N° S.22.0043.F
B. A. M.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Gilles Genicot, avocat à la Cour de cassation, et assisté par Maître Jacqueline Oosterbosch, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Liège, rue de Chaudfontaine, 11, où il est fait élection de domicile,
contre
RÉPUBLIQUE D’INDONÉSIE, représentée par son ambassadeur, dont les bureaux sont établis à Woluwe-Saint-Lambert, boulevard de la Woluwe, 38,
défenderesse en cassation,
représentée par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 250, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 2 novembre 2021 par la cour du travail de Bruxelles.
Le 20 mars 2024, le procureur général André Henkes a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et le premier avocat général André Henkes a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente trois moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
Articles 103, alinéa 3, 156bis et 321 du Code judiciaire
Décisions critiquées
L’arrêt, qui déclare l’appel du demandeur non fondé et confirme le jugement entrepris en ce qu’il se déclare sans juridiction en raison de l’immunité de juridiction dont bénéficie la défenderesse, est rendu par un siège composé de madame S., conseiller, de monsieur C., conseiller social au titre d’employeur, et de monsieur P., conseiller social suppléant.
Griefs
En vertu de l’article 103, alinéa 3, du Code judiciaire, il y a, au sein de la cour du travail, des conseillers sociaux suppléants, nommés pour remplacer momentanément les conseillers sociaux empêchés.
Aux termes de l'article 156bis, alinéas 1er et 2, du même code, il y a, auprès de la Cour de cassation, des cours d'appel, des cours du travail, des tribunaux de première instance, des tribunaux du travail, des tribunaux de commerce, des justices de paix et des tribunaux de police, « des magistrats suppléants désignés parmi les magistrats admis à la retraite en raison de leur âge, conformément à l'article 383, § 1er, et des magistrats qui à leur propre demande sont admis à la retraite avant l'âge légal et qui en outre ont été autorisés à porter le titre honorifique de leur fonction ; ils n'ont pas de fonctions [permanentes] et sont désignés conformément à l'article 383, § 2, pour remplacer momentanément, selon le cas et chacun pour ce qui le concerne, soit les magistrats effectifs, soit les membres du ministère public lorsqu'ils sont empêchés. Ces magistrats suppléants peuvent aussi être appelés à siéger dans les cas où l'effectif est insuffisant pour traiter les affaires pendantes ».
Aux termes de l'article 321 du même code, un conseiller empêché peut être remplacé par un conseiller suppléant désigné par le premier président.
Il se déduit de ces dispositions que la participation au siège d'un conseiller social suppléant requiert l'empêchement des conseillers sociaux effectifs et qu'elle doit s'effectuer en vertu d'une ordonnance du premier président de la cour du travail, fondée sur cet empêchement.
L'arrêt est rendu par un siège composé de madame S., conseiller, de monsieur C., conseiller social au titre d'employeur, et de monsieur P., conseiller social suppléant.
Il ne résulte ni de cet arrêt ni d'aucune pièce à laquelle la Cour puisse avoir égard que la désignation de ce conseiller suppléant pour composer le siège ait fait l'objet d'une ordonnance du premier président, compte tenu de l'empêchement des conseillers sociaux effectifs.
L'arrêt viole, partant, les règles d'organisation judiciaire prescrites aux articles 103, alinéa 3, 156bis et 321 du Code judiciaire.
