Cour de cassation de Belgique
Arret
NDEG C.08.0594.N
HATOKA, societe anonyme,
Me Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation,
contre
1. K. J.,
2. K. F.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre le jugement rendu le 5 mai 2008par le tribunal de premiere instance de Tongres, statuant en degred'appel.
Le conseiller Alain Smetryns a fait rapport.
L'avocat general delegue Andre Van Ingelgem a conclu.
II. Le moyen de cassation
Dans sa requete, la demanderesse presente un moyen libelle dans les termessuivants :
Dispositions legales violees
- articles 1108, 1234, 1304, alinea 1er, 1984, 1990 et 1998 du Codecivil ;
- articles 61, S: 1er, 525, 526 et 527 du Code des societes.
Decisions et motifs critiques
Dans le jugement attaque du 5 mai 2008, le tribunal de premiere instancede Tongres declare l'appel interjete par la demanderesse contre lejugement rendu par le juge de paix du canton de Genk le 26 juin 2007recevable mais non fonde et l'appel incident interjete par les defendeursrecevable et partiellement fonde. Le tribunal de premiere instance met àneant le jugement precite du juge de paix du canton de Genk, lequelannulait le contrat de bail commercial du 26 octobre 2005 et condamnait lademanderesse à payer aux defendeurs des dommages-interets de 26.015 euroset declare la demande initiale des defendeurs recevable et partiellementfondee.
Statuant à nouveau, le tribunal de premiere instance constate que le 30juin 2006 il a ete mis fin au contrat de bail commercial conclu le 26octobre 2005 entre les parties relativement au fonds de commerce situe à3600 Genk, Hoevenzavellaan 75 (rez de chaussee + cave) et condamne lademanderesse à payer aux defendeurs des dommages-interets pour manquementcontractuel, d'un montant de 26.015 euros majore des interets judiciairesau taux legal à partir du jour de la citation introductive du 16 novembre2006, ainsi qu'aux depens des deux instances.
En reprenant les faits, tels qu'ils ont ete exposes par le premier juge,le tribunal de premiere instance admet que les faits suivants sontetablis :
« Via leur agent immobilier, les defendeurs ont conclu le 26 octobre 2005à Hasselt un contrat de bail commercial avec la demanderesse et lasociete anonyme Nestor, toutes deux ayant leur siege à 2460 Kasterlee(Tielen), Walravens 14. Les deux societes anonymes etaient representeespar leur administrateur delegue N.S., ne à Lommel le 25 avril 1945 etresidant à 2460 Kasterlee (Tielen), Walravens 14.
Le contrat de bail commercial a ete conclu pour une duree de 27 ans et apris cours le 1er decembre 2005. Le loyer etait fixe à 3.925 euros parmois, à majorer du precompte immobilier et à adapter annuellement auxfluctuations de l'indice des prix à la consommation.
La societe anonyme Nestor, ayant son siege à 2460 Kasterlee (Tielen),Walravens 14 et ayant le numero d'entreprise 0430.891.420, a ete declareeen faillite par jugement du tribunal de commerce de Turnhout du 10 janvier2006. Le 26 octobre 2006, le curateur Tom Robeyns a fait savoir que lacreance des bailleurs etait reprise dans le passif privilegie de lafaillite pour un montant de 31.400 euros, mais qu'aucun dividende nepouvait etre distribue à defaut de biens dans le commerce loue.
La demanderesse, ayant son siege à 2460 Kasterlee (Tielen), Walravens 14et ayant le numero d'entreprise 0443.062.445, a ete creee par N.S. et sonepouse A.J. par acte passe le 17 janvier 1991 devant Me Remi Fagard,notaire à Genk, Bochtlaan 29. Il s'agissait d'une societe de patrimoine.Lors de l'assemblee generale des actionnaires du 1er juin 2003, N.S., sonepouse A.J. et leur fils T.S. ont ete renommes administrateurs, ce nouveauconseil d'administration nommant ensuite le meme jour N.S. administrateurdelegue. Le 29 decembre 2005, le conseil d'administration a, toutefois,retire le mandat de N.S. avec effet immediat, `vu son etat de sante'.
Le 23 decembre 2005, A.J. a depose au greffe du canton de Lierre unerequete en designation d'un administrateur provisoire pour son epoux et lejuge de paix l'a designee comme administrateur provisoire par ordonnancedu 12 janvier 2006 (numero de role 05A2211) ».
