Cour suprême du Canada
Cité de Sainte-Foy c. Société Immobilière Enic Inc., [1967] R.C.S. 121
Date: 1966-12-06
La Cité De Ste-Foy Appelante;
et
La Société Immobilière Enic Inc. Intimée.
1966: Juin 15; 1966: Décembre 6.
Coram: Le Juge en chef Taschereau et les Juges Fauteux, Abbott, Martland et Hall.
EN APPEL DE LA COUR DU BANC DE LA REINE, PROVINCE DE QUÉBEC
APPEL d’un jugement de la Cour du banc de la reine, province de Québec1, dans une matière d’expropriation. Appel maintenu.
Louis-N. Laroche, pour l’appelante.
Jacques Flynn, C.R., pour l’intimée.
Le jugement de la Cour fut rendu par
ABBOTT J.: — Il s’agit d’un appel d’un jugement majoritaire de la Cour du banc de la reine1 rendu le 30 septembre 1965, cassant et annulant le jugement rendu à Québec, le 22 juillet 1964, par la Cour supérieure, homologuant une ordonnance de la Régie des Services Publics, prononcée le 22 juin 1964, dans une affaire d’expropriation.
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Cette ordonnance maintient l’offre de l’expropriatrice-appelante et fixe à $60,000 avec intérêt l’indemnité qui doit être payée à l’expropriée-intimée, chaque partie payant ses frais.
Le jugement majoritaire de la Cour d’Appel fixe l’indemnité à $96,920 avec intérêt, le tout avec dépens des deux Cours et de la Régie contre l’expropriatrice-appelante. Messieurs les juges Taschereau et Choquette, dissidents, auraient confirmé l’ordonnance de la Régie.
Cette expropriation est faite par l’expropriatrice-appelante, dont le droit d’expropriation n’est pas contesté en l’instance, pour «permettre à l’expropriante d’établir sur les étendues de terrain» en question «un parc de loisirs dans le cadre de l’organisation des loisirs pour la paroisse Notre-Dame de Foy, situé sur le territoire de l’expropriante». Il était de notoriété publique, depuis près d’un an avant la date de l’expropriation, que l’expropriatrice-appelante avait décidé d’acquérir le terrain dont il est ici question pour y installer un terrain de jeux.
Il convient d’ajouter aussi, que le terrain exproprié, ayant une superficie de 227,535 pieds carrés, n’est pas subdivisé en lots à bâtir, mais que, advenant une telle subdivision, la superficie exploitable convenue entre les parties serait de 166,800 pieds carrés.
Dans son ordonnance, la Régie a discuté les circonstances dans lesquelles l’intimée a acquis le terrain exproprié. Le passage de l’ordonnance à ce sujet se lit ainsi qu’il suit:
De la preuve faite, il ressort que le 22 mars 1963, MM. Paul Racine, Guy Racine et Joseph-Henri Dussault ont acquis de M. Joseph Dussault, père de M. Joseph-Henri Dussault, une étendue de terrain couvrant une superficie d’environ 982,000 pieds carrés faisant partie du lot non-subdivisé n° 81 du cadastre officiel de la paroisse de Ste-Foy, Cité de Ste-Foy, division d’enregistrement de Québec. Cette vente a été faite pour la somme de $150,000.00, dont $15,000.00 comptant et le solde payable en dix versements annuels égaux et consécutifs de $13,500.00 en capital, dont le premier versement devenait dû et exigible dans un an de la date d’achat. Le taux d’intérêt était fixé à 4% l’an. Dans le contrat de vente du 22 mars 1963, «le vendeur transporte aux acquéreurs, pour considération comprise dans le prix de vente… tous droits aux indemnités qui peuvent être actuellement dues et qui pourront le devenir à la suite et comme conséquence de l’expropriation par le Ministère de la Voirie de partie du lot quatre-vingt-un (81 Ptie) dudit cadastre appartenant auparavant au vendeur». Le contrat mentionne également que «l’immeuble vendu est également sujet à un jugement d’homologation rendu en faveur de la Cité
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de Ste-Foy et enregistré à Québec sous le n° 520752 le 30 janvier 1963 le vendeur transportant tous ses droits de propriété et d’indemnité relativement à la lisière ainsi affectée».