Deuxième moyen
Dispositions légales violés
- article 38, § 1er, b), du Statut de la Cour internationale de justice, annexé à la Charte des Nations unies, signé à San Francisco le 26 juin 1945 et approuvé par la loi du 14 décembre 1945, et, en tant que de besoin, cette loi d’approbation ;
- règle coutumière internationale liant à tout le moins la République d'Indonésie et le royaume de Belgique et figurant notamment dans les articles 11, §§ 1er et 2, e), de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, en vertu de laquelle un État étranger ne peut invoquer l'immunité de juridiction devant un tribunal d'un autre État dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l'État et une personne physique pour un travail accompli sur le territoire de cet autre État, sauf si l'employé est un ressortissant de l'État employeur au moment où l'action est engagée et qu'il n'a pas sa résidence permanente dans l'État du for.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt déclare l'appel du demandeur non fondé et confirme le jugement entrepris « en ce qu'il se déclare sans juridiction pour connaître de la demande en raison de l'immunité de juridiction dont bénéficie la [défenderesse] », par tous ses motifs réputés ici intégralement reproduits et, spécialement, par les motifs que
« 1. Immunité de juridiction
Les principes
1. Les États jouissent d'une immunité juridictionnelle, qui se décline en immunité de juridiction et immunité d'exécution ;
Ces immunités sont fondées sur le principe de l'égalité souveraine des États ;
La reconnaissance de telles immunités implique que les biens de l'État qui se trouvent dans un territoire étranger ainsi que ses actes, qui y sont contestés, sont protégés contre toute atteinte ;
2. La notion d'immunité relève principalement du droit international public coutumier et sa mise en œuvre est déclinée par la pratique jurisprudentielle des États ;
3. Selon le droit international coutumier en vigueur, l'immunité de juridiction des États étrangers est limitée aux actes dits de souveraineté, accomplis dans l'exercice de la puissance publique (iure imperii) et ne s'étend pas aux actes dits de gestion (iure gestionis) ;
La théorie de cet[te] immunité restreinte a été adoptée dans un arrêt de la Cour de cassation de Belgique […] ;
‘Pour déterminer si un acte accompli par un État l'a été dans l'exercice de la puissance publique, il convient d'avoir égard à la nature de cet acte et à la qualité en laquelle cet État est intervenu, en tenant compte du contexte dans lequel l'acte a été accompli’ […] ;
4. Les exceptions à l'immunité de l'État constituent une dérogation au principe de l'égalité souveraine, dont la règle de l’immunité de l’État procède ;
C'est au particulier qui entend agir contre l'État étranger qu'il appartient de démontrer, d'une part, l'existence d'une exception à l'immunité, d'autre part, qu'il se trouve dans les conditions lui permettant de se prévaloir de l'exception ;
5. Afin de déterminer, au regard du droit international coutumier, si l'acte de l'État étranger est ou non couvert par une immunité de juridiction, il faut prendre en considération la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ;
Cette convention, adoptée le 2 décembre 2004, est ouverte à la signature depuis le 17 janvier 2005. Elle n'est pas encore entrée en vigueur ;
Les immunités juridictionnelles qui font l'objet de cette convention se distinguent à la fois des immunités de juridiction des agents diplomatiques et des agents consulaires, qui sont inscrites respectivement dans la convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques et dans la convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires, et de l'immunité de juridiction reconnue à certaines organisations internationales par l'effet des traités les instituant ou des accords de siège qu'elles ont conclus avec les États ;
6. Une convergence des pratiques a conduit les Nations unies à lancer, il y a près de trente-cinq ans, les travaux visant à codifier le droit des immunités juridictionnelles des États. La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, ainsi que les points convenus en ce qui concerne la compréhension de certaines dispositions de la convention, qui lui sont annexés, sont le résultat de ce processus [...] ;
La convention n'est pas directement applicable en tant que telle mais les principes qu'elle contient sont applicables au titre de droit coutumier ;
7. L'article 11 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens dispose :
‘Contrats de travail
1. À moins que les États concernés n'en conviennent autrement, un État ne peut invoquer l'immunité de juridiction devant un tribunal d'un autre État, compétent en l'espèce, dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l'État et une personne physique pour un travail accompli ou devant être accompli, en totalité ou en partie, sur le territoire de cet autre État.