(...)
Le tribunal de premiere instance fonde sa decision sur les motifssuivants :
« 2.2 Le contrat de bail commercial est-il nul ?
Le juge de paix peut etre suivi lorsqu'il decide que monsieur N.S. doitetre considere comme n'etant pas responsable de ses actes à la date de lasignature du contrat de bail commercial avec les defendeurs, à savoir le26 octobre 2005. Il ressort des attestations et rapports medicaux produitsque monsieur S. `souffrait au moins depuis le 11 octobre 2005 d'unepsychopathologie manifeste et grave qui porte dans une mesure tresimportante atteinte à sa capacite de jugement'. (...) Ce diagnostic a eteconfirme le 23 decembre 2005 par le psychiatre consulte, le Dr. FrankMaes, et a mene à l'admission immediate de monsieur S. dans un centrepsychiatrique, suivie par son admission forcee dans un service ferme àpartir du 1er decembre 2005. Le psychiatre judiciaire designe par letribunal de premiere instance de Malines dans une autre procedurejudiciaire similaire, le Dr. Sabina Wyckaert, est arrive à la memeconclusion (idees maniaques graves dejà presentes depuis septembre 2005et s'aggravant dans les semaines consecutives).
Vu la maladie psychique dont souffrait monsieur S., qui lui troublaitl'esprit et l'empechait de prendre une decision rationnelle et reflechie,le consentement qu'il a donne à la conclusion du bail commercial estmanifestement atteint d'un vice. Il y a lieu de remarquer, à cet egard,que ce n'est que par la decision du juge de paix de Lierre du 12 janvier2006 que monsieur S. a ete place sous administration provisoire et qu'ilest devenu juridiquement incapable.
Contrairement à ce qu'a admis le juge de paix, l'incapacite de faitd'exprimer sa volonte dans le chef de l'administrateur delegue d'unesociete n'entraine pas automatiquement la nullite des actes juridiquesqu'il a poses au nom et pour le compte de la societe.
L'administrateur delegue d'une societe agit au nom et pour le compte de lasociete et est, ainsi, le mandataire de la societe.
En vertu de l'article 20 des statuts de la demanderesse, la societe estvalablement liee envers les tiers par l'administrateur delegue qui peutagir seul. Conformement à l'article 3, d, des statuts, l'objet de lasociete consiste notamment à prendre et donner en location des biensimmobiliers. L'intervention de monsieur S. lors de la conclusion du bailcommercial avec les defendeurs entrait donc bien dans les limites de sonmandat et de l'objet social de la societe.
Suivant la jurisprudence et la doctrine constantes, le fait qu'unmandataire est ou devient incapable d'exprimer sa volonte n'a aucuneinfluence sur l'obligation du mandant, en l'espece la societe, envers letiers agissant avec le mandataire, à condition que le mandataire ait agidans les limites de son mandat. En effet, le mandataire ne s'engage àaucune obligation personnelle ; le contrat est directement conclu entre letiers cocontractant et le mandant. Dans la relation entre le mandataireincapable et celui qu'il oblige envers le mandant, la necessite de laprotection de l'incapable est sans pertinence, des lors qu'agissant au nomet pour le compte du mandant, il n'engage nullement son propre patrimoine(A. Wylleman, Contracteren en procederen met wilsonbekwamen enwilsgestoorden, Kluwer, p. 359-360 ; B. Tilleman, Lastgeving, Story, 1997,p. 52-53).
Des lors, le contrat de bail commercial est valablement conclu entre lademanderesse et les defendeurs et il n'y a pas lieu d'annuler ce contrat.Sur ce point, l'appel incident est fonde ».
Griefs
Aux termes de l'article 1984 du Code civil, le mandat ou procuration estun acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de fairequelque chose pour le mandant et en son nom. Le contrat ne se forme quepar l'acceptation du mandataire.
En application de l'article 1998 du Code civil, le mandant est tenud'executer les engagements contractes par le mandataire, conformement aupouvoir qui lui a ete donne. Il n'est tenu de ce qui a pu etre fait audelà, qu'autant qu'il l'a ratifie expressement ou tacitement.
Conformement à l'article 1990 du Code civil, les mineurs emancipespeuvent etre choisis comme mandataires, mais le mandant n'a d'actioncontre le mandataire que d'apres les regles generales relatives auxobligations des mineurs.
