Cour de cassation de Belgique
Arrêt
* N° P.16.0231.N
* I. H. E.,
* prévenu,
* demandeur en cassation,
* Me^ Joachim Meese, avocat au barreau de Gand,
*
* II. R. D.,
* prévenu,
* demandeur en cassation,
* Me^ Laurens Van Puyenbroeck, avocat au barreau de Gand,
* III. et IV. E. D.M.,
* prévenu,
* demandeur en cassation,
* Mes^ Françoise Decroo-Desguin, avocat au barreau d'Audenarde(pourvoi III), et Yurt Cavit, avocat au barreau de Bruxelles(pourvoi IV),
* V. 1. J. V.,
1. INGENIEURSKANTOOR ECODRA, société privée à responsabilitélimitée,
prévenus,
* demandeurs en cassation,
* Me^ Frédéric Thiebaut, avocat au barreau de Malines,
*
* tous les pourvois contre
* RÉGIE DES BÂTIMENTS,
* partie civile,
* défenderesse en cassation.
*
I. la procédure devant la cour
*
* Les pourvois sont dirigés contre l'arrêt rendu le27 janvier 2016 par la cour d'appel de Bruxelles, chambrecorrectionnelle.
* Le demandeur I invoque deux moyens dans un mémoire annexé auprésent arrêt, en copie certifiée conforme. Le demandeur IIinvoque trois moyens dans un mémoire annexé au présentarrêt, en copie certifiée conforme.
* Le demandeur III et IV invoque des griefs dans deuxmémoires.
* Le demandeur V.1 et la demanderesse V.2 invoquent deuxmoyens, chacun dans un mémoire annexé au présent arrêt, encopie certifiée conforme.
* Le demandeur I se désiste, sans acquiescement, de sonpourvoi en tant qu'il est prématuré dans la mesure où il estdirigé contre la décision non définitive rendue sur l'actioncivile.
* Le conseiller Alain Bloch a fait rapport.
* L'avocat général Marc Timperman a conclu.
II. la décision de la cour
* (…)
* Sur les moyens du demandeur I :
*
* Sur le premier moyen :
*
9. Le moyen est pris de la violation de l'article 6 dela Convention de sauvegarde des droits de l'homme etdes libertés fondamentales, ainsi que de laméconnaissance des principes généraux du droitrelatifs au respect des droits de la défense et audroit à un procès équitable : l'arrêt considère que ledemandeur I est en état d'être jugé alors que celui-ciavait amplement fait valoir que son état de santé nele permettait pas et avait déposé un rapportd'expertise à l'appui de ses allégations ; les jugesd'appel étaient dès lors dans l'obligation d'examinereffectivement son état de santé ainsi que de sonaptitude à comprendre le dossier et à donner desinstructions à son conseil ; ils auraient pu, aubesoin, décerner un mandat d'amener ; les jugesd'appel ont toutefois estimé, à tort, qu'ils n'étaientpas en mesure de se rendre compte de l'état dudemandeur et qu'ils devaient se contenter de procéderà un examen sur la base des pièces que celui-ci avaitdéposées ; en s'abstenant de décerner un mandatd'amener, de faire entendre le demandeur I, d'entendrecomme témoin l'expert auquel celui-ci avait fait appelet de désigner un expert judiciaire, les juges d'appelont omis d'examiner effectivement l'état de santé dudemandeur, violé la disposition précitée et méconnules principes de droit susmentionnés.
10. Dans la mesure où il critique l'appréciation desfaits à laquelle les juges d'appel ont procédé ourequiert un examen des faits pour lequel la Cour estsans pouvoir, le moyen est irrecevable.
11. L'article 6.1 de la Convention de sauvegarde desdroits de l'homme et des libertés fondamentalesprévoit que toute personne a droit à ce que sa causesoit entendue équitablement lors de la déterminationdu bien-fondé de toute accusation en matière pénaledirigée contre elle.
* L'article 6.3.c de ladite convention dispose quetout accusé a le droit de se défendre lui-même oud'avoir l'assistance d'un défenseur de son choix.
*
12. Il résulte de ces dispositions et du principegénéral du droit à un procès équitable qu'un prévenu ale droit d'être présent lors du procès pénal menécontre lui et de décider s'il se défendra lui-même,avec ou sans l'assistance d'un conseil, ou s'il sefera représenter par un conseil. Le prévenu doitpouvoir suivre son procès pénal et y participer defaçon effective s'il le souhaite. Il doit pouvoir seconcerter avec son conseil, pouvoir lui donner desinstructions, faire des déclarations et pouvoircontredire les éléments de preuve.