2. Le paragraphe 1er ne s'applique pas :
a) si l'employé a été engagé pour s'acquitter de fonctions particulières dans l'exercice de la puissance publique ;
b) si l'employé est :
i. agent diplomatique, tel qu’il est défini dans la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961 ;
ii. fonctionnaire consulaire, tel qu’il est défini dans la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963 ;
iii. membre du personnel diplomatique d'une mission permanente auprès d'une organisation internationale, ou d'une mission spéciale, ou s'il est engagé pour représenter un État lors d'une conférence internationale ;
iv. s'il s'agit de toute autre personne jouissant de l'immunité diplomatique ;
c) si l'action a pour objet l'engagement, le renouvellement de l'engagement ou la réintégration d'un candidat ;
d) si l'action a pour objet le licenciement ou la résiliation du contrat d'un employé et si, de l'avis du chef de l'État, du chef du gouvernement ou du ministre des Affaires étrangères de l'État employeur, cette action risque d'interférer avec les intérêts de l'État en matière de sécurité ;
e) si l'employé est ressortissant de l'État employeur au moment où l'action est engagée, à moins qu'il ait sa résidence permanente dans l’État du for, ou
f) si l'employé et l'État employeur en sont convenus autrement par écrit, sous réserve de considérations d'ordre public conférant aux tribunaux de l'État du for juridiction exclusive en raison de l'objet de l'action’ ;
Afin que l'exception à l'immunité reflétée à l'article 11, § 1er, soit applicable, il faut démontrer que l'on ne se situe dans aucune des situations visées à l'article 11, § 2, de la convention. Ces six situations sont alternatives et non cumulatives, comme l'indique la conjonction « ou » entre les lettres e) et f) ;
8. Comme indiqué ci-dessus, en ce qui concerne l'article 11, § 2, a), de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, la Cour de cassation a décidé que, ‘pour déterminer si un acte accompli par un État l'a été dans l'exercice de la puissance publique, il convient d'avoir égard à la nature de cet acte et à la qualité en laquelle cet État est intervenu, en tenant compte du contexte dans lequel l'acte a été accompli’ […] ;
L'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, adopté en 2004, prévoit que l'immunité est d'application lorsque l'employé est ressortissant de l'État employeur au moment où l'action est engagée, ‘à moins qu'il ait sa résidence permanente dans l'État du for’ ;
En ce qui concerne l'exception prévue à l'article 11, § 2, e), il faut relever que l'article 11, § 2, d), du projet de 1991 prévoyait initialement le maintien de l'immunité uniquement lorsque ‘l'employé est ressortissant de l’État employeur au moment où l'action est engagée’ ;
Dans le commentaire afférent à cette première version de 1991, la commission du droit international précisait : ‘Une autre mesure de sauvegarde importante visant à protéger l'intérêt de l'État employeur est prévue à l'alinéa d) du paragraphe 2. Si l'employé a la nationalité de l'État employeur au moment où l'action est engagée, ce fait emporte l'application de la règle de l'immunité de juridiction des tribunaux de l'État du for. S'agissant des relations entre un État et ses propres nationaux, aucun autre État ne doit revendiquer la prépondérance de sa juridiction pour des questions découlant de contrats de travail. Des voies de recours existent dans l'État employeur et les tribunaux peuvent y être saisis. La question de savoir si le droit à appliquer est le droit administratif ou le droit du travail de l'État employeur ou de tout autre État est sans importance en l'espèce’ […] ;
L'ajout ‘à moins qu'il ait sa résidence permanente dans l'État du for’, lorsqu'il fut inséré en 2000 par le groupe de travail de la sixième commission de l'assemblée générale des Nations unies n'a toutefois été fondé sur aucune pratique spécifique des États ;
Les législations nationales et la Convention de Bâle, sur lesquelles la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens avait été initialement fondée, ne prévoient pas que l'immunité doit être exclue là où le ressortissant de l'État employeur a sa ‘résidence permanente’ dans l'État du for. C'est pour cette raison qu'une telle exclusion n'a pas été reprise par la commission du droit international dans son projet de 1991. La commission a codifié la pratique existante, à savoir que l'immunité est maintenue dès l'instant où l'employé est ressortissant de l'État employeur au moment où l'action est engagée. Écarter malgré tout l'immunité dans cette hypothèse, au motif que l'employé a sa ‘résidence permanente’ dans l’État du for, ne correspond pas à une pratique étatique pouvant donner naissance à une règle coutumière de droit international. Cette exclusion de l'immunité s'appliquera entre les États parties à la Convention une fois que celle-ci sera entrée en vigueur mais en l'état ne peut être appliquée car elle ne reflète pas une règle existante de droit international coutumier ;
Il est à noter que la Cour suprême du Royaume-Uni a refusé d'appliquer l'article 11, § 2, e), de la convention en tant que règle de droit international coutumier dans un jugement du 8 octobre 2017 […] ;
