N° C.21.0303.F
1. C. B.,
2. ETHIAS, société anonyme, dont le siège est établi à Liège, rue des Croisiers, 24, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0404.484.654,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître François T’Kint, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 65, où il est fait élection de domicile,
contre
1. C. D., avocat,
2. ALLIANZ BENELUX, société anonyme, dont le siège est établi à Bruxelles, boulevard du Roi Albert II, 32, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0403.258.197,
défenderesses en cassation,
représentées par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 14 décembre 2020 par la cour d’appel de Mons.
Le conseiller Marie-Claire Ernotte a fait rapport.
L’avocat général Henri Vanderlinden a conclu.
II. Les moyens de cassation
Les demandeurs présentent deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution ;
- articles 1315 et 2262bis, spécialement § 1er, de l’ancien Code civil ;
- article 8.4 du livre VIII du Code civil ;
- article 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt attaqué reçoit l’appel et l’intervention volontaire, dit l’appel non fondé, condamne le demandeur aux dépens d’appel des défenderesses, liquidés à 6.000 euros, lui délaisse ses dépens en cette instance et délaisse ses dépens à la demanderesse, par appropriation des motifs du premier juge, censés ici reproduits, et aux motifs suivants :
« II. Prescription de la demande contre [la première défenderesse]
A. Il n'est pas contesté que la procédure ayant abouti aux arrêts de la cour d'appel de Bruxelles était intentée uniquement contre [la première défenderesse] en sa qualité de curateur, en recherchant sa responsabilité contractuelle ;
La présente procédure est introduite contre [la première défenderesse] à titre personnel et c’est sa responsabilité aquilienne qui est recherchée ;
La prescription est dès lors régie par l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil, lequel dispose que l'action se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l'identité de la personne responsable ;
La personne lésée doit donc avoir cumulativement connaissance du dommage et de l'identité de la personne responsable ;
Seul le principe du dommage doit être connu et non son étendue (M. Marchandise, ‘La prescription libératoire en matière civile’, dossiers du J.T. 64, p. 58, n° 51 ; Cass., 9 décembre 2010, R.G.A.R. 2011, 1450) ;
La charge de la preuve de cette connaissance incombe à celui qui invoque la prescription ;
Une controverse est née quant au point de savoir s'il fallait appliquer une conception subjective de la connaissance, ne tenant compte que de la connaissance effective par la victime, ou une conception objective sur la base de la connaissance qu'aurait raisonnablement eue une personne normalement diligente placée dans les mêmes circonstances concrètes ; cette question était intimement liée à celle de l'existence d'un devoir d'investigation dans le chef de la victime ;
La Cour de cassation, en son arrêt du 26 avril 2012 (R.W., 2012-2013, p. 944, note G. Velghe ; R.G.D.C., 2013, p. 50, note Verjans), a retenu la conception subjective du critère de la connaissance ;
Elle y a précisé qu'il ressort de la genèse de l'article 2262bis, § 1er, alinéa 2, du Code civil que le législateur a fixé le point de départ de la prescription au jour où la personne lésée a eu effectivement connaissance du dommage et non au jour où elle doit être présumée en avoir eu connaissance ;
En son arrêt du 5 septembre 2014, la Cour de cassation a considéré que le point de départ de la prescription est le jour où la personne lésée a eu effectivement connaissance de tous les éléments utiles pour intenter une action en responsabilité ; que la personne lésée doit avoir effectivement connaissance du dommage et de l'identité de la personne qui peut être déclarée responsable, ce qui implique que la personne lésée est capable d'établir un lien causal entre le fait générateur du dommage et le dommage ; qu’il n'est pas requis, à cet égard, que la personne lésée ait connaissance d'un lien causal certain et établi (Cass., 5 septembre 2014, C.12.0605.N) ;
Celui qui invoque la prescription doit ainsi prouver que le préjudicié a eu, depuis plus de cinq ans, une connaissance effective du dommage et de l'identité du responsable ; il ne peut se borner à invoquer une présomption de connaissance dans le chef d'une personne normalement diligente ;
