N° S.23.0057.F
INSTITUT SCIENTIFIQUE DE SERVICE PUBLIC, dont le siège est établi à Liège, rue du Chéra, 200, inscrit à la banque-carrefour des entreprises sous le numéro 0241.530.493,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Bruno Maes, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Watermael-Boitsfort, chaussée de La Hulpe, 177/7, où il est fait élection de domicile,
contre
L. S.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Paul Lefebvre, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 251/10, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 28 mars 2023 par la cour du travail de Liège.
Le 2 avril 2024, l’avocat général Hugo Mormont a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et l’avocat général Hugo Mormont a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil ;
- article 11, § 2bis, du Code de la fonction publique wallonne (arrêté du gouvernement wallon du 18 décembre 2003 portant le Code de la fonction publique wallonne).
Décisions et motifs critiqués
Après que la cour du travail a rendu l’arrêt interlocutoire du
8 novembre 2022, l’arrêt attaqué déclare l'appel non fondé, confirme le jugement entrepris et, statuant par voie d'évocation, « condamne [le demandeur] à réparer le dommage correspondant, depuis le 1er janvier 2015 et pour l'avenir, à la différence entre la rémunération au sens large (rémunération fixe, éventuelle rémunération variable, prime de fin d'année, pécule de vacances, ...) proméritée au grade d'attaché et la rémunération au sens large [proméritée] au grade d'attaché qualifié », et ordonne la réouverture des débats « pour permettre [au demandeur] d'établir le décompte des sommes dues pour le passé et de déterminer le montant de la rémunération à prendre en compte pour l'avenir », par les motifs suivants :
« I. Les faits
[…] 6. Après l'adoption [du] référentiel [de fonctions commun au service public de Wallonie et aux organismes] par le gouvernement wallon, [le demandeur] a à son tour établi un nouvel organigramme des différents emplois existant en son sein […]. Dix emplois y ont été reconnus comme qualifiés ;
Cet organigramme a été approuvé par le gouvernement wallon par arrêté du 22 décembre 2016 […] ;
7. C'est dans ce contexte que, par lettre du 14 février 2017 […], [le demandeur] a informé [le défendeur] de l'adoption de cet organigramme par la Région wallonne et du fait que l'emploi qu'il occupait le 1er janvier 2015 n'a pas été qualifié à l'organigramme ;
[…] V. Le fondement de l’appel
5.1. Principe
5.1.1. Généralités en matière de responsabilité
14. La mise en cause de la responsabilité d'une partie, qu'elle soit contractuelle ou extracontractuelle, impose la réunion de trois conditions : une faute, un dommage et un lien de causalité entre ceux-ci ;
La charge de la preuve repose naturellement sur le demandeur d'indemnisation ;
15. La faute est la violation d'une règle de droit qui impose d'agir ou de s'abstenir de manière déterminée, ou encore le comportement qui, sans constituer une telle violation, s'analyse en une erreur de conduite que n'aurait pas adoptée une personne normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances ;
16. Pour être réparé, le dommage doit être certain. Il ne peut donc pas être purement hypothétique, conjectural ou éventuel ;
17. Le lien de causalité entre la faute et le dommage requiert la constatation que, sans la première, le second ne se serait pas produit tel qu'il s'est effectivement réalisé. La causalité doit être certaine ;
La condition d'existence d'un lien causal est appréciée au regard de la théorie de l'équivalence des conditions : la responsabilité suppose que le demandeur établisse que, sans le fait générateur de la responsabilité, le dommage ne se serait pas produit tel qu'il s'est produit in concreto. Cette théorie implique que toutes les causes nécessaires à la réalisation du dommage donnent lieu à responsabilité ;
Il appartient donc au juge d'imaginer quelle aurait été la situation si le fait générateur de responsabilité n'avait pas été commis. Le raisonnement basé sur la notion ‘d'alternative légitime’ est également admis. Cette méthode consiste à remplacer le comportement fautif par un comportement licite. L'absence de lien causal est établie si le juge parvient à la conclusion que le dommage se serait quand même produit tel qu'il s'est produit. Le juge qui applique cette méthode doit cependant absolument imaginer ce qui se serait pass[é] si la faute n'avait pas été commise, toutes autres choses demeurant égales par ailleurs ;
5.2. Application en l'espèce
5.2.1. Faute
[...] 20. Il convient […] d'examiner si [le demandeur] a commis une faute et donc s'il s'est comporté comme un employeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances lorsque, à la suite de l'entrée en vigueur de la réforme en janvier 2015, il a examiné les tâches [du défendeur] et la question de savoir s'il convenait de retenir son emploi comme un emploi correspondant au grade d'attaché qualifié ;