L'exclusion tirée d'une ‘résidence permanente’ dans l'État du for ne relève pas du droit international coutumier ;
10. Il ressort du libellé de l'article 11, § 2, f) [lire : e)] de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens qu'il faut prendre en considération l'existence d'une ‘résidence permanente’ au moment où l'action est engagée ;
11. La notion de ‘résidence permanente’ au sens de la convention des Nations unies n'est pas définie légalement. À défaut de définition légale, il faut lui donner le sens habituel, à savoir le fait de demeurer habituellement dans un lieu déterminé sans intermittence ni changement ;
Il est à noter que, conformément à l'article 4 de l'arrêté royal du 30 octobre 1991 relatif aux documents de séjour en Belgique de certains étrangers, le ministre qui a les affaires étrangères dans ses attributions délivre gratuitement une carte d'identité spéciale aux membres du personnel de service des missions diplomatiques installées dans le royaume ;
Il convient d'entendre par ‘personnel de service’ les membres du personnel de la mission diplomatique ou du poste consulaire de carrière employés au service domestique de la mission ou du poste, comme défini dans les conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et consulaires, respectivement l'article 1er, g), et l'article 1er, f). Il s'agit donc de personnes au service de l'État accréditant qui sont envoyées en Belgique ;
Conformément à la note circulaire de la direction du protocole du service public fédéral des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au développement du royaume de Belgique sur les dispositions relatives au statut du personnel de service et l’octroi de la carte d'identité spéciale, la direction du protocole reconnaît le statut privilégié de personnel de service et n'octroie une carte d'identité spéciale de type ‘S’ qu'aux personnes qui n'ont pas la nationalité belge ou qui ne sont pas considérées comme des résidents permanents en Belgique. Pour obtenir la carte d'identité spéciale de la direction du protocole comme membre du personnel de service, la personne concernée ne peut ni avoir la nationalité belge, ni résider illégalement en Belgique, ni séjourner en Belgique de manière temporaire, ni être en séjour de longue durée en Belgique ;
Tant l'article 4 de l'arrêté royal du 30 octobre 1991 relatif aux documents de séjour en Belgique de certains étrangers que la note circulaire de la direction du protocole du service public fédéral des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au développement du royaume de Belgique sur les dispositions relatives au statut du personnel de service et l’octroi de la carte d’identité spéciale démontrent que le détenteur d’un titre de séjour spécial n’a pas une résidence permanente en Belgique ;
Application des principes en l'espèce
1. [Le demandeur] avait la nationalité de l'État employeur, la [défenderesse], au moment où l’action a été engagée par la voie de la citation du 25 août 2016, puisqu'il avait, à ce moment, la nationalité indonésienne. Il n'est pas contesté par les parties qu'il est, à ce jour, toujours ressortissant indonésien ;
2. Les relations de travail [du demandeur] au sein de l'ambassade de la [défenderesse] ont pris fin le 31 août 2015 ;
[Le demandeur] avait, jusqu'à cette date, un titre de séjour spécial et une carte d'identité spéciale de type ‘S’, ce qui implique qu'il n'avait pas sa ‘résidence permanente’ en Belgique ;
3. Toutefois, l'existence d'une ‘résidence permanente’ est à prendre en considération au moment où l'action a été engagée par [le demandeur] devant le tribunal du travail, soit le 25 août 2016 ;
[Le demandeur] reste en défaut de prouver. qu'il avait, à cette date, une ‘résidence permanente’ en Belgique ;
En effet, [le demandeur] invoque simplement à ce sujet qu'il s'est installé en Belgique lors de la prise de cours du contrat de travail, qu'il y [est] resté installé durant son occupation et après celle-ci ;
[Le demandeur] n'apporte pas la moindre explication ou spécification quant à son titre de séjour depuis le 1er septembre 2015. [Il] ne produit aucun titre de séjour en Belgique entre cette date et l'introduction de la procédure devant le tribunal du travail le 25 août 2016 ;
[Le demandeur] ne démontre pas par d'autres voies qu'il a résidé d'une façon ininterrompue en Belgique entre le 31 août 2015 et le 25 août 2016. Il ne dépose aucune pièce attestant qu'il a alors demeuré habituellement en Belgique sans intermittence ni changement ;
En conclusion, même dans l'hypothèse où il serait admis que l'exclusion tirée d'une ‘résidence permanente’ dans l’État du for relève bel et bien du droit international coutumier, la cour [du travail] constate qu'en l'occurrence, [le demandeur] n'apporte aucun élément probant attestant d'une ‘résidence permanente’ en Belgique après le 31 août 2015 et ne démontre donc pas qu'il était ‘résident permanent’ en Belgique lors de l'introduction de la procédure, au sens de l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ;
La cour [du travail] considère dès lors que l'immunité de juridiction est applicable ;
Elle se déclare sans juridiction pour connaître de la demande ;
L'appel est non fondé ».
