Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° C.07.0393.F
1. D. E.,
2. D. A. M.,
3. G. M.,
4. D. B.,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître Lucien Simont, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 149, où il est faitélection de domicile,
contre
D. R.,
défendeur en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre le jugement rendu le 23 mai 2007par le tribunal de première instance de Nivelles, statuant en degréd'appel.
Le conseiller Sylviane Velu a fait rapport.
L'avocat général Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
Les demandeurs présentent un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 12, 13, 807 et 1345 du Code judiciaire ;
- articles 544, 578, 1382 et 1383 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir constaté que
« La citation originaire, signifiée par exploit d'huissier du 23 janvier2003, tend à obtenir qu'il soit dit pour droit que [le défendeur] occupesans titre ni droit des parcelles situées à Sart-Dames-Avelines à front dela rue S.-J., cadastrées section B, n° 286 A et 286 B, d'une superficietotale de 78 a 50 ca. Les [demandeurs] sollicitent en conséquence sonexpulsion, à défaut de libération volontaire.
Ils sollicitent en outre la condamnation [du défendeur] au paiement dedommages et intérêts en raison du retard causé dans la mise en vente dubien et par ses revendications abusives.
A titre subsidiaire, les [demandeurs] forment une demande incidente,postulent, en cas de reconnaissance de l'existence d'un bail à ferme, unedispense de notification d'offre de préemption pour la partie desparcelles situées au-delà de la zone constructible »
et que les demandeurs
« sollicitent la réformation du jugement entrepris, afin de voir leuraction déclarée recevable et qu'elle soit dite fondée telle que libelléedevant le premier juge. Les [demandeurs] sollicitent en outre lacondamnation [du défendeur] au paiement d'une somme de 1.500 euros à titrede dommages et intérêts pour défense téméraire et en remboursement desfrais de défense qu'ils ont été obligés d'exposer »,
le jugement attaqué, par confirmation du jugement entrepris en toutes sesdispositions, déclare la demande irrecevable à défaut de conciliationpréalable et en déboute les [demandeurs] pour les motifs suivants :
« [Le défendeur] a soulevé, dans ses premières conclusions déposées devantle premier juge, l'exception d'irrecevabilité fondée sur le défaut depréalable de conciliation prévu à l'article 1345 du Code judiciaire.
L'article 1345 du Code judiciaire dispose : 'Aucune action en matière debail à ferme, en matière de droit de préemption en faveur [des preneurs debiens ruraux ainsi qu'en matière] de droit de passage et, autrequ'incidente, en matière de salaire différé dans l'agriculture etl'horticulture ne peut être admise sans qu'au préalable le demandeur n'aitdemandé au juge par écrit ou verbalement de faire appeler le futurdéfendeur en conciliation'.
Il est constant qu'en l'espèce, les [demandeurs] n'ont pas demandé aupremier juge d'appeler [le défendeur] en conciliation ni avant d'engagerleur action, ni durant la procédure.
Les [demandeurs] considèrent que leur action n'est pas une action enmatière de bail à ferme et ne doit dès lors pas répondre aux exigences del'article 1345 du Code judiciaire. Même s'il s'agit d'un litige ayanttrait à un prétendu bail à ferme selon le défendeur, leur action visel'expulsion d'un occupant sans titre ni droit. Les prétentions de leuradversaire ne font pas de leur action une action en matière de bail àferme.
Toute la question réside donc dans la compréhension des termes 'action enmatière de bail à ferme' visée à l'article 1345 du Code judiciaire, entenant compte des spécificités de l'espèce, à savoir que
- la citation introductive d'instance reprend : 'que le cité a consulté unconseil en la personne de Maître Maurice Feltz, qui a confirmé au conseilde mes requérants que son client prétend bien à l'existence d'un bail àferme' ;
- les pièces déposées par les [demandeurs], antérieures à la citation :
◦ la lettre du 5 juillet 2002 adressée par leur conseil [au défendeur],qui conclut en ces termes : 'Je vous recommande vivement de ne pas laisserma lettre sans suite car je m'en trouverais contraint d'en déduire quevous prétendez au bail à ferme et d'engager par conséquent une actiondevant le juge de paix compétent' ;
◦ la lettre du 1^er août 2002, adressée par le conseil [du défendeur] auconseil des [demandeurs] : 'Mon client me paraît bon et valable occupanten vertu d'une convention de bail à ferme'.
