Cour suprême du Canada
Remer Bros. Investment Corporation c. Robin, [1966] S.C.R. 506
Date: 1966-04-26
Remer Bros. Investment Corporation (Demanderesse) Appelante;
et
Conrad Robin (Défendeur) Intimé.
1965: 8 décembre; 1966: 26 avril.
Coram: Les Juges Fauteux, Abbott, Martland, Judson et Ritchie.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d'un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine, province de Québec[2], rejetant un appel d'un jugement du Juge Caron. Appel maintenu.
M. S. Yelin, C.R., pour la demanderesse, appelante.
Jacques Guérin, pour le défendeur, intimé.
Le jugement de la Cour fut rendu par
LE JUGE FAUTEUX: — Suivant contrat formé entre les parties, le 12 juin 1953, à Montréal, l'appelante offrit d'acheter de l'intimé qui accepta et offrit de lui vendre, au prix de $31,000, une terre située, en banlieue de Montréal, en la paroisse de St-Vincent-de-Paul, comté de Laval. L'offre d'achat spécifiait que les titres devaient être clairs et nets.
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De plus, cette offre était accompagnée d'un chèque accepté, au montant de $4,000, fait par l'appelante à l'ordre de l'intimé, pour être appliqué en acompte sur le prix de vente ou devenir sa propriété suivant que l'appelante donnerait ou ne donnerait pas suite à l'entente. D'autre part, l'acceptation de l'offre de vente fut consentie, par l'intimé, sous la réserve qu'advenant le cas où il ne pourrait donner un titre clair, le contrat deviendrait nul ipso facto, sans indemnité de sa part, le chèque de $4,000 devant alors être retourné à l'appelante.
Par la suite plusieurs mois s'écoulèrent. Advenant décembre 1954, l'appelante, n'ayant pas reçu les titres convenus, s'adressa à la Cour supérieure et, dans une action prise contre l'intimé, allégua que celui-ci avait refusé de lui livrer les titres en question et demanda la résolution du contrat, la condamnation de l'intimé à lui payer la somme de $66,750 pour dommages et une déclaration qu'elle était propriétaire du chèque de $4,000 déposé avec son offre d'achat. En défense l'intimé plaida qu'en raison d'une substitution affectant partie des biens faisant l'objet du contrat, il ne pouvait donner un titre valable et que dans cette éventualité, le contrat, en vertu de la réserve sous laquelle il avait accepté et promis vendre, devenait nul ipso facto, sans indemnité de sa part et le chèque de $4,000 devait retourner à l'appelante.
La Cour supérieure considéra que l'intimé n'avait pas prouvé l'impossibilité pour lui de livrer un titre clair et net, qu'il ne pouvait en conséquence réclamer le bénéfice de la clause de nullité par lui invoquée et qu'il était responsable des dommages que l'inexécution de son obligation avait causés à l'appelante. La Cour rejeta la défense et accueillit l'action et ses conclusions, en réduisant, cependant, à la somme de $5,775, le quantum des dommages réclamés.
Ce jugement donna lieu (i) à un appel (n°7246) de la part de la compagnie Remer, qui demanda que le jugement soit infirmé en autant que le quantum des dommages était concerné et qu'on lui accordât le montant réclamé par son action, soit $66,750, et (ii) à un contre-appel (n°7266) de la part de Robin, qui demanda le rejet de l'action, soumettant qu'il lui était impossible de livrer un titre clair, qu'il n'avait commis aucune faute et ne pouvait, en conséquence, être tenu à payer aucuns dommages.
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Disons immédiatement que le contre-appel de Robin fut rejeté par un jugement majoritaire. La majorité, formée de MM. les Juges Rinfret, Montgomery et Rivard, jugea que le Juge de première instance avait eu raison de conclure à la faute, la responsabilité et condamnation en dommages de l'intimé. Dissidents, MM. les Juges Hyde et Brossard auraient fait droit à ce contre-appel et rejeté l'action. Aucun appel n'ayant été logé à la Cour Suprême à l'encontre de ce jugement, il y a désormais chose jugée sur la faute, la responsabilité de l'intimé et le fait que la compagnie appelante a subi des dommages imputables à ce dernier.
D'autre part, l'appel de la Compagnie Remer fut aussi rejeté par un jugement majoritaire; pour MM. les Juges Hyde et Brossard, c'était là l'inévitable conséquence de leurs conclusions sur le contre-appel de Robin, et quant a MM. les Juges Rinfret et Rivard ce rejet est fondé sur l'accord qu'ils donnent au Juge de première instance tant sur le quantum des dommages que sur le raisonnement et la base suivis pour en faire la détermination. Dissident, M. le Juge Montgomery, adoptant une base différente, aurait maintenu l'appel de la Compagnie Remer et augmenté le montant des dommages à la somme de $47,750.