Cela ne signifie cependant pas qu'il faut s'en tenir aux affirmations du demandeur quant à sa prétendue ignorance, la connaissance pouvant être déduite des circonstances concrètes de l'espèce (note G. Velghe, op. cit.) ;
Quant au degré de certitude de la connaissance que doit avoir la victime, il ne peut raisonnablement s'agir de repousser le point de départ du délai jusqu'à ce qu'elle ait une connaissance — voire une preuve — absolue du moindre détail factuel (M. Marchandise in De Page, ‘Traité de droit civil belge’, VI, ‘La prescription’, p. 395, n° 316) ;
Le détail des faits ne sera souvent connu que par l'échange des arguments dans le cadre d'un débat judiciaire ; de même, dans une perspective litigieuse, c'est seulement le juge qui déterminera, en fin de procès, qui est la personne responsable ; avant la décision de justice, la partie préjudiciée en est réduite aux supputations : à elle de diriger son action contre la personne qui ultérieurement sera dite responsable, ce qu'il faut considérer qu'elle pouvait anticiper (ibidem) ;
Il convient dès lors d'utiliser de manière factuelle le critère de la connaissance : la victime doit avoir connaissance des faits nécessaires à l'intentement d'une action en responsabilité mais non de leur portée juridique ;
Ainsi, il faut que la victime ait pu à tout le moins prendre conscience de la possibilité d'un lien entre le fait générateur et le dommage subi ;
Il n'est pas nécessaire que la victime ait une certitude absolue des faits dont elle doit avoir connaissance ; il suffit qu'elle puisse raisonnablement les supposer, avec une force suffisante pour agir en justice (ibidem) ;
B. En l'espèce, [le demandeur] avait connaissance de son dommage, probablement dès le 6 mai 2009 mais certainement le 8 mai 2009, date à laquelle il a déposé plainte pour les dégradations ;
Il savait également dès ce moment que l'auteur en était probablement [l’]ancien administrateur de la société faillie ;
Il savait également que [celui-ci] avait été laissé dans les lieux pendant plusieurs années par [la première défenderesse], la faillite étant survenue en mai 2006 et une procédure d'expulsion n'ayant été intentée par le curateur que le 16 février 2009 ;
L'expulsion, opérée par le curateur, n'est intervenue que le lendemain de l'adjudication de l'immeuble et l'acte de vente stipulait que [le demandeur] faisait son affaire personnelle du déguerpissement ;
Dès le 8 mai 2009, [le demandeur] pouvait soutenir, comme il le fait dans le cadre de la présente procédure, que [la première défenderesse] avait commis une faute engageant sa responsabilité personnelle en laissant dans les lieux [l’ancien administrateur] ;
[La demanderesse] fait valoir que c'est seulement au cours de la procédure devant la cour d'appel de Bruxelles, en 2015, que [le demandeur] a pris connaissance de ce que [l’ancien administrateur] avait, à certains moments, fait obstacle aux visites et aurait menacé une collaboratrice du conseil du créancier hypothécaire ; il n'est cependant pas fait état de ce [qu’il] aurait déjà dégradé l'immeuble ou menacé de le faire ;
Elle fait également valoir que la citation en expulsion demande de réserver sur les dégâts qui seraient causés à l'immeuble, ce qui n'est cependant guère pertinent puisqu'il s'agit d'un chef de demande usuel qu'un demandeur en expulsion prudent insérera dans sa citation ;
Elle en déduit que c'est seulement à ce moment que [le demandeur] a eu connaissance de tous les éléments de fait lui permettant de rechercher la responsabilité du curateur ;
Toutefois, même si [le demandeur] ne connaissait pas encore tous les détails factuels, il n'en demeure pas moins que, dès le 8 mai 2009, il disposait de tous les éléments utiles pour formuler sa demande contre [la première défenderesse] personnellement ;
L'action contre celle-ci aurait pu être engagée dès cette époque et [le demandeur] aurait d'ailleurs pu introduire sa première procédure en recherchant à la fois la responsabilité contractuelle du curateur qualitate qua et la responsabilité aquilienne de [la première défenderesse] personnellement ;
Pour le surplus, quant aux autres arguments vantés par [le demandeur], il convient de renvoyer à la judicieuse motivation du premier juge que la cour [d’appel] fait sienne ;
La prescription a commencé à courir le 8 mai 2009, elle n'a pas été interrompue et la citation est intervenue le 21 septembre 2017 ;
C'est par conséquent à raison que la demande a été dite prescrite ».
Griefs
Selon l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, applicable en l’espèce, l’action se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.