L'action introduite par les [demandeurs] ne porte donc que sur la questionde savoir si oui ou non [le défendeur] est titulaire d'un bail à fermevalable sur les parcelles litigieuses.
S'il est exact que le juge est lié par le choix fait par la partiedemanderesse des faits qu'elle détermine comme étant la cause de sademande, en l'espèce, les [demandeurs] ne se bornent pas à demanderl'expulsion d'un occupant sans titre ni droit, lequel prétendrait, encours d'instance, être titulaire d'un bail à ferme, comme dans le jugementinvoqué par les [demandeurs]. Le cas de figure est différent en l'espèce,puisque les [demandeurs] exposent [eux-mêmes] en termes de citation que,dès avant l'intentement de l'action, les parties savaient que le litige apour objet l'existence contestée d'un bail à ferme.
Nonobstant cette connaissance de la nature du litige qui allait opposerles parties, les [demandeurs] ont fait le choix d'introduire leur actionsans la faire précéder du préliminaire de conciliation, estimant qu'ilsdéforceraient leur thèse de l'occupation sans titre ni droit en recourantà ce préalable obligatoire, alors qu'il leur était possible d'agir 'soustoutes réserves'.
Il ressort des pièces évoquées ci-dessus qu'à aucun moment, les[demandeurs] ne se sont mépris sur la nature du litige qui serait portédevant les tribunaux.
C'est par ailleurs à tort que les [demandeurs] reprochent au premier jugede dénaturer la portée de l'article 1345 du Code judiciaire en glissant dela notion d'action en matière de bail à ferme à la notion de litigeconcernant un tel bail.
En effet, il ressort des travaux préparatoires relatifs à la loi du28 décembre 1967 relative à l'octroi d'un salaire différé dansl'agriculture et l'horticulture, dont l'article 8 a modifié partiellementl'article 1345 précité, que 'les articles 7 et 8 imposent l'obligation desoumettre les litiges à la convocation en conciliation devant le juge depaix, comme il était prévu à l'ancien article 8'.
Il faut considérer qu'en visant 'toute' action 'en matière' de bail àferme, l'article 1345 du Code judiciaire n'a pas limité son champd'application aux actions ayant pour objet l'exécution d'un bail à ferme,ni permis d'en éviter l'application en omettant ou en contestant sonexistence dans l'acte introductif.
C'est à juste titre que le premier juge a reproché aux [demandeurs] dedénaturer leur action, en lui donnant l'apparence d'une simple procédureen expulsion pour occupation sans titre ni droit, pour éviter le préalablede la conciliation et tenter ainsi [de] renforcer leur position.
Lorsqu'il résulte de cet acte introductif que le litige qui oppose lesparties concerne l'existence contestée d'un bail à ferme, la conciliationpréalable prévue par ledit article 1345 est obligatoire.
En conclusion, c'est à juste titre que le premier juge a considéré quel'action [des demandeurs] est une action en matière de bail à ferme etqu'elle devait, dès lors, obligatoirement être précédée d'une conciliationet qu'en l'absence de celle-ci, la demande devait être dite irrecevable,ce qui s'étend à la demande incidente accessoire ».
Griefs
Première branche
En vertu de l'article 1345, alinéa 1^er, du Code judiciaire, aucune actionen matière de bail à ferme et en matière de droit de préemption en faveurdes preneurs de biens ruraux ne peut être admise sans qu'au préalable ledemandeur n'ait demandé au juge par écrit ou verbalement de faire appelerle futur défendeur en conciliation.
Seule la demande dont l'objet porte sur l'application des règles régissantle bail à ferme ou le droit de préemption dont bénéficie le preneur en casde cession d'un bien rural est une action en matière de bail à ferme et dedroit de préemption en faveur des preneurs de biens ruraux.
Il ne peut dès lors être déduit de la seule circonstance que la solutiond'un litige réside dans les règles de droit régissant le bail à ferme etle droit de préemption que la demande tendant à la solution de ce litigeest une action en matière de bail à ferme ou de droit de préemption enfaveur des preneurs de biens ruraux.
L'application de la formalité de conciliation prévue par l'article 1345,alinéa 1^er, du Code judiciaire dépend donc, non de l'objet du litige,mais de l'objet de la demande formulée par le demandeur.
