N° C.23.0288.F
J.-B. L.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Michèle Grégoire, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, rue de la Régence, 4, où il est fait élection de domicile,
contre
1. A. M.,
2. R.R.E., société anonyme,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître Werner Derijcke, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Ixelles, place du Champ de Mars, 5, où il est fait élection de domicile,
en présence de
A. V., avocat, agissant en qualité de curateur à la faillite de J.B.L.,
partie appelée en déclaration d’arrêt commun.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 13 octobre 2022 par la cour d’appel de Bruxelles, rectifié par l’arrêt du 4 novembre 2022.
Le 28 mai 2024, l’avocat général Thierry Werquin a déposé des conclusions au greffe.
Le conseiller Marie-Claire Ernotte a fait rapport et l’avocat général Thierry Werquin a été entendu en ses conclusions.
II. Le moyen de cassation
Dans la requête en cassation, jointe au présent arrêt en copie certifiée conforme, le demandeur présente un moyen.
III. La décision de la Cour
Sur le moyen :
Quant à la première branche :
Sur la première fin de non-recevoir opposée au moyen, en cette branche, par les défendeurs et déduite de ce qu’il suppose un examen des faits :
Le moyen, qui, en cette branche, fait grief à l’arrêt de ne pas vérifier que l’existence de la disproportion retenue au titre de l’abus de droit est constitutive de fautes graves et caractérisées au sens de l’article XX.173 du Code de droit économique, ne requiert pas une appréciation qui gît en fait.
Sur la seconde fin de non-recevoir opposée au moyen, en cette branche, par les défendeurs et déduite du défaut d’intérêt :
Les énonciations de l’arrêt que « l’exercice [du] droit [de demander l’effacement] était in casu manifestement le but poursuivi dès l’entame de sa nouvelle activité professionnelle, ce qui ne relève pas de l’objectif d’une ‘seconde chance’ poursuivi par le législateur dans le cadre du livre XX du Code de droit économique », ne constituent pas un fondement distinct de sa décision de refuser la mesure d’effacement.
Les fins de non-recevoir ne peuvent être accueillies.
Sur le fondement du moyen, en cette branche :
Conformément à l’article XX.173, § 2, du Code de droit économique, dans sa version applicable au litige, l’effacement est uniquement octroyé par le tribunal à la requête du failli.
En vertu du paragraphe 3 de cette disposition, tout intéressé, y compris le curateur ou le ministère public, peut demander que l’effacement ne soit accordé que partiellement ou refusé totalement par décision motivée, si le débiteur a commis des fautes graves et caractérisées qui ont contribué à la faillite.
Il s’ensuit que, lors même que l’exercice du droit pour le failli de demander l’effacement est déclaré abusif, l’effacement ne peut être refusé que si le failli a commis des fautes graves et caractérisées qui ont contribué à la faillite.
L’arrêt relève que le demandeur « débute sa vie professionnelle comme conseiller financier pour les entreprises au sein d’une banque », qu’« il devient ensuite le fondateur, l’associé ou le dirigeant de diverses sociétés, toutes déclarées en faillite entre 2013 et 2018 et au bénéfice desquelles, à diverses reprises entre 2009 et 2012, il se porte caution », que, de 2015 à 2019, il fait l’objet de condamnations au titre de ses engagements de caution, qu’« entre 2014 et 2019, il n'a plus de domicile en Belgique, […] qu’en juin 2019, il est en instance d’inscription en Belgique à […], et puis en août 2019 à Schaerbeek, [et que], de cette dernière adresse, il sera radié en avril 2020 », qu’« en juin et août 2019, l’huissier de justice [du défendeur] contacte la société anonyme G., société pour laquelle [le demandeur] indique sur Linkedin travailler en qualité de Chief Financial Officer en vue d’une signification de cession de salaire [mais que] cette société répondra ne pas avoir de fiche de salaire et de facturation au nom [du demandeur] », que, « le 1er octobre 2019, [le demandeur] prend une inscription à la banque-carrefour des entreprises en tant que conseiller en gestion indépendant », que, « le 11 février 2020, une banque tente de pratiquer une saisie-arrêt-exécution entre les mains de la société anonyme G. », que, « le 14 février 2020, [le demandeur] fait aveu de faillite [et] dépose une requête en effacement », que la faillite « est déclarée ouverte par jugement du tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles du 4 mars 2020 » et que, « dans son rapport, le curateur indique que le montant du passif […] s’élève à 1 280 793,42 euros ».