Il est generalement admis qu'en application de l'article 1990 du Codecivil, non seulement les mineurs emancipes, mais tous les incapablespeuvent etre choisis comme mandataire. En effet, le mandataire agit au nomet pour le compte du mandant, de sorte que le regime de protection desincapables n'a pas lieu de s'appliquer, le mandataire n'engageant enprincipe que le mandant et non lui-meme.
Il suit, des lors, de l'article 1990 du Code civil que le mandat confie àun incapable n'a pas d'influence sur les obligations du mandant envers letiers avec lequel le mandataire incapable a agi dans les limites de sonmandat. Le mandant supporte, en effet, le risque lorsqu'il choisit unincapable comme mandataire.
L'article 1990 du Code civil n'est, toutefois, pas applicable lorsque lemandant designe un mandataire capable qui, au cours de l'execution de sonmandant, devient en fait incapable d'exprimer son consentement et d'encoreposer des actes juridiques.
En effet, en application de l'article 1108 du Code civil, le consentementde la partie qui s'oblige est essentiel pour la validite d'une convention.
Lorsqu'un contrat est conclu par une personne qui possede la capacited'exercice mais qui, à defaut de disposer des capacites intellectuellesnecessaires, est incapable en fait d'emettre une volonte valable, cetteconvention est frappee de nullite relative pour defaut de consentementdans le chef de la partie qui s'oblige, conformement à l'article 1108 duCode civil.
Par le mandat, le mandant est lie par le consentement du mandataire quicontracte avec un tiers dans les limites de son mandat et ce enapplication des articles 1984 et 1998 du Code civil.
Pour examiner si la convention contractee par un mandataire capable est ounon nulle à defaut de consentement il y a, des lors, en principe lieu deprendre en consideration la volonte du mandataire et non la volonte dumandant des lors que, par le jeu de la representation, c'est la volonte dumandataire qui vaut legalement comme volonte du mandant et des lors quel'article 1190 du Code civil n'est pas applicable à un mandataire capablejuridiquement.
Une convention conclue par un mandataire capable agissant dans les limitesde son mandat sera, des lors, nulle, de nullite relative, lorsque cemandataire n'est mentalement pas en etat, au moment de l'expression de savolonte, d'exprimer celle-ci valablement, au sens de l'article 1108 duCode civil.
En reprenant les faits tels qu'ils sont exposes par le premier juge, lesjuges d'appel ont constate que monsieur N.S. a ete renomme, à l'assembleegenerale de la demanderesse du 1er juin 2003, administrateur etadministrateur delegue (1) et que, le 26 octobre 2005, les defendeurs ontconclu un contrat de bail commercial avec la demanderesse qui etaitrepresentee par monsieur N.S. en sa qualite d'administrateur delegue (2)(...). Les juges d'appel ont aussi constate que les agissements demonsieur N.S., lors de la conclusion du bail commercial avec lesdefendeurs, entraient dans les limites de son mandat et de l'objet socialde la societe (3) et qu'il avait ainsi agi en tant que mandataire de lasociete (...).
En effet, en application des articles 61, S: 1er, et 525 du Code dessocietes, la societe anonyme peut, en ce qui concerne sa gestionjournaliere, etre representee par la personne à laquelle la gestionjournaliere est deleguee. Conformement à l'article 526 de ce code, elleest liee par les actes accomplis par cette personne qui, aux termes del'article 527 du meme code, est responsable, conformement au droit commun,de l'execution de sa mission. Comme les juges d'appel l'ont decide, laresponsabilite du chef de la gestion journaliere est, des lors, determineeconformement aux regles du mandat à l'egard de celui auquel celle-ci estdeleguee.
Ainsi que cela ressort des constatations du jugement attaque, monsieurN.S. doit etre considere comme irresponsable à la date de la signature ducontrat de bail commercial avec les defendeurs, soit le 26 octobre 2005,vu la maladie psychique dont il souffrait et qui le privait de lucidite etl'empechait de prendre une decision rationnelle et reflechie, de sorte quele consentement qu'il a donne à la conclusion du bail commercial estmanifestement entache d'un vice, les juges d'appel remarquant toutefois àcet egard que ce n'est que par la decision du juge de paix de Lierre du 12janvier 2006 que monsieur N.S. a ete place sous administration provisoireet est devenu juridiquement incapable (...).