Les travaux préparatoires de la loi du 28 décembre 1967 relative àl'octroi d'un salaire différé dans l'agriculture et l'horticulture nepermettent pas d'aboutir à une conclusion différente.
En effet, les travaux préparatoires d'une loi ne peuvent être invoqués àl'encontre du texte clair et précis de celle-ci. Au surplus, les travauxpréparatoires reproduits par le jugement attaqué se réfèrent certes à lasoumission de « litiges » à la formalité de conciliation prévue parl'article 1345, alinéa 1^er, du Code judiciaire, mais il ne peut nullementen être déduit que l'objet de ces litiges, à l'exclusion de l'objet desdemandes formées, constituerait le critère d'application de cettedisposition.
En l'espèce, le jugement attaqué constate que l'objet des demandes forméesen ordre principal par les demandeurs était le suivant devant le premierjuge :
« La citation originaire, signifiée par exploit d'huissier du 23 janvier2003, tend à obtenir qu'il soit dit pour droit que [le défendeur] occupesans titre ni droit des parcelles situées à Sart-Dames-Avelines à front dela rue .-J., cadastrées section B, n° 286 A et 286 B, d'une superficietotale de 78 a 50 ca. Les [demandeurs] sollicitent en conséquence sonexpulsion, à défaut de libération volontaire.
Ils sollicitent en outre la condamnation [du défendeur] au paiement dedommages et intérêts en raison du retard causé dans la mise en vente dubien et par ses revendications abusives ».
Il ressort de ces constatations que la demande des demandeurs tendait, enordre principal, à faire reconnaître les droits de propriété et d'usufruitdes demandeurs sur les parcelles litigieuses conformément aux articles 544et 578 du Code civil et, par conséquent, à faire reconnaître que ledéfendeur occupait ces parcelles sans titre ni droit et devait en êtreexpulsé à défaut de libération volontaire.
Il en ressort également que la demande des demandeurs tendaitsimultanément, en ordre principal, à la condamnation du défendeur à desdommages et intérêts, conformément aux articles 1382 et 1383 du Codecivil.
Le jugement attaqué constate enfin que l'appel des demandeurs tend à « laréformation du jugement entrepris, afin de voir leur action déclaréerecevable et qu'elle soit dite fondée telle que libellée devant le premierjuge », et qu'il tend en outre à « la condamnation [du défendeur] aupaiement d'une somme de 1.500 euros à titre de dommages et intérêts pourdéfense téméraire et en remboursement des frais de défense qu'ils ont étéobligés d'exposer ». Cette dernière demande se fonde également sur lesarticles 1382 et 1383 du Code civil.
Par conséquent, il ressort de ces constatations du jugement attaqué quel'objet des demandes principales des demandeurs portait uniquement surl'application des articles 544, 578, 1382 et 1383 du Code civil, àl'exclusion des règles régissant le bail à ferme, sans qu'il puisse dèslors être question d'une dénaturation de leur action par les demandeurs.
La formalité de conciliation prévue par l'article 1345, alinéa 1^er, duCode judiciaire ne trouvait dès lors pas à s'appliquer.
Il importe peu, à cet égard, que le jugement attaqué constate par ailleursque la solution du litige impliquait que soit tranchée la question desavoir si le défendeur était ou non titulaire d'un bail à ferme sur lesparcelles litigieuses et que les demandeurs aient eu connaissance,antérieurement à l'introduction de l'action, des prétentions du défendeurquant à l'existence d'un tel bail à ferme, contestée par les demandeurs.En effet, l'objet d'une demande en justice ne peut être modifié niinfléchi par la nature de la défense qui lui est opposée.
En décidant néanmoins que ces dernières constatations suffisaient àjustifier l'application de la procédure de conciliation à des demandesayant pour objet l'application des articles 544, 578, 1382 et 1383 du Codecivil, le jugement attaqué viole l'article 1345, alinéa 1^er, du Codejudiciaire et, en tant que de besoin, les articles précités du Code civil.
Seconde branche
Aux termes des articles 12 et 13 du Code judiciaire, la demande en justiceest introductive d'instance ou incidente. La demande introductived'instance ouvre le procès, tandis que la demande incidente consiste danstoute demande formée au cours du procès et qui a pour objet, soit demodifier la demande originaire ou d'introduire des demandes nouvellesentre les parties, soit de faire entrer dans la cause des personnes quin'y avaient point été appelées.