Griefs
La coutume est consacrée comme une source de droit international par l'article 38, § 1er, b), du Statut de la Cour internationale de justice visé au moyen, qui la définit « comme preuve d'une pratique générale acceptée comme étant le droit ».
La force obligatoire de ce droit coutumier est consacrée par la même disposition.
Une règle coutumière de droit international est ainsi une règle ayant bénéficié d'une participation très large et représentative. Les États doivent par ailleurs avoir le sentiment de se conformer à ce qui équivaut à une obligation juridique (opinio iuris).
L'immunité de juridiction des États est une règle de droit coutumier international qui interdit aux juridictions d'un État d'exercer leur pouvoir de juger sur un autre État qui n'y a pas consenti. Le fondement de cette règle réside dans le principe d'indépendance, de souveraineté et d'égalité entre les États.
Cette immunité de juridiction revêt toutefois un caractère restreint et non absolu. L'État n'est protégé que pour ses actes de souveraineté, soit les actes accomplis « iure imperii », et non pour ses actes de gestion, accomplis « iure gestionis », qui peuvent être accomplis par n'importe quel particulier.
La Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens du 2 décembre 2004 a pour objet d'harmoniser les pratiques des États et de clarifier le droit relatif à leur immunité.
Elle consacre la théorie restrictive de l'immunité et, ainsi que le relève l'arrêt, si elle n'est pas directement applicable en tant que telle, « les principes qu'elle contient sont applicables au titre de droit coutumier ».
Cette convention reproduit notamment la règle coutumière selon laquelle, en matière de contrats de travail, l'État employeur ne peut se prévaloir de l'immunité, sauf dans certaines exceptions particulières.
Ces exceptions relèvent, ainsi que le constate l'arrêt, « des situations visées à l'article 11, § 2, de la convention ».
Parmi ces exceptions figure l'hypothèse visée au point e) de cet article 11, § 2, selon laquelle l'État employeur peut se prévaloir de l'immunité de juridiction, bien que la procédure concerne un contrat de travail, à la double condition que le travailleur soit un de ses ressortissants et qu'il n'ait pas sa résidence permanente dans l'État du for.
Le statut de règle coutumière - obligatoire - s'attache tant à la première de ces conditions, soit la nationalité de l'État employeur, qu'à la deuxième, celle de l'absence de résidence permanente dans l'État du for´.
L’arrêt, qui se déclare sans juridiction pour connaître de la demande aux motifs que, si « l’immunité est maintenue dès l’instant où l’employé est ressortissant de l’État employeur au moment où l’action est engagée », la condition relative à l’absence de résidence permanente dans l’État du for « ne peut être appliquée, car elle ne reflète pas une règle existante de droit international coutumier », viole, partant, toutes les dispositions visées au moyen.