[…] 22 . Aux yeux [de la cour du travail], il ressort à suffisance de droit des pièces déposées par [le défendeur] et des explications données à l'audience que la finalité et les activités principales de la fonction relative à son emploi relevaient manifestement, dès 2015 à tout le moins, des caractéristiques de gestion de projets innovants et de projets d'un degré de complexité élevé impliquant la coordination des activités qui y sont liées ;
[…] 24. [Le demandeur] ne s'est donc pas comporté comme un employeur prudent et diligent en ne reconnaissant pas l'emploi [du défendeur] comme un emploi correspondant au grade d'attaché qualifié au moment de la rédaction de l'organigramme ;
[…] 5.2.2. Dommage
26. [Le défendeur] soutient que son dommage correspond à la « perte de salaire occasionnée » ;
[…] Une réparation en nature du dommage doit être privilégiée, ce qui peut impliquer la condamnation de l'employeur à des dommages et intérêts équivalant à « des arriérés de rémunération brute pour le travail presté par le passé et à prester à l'avenir » ;
5.2.3. Lien de causalité
29. Il appartient [au défendeur] d'établir que, sans le fait générateur de la responsabilité, le dommage ne se serait pas produit tel qu'il s'est produit in concreto ;
30. La cour [du travail] estime qu'il est établi à suffisance de droit que, si [le demandeur] n'avait pas commis de faute et avait donc retenu dans son organigramme l'emploi [du défendeur] comme un emploi correspondant au grade d'attaché qualifié, toutes autres choses demeurant égales par ailleurs (et donc le gouvernement de la Région wallonne approuvant l'organigramme [du demandeur]), le dommage [du défendeur] ne se serait pas produit puisqu'il aurait bénéficié de la rémunération adéquate ;
[…] 32. Le lien causal entre la faute [du demandeur] et le dommage [du défendeur] est donc établi ;
5.2.4. Conclusion et objet de la nouvelle réouverture des débats
33. [Le défendeur] démontrant une faute [du demandeur] ainsi qu'un dommage en lien causal avec cette faute, il convient de condamner [le demandeur] à réparer le dommage correspondant depuis le 1er janvier 2015 et pour l'avenir à la différence entre la rémunération au sens large (rémunération fixe, éventuelle rémunération variable, prime de fin d'année, pécule de vacances,...) proméritée au grade d'attaché et la rémunération au sens large [proméritée] au grade d'attaché qualifié ».
Griefs
1. Aux termes de l'article 1382 de l'ancien Code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. L'article 1383 de ce code précise que chacun est responsable du dommage qu'il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.
Celui qui réclame des dommages et intérêts doit donc établir un lien de causalité entre la faute et le dommage tel qu'il s'est réalisé concrètement.
Ce lien suppose que, sans la faute, le dommage n'eût pu se produire tel qu'il s'est réalisé. Par conséquent, aucun lien de causalité n'existe lorsque le dommage se serait également produit si le [demandeur], à qui le comportement est reproché, avait agi sans commettre de faute.
Le juge doit donc déterminer ce que le [demandeur] eût dû faire pour agir sans commettre de faute. Il doit faire abstraction de l'élément fautif dans l'historique du sinistre, sans en modifier les autres circonstances, et vérifier si le dommage se serait également produit en ce cas.
Si, ce faisant, le juge constate que le dommage se serait produit de la même manière ou considère qu'il subsiste un doute à cet égard, il n'y a pas de lien de causalité entre la faute et le dommage.
2. Comme le constate l’arrêt attaqué, deux arrêtés du gouvernement wallon du 15 mai 2014 ont modifié diverses dispositions du Code de la fonction publique wallonne, dont la création d'un grade d’« attaché qualifié », pour lequel une échelle spécifique de traitement est prévue.
L’arrêt attaqué observe également qu'une mesure transitoire était prévue au bénéfice des agents qui occupaient un emploi d'attaché qualifié et qu'il n'était pas contesté que, pour les agents contractuels qui occupaient un emploi d'attaché qualifié, une adaptation de la rémunération était possible moyennant un avenant à leur contrat de travail.
L’arrêt attaqué observe encore qu'à cette occasion, le demandeur a établi un nouvel organigramme des différents emplois existant en son sein et que dix emplois y ont été reconnus qualifiés, dont ne faisait pas partie l'emploi du défendeur.
L’arrêt attaqué constate que cet organigramme a été approuvé par le gouvernement wallon par arrêté du 22 décembre 2016, comme l’exige l'article 11, § 2bis, alinéa 3, du Code de la fonction publique wallonne.
