N° P.23.0688.F
I. ETAT BELGE, représenté par le ministre des Finances,
partie civile,
demandeur en cassation,
ayant pour conseil Maître Laurent Poisson, avocat au barreau de Charleroi, et représenté par Maître Geoffroy de Foestraets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Vallée, 67, où il est fait élection de domicile,
contre
C. M.
prévenu,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250/10, où il est fait élection de domicile,
II. F. J-P.,
prévenu,
demandeur en cassation,
ayant pour conseil Maître Cécile Dascotte, avocat au barreau de Mons,
contre
ETAT BELGE, représenté par le ministre des Finances, mieux qualifié ci-dessus,
partie civile,
défendeur en cassation.
I. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
Les pourvois sont dirigés contre un arrêt rendu le 13 avril 2023, sous le numéro 250/23, par la cour d’appel de Mons, chambre correctionnelle, statuant comme juridiction de renvoi ensuite d’un arrêt de la Cour du 2 juin 2021.
Le premier demandeur invoque un moyen dans un mémoire annexé au présent arrêt, en copie certifiée conforme.
Le président chevalier Jean de Codt a fait rapport.
L’avocat général délégué Véronique Truillet a conclu.
II. LES FAITS
Le prévenu M. C., défendeur au pourvoi de l’État belge, a été poursuivi pour s’être rendu coupable le 9 juin 2005, en qualité de notaire instrumentant et à l’occasion de la cession des parts de la société Sindim au prévenu J-P. F., d’un abus de biens sociaux portant sur les liquidités de cette société, lesquelles ont été captées par la perception d’une indemnité et la vente de ses actifs. Il a également été poursuivi du chef d’organisation frauduleuse de son insolvabilité, détournement, fraude fiscale, infraction aux articles 629, § 1er, et 648, 7°, du Code des sociétés, blanchiment, participation à une association de malfaiteurs (préventions D, E, F, G, H, K et L) et émission d’un chèque sans provision (prévention J).
Selon l’arrêt et le demandeur, toutes les préventions concernent les circonstances de la cession des parts de la société Sindim par le prévenu P. H. au prévenu J-P. F. et à un tiers, en exécution d’une convention datée du 9 juin 2005. Pour en payer le prix, soit un montant de 1.049.000 euros, les contractants ont utilisé une partie des liquidités dont la société était propriétaire, soit 1.315.000 euros, entraînant son insolvabilité.
Ainsi, selon l’arrêt attaqué, trois chèques représentant le montant total de 1.315.000 euros ont été émis par la société les 7 et 9 juin 2005 et endossés, le 9 juin 2005, par le prévenu H. en faveur, notamment, du prévenu F., ce dernier, à son tour, remettant à la même date les chèques au défendeur C. après les avoir endossés en sa faveur. Toujours en date du 9 juin 2005, ce défendeur a émis quatre chèques tirés sur le compte de son étude, dont l’un, d’un montant de 1.049.000 euros, à l’ordre du cédant, le prévenu H., était destiné à lui payer le prix de la vente. C’est ce chèque qui est visé par la prévention J : selon l’État belge, le compte du défendeur n’ayant été crédité que le 13 juin 2005 du montant des trois chèques lui remis le 9 juin 2005 par le prévenu F., le chèque de 1.049.000 euros établi par le défendeur dès le 9 juin 2005, tiré sur ce même compte à l’ordre du prévenu H., n’était, au moment de son émission, par couvert par une provision suffisante.
Les faits reprochés au prévenu F., et notamment ceux d’abus de biens sociaux, ont été jugés établis par les juges d’appel dans le chef de ce prévenu. Le pourvoi de ce prévenu est dirigé contre cette décision et celle, qui en découle, le condamnant à payer à l’État belge les montants correspondant au dommage que les infractions ont causé à ce dernier.
En ce qui concerne le défendeur C., le premier juge avait constaté que la prescription de l’action publique était acquise. Il n’avait pas, sur l’action civile du demandeur, statué ensuite sur les faits y visés.