De là le présent appel de la Compagnie Remer. II n'y a pas de contre-appel de la part de l'intimé. Ainsi donc et à ce stade des procédures, le seul point à considérer et à déterminer se limite a une question de quantum.
Dans son action, la Compagnie Remer a réclamé $66,750, en adoptant, comme mesure de son préjudice, la différence entre, d'une part, le prix de vente arrêté par les parties au contrat, soit $31,000, et, d'autre part, la somme de $97,750, dont $96,250 et $1,500 représentent respectivement, suivant elle, la valeur réelle de la terre et du roulant. Dans sa défense, l'intimé n'a pas contesté, du moins spécifiquement, le montant des dommages réclamés; il s'est contenté d'alléguer qu'il n'avait commis aucune faute, pour conclure qu'il n'avait aucune responsabilité ou dommages à payer.
La preuve au dossier est très simple. Elle consiste dans le témoignage d'un expert, produit par l'appelante, Maurice Giroux, et du relevé, fait par ce dernier, des ventes récentes dans les environs de la terre en question. Les qualifications de Giroux, ingénieur professionnel, expert en évaluation et agent d'immeubles, ont été admises par l'intimé. Son témoignage n'a pas été contredit. En raison des développements
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nombreux et considérables, des subdivisions de terres, dans la région où se trouve la terre de l'intimé, l'expert a considéré que la valeur réelle de cette terre devait s'apprécier en fonction de la valeur commerciale des terres récemment vendues dans les environs, tenant compte du facteur de spéculation et non en fonction de la valeur que pouvait avoir cette terre pour exploitation agricole. Pour ces raisons, il n'a tenu aucun compte des bâtiments et roulant s'y trouvant. Se basant sur le relevé des ventes, sur son expérience de la valeur des terres sur l'île Jésus et spécialement à St-Vincent-de-Paul, il a témoigné qu'à l'époque de son examen, ce qui correspond en somme à l'époque de la contravention de l'intimé, la valeur réelle de cette terre était de $550 l'arpent donnant ainsi une valeur totale de $96,250 pour cette terre ayant 175 arpents. En contre-interrogatoire, l'expert a déclaré qu'une ferme pour l'agriculture se vendait au prix de $150 a $200 l'arpent. Mais la valeur pour fins de subdivision, et voilà, a-t-il ajouté, ce qui se faisait surtout, dans la région de la terre en question, est de $550 l'arpent.
Le Juge de première instance jugea que la terre devait être évaluée comme terre d'exploitation agricole; il écarta ainsi l'opinion, reposant sur des considérations valables et non contredites, de l'unique expert entendu sur la question, voulant que la valeur réelle de cette terre devait s'apprécier en fonction du fait qu'elle était située dans un milieu déjà affecté à des développements nombreux, considérables, et économiquement propre à lotissement. Pour ainsi juger, le Juge au procès référa (i) au fait que l'appelante n'avait pas reçu spécifiquement, par ses lettres patentes, le pouvoir de se livrer à des entreprises spéculatives et (ii) à certaines stipulations du contrat, d'où il inféra une intention de l'appelante d'acheter la terre pour fins d'exploitation agricole et non pour fins de spéculation. Ayant dès lors jugé que la valeur réelle devait s'apprécier en fonction d'une exploitation agricole, il établit à $210 l'arpent, la valeur de la terre, en s'inspirant du relevé des ventes indiquant que certaines terres avaient été vendues pour exploitation agricole à un prix variant de $200 a $225 l'arpent. C'est par ce procédé qu'il arriva à une évaluation totale de $36,750 dont il déduisit le prix de vente, soit $31,000, pour déterminer à $5,775 le montant des dommages subis par l'appelante.
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En Cour d'Appel, ces vues reçurent l'accord de MM. les Juges Rinfret et Rivard, mais non de M. le Juge Montgomery. A son avis, l'intention, que pouvait peut-être avoir l'appelante en achetant la terre, n'est pas, en l'espèce, une raison pertinente ou suffisante pour écarter l'opinion non contredite de l'expert quant à la valeur basée sur les ventes des propriétés avoisinantes. De plus, il considéra comme non pertinente et au surplus mal fondée l'appréciation des pouvoirs de la Compagnie Remer. S'appuyant sur Bonanza Creek Gold Mining Co. v. R.[3], il déclara que la Compagnie Remer, incorporée en vertu de la Loi des compagnies de Québec, a les pouvoirs d'une personne naturelle et que, de plus, le pouvoir de faire des actes d'acquisition et de disposition en matière immobilière lui est expressément donné suivant le texte ci-après de ses lettres patentes:
To buy, take, lease, sell and assign, hypothecate, exchange, transfer and otherwise deal in, and dispose of property immoveable, and assets generally, either absolutely as owner or by way of collateral security, or otherwise …
Notant, ensuite, que l'expert Giroux s'était appuyé sur des ventes faites à des prix variant de $437 à $547 l'arpent et que l'intimé, lui-même, avait fait produire par Giroux, en contre-interrogatoire, deux actes de ventes indiquant, l'un, un prix de $500, et l'autre, un prix de $511 l'arpent, il déclara ne pouvoir justifier un prix unitaire inférieur à $450, soit un prix total de $78,750 pour la terre, somme dont il déduisit le prix de vente, pour déterminer à $47,750 la quotité des dommages subis par l'appelante.