Troisième moyen
Dispositions légales violées
- principe général du droit relatif au respect des droits de la défense ;
- principe général du droit dit principe dispositif, consacré notamment par l’article 1138, 2°, du Code judiciaire ;
- article 8.4 du Code civil, introduit par la loi du 13 avril 2019 portant création d’un Code civil et y insérant un livre 8, « La preuve », et, en tant que de besoin, article 1315 de l’ancien Code civil ;
- article 870 du Code judiciaire ;
- article 38, § 1er, b), du Statut de la Cour internationale de justice, annexé à la Charte des Nations unies, signé à San Francisco le 26 juin 1945 et approuvé par la loi du 14 décembre 1945, et, en tant que de besoin, cette loi d’approbation ;
- règle coutumière internationale liant à tout le moins la République d'Indonésie et le royaume de Belgique et figurant notamment dans les articles 11, §§ 1er et 2, e), de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens, en vertu de laquelle un État étranger ne peut invoquer l'immunité de juridiction devant un tribunal d'un autre État dans une procédure se rapportant à un contrat de travail entre l'État et une personne physique pour un travail accompli sur le territoire de cet autre État, sauf si l'employé est un ressortissant de l'État employeur au moment où l'action est engagée et qu'il n'a pas sa résidence permanente dans l'État du for.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt déclare l'appel du demandeur non fondé et confirme le jugement entrepris « en ce qu'il se déclare sans juridiction pour connaître de la demande en raison de l'immunité de juridiction dont bénéficie la [défenderesse] », par tous ses motifs réputés ici intégralement reproduits et, spécialement, par les motifs que
« 10. Il ressort du libellé de l'article 11, § 2, f) [lire : e)] de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens qu'il faut prendre en considération l'existence d'une ‘résidence permanente’ au moment où l'action est engagée ;
11. La notion de ‘résidence permanente’ au sens de la convention des Nations unies n'est pas définie légalement. À défaut de définition légale, il faut lui donner le sens habituel, à savoir le fait de demeurer habituellement dans un lieu déterminé sans intermittence ni changement ;
Il est à noter que, conformément à l'article 4 de l'arrêté royal du
30 octobre 1991 relatif aux documents de séjour en Belgique de certains étrangers, le ministre qui a les affaires étrangères dans ses attributions délivre gratuitement une carte d'identité spéciale aux membres du personnel de service des missions diplomatiques installées dans le royaume ;
Il convient d'entendre par ‘personnel de service’ les membres du personnel de la mission diplomatique ou du poste consulaire de carrière employés au service domestique de la mission ou du poste, comme défini dans les conventions de Vienne sur les relations diplomatiques et consulaires, respectivement l'article 1er, g), et l'article 1er, f). Il s'agit donc de personnes au service de l'État accréditant qui sont envoyées en Belgique ;
Conformément à la note circulaire de la direction du protocole du service public fédéral des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au développement du royaume de Belgique sur les dispositions relatives au statut du personnel de service et l’octroi de la carte d'identité spéciale, la direction du protocole reconnaît le statut privilégié de personnel de service et n'octroie une carte d'identité spéciale de type ‘S’ qu'aux personnes qui n'ont pas la nationalité belge ou qui ne sont pas considérées comme des résidents permanents en Belgique. Pour obtenir la carte d'identité spéciale de la direction du protocole comme membre du personnel de service, la personne concernée ne peut ni avoir la nationalité belge, ni résider illégalement en Belgique, ni séjourner en Belgique de manière temporaire, ni être en séjour de longue durée en Belgique ;
Tant l'article 4 de l'arrêté royal du 30 octobre 1991 relatif aux documents de séjour en Belgique de certains étrangers que la note circulaire de la direction du protocole du service public fédéral des Affaires étrangères, du Commerce extérieur et de la Coopération au développement du royaume de Belgique sur les dispositions relatives au statut du personnel de service et l’octroi de la carte d’identité spéciale démontrent que le détenteur d’un titre de séjour spécial n’a pas une résidence permanente en Belgique ;
Application des principes en l'espèce
1. [Le demandeur] avait la nationalité de l'État employeur, la [défenderesse], au moment où l’action a été engagée par la voie de la citation du 25 août 2016, puisqu'il avait, à ce moment, la nationalité indonésienne. Il n'est pas contesté par les parties qu'il est, à ce jour, toujours ressortissant indonésien ;
2. Les relations de travail [du demandeur] au sein de l'ambassade de la [défenderesse] ont pris fin le 31 août 2015 ;
[Le demandeur] avait, jusqu'à cette date, un titre de séjour spécial et une carte d'identité spéciale de type ‘S’, ce qui implique qu'il n'avait pas sa ‘résidence permanente’ en Belgique ;
3. Toutefois, l'existence d'une ‘résidence permanente’ est à prendre en considération au moment où l'action a été engagée par [le demandeur] devant le tribunal du travail, soit le 25 août 2016 ;
[Le demandeur] reste en défaut de prouver. qu'il avait, à cette date, une ‘résidence permanente’ en Belgique ;
En effet, [le demandeur] invoque simplement à ce sujet qu'il s'est installé en Belgique lors de la prise de cours du contrat de travail, qu'il y [est] resté installé durant son occupation et après celle-ci ;
[Le demandeur] n'apporte pas la moindre explication ou spécification quant à son titre de séjour depuis le 1er septembre 2015. [Il] ne produit aucun titre de séjour en Belgique entre cette date et l'introduction de la procédure devant le tribunal du travail le 25 août 2016 ;
[Le demandeur] ne démontre pas par d'autres voies qu'il a résidé d'une façon ininterrompue en Belgique entre le 31 août 2015 et le 25 août 2016. Il ne dépose aucune pièce attestant qu'il a alors demeuré habituellement en Belgique sans intermittence ni changement ;
En conclusion, même dans l'hypothèse où il serait admis que l'exclusion tirée d'une ‘résidence permanente’ dans l’État du for relève bel et bien du droit international coutumier, la cour [du travail] constate qu'en l'occurrence, [le demandeur] n'apporte aucun élément probant attestant d'une ‘résidence permanente’ en Belgique après le 31 août 2015 et ne démontre donc pas qu'il était ‘résident permanent’ en Belgique lors de l'introduction de la procédure, au sens de l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ;
La cour [du travail] considère dès lors que l'immunité de juridiction est applicable ;
Elle se déclare sans juridiction pour connaître de la demande ;
L'appel est non fondé ».