13. Le juge apprécie souverainement si un prévenu estou non physiquement ou psychiquement en étatd'assister à l'action publique exercée contre lui, depouvoir la suivre et d'y participer. Lors de cetteappréciation, il peut tenir compte de toutes lesdonnées du dossier pénal, des pièces qui lui ont étéfournies par les parties, comme des rapports médicauxou des constatations de psychiatres et depsychologues, ainsi que du fait que le prévenurequérant n'est pas présent à l'audience pourexpliquer sa requête. Le juge n'est pas dans tous lescas obligé de délivrer un mandat d'amener contre unprévenu défaillant qui soutient qu'il n'est pas enmesure de suivre le procès mené contre lui oud'ordonner un expertise ou d'entendre le propre expertdu prévenu.
* Dans la mesure où il est déduit d'une autreprémisse juridique, le moyen manque en droit.
*
14. L'arrêt considère que :
* le conseil du demandeur I aexpressément déclaré que son clientne se trouvait ni en état dedémence, ni dans un état grave dedéséquilibre mental ou de débilitémentale au sens de l'article 71 duCode pénal ou de l'article 1^er dela loi de défense sociale à l'égarddes anormaux et des délinquantsd'habitude ;
* le demandeur I n'est pas sousadministration provisoire et jouitdès lors de la pleine capacitéjuridique ;
* il ne ressort pas des piècesdéposées par le demandeur I quant àson état physique et mental quecelui-ci n'était pas ou n'est pas,à l'heure actuelle, en état departiciper effectivement auprocès ;
* selon un rapport établi par ledocteur K. Audenaert, le psychiatreconsulté par le demandeur I,celui-ci souffrirait d'un« syndrome frontal » consécutif àune intervention chirurgicale subieen 2011, qui entraîne undysfonctionnement émotionnel maissurtout cognitif et qui « l'empêchedans une large mesure, voiretotalement, de comprendre sondossier juridique et d'appréhenderl'impact des conséquencespossibles »;
* l'on ne saurait se rallier à cetteconclusion du docteur Audenaert ;
* indépendamment des considérationsthéoriques purement généralesfigurant dans le rapport, lessymptômes dont il est fait étatsont limités ;
* le demandeur I semble avoir faitdes déclarations détaillées àpropos de la descente effectuée àson domicile le 31 janvier 2001, del'ouverture de son coffre, del'enquête effectuée dans sesbureaux à Bruxelles, del'instruction menée par le juged'instruction, de sa confrontationavec ses collègues menottés, de sadétention préventive durant103 jours et de sa mise au secret,ainsi que des interventionsmédicales qu'il a subies en 2011;
* il ressort des déclarations du filsdu demandeur I que celui-ci examineoccasionnellement des calculsrelatifs à des structures en bétonavec son père, lequel a entre-tempspris sa retraite, que son pèreentretient des contacts aveccertains de ses clients et effectuedes travaux dans l'habitation d'unautre fils, et il est frappant deconstater que les remarquesformulées dans ce contexte neconcernent que la forme des actesen question et non leur contenu ;
* le docteur Audenaert s'appuieégalement sur l'examen neurologiqueeffectué par le psychologue,M. Wolters, sans qu'un rapport yrelatif ait été déposé ;
* les éléments présentés dans lerapport du docteur Audenaert sontextrêmement sommaires et font étatde performances variables enmatière d'attention et deconcentration, l'accent étantprincipalement mis sur ladifférence entre les performancesprémorbides antérieures dudemandeur I, considérées comme trèsélevées, et le fonctionnementactuel qui est comparé à celui d'unéchantillon représentatif de lapopulation ;
* le fait que, contrairement à ce quiétait le cas antérieurement, lesperformances du demandeur I sesitueraient à un niveau moinssupérieur, voire inférieur, à lamoyenne ne signifie cependant pasqu'il n'ait pas une bonnecompréhension de la nature duprocès ou qu'il ne puisse pasévaluer les conséquencessusceptibles d'en découler, niqu'il ne soit pas en mesured'exposer sa version des faits àson avocat, d'indiquer lesdéclarations avec lesquelles il esten désaccord ou d'attirerl'attention sur les faits quidoivent être invoqués pour sadéfense ;
* il en va de même pour l'exameneffectué en imagerie médicale, quimet en évidence une déviationstandard mais ne permet pas deconclure à l'absence des capacitéssusmentionnées ;
* comme ce fut le cas pendantl'instruction de la cause devant lepremier juge, le demandeur alibrement choisi de se fairereprésenter à l'audience, de sorteque la cour d'appel n'a pas pu serendre compte par elle-même de lasituation et que les seules piècesdont elle dispose sont celles quiont été déposées par le demandeur Ilui-même ;
* il convient dès lors de conclureque les dysfonctionnements évoqués,qu'ils soient pris isolément ouconsidérés dans leur ensemble, nepermettent pas d'affirmer que ledemandeur I n'est pas en étatd'être jugé ;
* il n'est ni nécessaire, ni opportunde désigner un expert judiciaire,étant donné que les capacités dontil est fait état et dont ledemandeur I jouit encore permettentd'établir qu'il dispose de facultésmentales suffisantes pourparticiper effectivement auprocès ;
* ni l'âge du demandeur I, ni ladurée des débats, ni l'ampleur dudossier répressif ne conduisent àune conclusion différente ;
* au demeurant, à supposer même quele demandeur I se soit présenté àl'audience pour y être entendu,rien ne permet de penser que lepremier juge ou que la cour d'appeln'auraient pas pris des mesuresparticulières afin de tenir compte,le cas échéant, de la diminution decapacités alléguée ;
* il n'y a dès lors pas non plusméconnaissance de « l'égalité desarmes » au détriment du demandeur Iqui, à tout le moins depuis lerèglement de la procédure devant lachambre du conseil, a pu prendreconnaissance des éléments dudossier répressif qui leconcernent.