En toute déférence pour ceux qui sont d'opinion contraire, je dois dire, qu'à mon humble avis la conclusion à laquelle est arrivé M. le Juge Montgomery est conforme avec les principes de droit régissant l'espèce telle qu'elle se présente d'après la preuve au dossier. Le débiteur, dont la contravention n'est pas accompagnée de dol, n'est tenu, suivant l'art. 1074 du Code Civil, qu'aux dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir au temps où l'obligation a été contractée. En l'espèce, le dommage de l'appelante est proportionnel au gain dont elle a été privée par suite de la contravention et équivaut à la différence entre le prix fixé au contrat et le prix représentant la valeur au marché de cette terre, au temps de la contravention. L'entente n'indique pas et ne pouvait d'ailleurs difficilement indiquer, dans les circonstances, une date précise à
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laquelle l'intimé devait exécuter son obligation de fournir les titres convenus. Ce qui est clair, c'est que sa contravention, devenue manifeste lors de la mise en demeure en août 1954, persistait lors de l'expertise de Giroux en octobre, et lors de l'institution de l'action, en décembre de la même année. La valeur au marché à cette époque ne pouvait adéquatement s'établir, sans tenir compte des développements nombreux et considérables, des subdivisions, dans la région, et des fluctuations et hausses du marché en résultant. Voilà ce qui ressort de la seule preuve au dossier, de l'opinion non contredite de l'expert Giroux. Prenant tous deux ces faits en considération, l'expert Giroux, d'une part, fixa la valeur à $550 l'arpent en s'appuyant sur le plus haut prix unitaire du marché, alors que M. le Juge Montgomery, d'autre part, s'arrêta à une valeur de $450 l'arpent en s'inspirant plutôt de la moyenne des prix unitaires du marché. Et c'est ainsi que ce dernier détermina a $47,750 — somme que l'appelante déclara trouver équitable, à l'audition devant nous — le gain dont celle-ci fut privée ou le dommage qu'elle a subi, à l'époque et par suite de la contravention. Reste à considérer si ce gain ou ce dommage de $47,750, que la preuve justifie, était prévisible à la formation du contrat, en juin 1953. La prévisibilité du dommage, envisagée au jour du contrat, doit s'apprécier in abstracto. II ne s'agit pas, en effet, du dommage que le débiteur a pu prévoir, mais qu'on a pu prévoir, dit l'art. 1074, du Code Civil, ce qui veut dire: que le type abstrait du bon père de famille, de l'homme prudent et avisé a pu prévoir. Mazeaud et Tune, Responsabilité civile délictuelle et contractuelle, 5 ed., vol. 3, p. 514, n° 2381-2. Déjà avant juin 1953, — Giroux et le relevé des ventes en témoignent, — des terres avoisinantes avaient été vendues au prix de $500 l'arpent. A mon avis, un bon père de famille, un homme prudent et avisé pouvait, dès lors, noter ces développements, ces subdivisions, cette fluctuation, cette hausse des prix, et en prévoir l'intervention, comme cause étrangère, dans la réalisation du dommage que causerait l'inexécution de l'obligation et que ce dommage pourrait, quant à la quotité, être substantiellement à la mesure de celui que la preuve justifie ici, à l'époque de la contravention.
Je dirais donc — et en tout respect pour l'opinion contraire, je ne puis voir, au dossier, aucune raison d'éluder la
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conclusion — que les dommages-intérêts auxquels l'intimé est tenu envers l'appelante sont de $47,750.
Pour ces raisons, je maintiendrais l'appel, infirmerais le jugement de la Cour du banc de la reine et, modifiant le jugement de la Cour supérieure en tant que le quantum des dommages est concerné, condamnerais l'intimé à payer à l'appelante la somme de $47,750, avec intérêts et les dépens de toutes les Cours.
Appel maintenu.
Procureur de la demanderesse, appelante: M. S. Yelin, Montréal,
Procureurs du défendeur, intimé: Guérin, Taillefer & Brunei, Montréal.
[1] [1965] B.R. 889, sub nom. Remer Spring Manufacturing Co. Ltd. v. Robin.
[2] [1965] B.R. 889, sub nom. Remer Spring Manufacturing Co. Ltd. v. Robin.
[3] [1916] 1 A.C. 566, 25 Que. K.B. 170, 26 D.L.R. 273, 10 W.W.R. 391.