Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.06.0208.F
FORTIS BANQUE, societe anonyme dont le siege social est etabli àBruxelles, Montagne du Parc, 3,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 106, ouil est fait election de domicile,
contre
T. M.,
defendeur en cassation,
represente par Maitre Philippe Gerard, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 523, ou il estfait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 1er fevrier2005 par la cour d'appel de Liege.
Par ordonnance du 25 septembre 2007, le premier president a renvoye lacause devant la troisieme chambre.
Le conseiller Sylviane Velu a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Les moyens de cassation
La demanderesse presente trois moyens, dont le deuxieme est libelle dansles termes suivants :
Dispositions legales violees
- articles 1382 et 1383 du Code civil ;
- article 1134, alinea 3, du Code civil ;
- principe general du droit relatif à l'abus de droit.
Decisions et motifs critiques
L'arret decide que la demanderesse a commis un abus de droit et ordonne lareouverture des debats afin que les parties s'expliquent sur le prejudiceresultant de cet abus de droit, notamment par les motifs :
« que [des enquetes] ne sont toutefois pas necessaires dans la mesure ou,quoi qu'il en soit de la denonciation, il ressort des faits d'ores etdejà acquis que le maintien de la denonciation par [la demanderesse] esten tous les cas constitutif d'un abus de droit ; [...]
que lorsqu'il est mis fin au contrat, surtout unilateralement, et qu'unedes parties applique une sanction contractuelle, elle est tenue plusspecialement d'un devoir de solidarite et de loyaute ; que le creanciervictime de la defaillance de son debiteur doit tenir compte des interetslegitimes de son cocontractant (Stijns, Van Gerven et Wery, Chronique dejurisprudence. Les obligations : les sources, J.T., 1996, p. 703, nDEG 35d) ; qu'en cas d'abus, c'est-à-dire si le creancier choisit entre deuxpossibilites la voie la plus dommageable à son debiteur sans avantageparticulier pour lui-meme, le juge peut exercer un pouvoir moderateurramenant le droit du creancier dans les limites de son usage normal (J. T., 1996, p. 708, n DEG 46) ;
que [la demanderesse] se retranche derriere la consideration que ladenonciation reguliere des credits avait pour consequence que sa creancedevenait pleinement exigible et qu'à defaut de paiement de celle-ci, ellepouvait, sans commettre d'abus, proceder à son execution forcee en sorte`qu'il ne saurait etre question d'abus de droit' [... ] ;
que le moyen est denue de toute pertinence, l'exercice d'un droitn'excluant pas qu'il puisse en etre abuse puisque, au contraire, l'abus dedroit ne se rencontre qu'à l'occasion de l'exercice d'un droit ;
que, `meme regulierement mises en oeuvre, des procedures d'executiondeviennent abusives et intolerables lorsque le but poursuivi n'est plusd'obtenir le paiement mais de destabiliser le debiteur en confondantexecution et vengeance ou en recherchant de maniere impitoyable unresultat meme minime, quitte à faire subir un lourd prejudice au saisi'(De Leval, Recouvrement et dignite humaine, 15 novembre 2002, S.P.F.J.3/Form, Echange d'experiences professionnelles entre juges des saisies, p.7) ;
qu'en maintenant sa decision de rompre le credit et en poursuivant larecuperation forcee de sa creance par la saisie du batiment industriel,[la demanderesse] choisit entre les deux possibilites qui s'ouvrent àelle la voie la plus dommageable à son debiteur sans avantage particulierpour elle-meme :
- la vente forcee de l'atelier de carrosserie va tres probablementcontraindre [le defendeur] à faire aveu de faillite comme il le deplore ;il va solliciter le benefice de l'excusabilite et [la demanderesse] risquedonc de voir limiter ses possibilites de recuperation au seul prix del'immeuble ; or, sa creance etant superieure au montant des avances ayantfinance l'achat du terrain et de la construction, il est fort improbableque la vente publique rapporte suffisamment pour la desinteresserentierement ;
- si elle renonce à la denonciation, comme l'en presse [le defendeur], etdonne suite à ses propositions, elle se voit payee immediatement del'arriere et reprend pour le surplus le cours normal du contrat, sanss'exposer à des risques fondamentalement differents de ceux [qu'elle a]pris au moment de l'ouverture de credit, puisque les ennuis survenus sontà ce point dus à des circonstances fortuites qu'elle n'est pas fondee àcraindre leur repetition ;
