Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.06.0394.F
1. A. d. S. J., et
2. R. d. B. G.,
3. d. V. M., et
4. A. d. S. M.,
5. A. d. S. H., et
6. L. B.,
7. A. d. S. E., et
8. d. P. M.,
9. A. d. S. C., et
10. d. B. d. B. A.,
11. A. d. S. D., et
12. d. P. A.,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,dont le cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, où ilfait élection de domicile,
contre
ETAT BELGE, représenté par le ministre des Finances, dont le cabinet estétabli à Bruxelles, rue de la Loi, 12,
défendeur en cassation,
représenté par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est établi à Charleroi, rue de l'Athénée, 9, où il faitélection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 21 septembre2005 par la cour d'appel de Liège.
Le président de section Claude Parmentier a fait rapport.
L'avocat général André Henkes a conclu.
II. Les moyens de cassation
Les demandeurs présentent trois moyens dont le premier est libellé dansles termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
Articles 6, 23, § 1^er, 24, 90, 1°, et 171, 1°, a), du Code des impôts surles revenus 1992.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir constaté en substance, par référence « à l'examen des faitsauquel a procédé le premier juge », [1] que les frères et sœur A. [quisont avec leurs conjoints respectifs, ici demandeurs], sont les enfantsd'une dame de C., épouse Jacques A. ; que celle-ci était propriétaire deterres qui jouxtaient les gisements de dolomie exploités par la sociétéDMD faisant partie du groupe L. ; que dès 1984, cette société avaitentrepris des démarches auprès de la famille A. en vue d'acquérir desterres d'une superficie de 20 ha 5 a 77 ca ; que ces pourparlers n'ayantpas abouti, DMD a demandé à la ville d'Andenne de procéder àl'expropriation pour cause d'utilité publique ; que par lettre du3 août 1989, la ville d'Andenne notifia à la mère des demandeurs sonintention de procéder à l'expropriation de 20 ha 5 a 77 ca si aucun accordne pouvait être trouvé ; que par lettre recommandée du 17 novembre 1989,la commune d'Andenne notifia à la mère des demandeurs la décision de sonconseil communal de solliciter de l'autorité de tutelle l'autorisation depoursuivre, pour motifs économiques, l'expropriation pour cause d'utilitépublique des terres en question ; [2] que par acte du 20 novembre 1989,les consorts A. ont constitué la société anonyme Melcar au capital de7.500.000 francs, libéré à concurrence de 3.000.000 francs (un montantsupplémentaire de 1.000.000 francs sera libéré en 1992) ; que parconvention de la même date, les consorts A. et leur mère ont vendu à lasociété Melcar le gisement de dolomie se trouvant dans des terrains d'unesuperficie de 61 ha 23 a 60 ca, incluant les 20 ha 5a 77 ca dont lacommune avait annoncé l'expropriation ; le prix de la vente des gisementsétait fixé à 8 francs la tonne brute extraite ou 20 francs le m3 brut, ceprix étant indexé ; que les terrains eux-mêmes ne faisaient pas l'objet dela vente ; que la société Melcar demandera un permis d'exploiter et uneautorisation de modifier le relief du sol en décembre 1989 et janvier1990 ; que ces autorisations ne seront jamais obtenues, de sorte que lasociété n'exploitera donc jamais les gisements qu'elle avait acquis ; [3]que la procédure d'expropriation a donné lieu à plusieurs recours desconsorts A. ; que finalement une transaction fut conclue entre lesconsorts A., la société Melcar, la société DMD et la société L. le 6novembre 1996, sous forme principalement de deux conventions ; que par unepremière convention entre les consorts A., d'une part, et les sociétésMelcar, L. et DMD, d'autre part, la convention de vente des gisementsintervenue entre les consorts A. et la société Melcar le 20 novembre 1989a été modifiée de manière à en exclure les biens faisant l'objet de laprocédure d'expropriation (20 ha 5 a 77 ca) et à y ajouter les gisementscompris dans d'autres parcelles ; par une seconde convention de la mêmedate, les consorts A. ont vendu à DMD leurs actions de la société Melcarpour le prix de 147.606.918 francs qui tient compte des modificationsapportées par la première convention à la convention de vente de gisementsdu 21 novembre 1989 ; [4] que les demandeurs n'ont pas déclaré laplus-value réalisée par chacun d'eux sur la vente de leurs actions Melcardans leurs déclarations respectives à l'impôt des personnes physiques del'exercice d'imposition 1997 ; que par des avis de rectification adressésà chacun des demandeurs le 22 octobre 1999, l'administration a annoncé sonintention d'imposer chacun d'eux, sur pied de l'article 90, 1°, du Codedes impôts sur les revenus 1992, sur une plus-value de 23.934.486 francsreprésentant le sixième de la différence entre le prix de vente total(147.606.918 francs) et le capital libéré de la société (4.000.000 francs); qu'un supplément à l'impôt des personnes physiques a été enrôlé surcette base à charge de chacun des demandeurs, majoré d'un accroissement de50 p.c.,
l'arrêt attaqué, réformant la décision du premier juge, « dit pour droitque la qualification de revenus divers est légale pour l'ensemble dessommes en cause et que les accroissements imposés sont dus ».