Après avoir rappelé que « l’abus de droit consiste à exercer un droit d’une manière qui excède manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne diligente et prudente », l’arrêt considère que le demandeur « a organisé sa propre faillite » dès lors que, d’une part, « il n’ignorait pas les engagements de caution qu’il avait pris, les déboires rencontrés par les entreprises pour lesquelles il avait donné sa sûreté et la volonté des bénéficiaires des cautions de s’en prévaloir à son encontre », et que, « lors de son aveu de faillite en nom personnel, il n’a toutefois mentionné aucune de ses dettes envers ses créanciers préexistants à son inscription à la banque-carrefour des entreprises alors qu’elles portent sur plusieurs centaines de milliers d’euros, […] la comptabilité produite [indiquant] une dette unique de taxe sur la valeur ajoutée pour quelque
1 588,54 euros », et qu’il a ainsi tu « au juge de la faillite des informations essentielles sur l’étendue de son passif pour n’éveiller aucune discussion sur l’ouverture de celle-ci », d’autre part, « dès l’entame de sa nouvelle activité professionnelle, [le demandeur] était sous la dépendance de ses créanciers, [ce qu’]il n’ignorait pas », que « rien ne montre que la nouvelle activité professionnelle envisagée était de nature à lui permettre de faire face à un passif aussi important, la brièveté du délai entre le début de celle-ci et l’aveu de faillite ne cadr[ant] pas avec une croyance en un retour à meilleure fortune [et le demandeur s’étant] du reste abstenu de prendre contact avec ses créanciers non payés depuis plusieurs années, les laissant dans l’ignorance de son retour officiel en Belgique » et « il ne produit aucun contrat avec la société anonyme G. ni avec la société F. G., qui lui a fait des versements, pour certains avant la date d’émission des factures produites ». Il ajoute encore que « l’affirmation [du demandeur qu’]il a été contraint de faire aveu de faillite à la suite de la saisie-arrêt pratiquée entre les mains de la société G. le 11 février 2020 ne peut dès lors être retenue, à défaut de preuve que cette dernière aurait été son cocontractant et que la saisie pratiquée auprès de cette société aurait pu avoir quelque effet ».
L’arrêt, qui déduit de ces énonciations que « le recours à ce procédé artificieux constitue un abus de droit, l’avantage procuré étant hors de proportion avec le préjudice causé à autrui », mais n’examine pas si le demandeur a commis des fautes graves et caractérisées ayant contribué à la faillite, ne justifie pas légalement sa décision que le comportement du failli « doit être sanctionné par le refus du bénéfice de la mesure postulée ».
Le moyen, en cette branche, est fondé.
Et le demandeur a intérêt à ce que l’arrêt soit déclaré commun à la partie appelée à la cause à cette fin.
Par ces motifs,
La Cour
Casse l’arrêt attaqué ;
Déclare le présent arrêt commun à Maître A. V., en qualité de curateur à la faillite de J.-B. L. ;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l’arrêt cassé ;
Réserve les dépens pour qu’il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond ;
Renvoie la cause devant la cour d’appel de Liège.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, les conseillers Marie-Claire Ernotte, Ariane Jacquemin, Maxime Marchandise et Marielle Moris, et prononcé en audience publique du vingt-huit juin deux mille vingt-quatre par le président de section Christian Storck, en présence de l’avocat général Thierry Werquin, avec l’assistance du greffier Lutgarde Body.