Il decoule de ces constatations que monsieur N.S. etait capable au momentou il a ete designe comme mandataire en sa qualite d'administrateurdelegue de la demanderesse (à savoir le 1er juin 2003) et lors de laconclusion du contrat de bail commercial litigieux (à savoir le 26octobre 2005), mais que le consentement qu'il a donne en tant quemandataire à la conclusion de ce contrat de bail commercial estmanifestement entache d'un vice.
C'est, des lors, à tort que les juges d'appel ont decide que le faitqu'un mandataire est ou devient « incapable en fait d'exprimer savolonte » n'a aucune influence sur l'obligation du mandant (lademanderesse) envers le tiers (le defendeur) agissant avec le mandataireau motif que dans la relation entre le mandataire « incapable » et letiers la necessite de la protection de l'incapable est sans pertinence.
En effet, suivant les constatations des juges d'appel, monsieur N.S. etaitcapable juridiquement au moment ou il a ete designe par la demanderessecomme mandataire, de sorte que la demanderesse ne devait pas repondre durisque de la designation d'un mandataire incapable conformement àl'article 1990 du Code civil. Il ressort, en outre, des constatations desjuges d'appel que le consentement donne le 26 octobre 2005 par monsieurN.S. à la conclusion du bail commercial « etait manifestement entached'un vice ».
Les juges d'appel ne pouvaient pas, des lors, decider legalement que cecontrat de bail commercial a ete valablement conclu, des lors qu'uneconvention conclue par un mandataire capable, agissant dans les limites deson mandat, est nulle de nullite relative, lorsque, comme en l'espece, aumoment d'imprimer sa volonte, ce mandataire n'etait plus en mesure del'exprimer valablement.
En decidant toutefois, sur la base de ces circonstances concretesconstatees dans le jugement attaque et reproduites au moyen, qu'il n'y apas de motif de declarer nul le contrat de bail commercial du 26 octobre2005, les juges d'appel ont viole les articles 1108, 1984, 1990 et 1998et, pour autant que de besoin, 1234, 1304, alinea 1er, du Code civil,ainsi que les articles 61,S: 1er, 525, 526 et 527 du Code des societes.
III. La decision de la Cour
1. En vertu de l'article 1984 du Code civil, le mandat est un acte parlequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chosepour le mandant et en son nom.
En vertu de l'article 1108, alinea 2, du Code civil, le consentement de lapartie qui s'oblige est une condition de validite de la convention.
2. Il s'ensuit que le mandant peut demander l'annulation, pour viceaffectant son consentement, d'un acte juridique pose par le mandataire àun moment ou celui-ci est devenu incapable en fait d'exprimer sa volonte,alors qu'il ne l'etait pas au moment de sa designation.
3. Les juges d'appel ont considere que :
- le consentement de N. S., administrateur delegue de la demanderesse, àla conclusion du bail commercial etait manifestement entache d'un vice vula maladie psychique dont il souffrait, qui le privait de lucidite etl'empechait de prendre une decision raisonnable et reflechie ;
- le fait qu'un mandataire soit ou devienne incapable en fait d'exprimersa volonte n'a aucune influence sur l'obligation du mandant, en l'especela demanderesse, envers le tiers traitant avec le mandataire, à conditionque le mandataire ait agi dans les limites de son mandat.
4. En decidant par ces considerations que le contrat de bail commercial aete valablement conclu entre la demanderesse et les defendeurs et que lademanderesse ne pouvait pas invoquer la nullite de ce contrat, les jugesd'appel ont viole les dispositions legales precitees.
Le moyen est fonde.
Par ces motifs,
La Cour
Casse le jugement attaque ;
Ordonne que mention du present arret sera faite en marge du jugementcasse ;
Reserve les depens pour qu'il soit statue sur ceux-ci par le juge dufond ;
Renvoie la cause devant le tribunal de premiere instance de Hasselt,siegeant en degre d'appel.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Ivan Verougstraete, le president de section RobertBoes, les conseillers Eric Stassijns, Alain Smetryns et Geert Jocque, etprononce en audience publique du sept janvier deux mille dix par lepresident Ivan Verougstraete, en presence de l'avocat general delegueAndre Van Ingelgem, avec l'assistance du greffier Johan Pafenols.
Traduction etablie sous le controle du conseiller Martine Regout ettranscrite avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier, Le conseiller,
7 JANVIER 2010 C.08.0594.N/10