Sur l’appel limité du demandeur, l’action civile exercée contre ce défendeur, reposant sur toutes les préventions dont étaient saisis les juges d’appel et tendant à sa condamnation au montant de l’impôt enrôlé à charge de la société Sindim, ainsi qu’à une somme correspondant au dommage découlant de l’affectation d’un fonctionnaire au suivi du dossier devant les juridictions pénales, a été jugée non fondée.
Le pourvoi non limité de l’État belge est dirigé contre cette décision. Toutefois, le moyen unique invoqué par ce demandeur concerne la seule prévention J d’émission d’un chèque sans provision.
III. LA DÉCISION DE LA COUR
A. Sur le pourvoi de l’État belge :
1. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision rendue sur l’action civile exercée par le demandeur contre le défendeur du chef de la prévention J :
Sur le moyen :
Le moyen est pris de la violation des articles 149 de la Constitution et 1382 et 1383 de l’ancien Code civil.
Quant à la première branche :
Le demandeur reproche aux juges d’appel d’avoir déclaré non fondée l’action civile exercée contre le défendeur en raison de l’émission d’un chèque sans provision.
Selon le moyen, le demandeur avait soutenu dans ses conclusions d’appel que, sans l’émission par le défendeur du chèque visé à la prévention J, à l’ordre du prévenu H., ce dernier n’aurait pas accepté de signer le même jour la convention de cession des parts de la société Sindim au prévenu F. et à un tiers, cession dont le prix a été payé au moyen dudit chèque, plus tard couvert grâce à une partie des liquidités de cette société.
Dès lors, selon le demandeur, l’émission de ce chèque sans provision a constitué l’« élément fautif », l’opération sans laquelle la fraude n’aurait pas pu avoir lieu. Partant, en omettant de constater que, sans cette émission du chèque, le dommage se serait malgré tout produit, l’arrêt n’exclut pas légalement, d’après le moyen, le lien causal entre la faute du défendeur et ce dommage.
Enfin, selon le demandeur, faute d’avoir rencontré ses conclusions sur ce point, les juges d’appel ont manqué à leur devoir de motivation.
La partie qui réclame des dommages et intérêts doit établir un lien de causalité entre la faute et le dommage tel qu’il s’est réalisé. Ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n’eût pu se produire tel qu’il s’est réalisé. Aucun lien causal n’existe dès lors lorsque le dommage se serait également produit si le défendeur, à qui le comportement est reproché, avait agi sans faute. Et s’agissant d’une action civile, cette faute doit consister en une infraction dont le juge du fond est saisi.
Le juge doit ainsi déterminer ce que le défendeur eût dû faire pour agir sans faute. Il doit faire abstraction de l’élément fautif dans l’historique du sinistre, sans en modifier les autres circonstances, et vérifier si le dommage se serait également produit en ce cas. Si le juge constate que le dommage se serait produit de la même manière ou considère qu’il subsiste un doute à cet égard, il n’y pas de lien de causalité entre la faute et le dommage.
L’article 61, alinéa 1er, 1°, de la loi du 1er mars 1961 concernant l'introduction dans la législation nationale de la loi uniforme sur le chèque, en vigueur à la date des faits, punissait celui qui, sciemment, émettait un chèque ou tout autre titre y assimilé par la loi, sans provision préalable, suffisante et disponible.
Dès lors, s’agissant du comportement visé à la prévention J d’émission d’un chèque sans provision, l’élément fautif dont les juges d’appel devaient faire abstraction afin de vérifier si, sans l’infraction, le dommage du demandeur se serait produit tel qu’il s’est réalisé, consistait dans l’absence d’une telle provision lors de l’émission du chèque.
Aux conclusions du demandeur qui faisaient valoir que sans l’émission par le défendeur d’un chèque sans provision en faveur du prévenu H., la fraude n’aurait pu avoir lieu, les juges d’appel ont répondu qu’il convenait de raisonner au regard de la situation qui se serait présentée si le défendeur avait pu justifier d’un compte bancaire suffisamment provisionné. Ils ont ensuite énoncé que dans un tel cas de figure, les liquidités de la société Sindim auraient été utilisées de la même manière, mais en présence d’un compte présentant un solde suffisant, car l’origine de la provision importe peu à cet égard, seule la réalité bancaire objective devant être prise en considération.