Pour que la prescription commence à courir, la personne lésée doit avoir connaissance, et du dommage, et de l’identité de la personne responsable.
La charge de la preuve de cette connaissance incombe à celui qui se prévaut de la prescription, conformément aux articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire.
Il ressort de la genèse de l’article 2262bis de l’ancien Code civil que le législateur a fixé le point de départ de la prescription au jour où la personne lésée a eu effectivement connaissance du dommage et de l’identité de la personne responsable, et non au jour où elle est présumée en avoir eu connaissance.
Or, comme la demanderesse le relevait dans ses conclusions d’appel, « la prescription de l’action en responsabilité [du demandeur] contre le curateur en nom personnel, pour les fautes qu’il aurait commises – par comparaison avec l’attitude qui aurait été celle d’un curateur normalement prudent et diligent dans la même situation – en lien causal avec l’endommagement de l’immeuble, ne débuta que le jour où [le demandeur] a, selon l’enseignement de la Cour de cassation et de M. Marchandise, effectivement eu connaissance de tous les éléments utiles pour formuler sa demande contre le curateur et donc le jour où il a eu effectivement connaissance des éléments lui permettant de faire valoir que le curateur avait prévu ou dû prévoir, compte tenu de ce qu’il savait de [l’ancien administrateur], que celui-ci risquait d’endommager l’immeuble lors de sa sortie.
C’est à partir du moment où il connaissait cet élément que [le demandeur] pouvait lui reprocher d’avoir maintenu [l’ancien administrateur] dans l’immeuble jusqu’à l’adjudication, avec pour conséquence que celui-ci risquait de ne pas être délivré dans l’état dans lequel il aurait été adjugé, et d’ajouter que, sachant que [l’ancien administrateur] risquait d’endommager l’immeuble, un curateur normalement prudent et diligent l’aurait fait expulser avant l’adjudication, ce qui n’aurait peut-être pas permis d’éviter un endommagement de l’immeuble à cette occasion, mais aurait permis qu’il soit adjugé pour un prix conforme à l’état dans lequel il se serait trouvé et délivré dans le même état.
[Le demandeur] ne pouvait pas savoir qu’il disposait d’une action en responsabilité contre le curateur en nom personnel tant qu’il ne disposait pas de ces éléments-là.
Jusqu’au printemps 2015, [le demandeur] avait connaissance de ce que la cour d’appel de Mons a dit dans son arrêt du 10 mai 2010, à savoir que :
« En l’espèce, il est de pratique courante et souvent utile pour l’entretien de l’immeuble de maintenir l’administrateur délégué, éventuellement à titre précaire, dans un immeuble appartenant à la faillite jusqu’à la vente de celui-ci. Par ailleurs, le curateur a pris soin de procéder à l’expulsion de l’administrateur pour le lendemain de l’adjudication définitive, soit avant l’entrée en jouissance de l’acquéreur. Si le dossier mentionne que la raison de la présence de deux inspecteurs de police lors de l’expulsion de [celui-ci] était d’assurer la protection de l’huissier de justice, il ne ressort d’aucune pièce du dossier que le curateur aurait connu ou pu connaître le caractère violent de l’administrateur en question avant la procédure et n’aurait dès lors pas agi en bonus vir en maintenant une personne rebelle susceptible de ne pas accepter son déguerpissement et de causer volontairement des dégâts à l’immeuble dont il avait l’obligation d’assurer la conservation jusqu’à la délivrance ».
[Les défenderesses], qui assument la charge de la preuve de ce que la prescription serait acquise, ne démontrent pas que [le demandeur] aurait eu, plus de cinq ans avant la citation, la connaissance effective de l’élément essentiel à l’engagement d’un procès contre le curateur, à savoir que ce dernier avait pu prévoir le comportement destructeur de [l’ancien administrateur] eu égard au comportement qu’il avait adopté depuis la faillite en 2006.
Cet élément essentiel, [le demandeur] ne l’a connu qu’entre les audiences des 29 avril et 23 juin 2015 de la cour d’appel de Bruxelles.