Griefs
La notion de « résidence permanente » figurant dans la règle de droit international coutumier consacrée, notamment, par l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies du 2 décembre 2004 n'est pas définie par cette convention.
Elle doit dès lors s'entendre, ainsi que le considère l’arrêt, dans son sens habituel, « à savoir le fait de demeurer habituellement dans un lieu déterminé sans intermittence ni changement ».
La « résidence permanente » est dès lors une question de fait et son existence, dans le cadre de l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies, s'apprécie, à l'instar de la condition de nationalité du travailleur, « au moment où l'action est engagée ».
L'arrêt considère successivement que :
- « l'existence d'une ‘résidence permanente’ est à prendre en considération au moment où l'action a été engagée par [le demandeur] devant le tribunal du travail, soit le 25 août 2016 » ;
- le demandeur « reste en défaut de prouver qu'il avait, à cette date, une ‘résidence permanente’ en Belgique » ;
- « en effet, [le demandeur] invoque simplement à ce sujet qu’il s’est installé en Belgique lors de la prise de cours de son contrat de travail et qu’il y est resté installé durant son occupation et après celle-ci » ;
- le demandeur « n’apporte pas la moindre explication ou spécification quant à son titre de séjour depuis le 1er septembre 2015. [Il] ne produit aucun titre de séjour en Belgique entre cette date et l'introduction de la présente procédure devant le tribunal du travail le 25 août 2016 » ;
- [le demandeur] « ne démontre pas par d'autres voies qu'il a résidé d'une façon ininterrompue en Belgique entre le 31 août 2015 et le 25 août 2016. Il ne dépose aucune pièce attestant qu'il a alors demeuré habituellement en Belgique sans intermittence ni changement » ;
- « en conclusion, même dans l'hypothèse où il serait admis que l'exclusion tirée d'une ‘résidence permanente’ dans l’État du for relève bel et bien du droit international coutumier, la cour [du travail] constate qu'en l'occurrence, [le demandeur] n'apporte aucun élément probant attestant d'une ‘résidence permanente’ en Belgique après le 31 août 2015 et ne démontre donc pas qu'il était ‘résident permanent’ en Belgique lors de l'introduction de la procédure, au sens de l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ».
Première branche
Il incombe à l’État qui entend se prévaloir d’une dérogation à la règle selon laquelle l’immunité de juridiction n’est pas applicable lorsque le litige concerne un contrat de travail d’établir qu’il entre dans les conditions prévues par l’article 11, § 2, a), b), c), d), e) ou f) de la convention.
En ce qui concerne l’article 11, § 2, e), il incombe à l’État d’établir qu’au moment où l’action est engagée, 1° le travailleur est un de ses ressortissants et 2° n’a pas de résidence dans l’État du for.
L’arrêt, qui décide que l’immunité de juridiction est applicable aux motifs que le demandeur « n’apporte aucun élément probant attestant d’une ‘résidence permanente’ en Belgique après le 31 août 2015 et ne démontre donc pas qu’il était «‘résident permanent’ en Belgique lors de l’introduction de la procédure, au sens de l’article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens », et qui met ainsi à charge du demandeur la preuve des conditions auxquelles est subordonnée l’exception dont [la défenderesse] entend se prévaloir, viole, partant, toutes les dispositions visées au moyen, à l’exception du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense et du principe général du droit dit principe dispositif.