Il se déduit de ces considérations que, pour la cour d’appel, même si le compte du notaire C. avait été crédité à temps, ce sont toujours les liquidités de la société cédée qui auraient été utilisées pour financer le prix de sa cession.
Partant, en ayant considéré que s’il avait été couvert par une provision dès le 9 juin 2005, le chèque de 1.049.000 euros émis par le défendeur à cette date au profit du prévenu H. n’aurait pas fait obstacle à l’exécution de la convention de cession de parts par l’emploi, illicite, des liquidités de la société Sindim, les juges d’appel ont régulièrement motivé et légalement justifié leur décision quant à l’absence de lien causal entre la prévention J et le dommage.
À cet égard, le moyen ne peut être accueilli.
Et en tant qu’il soutient que les juges d’appel auraient considéré que l’élément fautif du comportement reproché au défendeur consistait dans le fait d’avoir été le titulaire d’un compte non provisionné, alors qu’ils se sont attachés à vérifier si le dommage se serait produit de la même manière dans le cas de l’émission d’un chèque couvert par une provision, le moyen manque en fait.
Quant à la seconde branche :
Selon le demandeur, en substituant au comportement visé à la prévention J d’émission d’un chèque sans provision l’hypothèse dans laquelle le défendeur aurait émis un chèque tiré sur le même compte mais présentant un solde suffisant, les juges d’appel, d’une part, ont perdu de vue le fait que c’est l’émission même du chèque sans provision qui avait engendré le dommage et, d’autre part, ont fait état de suppositions, soit de circonstances qui ne les autorisaient pas à exclure l’existence du lien causal entre un fait concret constitutif d’une infraction et le dommage invoqué. Selon lui, les juges d’appel n’auraient dû envisager qu’une seule situation, soit celle où le défendeur n’aurait pas émis de chèque sans provision.
Mais, ainsi qu’il a été dit en réponse à la première branche, l’élément fautif dont les juges d’appel devaient faire abstraction afin de déterminer si un lien causal existait entre le comportement concret reproché au défendeur et le dommage souffert par le demandeur, consistait dans l’absence de provision préalable, suffisante et disponible au crédit du compte du défendeur, au moment de l’émission du chèque ensuite remis au prévenu H..
Partant, en ayant envisagé l’hypothèse de l’émission, par le défendeur, à la même date que celle visée à la prévention, d’un chèque identique mais couvert par une telle provision, les juges d’appel ont légalement justifié leur décision.
Le moyen ne peut être accueilli.
2. En tant que le pourvoi est dirigé contre la décision rendue sur le surplus de l’action civile exercée par le demandeur contre le défendeur :
Le demandeur n’invoque aucun moyen.
B. Sur le pourvoi de J-P. F. :
Il n’apparaît pas, des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard, que le demandeur ait fait signifier son pourvoi au défendeur.
Le pourvoi est irrecevable.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette les pourvois ;
Condamne chacun des demandeurs aux frais de son pourvoi.
Lesdits frais taxés en totalité à la somme de deux cents nonante euros cinquante-cinq centimes dont I) sur le pourvoi de l’Etat belge : cent dix euros vingt-deux centimes dus et trente-cinq euros payés par ce demandeur, II) sur le pourvoi de J-P. F. : cent dix euros trente-trois centimes dus et trente-cinq euros payés par ce demandeur.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le chevalier Jean de Codt, président, Françoise Roggen, Tamara Konsek, François Stévenart Meeûs et Ignacio de la Serna, conseillers, et prononcé en audience publique du vingt-sept mars deux mille vingt-quatre par le chevalier Jean de Codt, président, en présence de Véronique Truillet, avocat général délégué, avec l’assistance de Tatiana Fenaux, greffier.