C’est en effet en prenant connaissance des éléments des procédures en expulsion et en faillite dont cette cour [d’appel] imposa la production que [le demandeur] a appris, ainsi qu’il ressort de la citation en expulsion donnée par le curateur, qu’à certains moments, [l’ancien administrateur] avait fait obstacle aux visites, que le curateur a demandé à réserver sur les dégâts qu’il causerait à l’immeuble et, par ailleurs, qu’à l’occasion de la procédure d’exécution immobilière, [il] a menacé la collaboratrice du conseil du créancier hypothécaire, ce qui ressort de la lettre de Maître C. du 8 mai 2015 […].
Contrairement à ce qu’énoncent les [défenderesses], savoir dès le départ et donc dès mai 2009, l’intervention de la curatelle et l’identité de [la première défenderesse] étaient insuffisantes au regard des éléments dont il fallait avoir connaissance pour pouvoir engager une action en responsabilité contre elle.
Il s’ensuit que l’arrêt attaqué qui, pour déclarer l’action du demandeur contre la première défenderesse prescrite, relève notamment que, « même si [le demandeur] ne connaissait pas encore tous les détails factuels, il n’en demeure pas moins que, dès le 8 mai 2009, il disposait de tous les éléments utiles pour formuler sa demande contre [la première défenderesse] personnellement » et décide que « l'action contre celle-ci aurait pu être engagée dès cette époque et que [le demandeur] aurait d'ailleurs pu introduire sa première procédure en recherchant à la fois la responsabilité contractuelle [de la première défenderesse] qualitate qua et la responsabilité aquilienne de [cette dernière] personnellement », avec la conséquence que « la prescription a commencé à courir le 8 mai 2009, qu’elle n'a pas été interrompue et que la citation est intervenue le 21 septembre 2017 » et que « c'est par conséquent à raison que la demande a été dite prescrite » :
- ne justifie pas légalement sa décision selon laquelle la prescription est acquise et les défenderesses rapportent la preuve, qui leur incombe légalement, que le demandeur avait une connaissance, effective, dès le 8 mai 2009, et du dommage, et de l’identité du responsable, la circonstance que le demandeur a introduit son action dans le délai légal, contre la première défenderesse en sa qualité de curateur à la faillite ne permettant pas de conclure qu’au même moment, le demandeur savait, effectivement, que la première défenderesse, en nom personnel, était responsable du dommage subi, lié aux agissements de [l’ancien administrateur], dès lors que cette responsabilité à titre personnel n’a été mise à jour que par des éléments factuels dont le demandeur n’a pu prendre connaissance qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel de Bruxelles, entre les audiences des 29 avril et 23 juin 2015, et que cette connaissance effective, dans le chef de la personne lésée, ne se présume pas (violation des articles 1315 et 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil ainsi que des articles 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019, et 8.4 du livre VIII du Code civil) ;
- est entaché de contradiction dans les motifs et, partant, viole, en sus des autres dispositions légales visées, l’article 149 de la Constitution, dès lors que, pour déclarer la prescription acquise, il décide, d’une part, que « celui qui invoque la prescription doit ainsi prouver que le préjudicié a eu, depuis plus de cinq ans, une connaissance effective du dommage et de l’identité du responsable ; qu’il ne peut se borner à invoquer une présomption de connaissance dans le chef d’une personne normalement diligente », d’autre part, que, « même si [le demandeur] ne connaissait pas encore tous les détails factuels, il n’en demeure pas moins que, dès le 8 mai 2009, il disposait de tous les éléments utiles pour formuler sa demande contre [la première défenderesse] personnellement », que « l'action contre celle-ci aurait pu être engagée dès cette époque et que [le demandeur] aurait d'ailleurs pu introduire sa première procédure en recherchant à la fois la responsabilité contractuelle [de la première défenderesse] qualitate qua et la responsabilité aquilienne [de cette dernière] personnellement », ce qui revient à faire dépendre la prise de cours de la prescription, non d’une connaissance effective du dommage et de l’identité du responsable, mais d’une présomption de connaissance dans le chef d’une personne normalement diligente.
Second moyen
Dispositions légales violées
- articles 88, spécialement § 2, et 150 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances ;
- article 1315 de l’ancien Code civil ;
- article 8.4 du livre VIII du Code civil ;
- article 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019.