La demande nouvelle formée, selon le vœu de l'article 807 du Codejudiciaire, par des conclusions nouvelles, contradictoirement prises, etfondée sur un fait ou un acte invoqué dans la citation, est une demandeincidente au sens de l'article 13 du Code judiciaire.
La demande incidente nouvelle est indépendante de la demande introductived'instance en ce sens que l'irrecevabilité de la seconde n'entraîne pasautomatiquement l'irrecevabilité de la première.
Plus précisément, en matière de baux à ferme, lorsque la demandeintroductive d'instance est irrecevable conformément à l'article 1345,alinéa 1^er, du Code judiciaire à défaut d'avoir fait l'objet d'un appelen conciliation préalable, cette irrecevabilité ne s'étend pasautomatiquement à la demande incidente nouvelle formée par le demandeur.
En l'espèce, le jugement attaqué constate que, « à titre subsidiaire, les[demandeurs] forment une demande incidente, postulent, en cas dereconnaissance de l'existence d'un bail à ferme, une dispense denotification d'offre de préemption pour la partie des parcelles situéesau-delà de la zone constructible ». Cette demande incidente est plusprécisément une demande nouvelle, introduite par les demandeurs dans leursconclusions de synthèse prises le 29 mars 2004 devant le premier juge. Lepréliminaire de conciliation prévu par l'article 1345 du Code judiciairene pouvait donc pas lui être appliqué.
Le jugement attaqué décide ensuite que, « en conclusion, c'est à justetitre que le premier juge a considéré que l'action [des demandeurs] estune action en matière de bail à ferme et qu'elle devait, dès lors,obligatoirement être précédée d'une conciliation et qu'en l'absence decelle-ci, la demande devait être dite irrecevable, ce qui s'étend à lademande incidente accessoire ».
En déduisant l'irrecevabilité de la demande incidente de la seuleirrecevabilité de la demande principale dont il décide qu'elle aurait dûêtre précédée de l'appel en conciliation prévu par l'article 1345, alinéa1^er, du Code judiciaire, le jugement attaqué viole cette disposition et,en tant que de besoin, les articles 12, 13 et 807 du Code judiciaire.
III. La décision de la Cour
Quant à la première branche :
En vertu de l'article 1345, alinéa 1^er, du Code judiciaire, aucune actionen matière de bail à ferme et en matière de droit de préemption en faveurdes preneurs de biens ruraux ne peut être admise sans qu'au préalable ledemandeur n'ait demandé au juge par écrit ou verbalement de faire appelerle futur défendeur en conciliation.
Seule la demande dont l'objet porte sur l'application des règles régissantle bail à ferme ou le droit de préemption dont bénéficie le preneur en casde cession d'un bien rural est une action au sens de cette disposition.
De la seule circonstance que la solution d'un litige réside dans lesrègles de droit régissant le bail à ferme et le droit de préemption, il nepeut être déduit que ladite disposition est applicable.
Le jugement attaqué constate que la demande originaire des demandeurstendait, d'une part, à entendre dire que le défendeur occupait lesparcelles litigieuses sans titre ni droit et devait en être expulsé àdéfaut de libération volontaire et, d'autre part, à l'entendre condamner àdes dommages et intérêts sur la base des articles 1382 et 1383 du Codecivil.
En considérant que l'introduction de cette demande devait être précédéed'un appel en conciliation compte tenu des éléments spécifiques de lacause, savoir que, dès avant cette introduction, le défendeur avait opposéaux prétentions des demandeurs l'existence d'un bail à ferme et que lacitation introductive d'instance déniait cette existence, le jugementattaqué viole la disposition légale précitée.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
La cassation de la décision déclarant la demande principale irrecevables'étend à la décision déclarant irrecevable la demande incidentesubsidiaire des demandeurs, en raison du lien établi par le jugementattaqué entre ces décisions.
Par ces motifs,
La Cour
Casse le jugement attaqué ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge du jugementcassé ;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant le tribunal de première instance de Bruxelles,siégeant en degré d'appel.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, oùsiégeaient le président Christian Storck, les conseillers Didier Batselé,Christine Matray, Sylviane Velu et Martine Regout, et prononcé en audiencepublique du vingt-trois octobre deux mille huit par le président ChristianStorck, en présence de l'avocat général Thierry Werquin, avec l'assistancedu greffier Marie-Jeanne Massart.
23 OCTOBRE 2008 C.07.0393.F/1