Cour de cassation de Belgique
Arret
5512
NDEG C.09.0220.F
COMMUNAUTE FLAMANDE, representee par son gouvernement, en la personne duministre-president, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, rue auxChoux, 35, et par le ministre de la Culture, de la Jeunesse, des Sports etde Bruxelles, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, rue d'Arenberg, 7,
demanderesse en cassation,
representee par Maitre Michel Mahieu, avocat à la Cour de cassation, dontle cabinet est etabli à Bruxelles, avenue Louise, 523, ou il est faitelection de domicile,
contre
D. J.,
defendeur en cassation,
represente par Maitre Jean-Marie Nelissen Grade, avocat à la Cour decassation, dont le cabinet est etabli à Bruxelles, rue Brederode, 13, ouil est fait election de domicile.
I. La procedure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirige contre l'arret rendu le 17 septembre2008 par la cour d'appel de Bruxelles.
Le conseiller Didier Batsele a fait rapport.
L'avocat general Thierry Werquin a conclu.
II. Le moyen de cassation
La demanderesse presente un moyen libelle dans les termes suivants :
Dispositions legales violees
* articles 1382 et 1383 du Code civil ;
* principe general du droit selon lequel l'erreur constitue une cause dejustification de la faute alleguee lorsqu'elle est invincible, telqu'il est notamment consacre par les articles 1147 et 1148 du Codecivil ;
* article 23 de la loi du 17 avril 1835 sur l'expropriation pour caused'utilite publique ;
* articles 3 et 12 de la loi du 27 mai 1870 [portant simplification desformalites administratives en matiere d']expropriation pour caused'utilite publique.
Decisions et motifs critiques
L'arret reconnait une faute dans le chef de la demanderesse et, enconsequence, dit l'appel du defendeur fonde, met le jugement entrepris àneant sauf en ce qu'il a declare la demande de madame V. irrecevable et astatue sur les depens, avant de statuer plus en avant, designe en qualited'expert M. S., notamment par les motifs suivants :
L'interpretation anterieure faite par la Cour de cassation ne peut « pasetre adoptee par la cour [d'appel] des lors qu'elle aboutirait - comme l'ajustement souligne la Cour constitutionnelle dans son [arret nDEG 64/2004du 28 avril 2004] auquel la cour [d'appel] souscrit totalement - à :
- mettre la disposition interpretee en contradiction avec le principegeneral selon lequel un acte administratif à portee individuelle doitfaire l'objet d'une communication individuelle aux personnes concernees ;
- introduire une discrimination inconstitutionnelle inacceptable entre lesproprietaires expropries (qui ne beneficieraient pas d'un droit d'etrepersonnellement avises de la decision de remise en vente de leur bien) etles autres administres (qui doivent necessairement se voir notifier ladecision administrative individuelle qui les concerne) ».
« Il doit (...) etre admis qu'à defaut d'avoir notifie [au defendeur],comme elle aurait du le faire, la decision administrative de remise envente de l'immeuble, [la demanderesse] a meconnu l'obligation mise à sacharge par l'article 23 de la loi du 17 avril 1835 et prive [le defendeur]de la possibilite d'exercer utilement son droit de retrocession dans ledelai de trois mois prevu à cette disposition.
[La demanderesse] soutient, par ailleurs, qu'elle ne peut avoir commis defaute en se bornant à publier l'avis par voie d'affichage des lorsqu'elle pouvait legitimement se fier à l'interpretation de l'article 23de la loi de 1835 couramment admise à l'epoque sur la base de l'arret[...] de la Cour de cassation (du 14 octobre 1948).
Ce point de vue ne peut etre admis.