15. Ainsi, l'arrêt examine effectivement si ledemandeur I est en état d'être jugé, ne méconnaît nises droits de la défense ni son droit à un procèséquitable, mais justifie légalement la décision selonlaquelle « les dysfonctionnements évoqués, qu'ilssoient pris isolément ou considérés dans leurensemble, ne permettent pas d'affirmer que le[demandeur I] n'est pas en état d'être jugé ».
* Dans cette mesure, le moyen ne peut êtreaccueilli.
* (…)
*
* Sur les moyens du demandeur II :
* (…)
*
* Sur le deuxième moyen :
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22. Le moyen est pris de la violation de l'article 6,paragraphes 1 et 3, de la Convention de sauvegarde desdroits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsique de la méconnaissance du droit à un procèséquitable : c'est à tort que l'arrêt n'exclut pas lesdéclarations faites par des coprévenus sansl'assistance d'un avocat en tant qu'éléments de preuveà l'encontre du demandeur II au motif que ceux-ci neles ont pas fait écarter des débats ; en effet, ledemandeur II a démontré que les déclarations desditscoprévenus, qui avaient intérêt à ce que desdéclarations à charge soient faites, ne concordent pasavec les éléments objectifs du dossier.
23. Une personne peut uniquement invoquer le droit àl'assistance d'un avocat lorsqu'elle est entendue àpropos d'infractions susceptibles d'être mises à sacharge. Il s'ensuit que ce droit à l'assistance, toutcomme le devoir d'information, le droit de se taire etle droit de ne pas s'auto-incriminer auxquels est liéle droit à l'assistance, sont uniquement valables inpersonam. Un suspect ne peut invoquer la violation deces droits relativement à des déclarationsincriminantes faites à sa charge par une personne quin'est que témoin à son égard, sauf si, lors de sonaudition, cette personne devait bénéficier de cesmêmes droits et rétracte, en raison de leur violation,les déclarations incriminantes qui ont été faites.
Le moyen, qui est déduit d'une autre prémissejuridique, manque en droit.
(…)
* Sur le premier moyen des demandeurs V.1et V.2
*
29. Le moyen est pris de la violation desarticles 322, 323 et 324 du Code pénal : alors quel'arrêt condamne les demandeurs V.1 et V.2 du chefd'association de malfaiteurs (prévention Q), il neconstate pas qu'ils ont eu la volonté consciente defaire partie de l'association, mais seulement qu'« ilest impossible que les participants aux pratiquesdécrites ci-dessus n'aient pas eu conscience du faitqu'ils se laissaient entraîner dans un systèmefrauduleux très organisé »; l'arrêt ne peut légalementdéduire de ces constatations factuelles la présence del'élément moral de l'infraction.
30. Justifie légalement sa décision de condamner unprévenu du chef d'association de malfaiteurs forméedans le but d'attenter aux propriétés, le juge quiconstate que le prévenu était conscient de laparticipation à une activité organisée et a, par sesactes, contribué à son exécution.