Décisions et motifs critiqués
L’arrêt attaqué reçoit l’appel et l’intervention volontaire, dit l’appel non fondé, condamne le demandeur aux dépens d’appel des défenderesses, liquidés à 6.000 euros, lui délaisse ses dépens en cette instance et délaisse ses dépens à la demanderesse, aux motifs suivants :
« III. Prescription de la demande contre la [seconde défenderesse]
A. [La demanderesse], à l'argumentation de laquelle se réfère [le demandeur], rappelle la prescription de l'article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances : ‘Sous réserve de dispositions légales particulières, l'action résultant du droit propre dont la personne lésée dispose en vertu de l'article 150 se prescrit par cinq ans à compter du fait générateur du dommage ou, s'il y a infraction pénale, à compter du jour où celle-ci a été commise. Toutefois, lorsque la personne lésée prouve qu'elle n'a eu connaissance de son droit envers l'assureur qu'à une date ultérieure, le délai ne commence à courir qu'à cette date, sans pouvoir excéder dix ans à compter du fait générateur du dommage ou, s'il y a infraction pénale, du jour où celle-ci a été commise’ ;
Elle soutient que [le demandeur] n'a eu connaissance de son droit à agir contre le curateur en nom personnel qu'en mai-juin 2015 ; elle ne peut être suivie quant à ce, cette connaissance existant dès mai 2009, comme dit ci-avant sub II ;
[La demanderesse] fait également valoir que [le demandeur] ne connaissait pas l'identité de l'assureur et l'existence de la police d'assurance couvrant la responsabilité de divers mandataires de justice avant une lettre du 27 septembre 2017 ;
Elle en déduit que le délai de prescription de l'action directe contre l'assureur ne débute qu'à cette date ;
Il y a lieu de considérer, pour l'application de l'article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014, que le préjudicié est tenu à un certain devoir d'investigation et ne peut demeurer entièrement passif (Liège, 14 février 2012, J.L.M.B., 2014, 181 ; Mons, 8 mars 2016, n° F-20160308-1, 2013/RG/545, www.juridat.be) ;
Il serait contraire à l'équilibre des intérêts en présence que la victime puisse se contenter passivement d'affirmer son ignorance sans se préoccuper de rien (M. Marchandise, ‘La prescription libératoire en matière civile’, Les dossiers du J.T., Larcier, 2007, p. 63, n° 54 ; J. Muyldermans, ‘Over kennisnemen en kennis krijgen in de verzekeringen’, noot onder Cass., 16 februari 2007, V.A.V., 2007, 227) ;
Ce n'est cependant que si la passivité de la victime est effectivement condamnable qu'elle doit être sanctionnée par la prescription ; tel ne serait assurément pas le cas si le responsable ou son conseil ne réagissait pas à la demande de la victime d'obtenir les coordonnées de l'assureur (B. Dubuisson et V. Callewaert, ‘La prescription en droit des assurances’, R.G.A.R., 2011, 14702, n° 40) ;
En l'espèce, comme dit ci-avant, dès mai 2009, [le demandeur] disposait de tous les éléments utiles lui permettant d'introduire une action afin de rechercher la responsabilité personnelle de [la première défenderesse] ;
Il est notoire, même pour des personnes profanes, que les mandataires de justice font fréquemment couvrir leur responsabilité professionnelle par un assureur ;
[Le demandeur] pouvait d'autant moins l'ignorer qu'il était dès juin 2009 assisté d'un avocat (la citation introductive de la première procédure est intervenue le 11 juin 2009), lequel fait partie du barreau de …, alors que la police d’assurance a été souscrite par ‘l'ensemble des avocats du barreau de … habituellement désignés comme mandataires de justice par le tribunal de commerce de …’ ;
Il est dès lors particulièrement étonnant que [le demandeur] ne se soit pas enquis avant 2017 de l'existence d'une assurance et de l'identité de l'assureur ;
Il a fait montre d'une particulière passivité alors qu'il aurait pu interroger [la première défenderesse] dès juin 2009 quant à l'existence d'une assurance couvrant sa responsabilité professionnelle et quant à l'identité de l'assureur ;
Eu égard à cette passivité injustifiée, il y a lieu d'admettre que la prescription a commencé à courir dès juin 2009 et qu'elle était en toutes hypothèses acquise au moment où il a cité la [seconde défenderesse] en intervention forcée le 26 avril 2018, aucune cause d'interruption ou de suspension de la prescription n'étant intervenue ».
