N° C.23.0295.F
CONSTRUCTOR, société à responsabilité limitée, dont le siège est établi à Charleroi (Marchienne-au-Pont), rue de la Providence, 17, inscrite à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0501.958.172,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Michèle Grégoire, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Régence, 4, où il est fait élection de domicile,
contre
F. K.,
défendeur en cassation.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 9 février 2023
par la cour d’appel de Mons.
Le 20 février 2024, l’avocat général Thierry Werquin a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Marie-Claire Ernotte a fait rapport et l’avocat général Thierry Werquin a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, la demanderesse présente deux moyens.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant à la première branche :
En vertu de l’article 23 du Code judiciaire, un jugement ne produit d’effets qu’entre les parties.
Si, en matière civile, l’autorité de la chose jugée est relative et n’a lieu qu’entre les parties, la force probante de la décision peut, à titre de présomption valant jusqu’à preuve contraire, être opposée aux tiers qui n’ont pas exercé de tierce opposition.
Les tiers peuvent de même se prévaloir de sa force probante, à titre de présomption valant jusqu’à preuve contraire, à l’égard des parties à cette décision.
L’arrêt attaqué énonce que S. Z. et le défendeur « sont tous deux les gérants » de la société K. Construct condamnée à payer à la demanderesse un montant en principal de 80 215,80 euros, que, « par jugement prononcé le 11 septembre 2020, le tribunal [de l’entreprise du Hainaut] a dit que S. Z. en qualité de gérant de la société K. Construct ne renversait pas la présomption de l’article 332 du Code des sociétés et a condamné ce dernier solidairement avec la société » au montant précité, et que, par « arrêt prononcé le 12 octobre 2021, [la cour d’appel] a dit l’appel de S. Z. recevable et fondé [et a] débouté [la demanderesse] de sa demande dirigée contre [ce dernier] ».
Il relève que, selon le défendeur, « l’effet positif de la chose jugée de l’arrêt [précité du] 12 octobre 2021, en ce qu’[il] a dit que la présomption prévue par l’article 332 du Code des sociétés était renversée […], constitue une présomption irréfragable à l’égard de [la demanderesse], qui était partie à la cause ».
Il considère que, si, « en matière civile, un jugement ne produit d’effets qu’entre les parties [et que si,] en principe, seules les parties à cette cause peuvent s’en prévaloir en tant que présomption irréfragable, cependant les tiers peuvent se prévaloir de la force probante d’un jugement à l’égard des parties à cette décision et l’opposer à celles-ci (voyez notamment […] X., dir. J. Englebert et X. Taton, Droit du procès civil, volume 2, […] p. 462, n° 744) » et que « la présente demande a le même objet que celle que [la demanderesse] a formée contre S. Z. [et qu’]elle est fondée sur les mêmes faits et sur les mêmes dispositions légales » en sorte que « l’arrêt [du] 12 octobre 2021 a […] une force probante à l’égard de [la demanderesse] qui était partie à cette procédure, au bénéfice [du défendeur], bien que tiers à celle-ci ».
L’arrêt attaqué, qui considère ainsi que l’appel du défendeur est fondé au motif que l’arrêt du 12 octobre 2021 peut être opposé à la demanderesse sans que celle-ci soit admise à apporter la preuve contraire, viole l’article 23 précité.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Sur le second moyen :
Quant à la seconde branche :
L’article 332 du Code des sociétés dispose, en son alinéa 1er, que, sauf dispositions plus rigoureuses des statuts, si, par suite de perte, l’actif net est réduit à un montant inférieur à la moitié du capital social, l’assemblée générale doit être réunie dans un délai n’excédant pas deux mois à dater du moment où la perte a été constatée ou aurait dû l’être en vertu des obligations légales ou statutaires, en vue de délibérer et de statuer, le cas échéant, dans les formes prescrites pour la modification des statuts, de la dissolution éventuelle de la société et éventuellement d’autres mesures annoncées dans l’ordre du jour.
Conformément à l’alinéa 2 de cette disposition, l’organe de gestion justifie ses propositions dans un rapport spécial et, s’il propose la poursuite des activités, il expose les mesures qu’il compte adopter en vue de redresser la situation financière de la société.
En vertu de l’article 332, alinéa 3, lorsque l’assemblée générale n’a pas été convoquée conformément à cette disposition, le dommage subi par les tiers est, sauf preuve contraire, présumé résulter de cette absence de convocation.
Il suit de cette disposition que, lorsqu’un tiers invoque le non-paiement de sa créance, ce défaut de paiement est présumé résulter de l’absence de convocation.
Il ne lui incombe pas d’établir une aggravation du passif ou une réduction de l’actif depuis le dernier jour utile pour convoquer l’assemblée générale.
L’arrêt attaqué relève que, le 5 avril 2019, la demanderesse a assigné la société K. Construct et son gérant S. Z. en « paiement de la somme en principal de 80 215,80 euros […] représentant le montant total de factures adressées entre le 31 mars et le 15 juin 2017 à [cette] société », qu’elle a obtenu condamnation de la société K. Construct par un jugement du 6 mai 2019 et « dispose [ainsi] d’un titre exécutoire […] relatif à ses factures », et que « la société K. Construct existe toujours [et] n’a été ni dissoute ni déclarée en faillite ».
Il relève encore que, s’« il se peut […] qu’un créancier ait encore conclu un contrat avec la société ou ait encore fourni des prestations à celle-ci, alors qu’il ne l’aurait jamais fait si la procédure de l’article 332 [précité] avait été entamée dans le délai, […] tel n’est […] pas le cas en l’espèce » dès lors que « les factures de [la demanderesse] ont été émises entre le 31 mars et le 15 juin 2017 et que cette dernière n’a plus poursuivi ses relations contractuelles avec la société K. Construct ».
En considérant ensuite que, « contrairement à ce qu’affirme [la demanderesse], le dommage réparable n’équivaut pas au défaut de paiement de ses factures », que « la présomption doit être bien comprise [en ce sens que] le dommage doit au préalable être prouvé par celui qui s’en prévaut », que « le dommage réparable s’identifie à l’accroissement de la perte (aggravation du passif et réduction de l’actif) entre le dernier jour utile pour convoquer l’assemblée générale […] et le moment où le passif social a été définitivement cliché », et qu’en l’espèce « il n’est pas démontré que la perte a augmenté après que la faute eut été commise » dès lors que la société existe toujours, « a vendu des biens immobiliers [qui étaient repris au bilan au 31 décembre 2018 pour 159 175 euros] pour le prix de 220 000 euros par acte du 11 mars 2019 » et que « seuls les comptes annuels approuvés par l’assemblée générale du 15 juin 2019 sont produits », l’arrêt attaqué, qui, au mépris de la présomption de causalité prévue par l’article 332 précité, fait peser sur la demanderesse la charge d’établir l’existence d’une aggravation de la perte depuis que la faute a été commise, viole la disposition légale précitée.
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs, qui ne sauraient entraîner une cassation plus étendue.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué, sauf en tant qu’il dit l’appel recevable ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt partiellement cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d’appel de Liège.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Marie-Claire Ernotte, Ariane Jacquemin, Maxime Marchandise et Simon Claisse, et prononcé en audience publique du huit mars deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec l’assistance du greffier Patricia De Wadripont.