31. L'arrêt constate et considère que :
* les demandeurs V.1 et V.2 ontexpressément reconnu, tant devantles agents verbalisateurs et enpremière instance qu'en degréd'appel, que lorsqu'un cahier descharges prévoyait quel'entrepreneur devait faireréaliser une étude de stabilité àses propres frais, il arrivaitparfois que celui-ci fasse appel àla demanderesse V.2 en tant quebureau d'ingénieurs et que ledemandeur V.1, en sa qualité defonctionnaire, contrôle et approuveses propres études ;
* le demandeur V.1 a reconnu àplusieurs reprises être actionnaireet gérant de fait de lademanderesse V.2 et était l'auteurdes études de stabilité précitéesqui, au demeurant, étaient souventréalisées pendant les heures deservice et avec la collaboration dedessinateurs techniques au servicede la défenderesse ;
* la défenderesse comptait en sonsein une association organisée,dont les membres étaient en partiedes fonctionnaires qui ont abusé dupouvoir de décision inhérent à leurfonction en vue d'assurer leurpropre enrichissement et celui desentrepreneurs faisant partie del'association ;
* en échange d'avantages personnelsde nature diverse, lesfonctionnaires concernés ontprincipalement attribué lesmissions à exécuter à un petitgroupe d'entrepreneurs connus quiétaient disposés à leur procurerlesdits avantages ;
* cette association était extrêmementorganisée, ce dont témoignentnotamment l'existence d'unerépartition des tâches précise etd'une hiérarchie stricte, lerecours à des fraudes tournantespour faire sortir les fonds dessociétés et la manipulation desprix et des contrôles, ainsi que letransfert occulte des commissionssecrètes ;
* cette constatation, combinée à ladurée et au caractère systématiquede ces pratiques, permetincontestablement de conclure àl'existence d'une association ayantpour but la perpétration de délitset de crimes punissables de laréclusion de cinq à dix ans ;
* même en tenant compte du fait quel'estompement de la norme étaitlargement répandu au sein de ladéfenderesse, il est impossible queles personnes ayant participé auxpratiques décrites ci-dessusn'aient pas eu conscience de cequ'elles se laissaient entraînerdans un système frauduleux trèsorganisé ayant exclusivement pourbut l'enrichissement illicite desparticipants au détriment del'intérêt général.
*
32. Par ces motifs, l'arrêt décide légalement que lesdemandeurs V.1 et V.2 avaient la volonté consciented'être membres d'une association visant à attenter auxpropriétés et constate la présence de l'élément moralde la prévention.
* Le moyen ne peut être accueilli.
Sur le second moyen du demandeur V. 1 :
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33. Le moyen est pris de la violation des articles 6de la Convention de sauvegarde des droits de l'hommeet des libertés fondamentales et 21ter du titrepréliminaire du Code de procédure pénale : l'arrêtconsidère que le délai raisonnable est dépassé etaccorde une réparation en réduisant la peined'emprisonnement et l'amende infligées audemandeur V.1 par le premier juge ; il n'accordetoutefois pas de réparation relativement à laconfiscation des avantages patrimoniaux acquis demanière illicite.
34. En cas de dépassement du délai raisonnable pour lejugement, le juge est tenu, en règle, de prononcer unepeine réduite de manière réelle et mesurable parrapport à la peine qu'il aurait pu infliger enl'absence d'un tel dépassement.
35. Lorsque la loi inflige pour le fait établi unepeine d'emprisonnement, une amende et la confiscationdes avantages patrimoniaux recueillis de manièreillégitime et qu'en raison du dépassement du délairaisonnable, le juge prononce une peine inférieure àcelle qu'il aurait prononcée sans ledit dépassement,il peut réduire soit la peine d'emprisonnement, soitl'amende, soit la confiscation, ou deux d'entre ellesou toutes les trois.
36. Manque en droit le moyen qui soutient que le jugedoit, dans ce cas, réduire aussi bien la peined'emprisonnement et l'amende que la confiscation.
(…)
* Le contrôle d'office
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44. Les formalités substantielles ou prescrites àpeine de nullité ont été observées et les décisionssont conformes à la loi.
* PAR CES MOTIFS,
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* LA COUR
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* Décrète le désistement du pourvoi du demandeur I,tel qu'exposé ci-avant ;
* Rejette les pourvois pour le surplus ;
* Condamne les demandeurs aux frais de leurpourvoi.
* Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxièmechambre, à Bruxelles, où siégeaient Paul Maffei,président, Filip Van Volsem, Alain Bloch, AntoineLievens et Sidney Berneman, conseillers, etprononcé en audience publique du vingt septembredeux mille seize par le président Paul Maffei, enprésence de l'avocat général Marc Timperman, avecl'assistance du greffier délégué VéroniqueKosynsky.
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* Traduction établie sous le contrôle du conseillerFrançoise Roggen et transcrite avec l'assistancedu greffier Tatiana Fenaux.
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* Le greffier, Le conseiller,
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20 SEPTEMBRE 2016 P.16.0231.N/1