Le 22 mars 1963, la Société Paul Racine, Guy Racine et Joseph-Henri Dussault a vendu 235,245 pieds carrés du terrain, qu’elle avait acquis le même jour de Joseph Dussault (un peu moins du quart) à la Société Immobilière Enic Inc. dans laquelle sont intéressés Paul Racine et Guy Racine. Suivant le contrat de vente, le prix est de $125,000.00 dont $5,000.00 payés comptant et le solde de $120,000.00 payable en douze versements égaux et consécutifs de $10,000. Le premier versement de capital devenait dû et exigible le premier janvier 1964 et le taux d’intérêt était fixé à 4% l’an.
Le terrain vendu à la Société Immobilière Enic Inc. est pratiquement celui qui apparaît à la description technique produite au dossier et que la Cité de Ste-Foy exproprie. A ce sujet, il importe de signaler que les autorités de la Cité de Ste-Foy, ayant été mises au courant de l’achat projeté par l’expropriée, faisaient parvenir à M. Guy Racine, président de ladite société, une offre de $60,000.00 pour l’acquisition de ce terrain. Cette offre, contenue dans une lettre du greffier de la Cité de Ste-Foy, en date du 19 mars 1963, a été produite au dossier comme exhibit I-11. Cette offre d’ailleurs suit d’un jour la résolution adoptée par les autorités de la Cité de Ste-Foy à l’effet d’autoriser son procureur, Me Louis N. LaRoche, à exproprier si les offres d’achat n’étaient pas acceptées par les propriétaires des lots 81 partie, 76-17 et 82-14 (exhibit P-1 du dossier de la Cour Supérieure). Devant une telle concordance de faits relativement au terrain sous examen, la Régie en vient logiquement à la conclusion que la transaction de Joseph-Henri Dussault, Paul et Guy Racine à la Société Immobilière Enic Inc. ne peut représenter la valeur réelle de la propriété expropriée, étant donné que les intéressés connaissaient l’imminence de l’expropriation.
Après avoir discuté la preuve faite devant la Régie par des experts, quant à la valeur de la propriété expropriée, l’ordonnance se lit ainsi qu’il suit:
La régie en vient à la conclusion que les ventes les plus représentatives, pour des lots subdivisés, sur lesquelles elle peut se baser pour établir l’indemnité qui doit être accordée à l’expropriée, sont la vente à 65 cents qui apparaît sur l’exhibit P-9 (vente lot 82-84 en 1963) et la vente effectuée sur le lot n° 82-14 également au prix de 65 cents. La Régie adopte donc comme base le prix de 65 cents le pied carré pour un lot subdivisé.
Il importe de souligner que, pour subdiviser un terrain, il faut y aménager des rues et qu’une partie d’environ 25 à 30% doit être utilisée à cette fin. Dans le cas présent, les parties ont convenu que sur les 227,535 pieds carrés de terrain exproprié une superficie nette d’environ 166,800 pieds carrés pouvait être subdivisée en lots, après avoir enlevé la superficie requise pour les rues. Dans ce cas, la perte pour les rues s’établit à 27%
(227,535-166,800 = 60,735; 60,735 X 100.)
227,535
En plus, l’expérience courante a démontré que les frais de subdivision, de mise en forme des rues, de vente, de publicité, d’arpentage, etc., se chiffrent en moyenne à 33% de la valeur des lots vendus.
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Compte tenu de la perte de terrain pour les rues et des frais encourus, la valeur du terrain non-subdivisé, dans le présent cas, s’établirait à 40% de celle d’un lot subdivisé, soit:
Perte pour les rues
27%
Frais de subdivision, etc.