L'arrêt attaqué fonde cette décision sur les motifs suivants :
Le « comportement [des demandeurs] dépasse le cadre de la gestion normalede patrimoine privé » eu égard notamment aux « éléments suivants fournispar les propres conclusions des [demandeurs] :
- des démarches administratives ont été accomplies pour que les terres encause soient reprises en zone d'extraction ou en zone d'extensiond'extraction
- des recherches ont été effectuées via un journal spécialisé dans lesecteur des mines et carrières afin de trouver un partenaire industrielpour l'exploitation du gisement
- la société d'un des [demandeurs] était chargée des contacts avec lespartenaires potentiels venant du monde entier qui se sont présentés
- des contacts ont été noués avec l'Université de Liège aux fins devérifier les possibilités d'exploitation et plusieurs rapports ont étéfournis aboutissant à des études de plus en plus précises
- des pourparlers ont été engagés avec une société industrielle trèsimportante, voisine du site et spécialisée dans l'extraction de la dolomie
- ces pourparlers se révélant peu intéressants financièrement, une sociétéfamiliale a été constituée pour exploiter elle-même le gisement et 'unesérie de démarches sont entreprises auprès de comptable, réviseur etnotaire' [sic]
- les pourparlers se poursuivent non seulement avec la société voisinemais encore avec le pouvoir communal envisageant une expropriation pourdébattre du prix des terrains concernés et de nouveaux rapports sontfournis par l'Université
- la société anonyme familiale en cause, qui a acheté le gisement aux[demandeurs], introduit une demande de permis d'exploitation et unedemande de permis de modification de relief de sol
- la procédure d'expropriation étant lancée, plusieurs actions judiciairessont menées de front mais aboutissent à une transaction basée sur sixdocuments (quatre contrats et deux engagements unilatéraux) concluenotamment avec des sociétés industrielles pour un montant de près de150.000.000 francs.
La cour [d'appel] constate ainsi
* le caractère particulièrement organisé des activités litigieuses
* les nombreuses conventions passées avec des professionnels
* le passage par des sociétés intermédiaires où certains des[demandeurs] pouvaient avoir des intérêts importants aux fins depromouvoir la réalisation pratique de l'exploitation du gisement
* la mise en valeur industrielle de biens familiaux d'originesuccessorale avec modification du niveau du sol
* l'organisation d'opérations fréquentes et liées entre elles
* l'utilisation de moyens dépassant la gestion normale du patrimoineprivé
* l'absence d'une simple mise à fruit mais au contraire l'investissementdes biens en cause comme patrimoine professionnel
* l'importance des sommes en jeu
* les frais de prospection engagés pour la recherche de partenairesspécialisés
* le recours à des professionnels pour la gestion des affaires et desprocédures.
Ces éléments, présents en l'espèce et envisagés dans leur ensemble,auraient pu inciter l'administration à taxer les [demandeurs] au titre debénéfices professionnels sur la base de l'article 20, 1°, du Code desimpôts sur les revenus (1964) et 24, 7°, du Code des impôts sur lesrevenus 1992 (cf. Cass., 14 juin 1991, Pas., I, 905 et 1^er février 2002,R.G. F.00.0053.F) ;
Cependant l'administration s'en est tenue à l'application plus favorablede l'article 90, 7°, du Code des impôts sur les revenus 1992, de sorte quela cour [d'appel] ne peut en toute hypothèse aggraver la situation des[demandeurs] ;
L'application de ce dernier article est de toute façon légale en l'espècepuisque les éléments relevés ci-dessus démontrent l'absence de gestionnormale de patrimoine privé, si bien que la plus-value sur les partsréalisées par les [demandeurs] est taxable même si ces parts ont uneorigine privée ».
Griefs
Le Code des impôts sur les revenus distingue les « revenus divers » des« revenus professionnels » (article 6) et soumet ces deux catégories derevenus à des régimes différents : alors que les revenus professionnelssont en principe inclus dans le revenu imposable globalement au tauxprogressif par tranche de l'impôt des personnes physiques, les revenusdivers visés à l'article 90, 1°, sont soumis, en principe, à uneimposition distincte au taux de 33 p.c. (article 171, 1°, a).
En outre, l'article 90, 1°, du Code des impôt sur les revenus vise « lesbénéfices ou profits ... qui résultent, même occasionnellement oufortuitement, de prestations, opérations ou spéculations quelconques ou deservices rendus à des tiers, en dehors de l'exercice d'une activitéprofessionnelle », de sorte que les revenus professionnels sont exclus parla loi du champ d'application de l'article 90, 1°.