Au regard :
- d'une part, de l'importance de l'avantage patrimonial que peutrepresenter pour l'exproprie la retrocession de son immeuble et duprejudice qui pouvait resulter pour lui du defaut d'information de laremise en vente du bien,
- d'autre part, du principe administratif, dejà rappele par la cour[d'appel] dans son arret du 24 avril 2003, qui impose à l'administrationde notifier aux interesses les actes individuels susceptibles de creer desdroits ou des obligations dans leur chef, la [demanderesse] ne pouvait secontenter de supposer qu'une simple publication par voie d'affichagesuffisait et ce, quelle que soit la jurisprudence de la Cour de cassation.
Elle ne peut des lors se prevaloir d'aucune cause de justification oud'exoneration de sa responsabilite en l'espece ».
Griefs
Si la meconnaissance d'une norme de droit national imposant à uneautorite administrative d'agir d'une maniere determinee est en principeconstitutive d'une faute dans le chef de celle-ci, il n'en est pas ainsilorsque cette meconnaissance est consecutive à une erreur invincible ouà une autre cause de justification.
Une autorite administrative n'a pas pour mission de controler laconstitutionnalite des lois nationales. Il en resulte que l'applicationd'une loi n'est pas fautive des lors que cette application trouve sajustification dans l'interpretation de cette loi, telle qu'elle avait eteeffectuee, anterieurement à la date de l'acte administratif conclu parcette autorite administrative, par la Cour de cassation, seule coursupreme ayant effectue cette interpretation, et que cette loi n'avaitfait, dans cette interpretation, l'objet d'aucun constatd'inconstitutionnalite.
En ses conclusions de synthese, la demanderesse enonc,ait qu'enapplication de l'article 23 de la loi du 17 avril 1835 sur l'expropriationpour cause d'utilite publique et des articles 3 et 12 de la loi du 27 mai1870 portant simplification des formalites administratives en matiered'expropriation pour cause d'utilite publique, telles que ces dispositionsetaient alors interpretees par la Cour de cassation, elle n'avait pasnotifie individuellement au defendeur sa decision de revendre le bienanterieurement exproprie. Elle indiquait ainsi qu'elle avait pulegitimement « se baser sur les dispositions legales et l'interpretationqui en etait donnee par la Cour de cassation, comme en l'espece l'arret du14 octobre 1948 », et que, « sur cette base, il y a lieu de constaterque [la demanderesse] est en droit d'invoquer une cause d'exoneration deresponsabilite ». Elle en deduisait ainsi qu'une erreur invinciblejustifiait son comportement et qu'en consequence aucune faute ne pouvaitlui etre reprochee pour avoir procede à une information generale et nonà une information individuelle de la renonciation à l'expropriation.
L'arret attaque constate, par reference à l'arret de la cour d'appel du24 avril 2003, que l'expropriation du bien litigieux a eu lieu en 1978 etque l'affichage par la demanderesse de l'avis de revente du bien expropries'est deroule en 1992. Il constate par ailleurs que, dans son arret du 14octobre 1948, la Cour de cassation a enonce le principe selon lequel, envertu des articles 23 de la loi du 17 avril 1835 et 3 et 12 de la loi du27 mai 1870 precites, l'avis relatif à la vente d'un bien expropriedevait uniquement faire l'objet d'une mesure d'affichage et ne devait pasetre personnellement notifie à son ancien proprietaire. Il constate enfinque, par son arret du 28 avril 2004, la Cour constitutionnelle a ditinconstitutionnelles ces dispositions legales telles qu'elles etaientinterpretees par le juge a quo, lequel avait adopte l'interpretationdonnee par la Cour de cassation dans son arret du 14 octobre 1948, maisque la Cour constitutionnelle a dit que ces dispositions ne violent pasles articles 10 et 11 de la Constitution si elles sont interpretees commeimposant à l'autorite administrative de proceder en outre à unenotification individuelle aux anciens proprietaires de l'avis prescrit àl'article 23 de la loi du 17 avril 1835.