33%
60%
Valeur nette 100%-60% =
40%
Comme le prix de base d’un lot subdivisé a été fixé à 65 cents le pied carré, le lot exproprié non-subdivisé aurait une valeur de 26 cents le pied carré (40% de 65 cents). L’indemnité pour le lot exproprié s’établirait donc à la somme de $59,159.10 (227,535 X 26 cents). Toutefois, il a été admis que pour subdiviser son terrain, l’expropriée aurait eu à acheter un lot adjacent subdivisé ayant une superficie de 7,200 pieds carrés, ce qui, à 65 cents le pied carré, aurait entraîné un déboursé de $4,680.00. Ce déboursé doit être soustrait de l’indemnité de $59,159.10 laissant une indemnité nette de $54,479.10 ($59,159.10-$4,680.00).
La Régie considère que l’offre de l’expropriante au montant de $60,000.00, qui est de l’ordre de 10% supérieur aux chiffres établis ci-dessus, est tout à fait équitable.
La Régie a constaté que l’usage commercial le plus efficace auquel le terrain exproprié pourrait être utilisé, était la subdivision et la vente de lots à bâtir. Ainsi que je l’ai mentionné, les parties ont convenu que, sur les 227,535 pieds carrés de terrain exproprié, il resterait une superficie de 166,800 pieds carrés à subdiviser en lots à bâtir, après avoir enlevé la superficie requise pour les rues. La Régie a établi la valeur de ces lots, une fois pourvus des services usuels, etc., à 65 cents le pied carré. Ce chiffre n’est pas contesté par l’expropriée-intimée devant cette Cour.
En établissant l’indemnité pour l’expropriation de la propriété en bloc, la Régie a fait une déduction basée sur le passage de l’ordonnance qui se lit ainsi:
En plus, l’expérience courante a démontré que les frais de subdivision, de mise en forme des rues, de vente, de publicité, d’arpentage, etc., se chiffrent en moyenne à 33% de la valeur des lots vendus.
Tous les juges de la Cour du banc de la reine sont d’avis que, en l’absence de preuve à cet effet devant elle, la Régie ne pouvait pas faire la déduction qu’elle a effectuée, basée simplement sur sa propre expérience dans les questions de ce genre.
En tout respect, et pour les raisons que j’énumérerai dans un instant, je ne partage pas cet avis.
Le prix de 65 cents le pied carré, établi par la Régie, a été accepté par les juges majoritaires de la Cour du banc de la reine. Après avoir déduit un montant de $7,000, représen-
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tant le coût de l’aménagement des services requis par le terrain une fois subdivisé qui, selon eux, était justifié d’après la preuve, ils ont établi une indemnité de $96,920. Pour établir cette somme, cependant, on n’a pas tenu compte de la valeur des 60,735 pieds carrés qui, dans la subdivision, doivent être utilisés pour les rues. Les juges dissidents sont d’avis qu’aucune preuve satisfaisante n’établit le coût des services en question, mais soutiennent que, d’après la preuve devant la Régie, l’expropriée-intimée n’a pas réussi à établir que le montant était basé sur des principes erronés. Ils auraient confirmé le jugement.
J’adopterais l’exposé qui suit de monsieur le juge Taschereau à la Cour du banc de la reine:
Challies, Law of Expropriation, p. 100, dit avec raison à ce sujet:
The price at which the property or part of the property expropriated was acquired may and usually does constitute cogent evidence of value.
Or, moins d’un mois avant l’avis d’expropriation, chacun des pieds carrés du terrain exproprié, pour lequel l’appelante réclame une indemnité de 0.75 cts, ne lui avait coûté qu’environ 0.15 cts. Comme ce dernier chiffre doit servir de base à l’évaluation de la propriété et que, par ailleurs, la Régie a alloué à l’appelante un montant 0.26 cts le pied carré, je ne puis en arriver à la conclusion que l’indemnité est manifestement erronée et qu’il y a lieu pour cette cour d’intervenir.
