Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.06.0263.N
1. M. D.,
2. M. B.,
Me Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,
contre
M. M.,
Me Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 12 decembre2005 par la cour d'appel d'Anvers.
Le president de section Ernest Wauters a fait rapport.
L'avocat general Guy Dubrulle a conclu.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
Articles 953, 955, 957, 959, 1093, 1096 et, pour autant que de besoin, 943et 947 du Code civil.
Decisions et motifs critiques
L'arret attaque declare fonde l'appel de la demanderesse contre lejugement du 14 janvier 2002, reforme ce jugement et declare la demandeinitiale des demandeurs non fondee, aux motifs suivants :
« Objet de la demande en premiere instance
La demande des (demandeurs), introduite par exploit du 11 mai 2000, tendà entendre dire pour droit que la donation de la quotite disponible laplus grande en pleine propriete de la succession, faite par l'auteur des(demandeurs) en faveur de la (defenderesse) par le contrat de mariage du1er aout 1991 passe devant le notaire R. Janssen, soit revoquee pour caused'ingratitude en application de l'article 955 du Code civil.
Decision du premier juge
Le premier juge a declare la demande fondee. L'institution contractuelled'heritier, faite par le contrat de mariage du 1er aout 1991 en faveur dela (defenderesse), a ete revoquee sur la base de l'article 955, alinea 2,du Code civil. La (defenderesse) a ete condamnee aux depens judiciaires.Le jugement a ete declare executoire par provision.
Objectifs en appel
La (defenderesse) vise la reformation des jugements entrepris et conclutau non-fondement de la demande introduite par les (demandeurs). Elledemande la condamnation des (demandeurs) aux depens des deux instances.Elle demande de declarer l'appel incident non fonde.
Dans leurs conclusions, les (demandeurs) demandent de declarer l'appel nonfonde et de confirmer les jugements entrepris. Par appel incident -conclusions deposees au greffe de la cour [d'appel] le 21 fevrier 2003, -ils ont demande de dire pour droit que, le 29 aout 1994, la (defenderesse)a menace feu M. d'un incendie volontaire dans son domicile.
Les faits
Les (demandeurs) sont les fils du premier lit de feu R. M., alors que la(defenderesse) est sa veuve en secondes noces.
Par le contrat de mariage des epoux M.-M. du 1er aout 1991, passe devantle notaire R. Janssen, domicilie à Zonhoven, contenant regime deseparation des biens, une donation reciproque a ete faite de la quotitedisponible la plus grande en pleine propriete de leur succession (soit uneinstitution contractuelle d'heritier), sans prejudice de l'usufruit legaldu conjoint survivant portant sur l'ensemble de la succession.
Le 5 mai 1995, R.M. a lance citation en divorce. Le divorce a, sur la based'injures graves, ete prononce aux torts de la (defenderesse) par lejugement du tribunal de premiere instance de Hasselt du 2 fevrier 1999. Cejugement n'a pas ete signifie avant le deces de R.M., le 2 septembre 1999.
Les demandeurs souhaitent revoquer dans le chef de la (defenderesse)l'institution contractuelle d'heritier contenue dans le contrat de mariagepour cause d'injures graves.
Points de vue des parties
Arguments des (demandeurs)
En formant sa demande en divorce, feu R.M. a introduit la demande enrevocation de la donation (Cass., 18 fevrier 1993, R.W., 1993-1994, 225).Cette demande a ete introduite en temps utile, simultanement avec lademande en divorce le 5 mai 1995, largement dans l'annee depuis la fin dufait du 21 septembre 1994 (coups et blessures) ou, à tout le moins, dufait du 28 aout 1994 (menaces d'incendie volontaire du domicile conjugal).
En qualite d'heritiers, les (demandeurs) poursuivent la demande sur labase de l'article 957, alinea 2, du Code civil.
Les injures graves à charge de la (defenderesse), sur la base desquellesla donation est revoquee, sont prouvees. Le divorce a ete prononce auxtorts de la (defenderesse). Ce jugement a acquis autorite de chose jugee.Ceci est une insulte grave et, des lors, la (defenderesse) est coupabled'ingratitude, au sens de l'article 955, alinea 2, du Code civil. Le faitdes coups et blessures du 21 septembre 1994 n'a jamais ete conteste par la(defenderesse). Un proces-verbal en a ete dresse. Le 29 aout 1994, la(defenderesse) a menace d'incendier le domicile conjugal.
Arguments de la (defenderesse)
L'institution contractuelle d'heritier faite dans le contrat de mariageest irrevocable (articles 1096 et 1097 du Code civil). Le contrat demariage est un contrat synallagmatique et ne peut donc pas etre modifieunilateralement.
