N° P.22.0088.F
P. J.,
partie civile,
demandeur en cassation,
ayant pour conseil Maître Dimitri De Coster, avocat au barreau du Luxembourg,
contre
ETHIAS, société anonyme, dont le siège est établi à Liège, rue des Croisiers, 24,
partie intervenue volontairement,
défenderesse en cassation,
représentée par Maîtres Jacqueline Oosterbosch et Gilles Genicot, avocats à la Cour de cassation.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Le pourvoi est dirigé contre un jugement rendu le 20 décembre 2021 par le tribunal correctionnel du Luxembourg, division Arlon, statuant en degré d’appel.
Le demandeur invoque trois moyens dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le conseiller Eric de Formanoir a fait rapport.
L’avocat général Michel Nolet de Brauwere a conclu.
II. LA DÉCISION DE LA COUR
Sur le premier moyen :
Le moyen est pris de la violation des articles 149 de la Constitution, 1315 et 1382 de l’ancien Code civil.
Il est reproché au jugement de rejeter la méthode de la capitalisation préconisée par le demandeur et d’appliquer la méthode forfaitaire pour indemniser le dommage résultant des incapacités permanentes personnelle, ménagère et économique de la victime.
Selon le moyen, les juges d’appel ont refusé illégalement au créancier de l’indemnité la réparation intégrale de son préjudice (première branche), et ils lui ont imposé une preuve qui ne lui incombait pas (seconde branche).
Quant à la première branche :
Le juge du fond apprécie en fait l’existence d’un dommage causé par un acte illicite et le montant destiné à le réparer intégralement. Il peut recourir à une évaluation ex aequo et bono s’il indique la raison pour laquelle le mode de calcul proposé par la victime ne peut être admis, et constate en outre l’impossibilité de déterminer autrement le dommage tel qu’il l’a caractérisé.
En tant que méthode d’indemnisation d’un préjudice futur, la capitalisation se définit comme un calcul actuariel consistant à convertir en une somme l’ensemble des indemnités à échoir. Cette méthode suppose donc un minimum d’équivalence entre les échéances de la rente due et le préjudice annuel se manifestant jusqu’à la fin de la durée déterminée par le calcul.
Certes, le juge ne peut pas refuser la capitalisation au motif que le préjudice ne se manifestera pas de manière linéaire. En revanche, il peut la refuser si, l’équivalence susdite étant impossible à établir, cette méthode conduirait à allouer à la victime une somme dépassant le préjudice à indemniser.
Le jugement considère qu’en raison du jeune âge de la victime à la date de la consolidation, soit 21 ans, eu égard au taux minime des trois incapacités permanentes, soit quatre pourcents, et compte tenu du fait que les séquelles de l’accident ne provoquent quasiment plus de plainte chez la partie civile et ne sont ressenties que très occasionnellement, il ne peut être affirmé que celle-ci subira chaque jour, de manière égale ou périodique, une entrave dans l’exercice de ses activités personnelles, ménagères et professionnelles.
En considérant, sur la base de ces éléments, qu’il n’est pas établi que les lésions résultant de l’accident entraveront la vie du demandeur de façon statique, ou quotidienne, ou à tout le moins de façon suffisamment récurrente, le tribunal a indiqué les circonstances propres à la cause, pour lesquelles l’évaluation du dommage associé aux incapacités permanentes ne pourrait se faire qu’en équité.
Ainsi, les juges d’appel ont régulièrement motivé et légalement justifié leur décision.
Le moyen ne peut être accueilli.
Quant à la seconde branche :
Par les considérations résumées ci-dessus en réponse à la première branche, les juges d’appel n’ont pas imposé au demandeur de prouver la constance de son dommage à dater de la consolidation et dans le futur. Ils se sont bornés à considérer que ce dommage, tout en étant permanent, soit n’est pas de nature à s’exprimer quotidiennement, soit s’exprime chaque jour mais de manière non identique.