Comme je l’ai dit, à mon avis et en l’absence de preuve que la Régie trouve satisfaisante, elle était justifiée de faire une déduction pour l’aménagement des services aux lots à subdiviser, etc., basée sur sa propre expérience des questions de ce genre, une expérience qui en fait est considérable.
L’article 1066f du Code de procédure civile prescrit que dans une expropriation comme la présente, la Cour supérieure doit déférer le dossier à la Régie des Services Publics comme arbitre pour fixer l’indemnité. D’une façon générale, c’est la Régie qui fixe l’indemnité dans tous les cas d’expropriation de la province de Québec, à moins qu’il en soit autrement prescrit par des lois particulières. Je suis d’avis qu’en conférant cette juridiction arbitrale à la Régie, la Législature a reconnu la qualité d’expert, la compétence et l’expérience particulière des membres qui la composent et voulu l’utilisation, la mise en œuvre de ces qualifications spéciales dans l’exercice de cette juridiction arbitrale.
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Des vues similaires paraissent applicables dans les provinces de droit commun. Dans «Russell on Arbitration», 17e éd., le savant auteur s’en exprime ainsi à la page 183:
Where the parties employ an arbitrator who has expert knowledge, and authorize him to make use of that knowledge, it is of course proper for him to do so; and it would seem that the court will tend to presume such authority from the mere fact of employment of a specially qualified person as arbitrator.
In such a case it will be no objection to an award that the evidence actually tendered by the parties is insufficient to support it, if there are materials upon which the arbitrator himself could have supplied the deficiency.
La compensation déterminée par la Régie repose sur le principe que pour chaque pied carré de terrain exproprié, ayant une valeur de 65 cents le pied carré lorsque vendu comme lot à bâtir, doit être déduit
(1) 27% par pied carré pour la valeur du terrain utilisé comme rues et
(2) 33% par pied carré pour les dépenses de subdivision, vente, etc.
Ce qui laisse une valeur nette de 26 cents (40% de 65 cents). Je ne puis voir d’objection en droit à cette méthode d’évaluation pour établir la valeur de la propriété entière avant la subdivision.
En matière d’expropriation, le montant de la compensation est une question qui relève particulièrement des arbitres — en l’occurrence la Régie des Services Publics. Sur une telle question, les arbitres ont droit de faire leur propre opinion et ne sont tenus d’accepter aucun des chiffres mentionnés dans la preuve faite devant elle — voir Cedar Rapids Manufacturing & Power Company v. Lacoste[2]. Comme le dit Lord Warrington of Clyffe à la page 285 «the proper amount to be awarded in such a case cannot be fixed with mathematical certainty but must be largely a matter of conjecture». Pareillement, le juge en chef Challies dans son ouvrage «The Law of Expropriation», 2e éd., à la page 94, dit ce qui suit:
One can lay down as many rules as one likes, but in the last analysis ‘the value of any particular expropriated property still remains to a large extent a matter of opinion’. It is impossible to fix the valuation with mathematical accuracy.
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Je suis d’opinion qu’il n’a pas été demontré que la Régie des Services Publics a erré en droit ou commis une erreur manifeste en fait.
Je maintiendrais l’appel avec dépens devant cette Cour et devant la Cour du banc de la reine et rétablirais la décision de la Régie accordant à l’expropriée-intimée la somme de $60,000 avec intérêt au taux légal à compter du 16 mai 1963.
Appel maintenu avec dépens.
Procureur de l’appelante: L.N. Laroche, Québec.
Procureurs de l’intimée: Prévost, Gagné, Flynn, Chouinard & Jacques, Québec.
[1] [1965] B.R. 1034.
[2] (1929), 47 Que. K.B. 271 at 284-285, [1928] D.L.R. 1.