La (defenderesse) est appelee à la succession de feu R.M. Ce dernier n'arien entrepris pour obtenir la revocation de la donation. Le premier jugene pouvait pas decider que par l'introduction d'une demande en divorce surla base de faits determines, feu R.M. a egalement introduit la demande enrevocation pour cause d'ingratitude.
La demande en revocation n'a pas ete introduite en temps utile. Les faitsallegues ne se sont pas produits au cours de l'annee precedantl'introduction de la demande en divorce. Il ne peut etre deduit ni desauditions des temoins ni du jugement prononc,ant le divorce quand lesinjures invoquees ont precisement eu lieu.
Les injures graves, qui peuvent entrainer la revocation de la donationpour cause d'ingratitude, ne sont pas prouvees. Aucune consequence ne peutetre tiree du jugement de divorce des lors que celui-ci etait susceptibled'etre reforme en appel. La plainte au penal de feu R.M. pour cause decoups et blessures volontaires a ete classee sans suite. Relativement àla menace alleguee d'incendie, la plupart des temoins ont declare, dans lecadre de la procedure en divorce, ne rien savoir et l'objectivite de ladeclaration testimoniale du (premier demandeur) peut etre mise en doute.
La sanction de l'article 299 du Code civil - perte des avantagesmatrimoniaux - est un des effets du divorce. Il n'est pas question dedivorce en l'espece, des lors que le mariage est dissous par deces.
Appreciation
La (defenderesse) n'invoque pas de griefs contre les jugementsinterlocutoires des 11 juin 2001 et 5 novembre 2001. L'appel interjetecontre ces jugements est, des lors, non fonde.
Le litige entre les parties concerne essentiellement la revocation parcertains heritiers d'une institution contractuelle d'heritier entre futursepoux faite dans leur contrat de mariage.
Il s'agit ici d'une institution contractuelle d'heritier et non d'unesimple donation, à laquelle la revocation prevue à l'article 955 du Codecivil n'est pas applicable.
Le principe que les conventions legalement formees tiennent lieu de loi àceux qui les ont faites (article 1134 du Code civil) est applicable àl'institution contractuelle d'heritier, qui est en effet une conventionpar laquelle une partie designe l'autre partie comme son heritier.L'irrevocabilite du titre d'heritier implique que l'institution d'heritierne peut pas etre unilateralement revoquee par l'instituant.
L'institution contractuelle d'heritier entre futurs epoux est doncrelativement irrevocable. Elle ne peut etre revoquee qu'à l'occasion dela modification du regime matrimonial, ce qui n'a pas ete fait enl'espece.
Les arguments des (demandeurs) relatifs à la procedure de divorce ne sontpas pertinents. En l'espece, le mariage est dissous par le deces et nonpar le divorce, auquel cas l'epoux coupable ne peut pretendre àl'institution contractuelle d'heritier (article 299 du Code civil). Lesparties n'ont pas stipule dans l'institution contractuelle d'heritier quecelle-ci cesserait d'avoir effet lorsqu'une procedure en divorce seraitpendante. L'institution contractuelle d'heritier etait, en d'autrestermes, stipulee de maniere inconditionnelle.
Aux motifs precites, la demande des (demandeurs) est non fondee ».
Griefs
1. Aux termes de l'article 953 du Code civil, une donation entre vifs nepourra etre revoquee que pour cause d'inexecution des conditions souslesquelles elle aura ete faite ou pour cause d'ingratitude.
Conformement à l'article 955 du Code civil, une donation entre vifs nepourra etre revoquee pour cause d'ingratitude que dans les cas suivants :
1DEG Si le donataire a attente à la vie du donateur,
2DEG S'il s'est rendu coupable envers lui de sevices, delits ou injuresgraves,
3DEG S'il lui refuse des aliments.
L'article 957, alinea 1er, du Code civil prescrit que la demande enrevocation pour cause d'ingratitude doit etre formee dans l'annee, àcompter du jour du delit impute par le donateur au donataire, ou du jourque le delit aura pu etre connu par le donateur.
Aux termes de l'article 957, alinea 2, du Code civil, cette revocation nepourra etre demandee par les heritiers du donateur contre le donataire, àmoins que l'action n'ait ete intentee par le donateur, ou qu'il ne soitdecede dans l'annee du delit.
2. L'institution contractuelle d'heritier est une convention qui confereà l'institue la qualite de successible de l'instituant.
L'article 1093 du Code civil definit l'institution contractuelled'heritier comme une « donation de biens à venir » et la permet entreepoux par contrat de mariage, soit simple, soit reciproque. L'objet de ladonation est l'ensemble ou une partie des biens qui seront legues par ledonateur-instituant à son deces.