L'arret attaque en deduit qu'en ne notifiant pas, en 1992, au defendeur ladecision administrative de remise en vente de l'immeuble, la demanderessea meconnu l'article 23 de la loi du 17 avril 1835, tel qu'il a eteinterprete en 2004 pour ne pas etre inconstitutionnel, et que cetteviolation est constitutive d'une faute entrainant la responsabilite de lademanderesse, cette derniere ne pouvant pas se prevaloir d'une cause dejustification ou d'exoneration de sa responsabilite.
Le caractere inconstitutionnel de cette disposition legale, interpreteecomme n'imposant pas une notification individuelle, n'a ete revele que parl'arret prononce le 28 avril 2004 par la Cour constitutionnelle. Cet arretconstate le caractere constitutionnel de cette disposition, à lacondition qu'elle soit interpretee comme imposant une notificationindividuelle. Cette interpretation, mais elle seule, s'impose à lajuridiction a quo conformement à l'article 28 de la loi du 6 janvier 1989sur la Cour d'arbitrage. L'arret du 28 avril 2004 a ainsi impose à lacour d'appel de Bruxelles, dans l'arret attaque, une interpretation de ladisposition legale contraire à celle que la Cour de cassation avaitformulee dans son arret du 14 octobre 1948. Cette interpretation ainsiimposee à la cour d'appel n'interdisait pas à celle-ci de constaterl'absence de faute resultant d'une erreur invincible de la demanderesse,constituee par l'ignorance anterieure de cette nouvelle interpretation.
Il demeure effectivement que l'interpretation anterieurement formuleeclairement par la Cour de cassation conferait aux lois, interpretees en cesens qu'elles n'imposaient pas une notification individuelle, le caractereconforme à la Constitution, car si la Cour de cassation avait considereque la Constitution imposait la notification individuelle, elle auraitnecessairement interprete ces lois en ce sens. Il en resulte que lademanderesse, autorite administrative, devait se referer à cetteinterpretation pour determiner, en 1992, le mode legal, en l'occurrencenon individuel, de la notification de la decision de revente du bienexproprie. Elle devait se conformer à ce mode et pouvait s'y limiter.
C'est en consequence à tort que l'arret attaque n'admet pas qu'aconstitue une erreur invincible, dans le chef de la demanderesse, lacirconstance que, lorsque la demanderesse a procede le 10 avril 1992 àl'affichage simple de l'avis prescrit à l'article 23 de la loi du 17avril 1835, sans aviser individuellement le defendeur de sa decision derevendre le bien exproprie, elle se conformait à l'interpretation clairede cette disposition anterieurement donnee par la Cour de cassation, etdont l'inconstitutionnalite n'avait pas alors ete constatee par la Courconstitutionnelle.
Il justifie en outre cette decision, d'une part, par la reference àl'importance de l'avantage patrimonial de l'exproprie et, d'autre part,par ce qu'il qualifie de principe de droit administratif imposant unenotification aux interesses des actes individuels les concernant, principeà l'egard duquel l'interpretation effectuee par la Cour de cassationaurait ete en contradiction.
D'une part, l'existence de l'avantage patrimonial de l'exproprie n'est pasde nature à ecarter une loi, assortie de l'interpretation qui s'yapplique, etant l'interpretation que lui avait attribuee la Cour decassation, loi impliquant que cet avantage patrimonial n'exige pas unenotification individuelle de la renonciation à l'expropriation.
D'autre part, l'existence d'un eventuel principe general du droit, enl'espece le principe imposant une notification individuelle auxadministres, ne peut davantage prevaloir sur une disposition legaleexpresse, excluant cette obligation, comme le disposaient les lois des 17avril 1835 et 27 mars 1870, selon l'interpretation qui leur avait eteattribuee par la Cour de cassation.
Ces motifs constituent une violation du caractere obligatoire de la loi,en l'espece les lois des 17 avril 1835 et 27 mars 1870, telles qu'elless'imposaient à l'epoque à la demanderesse, dans l'interpretation àlaquelle elle devait se conformer.