En l'espèce, l'arrêt attaqué déduit de l'exposé des faits contenu dans lesconclusions des demandeurs « l'organisation d'opérations fréquentes etliées entre elles », ce qui est la définition même de l'activitéprofessionnelle, et « l'investissement des biens en cause comme patrimoineprofessionnel ». Il en conclut que les faits, « envisagés dans leurensemble auraient pu inciter l'administration à taxer [les demandeurs] autitre de bénéfices professionnels sur la base de l'article 24, 1°, du Codedes impôts sur les revenus 1992 » relatif aux bénéfices des entreprisesindustrielles et commerciales. Il se réfère à cet égard à l'arrêt de laCour de cassation du 1^er février 2002 (Pas., n° 77) qui a rejeté lepourvoi contre un arrêt antérieur de la même chambre de la cour d'appel deLiège, lequel avait admis, pour des motifs analogues, la légalité de lataxation au titre de bénéfices d'exploitation de redevances perçues parles membres d'une famille en contrepartie de l'autorisation de déverserdes déchets sur des terrains familiaux.
Constatant toutefois que l'administration s'en est tenue à l'applicationde l'article 90, 1°, du Code des impôts sur les revenus 1992, l'arrêtdécide que « l'application de ce dernier article est de toute façon légaleen l'espèce, puisque les éléments relevés ci-dessus démontrent l'absencede gestion normale de patrimoine privé, si bien que la plus-value sur lesparts réalisées par [les demandeurs] est taxable même si ces parts ont uneorigine privée ».
Eu égard au caractère d'ordre public de la loi fiscale, il n'appartientpas au défendeur de taxer au titre de revenus divers des revenusprésentant le caractère de revenus professionnels, même si le régime desrevenus divers est plus favorable pour le contribuable.
Dès lors qu'elle considérait qu'il s'agissait de plus-values réalisées surdes biens affectés au patrimoine professionnel des demandeurs et que cesplus-values étaient taxables au titre de revenus professionnels en vertude l'article 24 du Code des impôts sur les revenus, la cour d'appel n'apu, sans violer les dispositions visées au moyen, décider que la taxationde la plus-value par application de l'article 90, 1°, était « légale enl'espèce » : elle aurait dû ordonner la réouverture des débats pourpermettre aux parties de s'expliquer à ce sujet et si, à la suite de cesnouveaux débats, la cour d'appel maintenait son point de vue, elle auraitdû annuler les cotisations litigieuses, ce qui aurait laissé au défendeurla possibilité d'enrôler à charge des demandeurs des cotisations nouvellessur les plus-values en question au titre de revenus professionnels, parapplication de l'article 355 du Code des impôts sur les revenus (sousréserve du droit des demandeurs de réclamer contre ces cotisationsnouvelles).
En décidant « que la qualification de revenus divers est légale » pour lesmotifs précités, l'arrêt attaqué viole dès lors l'ensemble desdispositions visées au moyen.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Sur la fin de non-recevoir opposée au moyen par le défendeur et déduite deson défaut d'intérêt :
Le fait que, suivant les énonciations de l'arrêt, la taxation desplus-values litigieuses, fondée sur l'article 90, 1°, du Code des impôtssur les revenus 1992, est plus favorable aux demandeurs n'emporte pas queceux-ci soient sans intérêt à soutenir le moyen.
La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.
Sur le fondement du moyen :
Après avoir relevé notamment « le caractère particulièrement organisé desactivités litigieuses », « l'organisation d'opérations fréquentes et liéesentre elles » et « l'investissement des biens en cause comme patrimoineprofessionnel », l'arrêt admet que « ces éléments […] envisagés dans leurensemble auraient pu inciter l'administration à taxer les [demandeurs] autitre de bénéfices professionnels », sur la base de l'article 24, 1°, duCode des impôts sur les revenus 1992, qui est relatif aux bénéfices desentreprises industrielles et commerciales.
Constatant que « cependant l'administration s'en est tenue à l'applicationplus favorable de l'article 90, 1°, [du Code des impôts sur les revenus1992] », l'arrêt admet la légalité de la taxation sur cette base, au motifque « les éléments relevés ci-dessus démontrent l'absence de gestionnormale de patrimoine privé ».
Dès lors qu'il considère qu'il y a eu de la part des demandeurs« l'organisation d'opérations fréquentes et liées entre elles » et« l'investissement des biens en cause comme patrimoine professionnel »,l'arrêt ne décide pas légalement que les plus-values litigieuses pouvaientêtre taxées au titre de revenus divers au sens de l'article 90, 1°, duCode des impôts sur les revenus 1992.
Le moyen est fondé.
Sur les autres griefs :
Il n'y a pas lieu d'examiner les autres moyens qui ne sauraient entraînerune cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il reçoit l'appel du défendeur ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêtpartiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillersDidier Batselé, Albert Fettweis, Daniel Plas et Martine Regout, etprononcé en audience publique du quatorze décembre deux mille sept par leprésident de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat généralAndré Henkes, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
14 DECEMBRE 2007 C.06.0394.F/1