vis-à-vis du requérant ni vis-à-vis de son conseil;
-dans son arrêt du 15 décembre 2005, la cour d'appel de Gand a considéré dans la cause n° 2005/AR/2807 que le vice-président J. V.d.B. a adopté une attitude vis-à-vis des avocats W. V.S. et C.M. qui inspire des craintes quant à la sérénité de l'instruction de la cause J.B. Cet arrêt fonde sa décision sur le motif figurant dans le jugement du 4 octobre 2004 auquel a participé J. V.d.B., que «le tribunal a l'impression que la tournure prise par le dossier (sous la forme de déclarations modifiées ou de retrait de déclarations) est inspirée par la concertation entre certains prévenus et leurs conseils (.). La déclaration initiale semble dès lors être la plus crédible».
-l'arrêt attaqué considère que, eu égard à l'arrêt de la cour d'appel du 15 décembre 2005, on pouvait penser que «le vice-président V.d.B. s'abstiendrait le 2 janvier 2006 dans la cause du requérant, vu l'arrêt qui vient d'intervenir (.) et la remise de la cause dans l'attente de l'arrêt à intervenir»;
-l'arrêt attaqué considère en outre que cela n'a toutefois pas eu lieu, ce qui a entraîné une discussion vive et acerbe entre le vice-président J. V.d.B. et l'avocat C.M., partiellement en audience publique et partiellement en chambre du conseil;
-le demandeur en récusation n'a apporté aucune preuve écrite ou commencement de preuve pour prouver ce fait.
8.La cour d'appel ne pouvait déduire des circonstances admises du déroulement pré-procédural qui sont étrangères à la cause du défendeur que ce déroulement pré-procédural était de nature à mettre en danger la sérénité de l'examen de la cause du requérant par le vice-président J. V.d.B. et à porter atteinte aux droits de la défense.
9.Le moyen, en cette branche, est fondé.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arrêt attaqué;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt cassé;
Laisse les dépens à charge de l'Etat;
Renvoie la cause devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président Ivan Verougstraete, le président de section Robert Boes, les conseillers Ghislain Londers, Eric Dirix et Beatrijs Deconinck, et prononcé en audience publique du vingt-neuf septembre deux mille six par le président Ivan Verougstraete, en présence de l'avocat général Pierre Cornelis, avec l'assistance du greffier Philippe Van Geem.
Traduction établie sous le contrôle du président Ivan Verougstraete et transcrite avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier, Le président,