Seconde branche
En termes de conclusions de synthèse d'appel, la défenderesse se bornait à soutenir que le demandeur « reste en défaut de démontrer la résidence permanente en Belgique, résidence qu'il ne saurait en effet suffire d'alléguer, et qui ne peut d'évidence être inférée d'une simple présence factuelle sur le territoire belge ».
Ce faisant, elle ne contestait pas la présence factuelle et ininterrompue sur le territoire belge alléguée par le demandeur mais faisait uniquement valoir que cette présence était insuffisante en soi, la défenderesse insistant sur le fait qu'elle « ignor[ait] si [le demandeur] a[vait] régularisé son séjour en Belgique en obtenant un titre de séjour ordinaire, au lendemain de la cessation de ses fonctions au service de l'ambassade et de l'expiration de sa dernière carte d'identité spéciale », ajoutant que, « dans ses conclusions, [le demandeur] ne renseigne aucun domicile légal et indique simplement être ‘rest[é] sur le territoire belge’ ».
L'arrêt, qui décide que le demandeur « ne démontre […] pas qu'il était ‘résident permanent’ en Belgique lors de l'introduction de la procédure, au sens de l'article 11, § 2, e), de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens », alors que la présence factuelle du demandeur en Belgique n'était pas contestée, élève ainsi une contestation dont les conclusions des parties excluaient l'existence et viole, partant, le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense et le principe général du droit dit principe dispositif, consacré notamment par l'article 1138, 2°, du Code judiciaire.
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Tant l’article 156bis du Code judiciaire, qui concerne les magistrats suppléants désignés parmi les magistrats admis à la retraite, que l’article 321, alinéa 1er, de ce code, qui s’applique aux conseillers à la cour du travail, sont étrangers à la situation d’un conseiller social suppléant à la cour du travail et, dès lors, au grief que soulève le moyen.
Dans cette mesure, le moyen est irrecevable.
Pour le surplus, aux termes de l’article 103, alinéa 3, du Code judiciaire, il y a des conseillers sociaux suppléants, nommés pour remplacer momentanément les conseillers sociaux empêchés.
Il ne résulte pas de cette disposition que, en cas d’empêchement d’un conseiller social à la cour du travail, la désignation d’un conseiller social suppléant appelé à le remplacer momentanément devrait faire l’objet d’une ordonnance du premier président.
Dans la mesure où il est recevable, le moyen manque en droit.
Sur le deuxième moyen :
La règle de droit coutumier international de l’immunité des États interdit aux juridictions d’un État d’exercer leur pouvoir de juger sur un autre État qui n’y a pas consenti.
Cette règle reçoit exception lorsque l’action dirigée contre l’État étranger est relative, non à un acte accompli dans l’exercice de la puissance publique, mais à un acte de gestion.
Il n’existe pas de règle de droit coutumier international en vertu de laquelle cette exception ne s’appliquerait pas lorsque le demandeur est un ressortissant de l’État étranger, quel que soit le lieu de sa résidence permanente.
Le moyen, qui soutient qu’une règle de droit international coutumier exclut le pouvoir de juridiction de l’État du for à l’égard d’une action relative à un acte de gestion de l’État étranger lorsque le demandeur est un ressortissant de cet État, à moins que celui-ci ait sa résidence permanente dans l’État du for, manque en droit.
Sur le troisième moyen :
Quant aux deux branches réunies :
L’arrêt considère qu’il existe une règle de droit coutumier international qui exclut le pouvoir de juridiction de l’État du for à l’égard d’une action relative à un acte de gestion d’un État étranger lorsque le demandeur est un ressortissant de cet État.
Le moyen, qui, en aucune de ses branches, ne critique cette considération, qui suffit à fonder la décision de déclarer la cour du travail sans juridiction à l’égard de l’action, ne saurait entraîner la cassation de cette décision et, dénué d’intérêt, est, partant, irrecevable.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de quatre cent quatorze euros septante centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt-deux euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, les présidents de section Koen Mestdagh et Mireille Delange, les conseillers Eric de Formanoir et Bruno Lietaert, et prononcé en audience publique du huit avril deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Henri Vanderlinden, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.