Griefs
Selon l’article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances (anciennement, article 34, § 2, de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre), l'action résultant du droit propre que la personne lésée possède contre l'assureur, en vertu de l'article 150 de ladite loi, se prescrit par cinq ans à compter du fait générateur du dommage ou, s'il y a infraction pénale, à compter du jour où celle-ci a été commise.
Toutefois, lorsque la personne lésée prouve qu'elle n'a eu connaissance de son droit envers l'assureur qu'à une date ultérieure, le délai ne commence à courir qu'à cette date, sans pouvoir excéder dix ans à compter du fait générateur du dommage ou, s'il y a infraction pénale, du jour où celle-ci a été commise.
Il y a lieu de considérer que la personne lésée a connaissance de son droit envers l’assureur lorsqu’elle a connaissance, non seulement du fait que la personne responsable est assurée, mais aussi de l’identité de l’assureur. La personne lésée satisfait à la charge de la preuve qui lui est imposée par l’article 88 précité lorsqu’elle prouve qu’elle n’a eu connaissance de l’identité de l’assureur qu’à un moment ultérieur à celui du fait générateur du dommage.
En la matière, doit prévaloir une conception subjective de la connaissance dans le chef de la personne lésée. En d’autres termes, il y a lieu d’avoir égard à la date à laquelle la personne lésée a eu une connaissance effective du fait que la personne responsable est assurée et de l’identité de l’assureur, et non pas à la date à laquelle elle aurait pu ou aurait dû avoir connaissance de cette date.
En l’espèce, il ressort des éléments de fait auxquels la Cour peut avoir égard que la demanderesse, à l’argumentation de laquelle le demandeur se réfère, fait valoir que celui-ci n’a eu connaissance de son droit à agir contre [la première défenderesse] en nom personnel qu’en mai-juin 2015 et qu’il ne connaissait pas l’existence de la police d’assurance couvrant la responsabilité de divers mandataires de justice avant une lettre du 27 septembre 2017.
Il s’ensuit que l’arrêt attaqué qui, pour rejeter l’appel du demandeur, déclare la demande du demandeur prescrite à l’égard de la seconde défenderesse aux motifs notamment qu’« en l'espèce, comme dit ci-avant, dès mai 2009, [le demandeur] disposait de tous les éléments utiles lui permettant d'introduire une action afin de rechercher la responsabilité personnelle de [la première défenderesse] ; qu’il est notoire, même pour des personnes profanes, que les mandataires de justice font fréquemment couvrir leur responsabilité professionnelle par un assureur ; que [le demandeur] pouvait d'autant moins l'ignorer qu'il était, dès juin 2009, assisté d'un avocat (la citation introductive de la première procédure est intervenue le 11 juin 2009), lequel fait partie du barreau de …, alors que la police d’assurance a été souscrite par ‘l'ensemble des avocats du barreau de … habituellement désignés comme mandataires de justice par le tribunal de commerce de …’ ; qu’il est dès lors particulièrement étonnant que [le demandeur] ne se soit pas enquis avant 2017 de l'existence d'une assurance et de l'identité de l'assureur ; qu’il a fait montre d’une particulière passivité alors qu’il aurait pu interroger [la première défenderesse] dès juin 2009 quant à l’existence d’une assurance couvrant sa responsabilité professionnelle et quant à l’identité de l’assureur, et qu’eu égard à cette passivité injustifiée, il y a lieu d’admettre que la prescription a commencé à courir dès juin 2009 et qu’elle était en toutes hypothèses acquise au moment où il a cité [la seconde défenderesse] en intervention forcée le 26 avril 2018, aucune cause d’interruption ou de suspension de la prescription n’étant intervenue » ,
- ne justifie pas légalement sa décision de juger la prescription acquise sur la base de l’article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014 au motif que la prescription a pris cours dès le mois de juin 2009, dès lors qu’il y a lieu de considérer que la personne lésée a connaissance de son droit envers l’assureur lorsqu’elle a connaissance, non seulement du fait que la personne responsable est assurée, mais aussi de l’identité de l’assureur, ce qui n’était pas le cas dès le mois de juin 2009, la prise de cours de la prescription supposant une connaissance effective dans le chef de la personne lésée et ne pouvant être présumée (violation des articles 88, § 2, et, par voie de conséquence, 150 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances) ;