Le moyen manque en fait.
Sur le deuxième moyen :
Le moyen est pris de la violation de l’article 1382 de l’ancien Code civil.
La disposition légale invoquée consacre le principe de la réparation intégrale et objective du dommage. Ce principe implique, notamment, que seul le dommage détermine l’ampleur de la réparation.
Le jugement considère que la partie civile a déposé un relevé détaillé et crédible des déplacements qu’elle a dû effectuer en relation avec l’accident, que tous ces déplacements sont bien en relation causale avec l’infraction, que la distance parcourue s’élève à 1.662 kilomètres et que l’indemnité postulée est de 581,70 euros, sur la base d’un coût de trente-cinq centimes au kilomètre.
Mais le jugement n’alloue, pour ce poste du dommage, que la somme de cinq cents euros, au motif que le demandeur aurait pu, dans un esprit d’économie et afin de limiter ses frais, jumeler ces déplacements avec d’autres ou utiliser les transports en commun plutôt que la voiture.
Pareille décision méconnaît le principe d’équivalence entre le dommage et la réparation.
Le moyen est fondé.
Sur le troisième moyen :
Le moyen est pris de la violation de l’article 162bis du Code d’instruction criminelle.
Le demandeur a déposé devant les juges d’appel des conclusions sollicitant la condamnation de la partie adverse à lui payer une indemnité de procédure de six mille euros pour chacune des deux instances.
Le tribunal a rejeté cette demande en considérant que, chacune des parties succombant sur quelque chef, il y avait lieu de compenser entre elles les dépens.
Compenser signifie éteindre deux dettes réciproques jusqu’à concurrence de la plus faible.
Les juges d’appel ont donc considéré que la partie civile était débitrice, envers son adversaire, d’une indemnité de procédure qu’ils n’ont pas chiffrée.
Mais l’article 162bis du Code d’instruction criminelle ne permet de condamner la partie civile envers le prévenu que si elle a lancé une citation directe, ou a greffé une action distincte sur une citation lancée par une autre partie civile, ou a interjeté appel en l’absence de tout recours du ministère public, du prévenu ou du civilement responsable, et a succombé.
Il ressort des pièces de la procédure que le demandeur ne se trouve dans aucun de ces cas, que l’action publique a été mise en mouvement par le ministère public, que le juge d’appel a été saisi par le recours de la partie intervenue volontairement, et que celle-ci a été condamnée à verser diverses indemnités au demandeur.
De la circonstance que la défenderesse a obtenu une réduction des dommages et intérêts auxquels elle avait été condamnée en première instance envers le demandeur, il ne résulte pas que ce dernier doive être considéré comme la partie qui succombe pour l’octroi des dépens d’appel.
Le moyen est fondé.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Casse le jugement attaqué, en tant qu’il statue sur l’indemnisation des frais de déplacement de J.P. et sur sa demande tendant à l’octroi d’une indemnité de procédure pour chacune des deux instances ;
Rejette le pourvoi pour le surplus ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge du jugement partiellement cassé ;
Condamne le demandeur à neuf dixièmes des frais de son pourvoi et réserve le surplus pour qu’il y soit statué par la juridiction de renvoi ;
Renvoie la cause, ainsi limitée, au tribunal correctionnel du Luxembourg, siégeant en degré d’appel, autrement composé.
Lesdits frais taxés en totalité à la somme de trois cent soixante euros quarante-deux centimes dont cent vingt-quatre euros huit centimes dus et deux cent trente-six euros trente-quatre centimes payés par ce demandeur.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le chevalier Jean de Codt, président, Françoise Roggen, Eric de Formanoir, Tamara Konsek et Ignacio de la Serna, conseillers, et prononcé en audience publique du vingt mars deux mille vingt-quatre par le chevalier Jean de Codt, président, en présence de Michel Nolet de Brauwere, avocat général, avec l’assistance de Fabienne Gobert, greffier.