L'article 943 du Code civil interdit, il est vrai, la donation de biens àvenir, toutefois, aux termes de l'article 947 du meme code, cettedisposition legale ne s'applique point aux donations dont il est faitmention aux chapitres VIII (« Des donations faites par contrat de mariageaux epoux et aux enfants à naitre du mariage) et IX (Des donations entreepoux, soit par contrat de mariage, soit pendant le mariage ») du titreII « Des donations entre vifs et des testaments ».
Aux termes de l'article 1096 du Code civil, toutes donations faites entreepoux pendant le mariage autrement que par contrat de mariage, quoiquequalifiees entre vifs, seront toujours revocables.
L'institution contractuelle d'heritier faite entre futurs epoux parcontrat de mariage est revocable pour cause d'ingratitude en vertu del'article 955 du Code civil.
La prescription de l'article 959 du Code civil, aux termes duquel lesdonations en faveur de mariage ne seront pas revocables pour caused'ingratitude, ne s'applique qu'aux donations faites aux epoux par destiers et non aux donations que les epoux se sont faites par contrat demariage.
3. Il ressort des constatations de l'arret attaque que dans le contrat demariage de separation des biens entre l'auteur des demandeurs, feumonsieur R.M., et la defenderesse, passe devant le notaire R. Janssen àZonhoven, une donation reciproque a ete faite par les futurs epoux de laquotite disponible la plus grande en pleine propriete de leur succession,sans prejudice de l'usufruit legal du conjoint survivant portant surl'ensemble de la succession.
L'arret attaque qualifie la donation reciproque d'institutioncontractuelle d'heritier entre futurs epoux faite dans leur contrat demariage.
Il rejette la revocation de l'institution contractuelle d'heritierdemandee en application des articles 955 et 957 du Code civil par lesdemandeurs en tant que representants de feu R.M. au motif « qu'il s'agitici, non d'une simple donation, mais d'une institution contractuelled'heritier à laquelle la revocation unilaterale, prevue à l'article 955du Code civil, n'est pas applicable ».
En decidant ainsi, alors que l'institution contractuelle d'heritier peutetre revoque pour cause d'ingratitude en vertu de l'article 955 du Codecivil, l'arret attaque n'a pu rejeter legalement la demande des demandeursen revocation de l'institution contractuelle d'heritier de leur auteurdans le contrat de mariage du 1er aout 1991 (violation des articles 953,955, 957, 959, 1093, 1096 et, pour autant que de besoin, 943 et 947 duCode civil).
III. La decision de la Cour
(...)
Sur le moyen :
7. En vertu de l'article 953 du Code civil, la donation entre vifs nepourra etre revoquee que pour cause d'inexecution des conditions souslesquelles elle aura ete faite, pour cause d'ingratitude.
En vertu de l'article 955 du meme code, la donation entre vifs ne pourraetre revoquee pour cause d'ingratitude que dans les cas suivants :
- si le donataire a attente à la vie du donateur;
- s'il s'est rendu coupable envers lui de sevices, delits ou injuresgraves;
-s'il lui refuse des aliments.
8. Les dispositions precitees ont une portee generale et sont des lorsegalement applicables à la donation de biens à venir ou de bienspresents et à venir faite entre epoux par contrat de mariage.
9. En vertu de l'article 959 du Code civil, une donation en faveur demariage ne sera pas revocable pour cause d'ingratitude.
10. Il ressort des travaux preparatoires que cette exception à lapossibilite precitee de revoquer une donation faite entre vifs pour caused'ingratitude ne vaut que pour une donation que des tiers ont faite auxepoux par contrat de mariage, des lors que cette donation est faite enfaveur du mariage en tant que tel plutot qu'en faveur de la personne desepoux memes.
Il suit de ce qui precede qu'une donation de biens à venir ou de bienspresents et à venir faite entre epoux par contrat de mariage peut etrerevoquee pour cause d'ingratitude.
11. Les juges d'appel, qui ont exclu cette possibilite, ont viole lesarticles 953, 955 et 959 du Code civil.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque en tant qu'il declare fonde l'appel interjete contrele jugement definitif du 14 janvier 2002 et qu'il statue sur les depens ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretpartiellement casse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitee, devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient les presidents de section Robert Boes et Ernest Wauters, lesconseillers Ghislain Londers, Eric Dirix et Beatrijs Deconinck, etprononce en audience publique du neuf fevrier deux mille sept par lepresident de section Robert Boes, en presence de l'avocat general GuyDubrulle, avec l'assistance du greffier Philippe Van Geem.
Traduction etablie sous le controle du president Christian Storck ettranscrite avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier, Le president,
9 FEVRIER 2007 C.06.0263.N/10