que, si la sanction de l'abus de droit consiste à ramener le droit ducreancier dans les limites de son usage normal, soit en l'occurrence [à]exiger [du defendeur] la regularisation de l'arriere et la reprisereguliere des remboursements mensuels, il n'est toutefois pas possiblejuridiquement de contraindre la banque à faire renaitre le lien de droitqu'elle a rompu ;
que la `resiliation est un acte juridique unilateral receptice. Elleproduit ses effets de plano et irrevocablement, des l'instant ou elle aete adressee à l'autre partie et que celle-ci l'a rec,ue ou, à tout lemoins, a pu en prendre connaissance' (Wery, Vue d'ensemble sur les causesd'extinction des contrats, C.U.P., decembre 2001, p. 26, nDEG 18) ; que`des lors, (...), le juge ne pourrait, sous peine d'outrepasser sespouvoirs, prononcer l'execution forcee - en nature ou par equivalent - ducontrat' (Delforge, L'unilateralisme et la fin du contrat, op. cit., p.112, nDEG 77) ; que `seul un accord des deux parties pourrait supprimerles consequences futures de l'acte anterieurement pose' et `faire renaitrele rapport juridique' (Delahaye, Resiliation et resolution unilaterales endroit commercial belge, 1984, pp. 125, 218 et 219 ; Van Ommeslaghe, Lesobligations, Examen de jurisprudence, R.C.J.B., 1988, nDEG 147, pp. 37, 39et 40) ;
que, comme la resiliation unilaterale entraine l'extinction immediate dela convention et exclut le recours à l'execution forcee de celle-ci,fut-ce par equivalent, elle donne uniquement droit à la reparation duprejudice resultant de son maintien abusif (Cass., 9 mars 1973, Pas.,1973, I, 640) ».
Griefs
L'abus de droit suppose, par definition, l'existence d'un droit.
En l'espece, l'arret retient un abus de droit dans le fait pour la[demanderesse] d'avoir maintenu la denonciation du contrat.
Or, la decision de resilier un contrat produit ses effets de plano etirrevocablement.
Il n'en resulte donc nullement ensuite un droit de maintenir ou de ne pasmaintenir la resiliation qui entrainerait correlativement dans le chef dela partie subissant la resiliation le droit subjectif d'exiger quecelle-ci soit privee d'effet de maniere à ressusciter un contrat qui apris fin.
Il ne peut, en consequence, etre question d'un abus de droit quiconsisterait dans le fait de « maintenir » la denonciation ou laresiliation d'un contrat, et de se refuser à maintenir ce contrat envigueur.
En decidant que la demanderesse aurait commis un tel abus d'un droit,l'arret viole les articles 1382 et 1383 du Code civil (si l'on considereque l'arret s'est place dans le champ extracontractuel), 1134, alinea 3,du Code civil (s'il faut considerer que l'arret se fonde sur l'executiondu contrat) et le principe general du droit vise au moyen.
III. La decision de la Cour
Sur le deuxieme moyen :
La resiliation unilaterale d'une convention entrainant irrevocablementl'extinction de celle-ci, la partie dont elle emane n'a aucun droit à yrenoncer. L'absence de pareille renonciation ne peut, des lors, constituerun abus de droit dans son chef.
L'arret, qui, apres avoir constate que la demanderesse avait denoncel'ouverture de credit qu'elle avait consentie au defendeur, considere que,quel que soit le caractere abusif ou non de cette denonciation, lademanderesse a commis un abus de droit en maintenant sa decision de rompreledit credit, ne justifie pas legalement sa decision.
Le moyen est fonde.
Sur les autres griefs :
Il n'y a pas lieu d'examiner le premier et le troisieme moyen, qui nesauraient entrainer une cassation plus etendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arret attaque, sauf en tant qu'il rec,oit l'appel ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge de l'arretpartiellement casse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitee, devant la cour d'appel de Mons.
Les depens taxes à la somme de mille dix-sept euros trente-sept centimesenvers la partie demanderesse et à la somme de cent onze eurosseptante-six centimes envers la partie defenderesse.
Ainsi juge par la Cour de cassation, troisieme chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, les conseillers Daniel Plas,Christine Matray, Sylviane Velu et Philippe Gosseries, et prononce enaudience publique du trois decembre deux mille sept par le presidentChristian Storck, en presence de l'avocat general Thierry Werquin, avecl'assistance du greffier Jacqueline Pigeolet.
3 DECEMBRE 2007 C.06.0208.F/7