3. Après avoir considéré que le demandeur a commis une faute en ne reconnaissant pas l'emploi du défendeur comme un emploi correspondant au grade d'attaché qualifié au moment de la rédaction de l'organigramme, l’arrêt attaqué « estime qu'il est établi à suffisance de droit que, si [le demandeur] n'avait pas commis de faute et avait donc retenu dans son organigramme l'emploi [du défendeur] comme un emploi correspondant au grade d'attaché qualifié, toutes autres choses demeurant égales par ailleurs (et donc le gouvernement de la Région wallonne approuvant l'organigramme [du demandeur]), le dommage [du défendeur] ne se serait pas produit puisqu'il aurait bénéficié de la rémunération adéquate ».
Bien que le juge qui doit se prononcer sur l'existence d'une faute en relation causale avec un dommage soit tenu de faire abstraction de l'élément fautif dans l'historique du sinistre sans en modifier les autres circonstances et de vérifier si le dommage se serait également produit en ce cas, ces autres circonstances doivent être appréciées dans leur ensemble et ne peuvent être scindées en parties séparées dont certaines demeurent inchangées et d'autres sont modifiées.
Ainsi la circonstance que le gouvernement de la Région wallonne avait approuvé l'organigramme présenté par le demandeur dans lequel l'emploi du défendeur ne figurait pas comme correspondant au grade d'attaché qualifié ne peut être retenu qu'en son simple aspect de l'approbation et modifié en ce qui concerne l'objet de cette approbation, notamment en introduisant l'emploi du défendeur comme correspondant au grade d'attaché qualifié.
4. L’arrêt attaqué ne justifie dès lors pas légalement sa décision que le lien causal entre la faute du demandeur et de dommage du défendeur est établi et n’a pu légalement condamner le demandeur à réparer ce dommage (violation des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil et, en tant que de besoin, 11, § 2bis, du Code de la fonction publique wallonne).
III. La décision de la Cour
Celui qui, par sa faute, a causé un dommage à autrui est tenu de le réparer et la victime a droit, en règle, à la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi.
L’existence d’un lien de causalité entre la faute et le dommage suppose que, sans la faute, le dommage n’eût pu se produire tel qu’il s’est réalisé.
Le juge qui apprécie l’existence de ce lien doit reconstruire le cours des événements en omettant la faute ; s’il ne peut modifier les autres circonstances dans lesquelles le dommage est survenu, il doit, dans la mesure où la faute affecte ces circonstances, en faire abstraction.
L’arrêt attaqué considère que le demandeur a, lorsqu’il a établi l’organigramme des différents emplois existant en son sein que le gouvernement de la Région wallonne a ensuite approuvé, commis une faute en ne reconnaissant pas à partir du 1er janvier 2015 l’emploi qu’occupait le défendeur comme un emploi correspondant au grade d’attaché qualifié et que celui-ci a subi un dommage égal à la différence entre la rémunération due en vertu de l’échelle de traitement liée à ce grade et celle qu’il a perçue.
Pour établir le lien de causalité entre cette faute et ce dommage, l’arrêt attaqué considère que, « si [le demandeur] n’avait pas commis de faute […], toutes autres choses demeurant égales par ailleurs (et donc le gouvernement de la Région wallonne approuvant l’organigramme [du demandeur]), le dommage [du défendeur] ne se serait pas produit puisqu’il aurait bénéficié de la rémunération adéquate », donnant à connaître que, dans le cours normal des choses, ce gouvernement aurait approuvé un organigramme non fautif.
En ayant égard, parmi les circonstances étrangères à la faute dans lesquelles le dommage est survenu, à l’approbation de l’organigramme du demandeur par le gouvernement de la Région wallonne tout en négligeant le fait que, dans le cours des événements ainsi reconstruits, cet organigramme n’eût pas été le même, puisque l’emploi du défendeur y eût été tenu pour un emploi d’attaché qualifié, l’arrêt attaqué se conforme à l’obligation de la cour du travail d’omettre la faute sans modifier les autres circonstances de survenance du dommage.
Le moyen ne peut être accueilli.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de deux cent cinquante-cinq euros quatre-vingt centimes envers la partie demanderesse, y compris la somme de vingt-quatre euros au profit du fonds budgétaire relatif à l’aide juridique de deuxième ligne.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, président, le président de section Mireille Delange, les conseillers Ariane Jacquemin, Maxime Marchandise et Marielle Moris, et prononcé en audience publique du vingt-deux avril deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Hugo Mormont, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.