- ne justifie pas légalement sa décision selon laquelle le demandeur n’a pas rapporté la preuve - qui lui incombe en vertu des articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire - qu’il n’a eu connaissance de l’identité de l’assureur du responsable qu’en 2017, par une lettre du 27 septembre 2017, dès lors que la personne lésée satisfait à la charge de la preuve qui lui est imposée par l’article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014 lorsqu’elle prouve qu’elle n’a eu connaissance de l’identité de l’assureur qu’à un moment postérieur au fait générateur du dommage et que la connaissance en question doit être une connaissance effective (violation des articles 88, § 2, et, par voie de conséquence, 150 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances, ainsi que des articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019) ;
- ne justifie pas légalement sa décision selon laquelle le demandeur n’a pas rapporté la preuve - qui lui incombe en vertu des articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire – qu’il n’a eu connaissance de l’identité de l’assureur du responsable qu’en 2017, par une lettre du 27 septembre 2017, dès lors que le seul fait qu’il a eu connaissance de son dommage dès mai 2009 et a pu introduire, dès juin 2009, une action contre [la première défenderesse] qualitate qua n’implique, en aucune manière, qu’il avait, à ce moment-là ou dans la période qui a immédiatement suivi, une connaissance effective de l’identité de l’assureur [de la première défenderesse] en nom personnel (violation des articles 88, § 2, et, par voie de conséquence, 150 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances, ainsi que des articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019) ;
- viole aussi l’article 88, § 2, de la loi du 4 avril 2014 et les dispositions relatives à la charge de la preuve en ce qu’en exigeant des investigations de la part du demandeur à propos de l’identité de l’assureur du curateur en nom personnel et en reprochant au demandeur sa passivité à cet égard, il consacre une conception objective de la connaissance, par la personne lésée, de l’existence d’un recours à l’encontre de l’assureur du responsable, y compris en ce qui concerne l’identité dudit assureur et ce, alors que la connaissance en question, dont dépend la prise de cours de la prescription, est une connaissance effective (violation des articles 88, § 2, et, par voie de conséquence, 150 de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances, ainsi que des articles 1315 de l’ancien Code civil, 8.4 du livre VIII du Code civil et 870 du Code judiciaire, tant avant qu’après sa modification par la loi du 13 avril 2019).
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
D’une part, l’examen du grief de contradiction dénoncé par le moyen suppose l’interprétation de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil, dont l’arrêt fait application.
Ce grief n’équivaut pas à une absence de motifs et est étranger à la règle de forme prescrite par l’article 149 de la Constitution.
D’autre part, le moyen, qui fait grief à l’arrêt de considérer que le demandeur a eu une connaissance effective de l’identité de la personne responsable dès le moment où il a déposé plainte pour les dégradations, en dépit d’éléments de fait dont le demandeur n’aurait pris connaissance qu’en 2015, s’érige contre une appréciation du juge d’appel qui gît en fait.
Le moyen est irrecevable.
Sur le second moyen :
En vertu de l’article 88, § 2, alinéa 1er, de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances, l’action résultant du droit propre que la personne lésée possède contre l’assureur se prescrit par cinq ans à compter du fait générateur du dommage ou, s’il y a infraction pénale, à compter du jour où celle-ci a été commise.
Aux termes de l’alinéa 2 de cette disposition, toutefois, lorsque la personne lésée prouve qu’elle n’a eu connaissance de son droit envers l’assureur qu’à une date ultérieure, le délai ne commence à courir qu’à cette date, sans pouvoir excéder dix ans à compter du fait générateur du dommage ou, s’il y a infraction pénale, du jour où celle-ci a été commise.
La connaissance par la personne lésée de son droit envers l’assureur est celle qu’aurait toute personne normalement prudente et diligente dans les mêmes circonstances, et non celle qu’elle a effectivement.
Le moyen, qui repose tout entier sur le soutènement contraire, manque en droit.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne les demandeurs aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de sept cent quatre-vingt-sept euros cinquante-huit centimes envers les parties demanderesses, y compris la somme de vingt euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne, et à la somme de six cent cinquante euros due à l’État au titre de mise au rôle.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Marie-Claire Ernotte, Sabine Geubel, Ariane Jacquemin et Marielle Moris, et prononcé en audience publique du vingt-neuf avril deux mille vingt-deux par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Henri Vanderlinden, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.