Si les constatations de fait imposees par le juge du fond, en vue deconstater l'existence d'une faute et l'absence d'une erreur invincibleexclusive de toute faute, sont souveraines, il appartient en revanche àla Cour de cassation de verifier si ce juge a legalement deduit de cesconstatations l'existence, en droit, d'une faute et de l'absence d'uneerreur invincible exclusive de toute faute. Les constatations operees enl'espece par les juges d'appel ne peuvent etre considerees comme excluantl'erreur invincible deduite de la reference faite par la demanderesse àl'interpretation claire de la loi litigieuse, impliquant sa conformite àla Constitution, effectuee anterieurement par la Cour de cassation, etdeduite en outre de la circonstance que l'interpretation contraire,effectuee par la Cour constitutionnelle, est posterieure à l'actelitigieux.
L'arret attaque meconnait des lors la notion legale de faute, exclue parune erreur invincible, et viole en consequence les articles 1382 et 1383du Code civil, ainsi que le principe general du droit selon lequell'erreur constitue une cause de justification lorsqu'elle est invincible.
III. La decision de la Cour
Une erreur est de nature à exonerer de sa responsabilite une autoriteadministrative qui a meconnu des regles constitutionnelles ou legales luiimposant de s'abstenir ou d'agir d'une maniere determinee, si elle estinvincible.
L'erreur de droit peut, en raison de certaines circonstances, etreconsideree par le juge comme invincible à la condition que, de cescirconstances, il puisse se deduire que l'autorite administrative a agicomme l'aurait fait toute personne raisonnable et prudente.
Le juge du fond constate souverainement les circonstances sur lesquellesil fonde sa decision, la Cour verifiant toutefois s'il a pu legalementdeduire de celles-ci l'existence d'une cause de justification.
L'arret attaque considere qu' « à defaut d'avoir notifie [au defendeur],comme elle aurait du le faire, la decision administrative de remise envente de l'immeuble, [la demanderesse] a meconnu l'obligation mise à sacharge par l'article 23 de la loi du 17 avril 1835 [sur l'expropriationpour cause d'utilite publique] et prive [le defendeur] de la possibilited'exercer utilement son droit de retrocession dans le delai de trois moisprevu à cette disposition ».
L'arret attaque releve que la demanderesse « soutient [...] qu'elle nepeut avoir commis de faute en se bornant à publier l'avis par voied'affichage des lors qu'elle pouvait legitimement se fier àl'interpretation de l'article 23 de la loi de 1835 couramment admise àl'epoque sur la base de l'arret de la Cour de cassation [du 14 octobre1948] ».
L'arret attaque considere qu'en raison « du principe du droitadministratif [...] qui impose à l'administration de notifier auxinteresses les actes individuels susceptibles de creer des droits ou desobligations dans leur chef, [la demanderesse] ne pouvait se contenter desupposer qu'une simple publication par voie d'affichage suffisait, et ce,quelle que soit la jurisprudence de la Cour de cassation ».
L'arret attaque a pu deduire legalement de cette consideration que lademanderesse « ne peut des lors se prevaloir d'aucune cause dejustification ou d'exoneration de sa responsabilite ».
Le moyen ne peut etre accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne la demanderesse aux depens.
Les depens taxes à la somme de quatre cent quatre-vingt-deux eurosseptante-trois centimes envers la partie demanderesse et à la somme decent trente-trois euros septante-trois centimes envers la partiedefenderesse.
Ainsi juge par la Cour de cassation, premiere chambre, à Bruxelles, ousiegeaient le president Christian Storck, le president de section PaulMathieu, les conseillers Didier Batsele, Albert Fettweis et MireilleDelange, et prononce en audience publique du vingt-trois septembre deuxmille dix par le president Christian Storck, en presence de l'avocatgeneral Thierry Werquin, avec l'assistance du greffier Patricia DeWadripont.
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| P. De Wadripont | M. Delange | A. Fettweis |
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| D. Batsele | P. Mathieu | Chr. Storck |
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23 SEPTEMBRE 2010 C.09.0220.F/1